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La calèche dorée avançait d’un pas lourd sur la route menant vers Krakow, oscillant doucement au rythme des sabots ferrés qui martelaient la terre battue. Autour d’elle, une escorte serrée de chevaliers maintenait un périmètre d’acier. Leurs capes sombres aux liserés dorés claquaient dans le vent froid d’Okord, pareilles à des étendards funéraires.
À l’intérieur, Kap Hital restait immobile, les mains jointes, le regard perdu à travers la petite fenêtre ouvragée. Le soleil déclinait derrière les collines, projetant sur ses traits les ombres d’un homme qui avait offert son âme à la guerre, au service de l’Unique.
Le lion, le krol. Des mots qui résonnaient comme des tambours.
Le roi écarté du trône par sa propre volonté mais non par faiblesse, jamais, sentait encore le poids du moment où il avait posé genou à terre devant Merovee de Vaux dans la citadelle d’Écarlate. Ce geste avait surpris les uns, choqué les autres, et bouleversé les prêtresses qui attendaient depuis des générations l’avènement du Krol.
Il n’avait pas flanché.
Il savait ce qu’il faisait.
Et désormais il en supportait l’écho.
La calèche franchit un pont de pierre étroit. En contrebas, une rivière agitée bruissait comme une armée de lames ébréchées. Kap Hital inspira profondément. L’odeur des pins, mêlée à celle de la terre humide, lui rappela les bivouacs d’autrefois. Les nuits où il n’était pas encore un roi, un architecte au service de Dame Von Festung, un homme sans prophéties sur les épaules.
Il la revoyait, Aube-Claire, menue comme un roseau, les yeux trop vastes pour un visage d’enfant.
Elle ne parlait pas souvent. Et quand elle parlait, les adultes se signaient.
Il y a presque deux ans, elle avait attrapé sa manche au détour d’un corridor dans la citadelle des Siostry.
- Je dois vous parler, Kap Hital.
Sa voix n’avait pas tremblé, bien qu’elle eût à peine dix ans.
Les visions l’avaient saisie peu avant.
Il n’avait pas oublié une seule syllabe.
« Un gigantesque aigle noir aux griffes acérées s’attaque à une tour dorée. Une vague d’un bleu étincelant s’élève au delà de la tour et s’abat sur l’aigle, le couchant au sol.
Puis un lion roux majestueux et couronné vient poser ses pattes imposantes sur les ailes de l’aigle, mettant fin à la bataille. »
Il avait cru comprendre dès l’instant même où elle avait terminé.
La tour dorée, c’était lui, sa stature, son armure, son destin.
La vague d’azur, la vaste puissance de l’amiral Alteria de Cylariel, dont l’armée bleutée formait comme une mer derrière la sienne.
L’aigle noir, nul doute, était l’Autriche et son orgueil de rapace.
Mais le lion roux couronné ?
C’était resté une énigme pendant des mois. Jusqu’au jour où l’Autriche, vaincue mais fière encore, avait offert sa reddition… Non pas à Merovee, non pas à Cylariel, mais à lui, Kap Hital.
Ce moment avait été un éclair.
Un dieu posant un doigt brûlant sur son esprit. Il avait compris que si l’aigle se trompait de cible, la prophétie ne se trompait pas, elle. Le lion devait être roi. Et c’était lui qui devait remettre la couronne.
Un lourd fardeau, porté volontairement.
La calèche glissait désormais dans une plaine ouverte. Au loin, les murs crémeux de Krakow commençaient à poindre entre les brumes du soir. On disait que la ville était bâtie sur une colline sacrée, là où la première Siostry avait posé pied après avoir fui les incendies de l’ancien monde.
Kap Hital sentit monter en lui un mélange de soulagement et de tension.
La rencontre avec la Siostry Vespasia serait une fête décisive. Une bénédiction officielle. Un sceau mystique sur son acte politique.
Il posa la main sur la garde de son épée. Le métal froid répondit comme un vieil ami et lui rappela l’incroyable bataille et la plaine rouge sang jonchée de cadavres.
- Tout cela pour un roi-messie… murmura-t-il.
Il ignorait encore si Merovee de Vaux méritait réellement un tel destin.
Il ignorait si le royaume accepterait.
Il ignorait surtout si les visions d’Aube-Claire étaient un don… ou un fardeau.
Mais il savait une chose :
si les Siostry avaient raison, alors Okord se trouvait à l’aube d’une ère nouvelle.
Une ère qui devait commencer ici, à Krakow, alors que la couronne reposait enfin sur les tempes du lion roux.
La calèche accéléra.
Les chevaliers resserrèrent leur formation.
Le vent charriant l’odeur des encens de Podeswa annonça l’approche des Katadra.
Kap Hital redressa le dos, laissant glisser le passé comme un manteau trop lourd.
Il n’était plus roi.
Il était le témoin d’une prophétie.
Et Krakow l’attendait.
Lignée des Trofs, et autres successeurs
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La lumière de la Katadra tombait comme une pluie d’or depuis les ouvertures élevées de la voûte. Des centaines de cierges formaient une mer tremblante autour de l’autel central, leurs flammes oscillant comme des milliers de respirations contenues. L’air sentait l’encens noir et la résine brûlée, odeur sacrée, odeur de vérité dévoilée.
Aube-Claire se tenait au centre de la nef, pieds nus sur les dalles froides, le cœur battant plus fort que les tambours qui résonnaient dans la galerie supérieure. Sous son voile sombre, sa vision était comme à travers un souffle de brume. Pourtant, elle sentait chaque présence, chaque regard, chaque pensée dirigée vers elle.
Autour d’elle, les Siostry formaient un cercle parfait. Leurs silhouettes immobiles semblaient dressées hors du temps, rochers éternels plantés dans la mer du monde. Et au sommet de cet anneau, la Siostry Vespasia, mentor, pierre angulaire, mère de sa seconde naissance, observait en silence.
Aujourd’hui, elle devenait Siostry.
Aujourd’hui, elle devenait Aube-Claire l’Involontaire.
Un titre qu’on murmurait déjà depuis des années.
Mais un nom n’est rien tant qu’il n’a pas été forgé dans la lumière sacrée.
Aube-Claire inspira lentement. L’encens s’insinua dans ses poumons comme une brise brûlante. Sa nuque se raidit. Son corps trembla, imperceptiblement.
Non, elle devait tenir.
