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Le casque fut le premier à céder, valdinguant au sol dans un fracas de ferraille. La cuirasse, déjà cabossée par l’usage, se déforma sous les coups de masse à répétition, avant de complètement s’enfoncer dans le torse de son propriétaire, dans une orgie de paille et d’échardes.
- Oi ! Je peux savoir ce que ce mannequin vous a fait ?!
Le dernier coup de Galien déchiqueta les lanières de cuir qui maintenait la cuirasse martyrisée, qui tomba au sol à son tour, rapidement suivit par le mannequin lui-même, dont la poutre en bois avait été fendue sous les assauts répétés de l’illyrien.
Furieux, l’homme qui l’avait interpellé s’avança pour se poser face à lui, les poings sur les hanches. Que Galien fasse une tête et demi de plus que lui, soit plus large, équipée de son armure intégrale et de sa lourde masse d’armes ne l’empêcha de le fixer d’un regard furibond.
Il n’y avait que le commandant Pardal pour le confronter d’une manière aussi confiante, refusant l’idée-même de toute contestation. Cinq bonnes minutes qu’il s’acharnait sur sa cible, ne recueillant que regards gênés et légèrement inquiets des passants et spectateurs. Mais le commandant Pardal n’allait pas laisser ça.
Après tout, il était instructeur de la Confrérie Élyséenne, et le terrain d’entraînement était son domaine.
- Vous êtes fier de vous ? lança Pardal, sur un ton sans appel.
- Non commandant, soupira Galien. La rage a pris le dessus.
- Elle vous tuera face à un vrai adversaire.
- Je m’en suis bien tiré jusque-là.
- Je vous crois. Pardal l’observa fixement quelques secondes. À vrai dire, je suis surpris qu’un guerrier de votre âge ait toujours aussi peu de contrôle sur lui-même, et soit toujours capable de s’en vanter.
Galien encaissa la remarque en silence. Que répondre à ça ?
- Vous finirez par tomber sur un ennemi aussi talentueux que vous, avec davantage de sang-froid. Je ne donne pas cher de votre peau ce jour-là.
- Je lui donnerai du fil à retordre.
- Une fin glorieuse… Votre femme et vos enfants seront ravis de l’apprendre, je n’en doute pas. Pardal fit un petit bruit de désapprobation, puis pointa impérieusement la carcasse éventrée du mannequin. Nettoyez-moi votre bordel et quittez mon terrain d’entraînement.
L’illyrien s’exécuta docilement, déposa les déchets en une pile non loin du terrain, puis rejoignit la grande tente accueillant les bains de la Confrérie, presque vide à cette heure de la journée. Un esclave s’empressa de faire bouillir une grande marmite d’eau, tandis que deux autres l’aidaient à enlever son attirail guerrier.
Ma femme et mes enfants… Que pourraient-ils bien penser en apprenant sa mort, de toute façon ? Ils ne l’avaient plus vu depuis six ans. Depuis qu’il s’était enfui, dégoûté de lui-même, de ses actes, des jeux politiques de son frère Bardane, de ce gâchis permanent dans le Ponant, où les illyriens s’entretuaient pour rien, loin de chez eux. Il s’était enfui, honteux et incapable de soutenir le regard de ses proches après la boucherie de Siémont. Il avait fui travers la ville comme un enfant pris dans ses cauchemars. On l’avait applaudi pour sa férocité, alors qu’il passait presque en courant dans les rues en flammes, l’estomac crampé par la nausée.
Une fois débarrassé de ses vêtements, Galien se glissa dans l’eau bouillante, chassant d’un geste l’esclave armé de son éponge. La saissant lui-même, il commença à se frotter machinalement la peau, ruminant ses pensées.
Malgré toutes ses qualités, la pratique de l’esclavage dans la Confrérie Élyséenne faisait partie de ses caractéristiques qu’appréciait le moins Galien. L’influence ressynienne et des Fournaises avait fini par avoir raison des scrupules okordiens sur le sujet, au sein de la compagnie mercenaire.
Une fois propre, Galien retourna dans sa tente personnelle. Une hiérarchie implicite semblait régner dans le camp. En tant que noble d’une famille raisonnablement importante, il pouvait prétendre à un espace de vie plutôt spacieux, et partagé avec seulement deux autres illyriens du même rang. Bien loin des tentes étroites qui abritaient une demi-douzaine de soldats serrés en rang d’oignons un peu plus loin.
Ses deux colocataires étant absents, il put sans hâte se changer en des vêtements plus prestigieux : une tunique en lin finement brodée, et un pantalon ample du style fournaisien, avec une épaisse cape bordeaux pour repousser la fraîcheur qu’apporterait le soir. L’ensemble aurait été parfaitement saugrenue en Okord, et seule la qualité du textile et de ses broderies aurait empêché Galien d’être confondu avec un pêcheur égaré, mais la tenue se prêtait parfaitement au climat étouffant que l’on pouvait trouver dans les îles des Fournaises. Prêt, il se dirigea vers la tente monumentale au centre du camp, dont les vastes draps bleu clair dépassaient d’un bon mètre et demi celles environnantes.
