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Depuis le retour, Oléa vivait dans un silence pesant. Les blessés remplissaient les écuries réaménagées, les forges travaillaient sans répit, mais tout semblait tourner au ralenti, comme si le domaine retenait son souffle en attendant que la honte se dissipe.
Guy traversa la cour, salua d’un geste les hommes qui baissaient les yeux sur son passage, puis monta l’escalier menant à la vieille aile seigneuriale. Ses bottes résonnaient sur les marches usées. Il avait passé trois jours à démêler les rapports, à calmer les rumeurs, à veiller aux blessés. Et à éviter, autant qu’il le pouvait, cette visite précise. La porte de la chambre de son père était entrouverte. Il frappa.
- Entre, dit Alaric.
La voix était usée, mais encore ferme. Guy entra. Alaric Dusel siégeait dans son fauteuil près de la fenêtre, une cape de laine sur les épaules, le regard perdu vers les collines noyées de brume. Il ne se retourna pas.
- Verdelaine ne vous a pas épargnés, dit-il.
Guy s’arrêta à sa hauteur.
- Non. Et je pense que ce n’était peut-être pas seulement une défaite militaire. Verdelaine… ça ressemblait à un piège. Et nous avons foncé dedans au nom du roi. Le même, aujourd’hui écarté au profit de Mérovée, soutenu par les autres grandes maisons. Tout cela tombe un peu trop juste pour être innocent.
Un bref silence suivit. Alaric poussa un petit souffle, presque amusé.
- Un piège… Ce n’est pas impossible, mais un piège pour qui ? Quand le pouvoir change de mains, les faibles hésitent, les ambitieux se pressent, et ceux qui sont entre les deux servent souvent d’exemple. Nous avons grandi vite. Trop vite au goût de certains.
Il remua les braises du foyer du bout de la tisonnière.
- Tu te souviens d’où nous venons, Guy ? Je t’ai raconté cette histoire plusieurs fois quand tu étais plus jeune.
Guy acquiesça.
- Les Dusel n’ont pas commencé dans les cours des seigneurs et des rois. Ton grand-père avait un haras et trente chevaux. C’est pour ainsi dire tout ce que nous avions. De bons chevaux, vendus honnêtement, et fréquemment grâce aux guerres qui secouaient Okord et qui nous ont permis de racheter un domaine dont personne ne voulait. J’ai bâti Oléa pierre par pierre. C’est ça que les vieilles familles d’Okord ont du mal à supporter : que quiconque réussisse sans leur permission et sans leur soutien.
Guy inspira plus profondément.
- C’est pour cela que je crains une attaque. Pas seulement militaire… politique. Nous sommes affaiblis depuis Verdelaine.
Alaric leva une main noueuse.
- Quoi que tu fasses, ne t’oppose jamais aux Trofs. Surtout pas maintenant. Ce sont des sanguinaires. Ils ne tolèrent pas la moindre défiance. Et évite de provoquer les vieilles maisons d’Okord autant que possible. Elles détestent qu’un homme sorti de la poussière leur fasse de l’ombre.
Guy baissa les yeux, puis releva la tête, droit.
- J’aimerais savoir ce que vous feriez, à ma place, père.
Un coin de la bouche d’Alaric tressaillit, comme un sourire qui se souvenait de lui-même.
- Ce que je ferais ? Je protégerais mon peuple et mon sang avant tout. Le reste… titres, honneurs, allégeances… ce sont des manteaux qu’on change quand ils deviennent trop lourds. Tu dois choisir ce qui défend Oléa. Pas ce qui fait plaisir aux grands d’Okord. Je vois à tes yeux que tu as fait ton choix. Parle, garçon.
La phrase tomba dans le silence comme une pierre dans un puits.
Guy hocha lentement la tête.
- Je vais vous dire ce que j’ai décidé. J’ai envoyé une missive aux seigneurs de Norbury après Verdelaine. Ils ont toujours été bons envers nous, et je leur ai demandé si nous pouvions déménager proche de leur domaine. De quoi établir notre domaine de manière définitive, loin des intrigues. Une opportunité de sécurité…
Alaric ne sembla ni surpris ni contrarié. Il observa un instant la brume qui avalait les collines.
- Alors avance, garçon, dit-il, et fais-le sans trembler. Tu es aujourd’hui le seigneur d’Oléa. À toi de l’emmener là où elle pourra vivre… et durer.

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Les carrières d’Oléa s’ouvraient en larges entailles grises sur le flanc des collines, où les fronts de taille avaient cédé par endroits, les madriers de soutien gisant à terre, sciés net, et des blocs abandonnés dormant dans les creux remplis d’eau. Les crics de bois avaient disparu, les cordes avaient été récupérées, les paniers vidés, et il ne restait plus sur place que la pierre brute.
En descendant vers les champs, les labours ravinés par la pluie n’avaient plus de bordures, les clôtures étaient abattues, les pieux emportés ailleurs. Les silos ouverts montraient leurs ventres vides, les dernières réserves ayant été réparties dans les charrettes des familles. À la place des vergers, on ne trouvait plus que des souches fraîches, les troncs débités à la hache et empilés en bûches pour le voyage.