Aujourd’hui, elle ne pouvait pas être emportée par ses visions. Pas encore.
Vespasia leva la main.
- Que s’avance celle qui a vu ce que nul ne doit voir, déclara-t-elle, sa voix basse résonnant comme un gong de fer.
- Que s’avance celle dont la lumière se dérobe mais ne s’éteint jamais.
Aube-Claire fit un pas.
Puis un autre.
Chacun lui semblait traverser une tempête invisible.
Les visions étaient proches. Elles frôlaient son esprit depuis l’aube, comme des doigts impatients cherchant une faille.
Vespasia approcha.
Son visage était voilé, mais Aube-Claire savait que ses yeux la perçaient jusqu’à l’âme.
- Éléane Krezsemir, dit la grande prêtresse,
- abandonnerez-vous le nom que les hommes vous ont donné pour celui que la lumière impose ?
- Oui, Siostry, répondit Aube-Claire d’une voix étranglée.
- Accepterez-vous les visions qui briseront votre sommeil ? Les voix qui ne mentent jamais ? L’appel du Krol, où qu’il se trouve ?
- ...
Aube-Claire voulut répondre. Mais les flammes autour d’elle vacillèrent soudain, comme soufflées par une tempête invisible.
Une vague blanche lui traversa l’esprit.
Des silhouettes d’or.
Des noms qui n’existaient pas encore.
Elle tomba à genoux, étouffant un cri.
Les murmures s’élevèrent autour d’elle.
Les Siostry ne la touchèrent pas. Jamais elles ne touchèrent celles qui recevaient une vision. L’âme devait lutter seule.
Vespasia, elle, resta parfaitement immobile.
- Elle voit, déclara-t-elle simplement.
Et ce fut comme si les murmures s’éteignaient à l’instant.
Aube-Claire sentit la vision passer comme un orage. Puis le calme, brutal. Elle releva doucement la tête.
- Je suis prête, souffla-t-elle.
Vespasia approcha et posa le bout de ses doigts contre son front.
- Alors sois reconnue. Éléane Krezsemir devient Aube-Claire l’Involontaire,
celle que la lumière appelle sans son consentement,
celle que la vérité réclame avant l’âge,
celle qui marche où les sages n’osent poser le pied.
La nef entière répéta son nom
Aube-Claire l’Involontaire
Non pas crié mais murmuré.
Aube-Claire l’Involontaire
Comme si le vent lui-même approuvait.
Aube-Claire l’Involontaire
Aube-Claire sentit ses yeux se remplir de larmes. Non de peine, mais de fatigue. De poids. De destin.
Puis le murmure changea.
Un mouvement parcourut l’assistance.
Kap Hital avançait. Il représentait la maison Trof en ce jour sacré. Mais surtout… il représentait la prophétie elle-même, sans même le vouloir.
Il s’arrêta devant elle, grand comme une tour, sombre comme un orage.
Aube-Claire sentit un frisson courir dans sa colonne vertébrale.
Chaque fois qu’il approchait, les visions devenaient plus nettes, plus violentes.
- Aube-Claire, dit-il dans un souffle qui portait plus de gravité que tous les chants de la Katadra,
- votre maison est fière. Et je suis fier de vous voir accomplie.
Il tendit ses mains. Elle les prit…
Et la vision éclata.
Sa tête se renversa d’un coup en arrière, le visage vers le ciel, comme tirée par une force invisible.
Ses yeux s’ouvrirent grands, si grands que la lumière s’y refléta avec violence.
Ils semblèrent briller d’un éclat féroce, presque inhumain.
Pour elle, le monde disparut.
Elle vit l’aigle noir déployer des ailes immenses, couvrant le ciel.
Elle vit la tour dorée se dresser contre lui.
Puis une vague.
Une vague noire.
Vaste comme une mer de mort.
Et la tour…
La tour…
Sa vision se brisa.
Ses jambes flanchèrent.
Kap Hital la rattrapa avant qu’elle ne touche le sol.
Des cris étouffés parcoururent l’assistance.
- Aube-Claire !dit Kap Hital inquiet pour la première fois.
- Aube-Claire, m’entendez-vous ?!
Elle ouvrit la bouche. Sa voix sortit déformée, tremblante, terrifiée, d'un souffle coupé.
- L’aigle noir ! L’aigle noir ! Il est là… et la tour dorée… la tour dorée… elle… je ne sais pas… elle…
Elle suffoqua.
- Il y a une vague noire... elle la submerge... mais... je… elle…
Ses yeux roulèrent.
Le monde devint un voile.
Et Aube-Claire l’Involontaire s’évanouit dans les bras de Kap Hital.
Dernière modification par K-lean (2025-11-15 13:39:03)
Lignée des Trofs, et autres successeurs
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Le silence qui suivit la chute d'Aube-Claire sembla figer la Katadra tout entière. Les flammes des cierges demeurèrent étrangement immobiles, comme retenant leur souffle.
Vespasia s'avança d'un pas mesuré, sa silhouette drapée de blanc tranchant sur l'or des lumières sacrées. Sa voix s'éleva, claire et ferme, brisant le murmure inquiet qui parcourait l'assemblée.
— Ne craignez point ce que vous voyez, Kap Hital.
Elle posa une main sur l'épaule du géant qui tenait toujours Aube-Claire inconsciente contre lui.
— La Siostry Aube-Claire a été acceptée par Podeszwa Lui-même. Ce que vous redoutez n'est point sa faiblesse, mais la preuve de Sa toute-puissance qui l'habite.
Vespasia contempla le visage pâle de la jeune femme, puis releva les yeux vers Kap Hital.
— Ce sont les messages qu'il faut craindre. Non celle qui les porte.
Un temps. Le poids de cette vérité emplit la nef.
— Elle aura besoin d'aide, reprit Vespasia avec une gravité nouvelle. D'un pomocnik. Un bras droit qui conduira les armées saintes lorsque la vision l'appellera ailleurs. Pourquoi pas vous ?
Elle marqua une pause, scrutant l'homme de sa stature imposante à son regard troublé.
— Écoutez-la. Quand elle parlera, ce ne sera point Éléane qui s'exprimera, mais l'Unique à travers elle.
Vespasia ouvrit les bras dans un geste d'offrande spirituelle, englobant toute l'assemblée des Siostry.
— Nous autres Siostry ne sommes que des instruments de Sa toute-puissance. Des vases par lesquels la lumière se déverse. Aube-Claire portera ce fardeau avec plus d'acuité encore.