Les esclaves étaient partout dans le camp. La majorité dirigeait et entretenait les bêtes transportant tout le nécessaire rendant la vie de camp supportable, quand ils ne s’occupaient pas de les charger ou décharger. D’autres offraient des services, notamment la nourriture quotidienne des soldats, ou l’hygiène individuel, comme l’entretien des sanitaires, ou des bains que Galien venait d’utiliser. Une petite minorité occupait des postes d’intendance à divers échelons de la compagnie mercenaire, fournissant un appui technique et administratif indispensable à une structure aussi complexe et professionnelle que la Confrérie.
À l’image des soldats élyséens, ils venaient de tous horizons : ressyniens et fournaisiens et valésians en grand nombre, capturés lors des incessants conflits dans la région, puis vendus sur les marchés aux esclaves. D’autres étaient originaires de l’énigmatique désert de Salahin, voire du lointain empire d’Olva, bien au-delà au sud de la Mer des Fournaises.
Comme Galien l’avait découvert avec stupéfaction à son arrivée, la Confrérie Élyséenne participait pleinement au système esclavagiste de la région, n’hésitant pas à capturer la population de l’ennemi que lui désignait son contrat du moment, pour ensuite les revendre et empocher les gains. Elle achetait ou gardait ceux dont les compétences lui seraient utiles, et de nombreux soldats et officiers aisés n’hésitaient pas à s’offrir, selon leurs moyens, un ou plusieurs esclaves personnels en tant que serviteurs ou compagnons intimes.
Si l’on y ajoutait les inévitables cohortes de commerçants, charlatans, artisans indépendants et familles des soldats, le camp finissait par ressembler à une gigantesque ville mobile. La Confrérie comptait peut-être cinq mille hommes formés aux armes. Si l’on y ajoutait esclaves et civils, le tout passait aisément les quinze milles.
Se frayant un chemin dans l’artère principale bondée, Galien arriva enfin au pied de la tente de commandement, dont la large entrée, rideau baissé pour garantir l’intimité de ses occupants était gardée par quatre hommes. Équipés à la phalangiste valésian, ceux-ci étaient pourtant bien distincts de leurs cousins. Si leur lance était plus courte, c’était surtout par leur armure, bien plus bariolée et exubérante que leurs homologues qui les distinguaient. Loin de la sobriété républicaine des légions, les vétérans élyséens portaient leurs richesses sur eux : on ne comptait plus les bijoux, bracelets en or et gravures stylisées sur leurs pièces d’armure, avec plus ou moins de bon goût selon son propriétaire.
Reconnaissant Galien, le sergent de faction hocha la tête avant de soulever le riche rabat de la tente, laissant échapper des bribes de conversation.
- …ien …rer à term… Un instant de silence après la voix sonore du sergent annonçant Galien. Qu’il en…
Ressortant, le sergent invita l’illyrien à entrer d’un geste de la tête, maintenant le rabat levé.
À l’intérieur de la confortable et spacieuse tente aménagée l’attendait un grand homme blond, habillé de manière martiale. Même pas la trentaine, il arborait un visage balafré, des traits fins mais marqués par la vie en extérieur, et un regard terriblement sérieux. Le Capitaine-Général Bartolomeo Canciago possédait cette autorité acquise dès l’enfance, qu’il maniait d’une manière si naturelle que Galien ne pouvait s’empêcher, parfois, de l’envier.
L’imperméabilité complète de Bartolomeo à toute forme d’insouciance étouffait rapidement les regrets de l’illyrien.
Bartolomeo fixa Galien d’un regard scrutateur.
- Tiens, nous parlions justement de vous.
Son okordien était mâtiné d’un accent méridional, obtenu en ayant grandi dans les Fournaises. L’entendre rappelait à Galien qu’année après année, le nombre d’exilés ayant réellement connus l’Illyrie allait en diminuant.
- Le commandant Pardal a demandé audience. Il n’est pas fier de vos exploits.
Galien ne put que grimacer intérieurement, gardant un visage impassible face au Capitaine-Général.
- À l’évidence, vous vous ennuyez. Cela tombe bien, j’ai un nouveau sujet de préoccupation pour vous.
Dégageant la table d’un fatras de lettres, livres, pièces de jeu et autres outils de la large table au centre de la tente, Bartolomeo révéla une carte.
Une carte du sud-est okordien, détaillant l’archipel du Ponant et les côtes saxo-illyriennes.
- Un sujet qui m’est cher.
Dernière modification par Ixarys (2025-11-25 22:18:00)
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Et les colonnes de feu montaient, montaient, jusqu’à transpercer les nuages, et dévorer les étoiles. Et à leur base, une grande silhouette, qui…
Théomène se réveilla.
Il sentait le souffle chaud du foyer sur son flanc droit, et le crépitement du bois dans l’âtre. Ce n’était que la fin d’après-midi, mais la météo était humide, et le ciel plombé, à en croire le garde en patrouille qu’il avait croisé une heure plus tôt.
