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Le Livre Tombé du Ciel
I. Le Convoi de l'Aube
L'aube pointait à peine ses doigts de rose au-dessus des collines d'Osterlich lorsque le convoi s'ébranla dans un concert de grincements et de hennissements. Six chariots bâchés s'étiraient sur la route poussiéreuse, escortés de huit soldats aux hauberts luisants de rosée matinale. Les chevaux, encore engourdis de sommeil, traînaient les pieds sur les pavés inégaux qui menaient hors de Krakow, la nouvelle capitale que la Siostry Vespasia avait établie sur ces terres méridionales du Grand Canal.
Le troisième chariot du convoi méritait qu'on s'y attardât. Sa caisse de bois de chêne, renforcée de ferrures noircies par le temps et l'usage, craquait sous le poids de son chargement. La bâche de toile cirée qui le recouvrait battait au vent comme une voile mal amarrée, révélant par instants l'entassement hétéroclite des malles de cuir clouté, des coffres cerclés de fer, et des sacs de jute ventrus qui s'amoncelaient jusqu'à déborder des ridelles.
Sur le banc du conducteur, le Frère Tadeusz tenait les rênes d'une main ferme mais distraite. C'était un homme dans la cinquantaine, au visage marqué par les veilles et les jeûnes, dont la robe de bure grise disparaissait presque sous un manteau de voyage rapiécé. Sa barbe, qu'il n'avait pas taillée depuis des semaines, cascadait sur sa poitrine comme une rivière grisonnante. Il marmonnait entre ses dents des prières à Podeszwa, ponctuées d'encouragements bourrus aux chevaux qui peinaient dans la montée.
Derrière lui, coincé entre deux malles de documents et un coffre de chandeliers liturgiques, un registre relié de cuir brun dépassait dangereusement. Son dos épais, gravé de caractères dorés à demi effacés, portait l'inscription : "Bureau d'Inspection du Domaine de la Siostry – Année VII de l'Établissement". Le volume, mal arrimé lors du chargement nocturne, glissait imperceptiblement à chaque cahot, chaque ornière, chaque pierre mal placée.
Le convoi serpentait maintenant le long d'une route qui longeait les falaises dominant le Grand Canal. À main gauche, la mer intérieure s'étendait jusqu'à l'horizon brumeux, ses eaux grises mouchetées d'écume blanche. À droite, les terres cultivées du domaine se déployaient en patchwork de champs labourés et de bosquets encore pris dans les brumes matinales. Au loin, on distinguait les silhouettes sombres des villages qui s'éveillaient, ponctuées des fumées montant des premiers feux.
Le Frère Tadeusz, perdu dans ses pensées, ne remarqua pas le registre qui glissait davantage à chaque secousse. Il songeait aux tâches qui l'attendaient : livrer ces documents au monastère de Brześć, rencontrer le Komes pour discuter des nouvelles taxes sur les récoltes, et surtout, transmettre le message confidentiel qu'on lui avait confié concernant l'état de santé de la Siostry.
Si fatiguée, pensait-il en secouant la tête. Depuis son retour d'Illyrie, elle ne reçoit presque plus personne. On dit qu'elle reste enfermée dans ses appartements, ne sortant que pour les offices les plus importants.
Un virage serré se présenta. La route, taillée à flanc de falaise, décrivait une courbe abrupte autour d'un promontoire rocheux. Le Frère Tadeusz tira légèrement sur les rênes, ralentissant l'allure. Les roues du chariot mordirent dans le gravier meuble, le châssis pencha dangereusement vers l'extérieur. C'est alors qu'une ornière profonde, invisible sous un tapis de feuilles mortes, attrapa la roue avant gauche.
Le chariot bondit.
Le registre, déjà à moitié sorti de son nid de malles, fut projeté dans les airs comme un oiseau maladroit tentant son premier envol. Il tournoya une fois, deux fois, ses pages de vélin épais battant comme des ailes, avant de retomber lourdement sur la route poussiéreuse, dans le sillage du convoi qui poursuivait sa route sans se douter de rien.