Elle posa de nouveau son regard sur le visage inconscient d'Aube-Claire.
— La tour dorée. L'aigle noir. La vague qui submerge. Ses mots résonnèrent comme une litanie. Podeszwa nous parle. À nous d'entendre.
Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.
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Lunor, 17e phase de l'automne de l'an XI de l'ère 25
Le seigneur Kap Hital tenait la carte entre ses doigts noueux, le vent de la montagne faisant danser les bords de parchemin.
Depuis le sommet du mont rocheux, il dominait son domaine comme un dieu inquiet. En bas, les travaux gigantesques s’étendaient : des centaines de silhouettes, des pierres renversées, des poutres, des murs à moitié démontés. Le sud du domaine n’était plus qu’un squelette. Villages, forteresses, ateliers, tout était arraché pour être déplacé vers le nord.
Ce qu’il avait autrefois conçu pour le commerce sous le règne de la princesse Rose-Marie von Festung devenait désormais une forteresse de pierre, de bois et de fleuve.
Au sud, la cité fortifiée deviendrait des murs successifs infranchissables.
Au nord, les montagnes resteraient leur bouclier séculaire.
À l’ouest, le fleuve glacial ralentirait toute armée.
À l’est, les collines boisées engloutiraient quiconque tenterait une percée.
Kap Hital revoyait son plan dans son esprit, encore et encore.
Il essayait de se convaincre qu’il avait pensé à tout.
Mais la peur revenait toujours. La même. La vision de l’Aigle noir planant au-dessus de la Tour dorée.
Derrière lui, à quelques pas, se tenait la Siostry Aube-Claire.
Sa présence était une ombre.
Elle le suivait partout.
Jamais un mot. Jamais un regard échangé. Depuis son élévation à la Katadra de Krakow, sa voix s’était éteinte.
Et pourtant, son silence en disait plus long que n’importe quelle prophétie.
Un cavalier grimpa jusqu’à eux, mit pied à terre, tira de sa besace une liasse de documents.
Il osa parler.
— Prince Kap Hital, nous avons pendu de nombreux espions autrichiens.
Kap Hital tourna à peine la tête.
— Comment savez-vous qu’ils sont autrichiens ?
Le messager déglutit.
— Ils s’en amusent, mon seigneur. Ils nous espionnent ouvertement. Ils portent fièrement les couleurs de l’Aigle noir et annoncent à tout va qu’ils sont des espions à la solde de l’Autriche.
Kap Hital ferma les yeux, abaissant la tête, un souffle lent cherchant à dompter la peur.
— Nous ne sommes pas prêts… murmura-t-il.
— Pardonnez-moi, seigneur ?
Kap Hital rouvrit les yeux.
— Informez l’Intendant qu’il doit nous obtenir du temps supplémentaire. Qu’il trouve un moyen d’attirer l’attention d’Okord - et surtout de l’Autriche - sur un autre domaine que le nôtre.
Le messager inspira profondément, comme pour trouver du courage.
— Justement, seigneur…
— Quoi encore ?
— L’Intendant m’a demandé de vous informer que la maison Ulfarks a sollicité en salle du Trône le droit d’exploitation sur votre domaine, en vertu de l’ordonnance sur les exploitations.
Kap Hital se tourna vers lui, incrédule.
— Il n’y a aucun gisement sur mon domaine.
— Mais il y a des tas de pierres, mon prince.
— Que nous utilisons.
— Que nous n’avons pas encore utilisés, messire. Le seigneur Ulfarks a posé un ultimatum : vous devez employer ces pierres d’ici sept lunaisons. Sans quoi elles pourront être utilisées par la maison Ulfarks.
Kap Hital grogna.
— Cette maison pourpre… toujours à chercher querelle. Qu’en a dit le roi De Vaux ?
— Que chacun est maître en son domaine. Toutefois… l’Intendant de Trof tient à vous alerter sur le fait que la maison Ulfarks ait contacté directement la maison d’Autriche.
Kap Hital se figea.
— L’Autriche ? Pour quelle raison ?
— Parce que le mercenaire Rainer se présente comme leur connétable…
— Connétable selon lui, coupa Kap Hital d’un ton sec.
Il inspira longuement, réfléchit quelques secondes.
— Je vous remercie, messager. Retournez auprès de l’Intendant. Dites-lui qu’il devra obtenir de l’aide pour accélérer le démantèlement. Mais ce n’est plus la priorité.
Le messager prit des notes à toute vitesse, remonta en selle et s’éloigna au galop.
Le silence revint. Plus épais. Plus lourd.
Après quelques minutes, Kap Hital tenta de se replonger dans ses plans étalés sur la carte. Impossible. Chaque ligne se brouillait, chaque flèche semblait être celle d’un ennemi.
Il sentit derrière lui le souffle presque imperceptible d’Aube-Claire.
Il parla sans se retourner :
— Il y avait du pourpre… quelque part dans votre vision ?
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Siostry Vespasia,
J’ai peur. J’ai peur d’avoir moi même, par mes décisions, précipiter la destinée de mon peuple vers un avenir sombre.
Cette prophétie, cette nouvelle vision me fait peur. Très peur.
Je ne sais pas ce qu’est ce voile noir qui apparaît. La Siostry Aube-Claire est entrée dans un calme et un mutisme absolu depuis son avènement.Elle me semble confiante, sûre et neutre. Mais pourquoi ne me dit elle rien ?! Se pourrait il que je doive trouver la bonne voie seul ? Sans la Siostry que j’ai juré de protéger ?
J’ai besoin de votre aide. J’y ai réfléchi longuement et je crois que le voile noir n’est pas néfaste pour mon peuple. Je crois que ce voile noir est un voile protecteur, celui d’une marée de Strolatz. Ceux que vous formez, ceux que nous formons.
Je ne vois pas d’autre explication qui serait bénéfique pour mon peuple, sinon Siostry Aube Claire me guiderait non ?
--
Kap Hital
Maître architecte
Représentant du conseil des Trofs
Maître Hital,
Que la grâce de Podeszwa illumine votre âme tourmentée.
Votre crainte témoigne de la noblesse de votre charge. Pourtant, sachez-le : le silence de Siostry Aube-Claire n'est point abandon, mais préparation divine.