Le village, autrefois plein de vie et de bruit, s’étendait plus bas, écrasé sous un silence inhabituel. Plusieurs toits avaient été ouverts pour laisser passer la pluie et la neige, avec des pans de chaume arrachés et des chevrons abattus. Dans certaines maisons, les portes manquaient, démontées avec leurs ferrures, et on entrait dans des pièces nues où ne restaient que les murs, quelques pierres de foyer, des bancs trop lourds pour être emportés. Une maison près de la rue principale avait perdu tout son toit, le pignon s’était effondré, et seul demeurait de ses anciens habitants un jouet d’enfant oublié dans la boue sur le pas de la porte.
Sur l’ancienne place du marché, un petit groupe d’hommes d’armes s’était abrité contre un mur resté debout, rassemblé autour d’un feu maigre nourri de planches arrachées à une charrette brisée et à des huisseries inutiles. La flamme basse éclairait leurs casques et réchauffait à peine leurs os; l’un aiguisait sa lame machinalement, un autre serrait sa cape rêche autour de ses épaules, et tous attendaient l’ordre de départ en silence, sachant qu’aucune patrouille ne reviendrait garder ces maisons.
Le gros des habitants avait quitté Oléa depuis plusieurs jours, escorté par la majorité des hommes d’armes, et seules restaient sur le chemin les longues ornières où les roues avaient enfoncé la terre détrempée, les empreintes de sabots serrées les unes contre les autres, et les emplacements de feux éteints.
Autour du château, les bâtiments de service n’étaient guère plus accueillants. Les vieilles écuries extérieures avaient été abattues proprement, ne laissant que des tas de pierres, une remise éventrée montrait des outils brisés ou privés de leurs parties de fer, et la forge conservait sa gueule de pierre mais avait perdu la moitié de son toit, tandis que l’enclume avait déjà pris place dans la première partie du convoi.
Dans la cour, les derniers hommes d’Oléa attendaient, montures prêtes. Les gardes resserraient leurs sangles, le palefrenier passait une dernière fois la main sur l’encolure d’un cheval, le forgeron restait là, les bras croisés, ses outils rangés dans une toile à ses pieds. Quelques artisans vivant en lisière du château avaient chargé leurs maigres affaires sur des bêtes de bât et partiraient eux aussi avec les Dusel, après avoir veillé aux derniers démontages et aux derniers feux.
Guy Dusel, après avoir parcouru son domaine une dernière fois, s’avança en portant une torche qu’on venait d’allumer dans un brasier tenu à l’abri d’un auvent, la flamme haute et sèche claquant sous les rafales. Il traversa la cour sans un mot, ses pas résonnant sur les pierres humides.
Le château, malgré tout, se dressait encore. Les murs avaient leurs fissures, des pierres manquaient, mais l’ensemble tenait, comme si la demeure refusait de s’effacer, et les lourdes portes, la grande salle, les étages, les combles offraient encore un abri solide à qui voudrait s’y retrancher.
À mesure qu’il approchait, quelque chose en lui se resserrait, chaque pierre réveillant une version plus jeune de lui-même, et lorsqu’il s’arrêta au pied des marches du porche, il revit les silhouettes de son enfance : une course dans la cour, une chute sur ces mêmes marches, son père qui l’appelait depuis la galerie supérieure. Tout cela passa dans son esprit comme une ombre trop rapide pour qu’il la retienne, mais assez forte pour lui tendre la gorge.
Il leva les yeux une dernière fois vers les fenêtres sombres et les créneaux, vers la masse de pierre qui avait abrité les siens pendant deux générations, posa la main sur la rampe de pierre, puis monta les marches du porche. Derrière lui, les hommes restaient immobiles, personne n’osait bouger : tous savaient déjà ce qu’il allait faire, tous comprenaient ce qu’il ressentait.
Guy leva la torche et eut un souffle à peine perceptible, presque un soupir qu’il retint tant bien que mal, puis il abaissa la flamme vers l’amas de paille et d’huile recouvrant les poutres. Le bois prit feu, la flamme monta lentement, lécha les pierres, chercha l’air, prenant à chaque fois un peu plus de force. Guy resta immobile, les yeux fixés sur la montée des flammes, et l’incendie éclairait son visage; pour la première fois depuis le départ des habitants, son regard trahit sa peine.
Bientôt, la flamme gagna les volets desséchés d’une fenêtre basse : le bois craqua, se tordit, puis s’embrasa d’un seul tenant. À l’intérieur, quelque chose prit feu à son tour, peut-être un reste de tenture, peut-être un plancher trop sec, et une fumée épaisse se mit à s’échapper par les interstices des pierres, cherchant sa sortie par les meurtrières et les joints mal rebouchés.
Le feu grimpa jusqu’à la charpente du porche, puis aux étages supérieurs, et quand un premier pan de toiture s’effondra dans un grondement sourd, il sut que le château ne serait plus qu’un amas de murs ouverts aux intempéries, que la demeure des Dusel ne servirait plus. Il lâcha la torche consumée, qui s’éteignit en sifflant dans une flaque, se détourna et rejoignit sa troupe.
Les gardes montèrent à cheval, les artisans resserrèrent leurs prises sur les rênes, et personne ne se retourna en quittant la cour, tandis que la porte principale s’ouvrait pour eux une dernière fois avant que la chaleur et la chute des pierres ne l’achèvent à son tour. Derrière eux, Oléa continuait de brûler, pierre et bois mêlés, jusqu’à ne plus offrir qu’un abri fendu aux pluies et aux corneilles, tandis que devant eux la route marquée vers le nord s’étirait dans la lumière grise.
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