- "Par conséquent, et au vu des sources antiques, il semble que ce que les habitants de Perdiglas désignent sous le nom de"… Oh Théomène, vous vous êtes endormi !
- Oui Cassy, déglutit le jeune homme, se redressant avec lourdeur du siège dans lequel il s’était affaissé.
- Podeszwa, j’étais tellement concentrée sur le livre, je suis désolée, s’excusa la servante, claquant le livre et se levant de sa chaise.
Théomène leva faiblement la main en guise de consolation, mais la servante l’ignora pour continuer de tempêter sur sa propre négligence.
- J’ai encore rêvé, l’interrompit-il. Cela eut le mérite de couper les protestations de la jeune femme.
- Toujours le même… ?
- Toujours la tempête de feu. Et je me réveille quand je veux regarder ce qu’il se trame au sol.
Il grimaça et porta ses mains sur ses tempes en gémissant, foudroyé par un soudain mal de crâne. Les mains de Cassy vinrent immédiatement sur son visage.
- Vous ne pouvez pas continuer comme ça !
- J’ai l’habitude des insomnies… marmonna sans conviction Théomène.
- Je vais voir en cuisine s’ils ont de l’aubépine pour une infusion, dit Cassy en retirant ses mains.
- Et Cassy, pourrais-tu…
- Oui ?
Théomène tourna le visage vers l’âtre.
- Remettre une bûche dans le feu ? Je crois qu’il s’étiole.
- Oh… Bien sûr.
L’aveugle sentit le parfum floral de Cassy tandis qu’elle se relevait, suivit du claquement d’une bûche dans la cheminée. Alors que la servante s’éloignait vers l’entrée, son pas s’arrêta soudainement, suivit d’un « Ma Dame », avant de reprendre son chemin et de quitter la pièce.
Un autre pas, différent, s’approcha de Théomène.
- Petite sœur, sourit-il en direction des pas.
- Mais comment tu fais ?! Cassiopée n’a même pas prononcé mon nom !
- Écoute le rythme de tes pas et tu sauras.
Agatha bougonna, pas convaincu par l’argument.
- Père cherche Édon partout. Tu l’as vu ?
Théomène leva ses yeux vitreux en direction de sa sœur. Depuis ses huit ans, la cataracte lui avait volé la vue. Pour lui, tout n’était désormais plus qu’un brouillard blanc plus ou moins clair, d’où se détachait parfois des formes et des silhouettes.
- Pardon, enfin… bredouilla Agatha. Bref, tu saurais où il est ?
- J’ai entendu dire qu’il était dans le cellier. Il doit choisir les vins pour la réception de demain. La visite des seigneurs de Carène.
- Merci. Agatha commença à s’éloigner, avant que ses pas ne cessent. Je ne voulais pas, mais… Tes rêves… Tu les as depuis longtemps ?
- Deux semaines. Toutes les nuits. Je dors à peine, je suis épuisé.
- Tu as de la chance que Cassiopée s’occupe de toi.
- Oui. Pourquoi notre estimé géniteur cherche-t-il le chancelier ?
Avec un froissement de papier, Agatha déplia la lettre dans ses mains.
- Une lettre est arrivée au colombier. Les Saxons. Ils recommencent à piller les côtes et attaquer les navires dans le Grand Canal.
- Je croyais que leur nouveau duc les avait repris en main. Comment s’appelle-t-il, déjà ? Rhûnn ?
- Rhûdd. Et non, plus maintenant, en tout cas. La Tour d’Écume est tombée.
La ville ponantine la plus proche de la Saxe, capturée par surprise sans le moindre signe avant-coureur ?
Même six ans plus tôt, lors du dernier Fléau des Boutres, ainsi que les Ponantins nommaient ces grandes invasions saxonnes, la Tour d’Écume s’était férocement défendue. Le tiers de ses habitations était parti en fumée, mais sa garnison avait tenu bon.
Pas cette fois.
- Si Père avait encore un cœur, je suis sûr qu’il s’en rongerait les sangs, ironisa Théomène.
- Il est préoccupé, oui, répondit Agatha, mal à l’aise. C’est pour ça que je dois trouver Édon.
- Alors file, répondit Théomène, qui sentait une nouvelle migraine pointer.
Agatha fit quelques pas, mais s’immobilisa.
- Tes rêves et tes insomnies… N’en parle pas à Père, il le prendrait mal.
- Je sais, répondit amèrement Théomène.
Agatha quitta la pièce, ne laissant plus que le crépitement du feu combler le silence.
Pour Bardane de Goulcetet, Théomène était déjà, en raison de sa cécité, « sa plus grande honte ». Le seigneur illyrien n’avait pas de patience pour les infirmes, particulièrement s’il avait son sang. Pas la peine de rajouter des crises nocturnes aux griefs dont il accusait son fils.
Dernière modification par Ixarys (Hier 21:23:39)
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