La vision qui vous trouble appelle une vérité sacrée que le Crédo nous enseigne : pour que Siostry Aube-Claire accomplisse pleinement sa destinée de guide spirituel, pour qu'elle conduise votre peuple vers la Lumière de l'Unique, elle doit être établie à la tête du domaine. Ainsi seulement pourra-t-elle être libérée de ses chaînes invisibles et devenir ce que Podeszwa attend d'elle.
Cette décision, Maître Hital, ne m'appartient point. Elle doit naître du Conseil des Trofs, en votre âme et conscience de Podeszwite. Le Crédo est ainsi formulé depuis les temps anciens.
Ayez confiance. Siostry Aube-Claire seule saura discerner le voile noir dont vous parlez. Son mutisme actuel est l'attente de sa juste place.
Je comprends les peurs et réticences qu'une telle requête peut soulever en vos cœurs. Mais soyez assurés : Podeszwa dirige vos pas. Le chemin est tracé, il vous revient de l'emprunter avec foi.
Siostry Vespasia
Dernière modification par K-lean (2025-11-24 00:09:55)
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Le Grand Oratoire d’Or vibrait d’un murmure ancien, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle. Les flammes bleues brûlaient sans vaciller, et le disque d’or gravé en table ronde attendait ses occupants. À mesure que la porte s’ouvrait et se refermait, les ombres des représentants s’étiraient dans la lumière dorée, annonçant l’importance des choix à venir.
Varskan de Greymar - L’Armée
Il entra le premier, comme toujours.
Le sol semblait se tendre sous son pas lourd.
Sa haute stature, couverte de cicatrices et de cuir usé, imposait le silence.
On ne l’appelait pas Bouclier de Trof pour rien. Ses yeux glacés balayèrent la salle : un champ de bataille comme un autre, simplement mieux décoré.
Maître-Marchand Helser Tolvary - L’Économie
Il glissa plutôt qu’il ne marcha, vêtu de soie bleu nuit, le parfum d’encre et de contrats encore frais flottant derrière lui.
Sa présence apportait l’arrière-goût du commerce : promesses, manipulations, risques calculés.
Il plaça soigneusement une plume dans sa manche, comme une dague prête à servir.
Myrr - L’Espionnage
Le masque argenté apparut dans l’embrasure avant la silhouette.
On ne l’entendit pas entrer, mais soudain Myrr était là, assis sans bruit, comme s’il avait toujours occupé le siège.
L’air sembla se refroidir autour de lui.
Son rôle n’avait nul besoin d’être nommé : l’Ombre n’annonce jamais ce qu’elle apporte.
Maestro Korvin de Krakow - Les Arts
Un éclat d’or et de rouge précéda son entrée.
Korvin avançait comme sur une scène, manteau virevoltant, prêt à transformer le Conseil en public captif.
Il salua les flammes bleues comme on salue d’anciennes amantes.
Son art n’était pas décoratif : il façonnait les émotions aussi sûrement que la pierre se taille.
Chancelière Erdene Stemvarr - Éducation
Elle marcha lentement, appuyée sur un bâton d’ivoire poli, chaque pas marqué par la sagesse d’une vie entière.
Son regard sombre observait sans jamais juger trop vite.
L’éducation était une arme, et elle en était la maîtresse forgeronne.
Sylv Molder - Producteurs
Il entra avec un soupir et un sourire fatigué.
La terre semblait collée à ses bottes comme un souvenir fidèle.
Sa présence apportait une odeur d’herbes sèches et de fumée de cuisine : l’odeur rassurante de la survie même.
On disait qu’il savait nourrir un régiment avec presque rien et en faire rire la moitié.
Lyras Kalt - Ports
Un tintement discret d’anneaux d’argent accompagna son entrée.
Grande, droite, le regard océanique, elle semblait apportée par un vent lointain.
Elle salua chaque membre d’un léger signe de tête, comme si elle mesurait la météo humaine avant de prendre la mer.
Siostry Aube-Claire - Religion
La jeune fille apparut comme un souffle de lumière.
Pourtant sa robe sombre captait les reflets du plafond enchanté et ses pas ne faisaient aucun bruit sur le sol pavé.
Son jeune âge contrastait avec l’intensité de ses yeux, des yeux d’oracle, disait-on.
Son rôle ? Aussi inconnu que le son de sa voix.
Maus Tervan - Travaux
Il entra en s’essuyant les mains sur sa tunique comme s’il venait à l’instant de quitter un chantier.
Sa posture humble s’accordait mal au faste du lieu, mais on sentait la force de l’homme derrière ses manières brusques.
Il représenterait Kap Hital ce soir, tâche qu’il portait comme un bloc trop lourd.
Seriste Olan Merk - Justice
D’un pas rigide, presque spectral, il vint occuper sa place.
Ses vêtements noirs absorbaient la lumière.
Son visage, fermé comme une tombe, ne laissait passer aucune émotion.
Il incarnait la loi, mais une loi qui saigne si nécessaire.
Medicus Vael Juren - Santé
Dernier avant l’ouverture du Conseil, il entra avec lenteur, les épaules affaissées par la fatigue.
Ses yeux cernés trahissaient les nuits passées à soigner les travailleurs blessés sur les chantiers.
Il inspira profondément avant de s’asseoir, comme on prend place dans un duel qui recommence chaque jour.
Eremond de Trof - Intendance générale & Diplomatie
Le Gardien des Cendres arriva en dernier, comme le voulait la tradition.
Sa silhouette courte, sa jambe blessée, son visage buriné semblaient raconter mille batailles perdues ou gagnées.
Quand il passa la porte, la salle s’apaisa comme si les murs le reconnaissaient.
Il posa une besace contre la table, d’où provenait un léger parfum… de cendres et de pluie ancienne.
Et lorsque la lourde porte se referma derrière eux dans un souffle grave, le Conseil pouvait enfin commencer.
Eremond posa ses cendres sur la table, un geste devenu rituel.
Son regard simple balaya les douze visages.
- Commençons par les nouvelles du royaume, dit-il simplement.
Un silence dense, presque sacré, se posa.
C’est le maître-marchand Tolvary qui ouvrit :
- La Comtesse Rose de Charmelune a répond à nos missives. On dit que la moindre lettre suffit pour entamer sa confiance mais il semble qu’elle nous accorde davantage qu’un simple échange formel. Une femme fragile, mais dotée d’une âme immense. Ce lien pourrait devenir essentiel même si pour l'instant certains n'y verront que de simples comptoirs commerciaux entre nos domaines.
Myrr, la voix aussi lisse que son masque, murmura :
- Les nouvelles tardent depuis le nord. Rien ne filtre des Neiges Éternelles. Kap Hital et les nobles négocient encore. Ce peuple n’accorde jamais rien sans tester l’âme de ceux qui demandent.
Varskan gronda :
- Qu’ils testent, alors. Mais qu’ils ne traînent pas trop. L’hiver tue plus vite que la guerre.
Le tour vint ensuite à Tolvary, le visage soudain crispé :
- L’embargo économique se resserre, l'ultimatum arrive à sa fin. Certains noms que Kap Hital rencontre sont liés à la Banque de Givre. Nous ignorons s'il négocie ou s'il menace. Il joue une partie dangereuse… mais il a toujours aimé les falaises étroites.
Eremond sourit à peine, un sourire triste.
- S’il tombe, murmura-t-il, ce sera en grimpant. Pas en reculant.
Maus Tervan, nerveux, prit la parole au sujet des travaux gigantesque du domaine :
- Les stocks sont suffisants. Tout est prêt. La cité peut être déplacée dès que vous le décidez.
Un frisson parcourut la salle.
Personne ne prit la responsabilité d’ouvrir le débat.
Alors Varskan, comme toujours, planta le drapeau :
- Déplaçons-la maintenant. Chaque jour perdu donne du temps aux vautours. Et je commence à avoir faim de leur faire ravaler leurs serments.
Helser Tolvary répliqua aussitôt :
- Vous parlez d’attaquer la Banque de Givre sur ses terres. C’est un suicide politique. Un traité, ça existe !
Varskan ricana.
- Les traités, ça brûle comme le reste.
Eremond intervint, la voix grave :
- Nous ne pouvons ignorer les risques. Des pillages ont déjà eu lieu. L’Autriche n’attend qu’un faux pas. Un déplacement précoce pourrait déclencher une réaction en chaîne. Mais cela serait une certitude avec une attaque.
Alors le débat monta.
Voix tranchantes.
Peurs anciennes.
Colères nouvelles.
Et jusque-là, Siostry Aube-Claire n’avait pas dit un mot.
Elle se leva.
La lumière des flammes bleues fit scintiller quelques coutures de sa robe.
On eût dit un esprit plus qu’une enfant.
- Le Conseil doit me désigner comme nouvelle responsable du Domaine Trof.
Un choc.
Un souffle coupé.
On se regarda.
On ne comprenait pas.
Elle était… jeune. Trop jeune.
Erdène Stemvar, pourtant respectueuse, osa murmurer :
- Enfant… pourquoi ?
Aube-Claire inspira.
Quand elle parla, sa voix était douce… mais portait un poids plus lourd qu’un marteau de guerre.
- Vous avez peur de l’Autriche. De la Banque du Givre. Des pillages. De l’hiver. De l’économie, des armées, des alliances.
Mais vous oubliez ceux qui tiennent vos murs, vos routes, vos maisons, vos espoirs.
Les tailleurs de pierre.
Les ouvriers.
Les porteurs de blocs.
Les mains qui façonnent ce que vous déplacez sur des cartes.
- Leur pierre ne vaut plus rien, continua-t-elle. Et elle continuera de perdre de la valeur, car d’autres domaines construisent sans fin et laissent aussi derrière eux de belles pierres déjà taillées. Leur avenir s’effondre avec le prix de leur art. Vous devez les soutenir. Leur rappeler que le domaine Trof vit parce qu’ils se brisent les mains pour nous.
Elle avança et posa ses deux mains sur la table puis fixa un par un chaque membre du conseil.
- J’annonce qu’une grande fête sera organisée sur les tas de pierres restants. En l’honneur des tailleurs de tout le royaume.
Toutes les maisons seront invitées selon l’ordonnance d’exploitation avec pour seule contrainte la taxe de 10 %.
Car la vie doit être plus forte que la peur.
Le partage plus fort que l’entre-soi.
Personne ne respirait.
- Choisissez moi comme représentante, je mènerai le domaine Trof par les vivants. Pas par les menaces.
Elle croisa de nouveau le regard de chacun d’eux.
Un par un.
L’Unanimité
Le premier à lever la main fut Varskan, le dernier fut Tolvary.
Même Myrr inclina légèrement la tête.
Et tous, sans un mot, offrirent leur assentiment.
Unanimité parfaite.
Silencieuse.
Irréelle.
Eremond posa ses cendres devant elle.
- Que le domaine Trof te suive , dit-il simplement
Ainsi, dans la salle d’or où les flammes bleues ne vacillaient jamais, une enfant devint la voix d’un domaine entier.
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Sur le lieu de la fête des pierres :
https://www.okord.com/forum.html#viewtopic.php?id=6633
Kap Hital descendit la dernière pente du chemin poussiéreux et leva le regard vers le cœur du chantier.
Il s’attendait à un chaos de pierres, de cordages, de poutres, de travailleurs épuisés…
mais ce qu’il découvrit lui coupa le souffle.
Une fête.
Au milieu du démantèlement.
Les bannières improvisées claquaient doucement au vent. Des enfants couraient entre les piles de pierres. Des rires éclataient. Des saltimbanques faisaient tournoyer des cerceaux. Des ouvriers... des ouvriers !... dansaient avec autant de maladresse que de joie. Et la poussière, d’habitude lourde, semblait dorée.
Kap s’avança, la main serrée sur le pommeau de son épée. Il venait de traverser le royaume pour tisser des alliances précaires, un mot de travers pouvant encore rallumer la guerre. Et voilà qu’ici, au milieu de l’incertitude politique, on riait comme dans un village en paix.
Il la vit alors.
Elle glissait dans l’ombre d’une allée, sans bruit, sans trace — si ce n’est ces étranges petites fleurs qui éclosaient derrière ses pas.
Aube-Claire.
Il hâta son pas.
- Siostry Aube-Claire ! appela-t-il, un peu plus fort que nécessaire.
Elle s’arrêta, tourna légèrement la tête. Son voile noir transparent laissait deviner un regard calme, presque paisible, comme si le tumulte du monde n’était qu’un murmure lointain.
Elle le fixa.
Il hésita, puis désigna la scène autour d’eux.
- Qu’est-ce que tout ceci ? Elle lui sourit simplement
- Une fête.
Il plissa les yeux. Une fête n’avait rien d’absurde, mais en ce lieu, en ce moment… c’était presque une provocation.
Son regard glissa vers un groupe d’hommes robustes qui riaient autour d’un seau d’eau fraîche, se chamaillant comme des adolescents. Il reconnut leurs tabards, leurs outils, leurs mains habituées à la pierre brute.
- Mais eux, là ? demanda-t-il en les pointant du doigt.
Aube-Claire suivit la direction de sa main.
- Eux ? Ce sont des ouvriers, des tailleurs de pierre… et des vivants qui profitent d’un moment de vie dans leurs journées de labeur.
Kap serra les dents.
- Mais enfin, Siostry Aube-Claire, ils portent la couleur pourpre ! Ces ouvriers sont de la banque Ulfarks, ils nous veulent la guerre !
Elle pencha légèrement la tête, comme si la question n’appartenait pas à ce monde.
- Eux ? Non. Leur maître peut-être… mais ces gens n’ont pas à subir les conséquences des rixes des puissants.
Kap fronça les sourcils, son irritation mêlée d’une fatigue profonde.
- Voyons, Siostry… Ils nous prennent nos pierres !
Un sourire presque imperceptible naquit sous le voile.
- Et nous les taxons pour cela. C’est la loi, cher Pomocnik. Vous le savez aussi bien que moi.
Il ouvrit la bouche pour répondre, mais rien de cohérent ne lui vint. Les cris joyeux, la musique, les fleurs derrière les pas de la siostry… tout cela rendait sa colère déplacée, presque enfantine.
Aube-Claire ajouta, d’une voix tranquille :
- Qu’est-ce qui vous inquiète ainsi, Kap Hital ?
Et soudain, la question ne parlait plus de pierres, ni de lois, ni de maîtres.
Elle parlait de lui.
Du poids qu’il portait.
De ce qu’il craignait réellement pour son peuple, pour l’équilibre fragile qu’il essayait de maintenir.
Autour d’eux, la fête continuait.
La vie continuait.
Et Aube-Claire attendait sa réponse, patiente comme une eau calme qui sait déjà reconnaître la vérité avant qu’elle ne soit dite.
Kap inspira profondément, comme s’il voulait repousser d’un souffle les incertitudes qui l’assaillaient. Mais les mots jaillirent sans qu’il puisse les retenir.
- Votre vision, Aube-Claire ! C’est cela qui m’inquiète !
Il fit un pas vers elle.
L’embargo de la Banque du Givre, l’imposante armée de l’Autriche…
Son visage se crispa, ravagé par des semaines d’angoisse.
L’aigle noir qui s’abat sur la tour dorée !
À ces mots, les rires autour d’eux semblaient soudain trop lointains. Le monde se resserrait, réduit à ce fil extrêmement tendu entre lui et elle, entre son devoir et ses craintes.
Aube-Claire s’approcha. Doucement. Toujours comme portée par un pas que seul le vent osait imiter.
Elle posa sa main sur son épaule.
La tension s’effaça, presque malgré lui.
Son regard, derrière le voile sombre, le traversa comme une lumière sous une eau profonde.
- Kap Hital, dit-elle d’une voix si calme qu’elle aurait pu arrêter une tempête.
Je vous prie de m’excuser pour toutes les inquiétudes que vous portez depuis des mois.
Elle serra légèrement son épaule, et ce geste suffit à faire taire le tumulte intérieur du Pomocnik.
Poursuivez votre mission. Maintenant que vous avez établi ou renforcé certains liens en Okord, vous devez désormais terminer le projet domanial.
Elle ajouta, avec une douceur qui ne diminuait en rien la fermeté de ses mots :
C’est votre œuvre.
Puis, sans attendre de réponse, elle reprit sa marche.
Il resta immobile quelques secondes, secoué entre la fatigue, le soulagement… et une nouvelle inquiétude, plus intime.
Il l’appela en se retournant :
- Aube-Claire !
Elle s’arrêta, léger frémissement du voile dans le vent.
Le voile sombre… qu’est-ce que… qui est-ce ?
Elle se retourna avec lenteur.
Un sourire, tendre et infiniment triste, se dessina au coin de ses lèvres.
- N’ayez crainte, Kap Hital.
Elle releva légèrement le menton, et son regard devint presque lumineux.
Je suis l’involontaire.
Le temps sembla suspendu, la musique, les cris d’enfants, les marteaux au loin.
Je vous protège… murmura-t-elle,
… tout comme vous me protégez.
Puis elle s’éloigna, laissant derrière elle des certitudes plus solides que des murs de pierre :
celle que certaines guerres ne se gagnent pas par la force,
celle que le soleil fait disparaître l'ombre apportée par la nuit,
celle que le corbeau est assez audacieux pour picorer la nuque de l'aigle durant son vol.
Lignée des Trofs, et autres successeurs
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Le Grand Oratoire d’Or brillait comme un cœur incandescent.
Les flammes bleutées léchaient les murs gravés, faisant danser sur la voûte les silhouettes anciennes de la lignée des Trof.
Mais ce soir, la salle vibrait d’une tension différente : celle des travaux en fin de course, celle des comptes, des manques, des décisions qui chassent le sommeil.
Les membres prirent place, un à un.
Le dernier à arriver fut Kap Hital, et le silence tomba aussitôt, comme une pierre qu’on laisse choir dans un puits sans fond.
Il entra sans faste, mais avec dans le regard cette lueur dure qu’on voit chez ceux qui ont passé trop longtemps à bâtir des rêves que d’autres se contentent de signer. Dans sa main, une carte roulée. Sur ses épaules, la fatigue d’un an de missions et chantier sans répit.
Siostry Aube-Claire, silencieuse comme une lune blanche, s’assit à sa place centrale.
Sans un mot. Sans un geste.
Mais tout le monde savait qu’elle guiderait la séance.
Le premier à parler fut Eremond de Trof, Grand Intendant, Gardien des Cendres.
- Conseil du Domaine Trof… commençons.
Kap Hital hocha la tête, déroula sa carte et la plaqua sur la table.
Des croix, des traits, des symboles, des zones coloriées.
Sa voix claqua :
- Epyss Trof sera achevée avant la fin de l’année.
Un murmure parcourut la salle.
Le nom sonnait déjà comme une promesse.
Une cité nouvelle, forte, née d’un héritage ancien et d’un commerce inattendu : les épices, importées du sud, cultivées et devenues la fierté nouvelle du domaine.
Kap Hital continua :
- Les routes sont ouvertes. Les fortifications tiennent. Les quartiers sont posés. Les entrepôts sont alimentés. Epyss Trof existe, désormais.
Lyras Kalt, responsable des ports, esquissa un sourire fin :
- Une cité vivante, donc.
- Vivante, oui. Parfaite ? Non. répondit Kap Hital d’un ton brusque. Ce serait trop simple.
Il marqua une pause et pointa un doigt sur un cercle entourant la côte.
- Ici. L’erreur.
Tous se tournèrent vers Lyras.
Elle redressa le menton, digne, mais inquiète.
- L’île de Kierne n’est pas intégrée au domaine Trof. Nous nous sommes basés sur une carte obsolète. La forteresse que nous avons construite était… hors-juridiction.
Un silence gêné.
Puis Varskan, général de l’armée, lâcha :
- Donc nous avons bâti une forteresse puis nous l’avons rasée.
Kap Hital le fusilla du regard.
- Oui. Et j’aimerais éviter qu’on en parle comme d’un exploit militaire.
Quelques ricanements.
Lyras grimaça.
- Je reconnais ma faute. Les courants de propriété territoriale changent plus vite que les marées. J’aurais dû...
- Vous auriez dû mieux travailler. _ la coupa Kap Hital, sec. _ Je ne vous demande pas des excuses. Je demande la solution.
Un silence pesant.
Maus Tervan, représentant des travaux en soutien à Kap, osa dire :
- On peut compenser avec un second port dans l’est, mais il faudra doubler la production. Ce n’est pas faisable.
Les producteurs de nourriture applaudirent ironiquement :
- Doublons la mer aussi, tant qu’on y est.
Kap Hital ignora et déroula une seconde carte.
- Nous conserverons l’étendue côtière EST. Les anciens ports tiennent. Nous les garderons.
Eremond fronça les sourcils.
- Cela va nous coûter en entretien, Kap Hital. Et vous savez que nous aurons besoin de cet or.
Kap Hital répondit du tac au tac, sans le regarder :
- Bien entendu que je le sais. Mais nous devons nourrir notre population.
- Et notre armée. ajouta Varskan, ton de pierre.
Tous se tournèrent alors vers l’Intendant.
- Est-ce que nous pouvons nous le permettre ? demanda le général.
Eremond observa la carte longue secondes puis murmura :
- Bien entendu. Il y a d’autres choses que nous ne ferons pas.
Personne ne demanda lesquelles.
Kap Hital resta debout.
- Dernier point. Et pas des moindres. Il nous manque des pierres.
Cette fois, plusieurs éclatèrent de rire.
Lyras, Korvin, même le Capitaine de l’armée esquissèrent un sourire.
- Vous avez fait venir la moitié des tailleurs de pierre du royaume… ricana Helser Tolvary.
…et maintenant vous êtes à court. Ironique, non ?
Kap Hital se redressa, visage fermé comme une muraille.
- Il manque des pierres pour finir dans les temps.
- Combien ? — demanda l’Intendant.
Kap inspira profondément.
- Quatre mois de travail.
Le rire mourut instantanément.
Varskan posa les deux mains sur la table.
- Quatre mois ? Comment...
- Des écarts de stocks. Un embargo. Une fête qui a ralenti le rythme… — grogna Kap. — Je pourrais vous trouver des excuses. Une liste. Un livre entier. Mais ce n’est pas le sujet.
Il martela du poing.
- Nous devons obtenir ces pierres avant la fin de l'année. Terminer les travaux et reprendre le cours de notre vie.
Eremond murmura sans s’en rendre compte :
…mieux qu’avant.
Il réalisa trop tard qu’il avait parlé.
La salle se tourna vers lui, silencieuse.
L’intendant se racla la gorge et se tourna vers le commerce :
- Helser. Pouvez-vous obtenir ce qu’il manque ? Et à quel prix ?
Le maître-marchand fronça les sourcils, sortit des tablettes de cire, fit glisser des compteurs, calcula.
- Je peux obtenir le nécessaire. Dans deux semaines. Le prix au cour actuel serait de… Il hésita.
…deux millions d’Okors.
Un souffle parcourut la salle.
- Deux millions ?...
- C'est bien de trop.
- Pas avec notre production actuelle !
- Même les épices ne couvriront pas.
- On en a tant besoin que cela ?
L’intendant leva la main pour appeler au calme.
Puis il se tourna vers Siostry Aube-Claire, qui n’avait pas encore parlé.
- Siostry… Dame du Conseil… Quel est votre avis ?
Tous les regards convergèrent.
Elle ne cilla pas.
La jeune voix s’éleva, douce et inflexible :
- Architecte Kap Hital, vous aviez pour mission d’organiser le démantèlement et la reconstruction du domaine en moins d’un an.
Tout n’est pas terminé. Le résultat n’est pas parfait...
Kap ouvrit la bouche mais elle leva la main, et il se tut immédiatement.
Mais vous avez accompli ce qui était impossible. Et l’impossible se paie.
Kap murmura, serrant les dents :
- Si nous n’avions pas eu cet ultimatum, tout se serait très bien passé. C’est ce banquier de...
- Ce qui est fait est fait, Kap Hital. La discussion n’est pas là.
Elle se tourna vers Helser :
- Cette somme sera mise à disposition en concertation avec vous. Et les travaux seront terminés avant la fin du mois.
Silence.
Puis la voix rugueuse d’Eremond s’éleva, prudente :
- Siostry Aube-Claire… cela représente une somme considérable. Nous...
- Je le sais bien, Intendant. Et nous avons cette capacité aujourd’hui.
Elle inclina la tête.
Demain est un autre jour. Et vous verrez les comptes se remplir toute l’année prochaine.
Il se figea.
- Vous… vous l’avez vu ?
Aube-Claire sourit doucement.
- Je ne doute pas de vos yeux, Grand Intendant. Ni de vos calculs...
Et je sais… que vous avez toujours quelques coffres de côté.
Un éclat de rire parcourut la salle.
Des plaisanteries fusèrent :
Eremond qui ne paie jamais sa chope, Eremond le serré, Eremond la bourse fermée.
Le vieux Trof esquissa un sourire malgré lui. La tension s’évanouit.
Des regards se croisèrent, complices ou méfiants.
Mais tous, sans exception, savaient une chose :
La reconstruction continuerait. La capitale Epyss Trof vivrait.
Dernière modification par K-lean (2025-12-01 11:28:50)
Lignée des Trofs, et autres successeurs
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La grande salle dorée d’Epyss n’avait jamais paru aussi vaste.
Le feu brûlait dans l’âtre, immense, vorace, mais il n’apportait aucune chaleur aux pierres du sol. La Siostry Aube-Claire était déjà là, debout près de la table, les mains jointes dans ses manches sombres. À sa droite, Eremond de Trof, le Gardien des Cendres, immobile comme une statue de bois ancien.
Ils attendaient.
Les portes s’ouvrirent brutalement.
Le premier à surgir fut le général. Son manteau de campagne n’était même pas refermé, ses bottes encore couvertes de poussière. Toute affaire cessante… On ne tire pas un général de ses troupes pour rien.
Puis vinrent les autres, un à un, pressés, fronçant les sourcils, inquiets, agacés. Le maître marchand encore en manteau de comptoir. Le maître des ports, pâle. Le responsable des producteurs, les traits tirés. L’espion entra sans bruit, comme toujours. Les arts, l’éducation, la justice… tous là.
Personne ne parlait.
Enfin, Kap Hital entra.
Son visage était fermé, dur. Il jeta un bref regard à la Siostry, puis à l’Intendant. Il s’assit rapidement.
Quand tous furent installés, Eremond de Trof parla, d’une voix calme, presque lasse :
— Nous avons relevé plusieurs signaux laissant penser que l’Autriche est sur le point de nous assiéger.
Un souffle parcourut la table.
— Ils n’ont pas perdu de temps , murmura l’un. La bataille de Vienne n’a même pas un an…
Le maître marchand se pencha en avant.
— Ont-ils vu les défenses que nous avons montées sur la capitale ?
— Oui , répondit l’Intendant. Des espions ont été arrêtés durant la troisième phase du printemps, à Epyss. Ils savent qu’ils ne peuvent pas enfoncer ces murailles.
Il marqua une pause.
— C’est pourquoi ils frapperont une forteresse.
— Laquelle ? gronda le général.
Eremond désigna la carte.
— Une fausse exploitation a été démasquée en 146x234. Elle leur servira de base d’approvisionnement. Tout indique une attaque en 144x220, sur la forteresse protectrice des villages.
Un grognement sourd se fit entendre.
— Attendez-vous à ce qu’ils aillent ailleurs, ronchonna Kap Hital.
— Expliquez-vous, exigea le général. Dites-moi où envoyer mes armées.
Kap Hital observait la carte comme on observe une blessure ancienne.
— Je parierais sur la forteresse Festive, au sud-est des villages.
L’Intendant se tourna vers la Siostry.
— Celle où nous devions recevoir les seigneurs d’Okord… avant sa suppression.
— Exact, confirma Kap Hital. Un vestige de l’ancien domaine. Elle doit être démantelée après la fête.
— Et si nous la vidions maintenant ? proposa un conseiller.
Kap Hital réfléchit.
— C’est possible. Et nous avons suffisamment de pierres pour bâtir celle de la côte.
La voix d’Aube-Claire s’éleva, claire, tranchante :
— Faites-le.
Tous se tournèrent vers elle.
— Si vos suppositions sont justes, vous nous offrirez un temps de préparation inestimable. Allez mener cette mission, Architecte.
Kap Hital inclina la tête.
— Bien, Siostry Aube-Claire. Permettez-moi cependant de vous demander de rester à Epyss. Vous y serez en sécurité.
— Je resterai. Hâtez-vous.
Kap Hital quitta la salle sans un mot de plus.
Un silence pesant retomba.
Un conseiller osa :
— Et si ce n’est pas cette forteresse-là ?
— Alors ce sera une autre, répondit simplement l’Intendant.
Le général se redressa.
— J’envoie mes armées protéger les villages ?
— Oui, répondit la Siostry. Et dès que le lieu exact sera connu, nous organiserons ou non l’évacuation vers Epyss. Tout a été prévu pour cela.
— Il a bien travaillé, Kap Hital, souffla le responsable des producteurs. Les gens sont rassurés. Ils savent qu’Epyss peut tous les accueillir.
— Mais… osa un autre. Sait-on combien ils sont ?
Le maître espion releva la tête.
— Plus de quarante mille combattants.
— Et nous à peine plus de trente mille, répondit aussitôt le général. Je vous avais prévenus qu’il fallait encore recruter !
— Général, vous n’avez pas besoin de défendre une forteresse, dit la Siostry.
— Pardon ?
— Plusieurs raisons peuvent expliquer leur venue. Un simple contrat de mercenaires. Ou la volonté de briser notre chaîne de forteresses de l’Est pour nous affaiblir économiquement. Ou tout simplement le plaisir de la guerre, allez savoir. Peut être n’est ce là qu’une vengeance envers Kap Hital et son attaque sur Vienne.
— Vous voulez leur offrir Kap Hital ?! s’emporta le général.
— Absolument pas. J’énumère les possibles.
Le responsable des ports intervint :
— Sur cette chaîne de forteresses nous n’avons que deux ports. Ces ports ont une production intéressante mais je ne crois pas stratégique.
— En effet ils ne sont pas vitaux, répondit l’Intendant. Nous pouvons tenir des années sans eux.
— On ne va quand même pas les laisser brûler nos ports !
— Leur donner l’illusion de la victoire peut être plus efficace que de leur résister de toutes nos forces , dit calmement la Siostry.
— Vous voulez dire… ne pas combattre ? gronda le général.
— Oui. Tant qu’ils n’attaquent ni la capitale, ni les villages, nous n’avons rien à craindre. Le rôle de l’armée est de défendre des vies. Les édifices se reconstruisent eux.
— De notre côté, ajouta le maître marchand, les routes maritimes alternatives suffiront.
La Siostry conclut :
— Alors poursuivons nos vies. Préservons celles qui vivent pour la paix.
Le général explosa de rire, un rire nerveux.
— Et j’en fais quoi, moi, de mon armée ? On nous attaque avec un bon tiers d’hommes en plus et vous me dites de les regarder sans rien faire ?!
Cette fois, même les plus graves sourirent. Le feu crépita.
Le conseil se prolongea encore longtemps.
Deux visions du monde s’affrontaient :
celle du glaive et celle du temps.
Et nul ne savait encore laquelle serait choisie.
Lignée des Trofs, et autres successeurs
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