Le volume rebondit une fois sur la terre battue, s'ouvrit en grand, et se stabilisa enfin, étalé sur le chemin telle une créature éventrée offrant ses entrailles au regard du monde. Les pages, libérées de leur prison de cuir, frémissaient sous la brise marine qui remontait des falaises. La lumière dorée de l'aube caressait l'encre noire tracée en colonnes serrées, révélant une écriture administrative méticuleuse, ponctuée çà et là de paraphes et de cachets de cire rouge.
Un corbeau, perché sur une branche d'épineux voisin, pencha la tête de côté, intrigué par cet objet insolite. Il s'envola, décrivit un cercle au-dessus du registre abandonné, puis se posa à quelques pas, observant avec la méfiance instinctive des charognards cette proie potentielle.
Le vent tourna les pages, une à une, révélant les secrets soigneusement consignés du domaine de la Siostry. Et si un voyageur attentif s'était trouvé là, à ce moment précis, sur cette route déserte du petit matin, voici ce qu'il aurait pu lire...
II. Le Rapport du Scribe Bureaucrate
BUREAU D'INSPECTION DU DOMAINE DE LA SIOSTRY VESPASIA
Établi en l'an VII de notre Installation en Terre d'Osterlich
Sous l'autorité spirituelle et temporelle de Sa Sainteté la Siostry
Et la supervision administrative de Main-De-Sixte Aldric Ravenswood
RAPPORT D'INSPECTION TRIMESTRIELLE
Rédigé par le Scribe-Inspecteur Quaternaire Fryderyk Zawadzki
Visé et contresigné selon les dispositions de l'Ordonnance XXIII bis
Note griffonnée en marge, d'une écriture plus hâtive :
Podeszwa tout-puissant, encore trois établissements à visiter. Mes genoux ne supportent plus ces chevauchées. Et ce rhume qui empire. Atchoum.
PREMIÈRE INSPECTION : HOSPICE DE SAINTE-MARGUERITE-DES-AFFLICTIONS
Localisation cadastrale : Parcelle 94 × 223, quadrant nord-occidental du domaine
Date d'inspection : 14e jour de la phase Merkor, neuvième mois
Conditions météorologiques : Bruine persistante, température fraîche, vent d'est modéré
I. CONFORMITÉ ARCHITECTURALE
L'établissement se présentait sous la forme d'une bâtisse de pierre grise extraite des carrières locales (conformité au Décret sur l'Uniformité Architecturale : VALIDÉE), composée de :
Un corps de bâtiment principal : 47 toises de longueur, 23 toises de largeur, 8 toises de hauteur au faîtage
Deux ailes latérales : 18 toises chacune
Un mur d'enceinte : 312 toises de périmètre total, hauteur moyenne 12 pieds
Une chapelle attenante : conforme aux spécifications du Canon Liturgique VII
État général : Satisfaisant, hormis infiltrations d'eau signalées au niveau du mur sud-est (voir annexe technique F-27)
Note marginale, d'une écriture tremblante :
Les murs suintent d'humidité. Et d'autre chose. Une odeur de moisi, de désespoir et de... quelque chose que je ne saurais nommer. J'ai hâte de quitter cet endroit.
II. INVENTAIRE DU MOBILIER ET DES ÉQUIPEMENTS
Conformément à l'article 42 du Règlement Intérieur des Établissements Caritatifs :
Cellules d'isolement :
37 cellules voûtées (dimensions standard : 6 pieds × 4 pieds)
37 paillasses (état : variable, 12 nécessitant remplacement)
37 crucifix de bois (conformes)
37 pots de chambre en terre cuite (14 fêlés, remplacement requis)
148 chaînes de contention murales (fer forgé, vérifiées individuellement)
74 entraves pour poignets (cuir renforcé de fer)
74 entraves pour chevilles (idem)
Note marginale, presque illisible :
J'ai entendu les cris. Toute la nuit précédant mon inspection. Des hurlements qui ne semblaient pas humains. Le Frère Anselme dit que ce sont les démons qui protestent en quittant les corps. Je veux bien le croire. Je dois le croire.
Salle commune :
23 tables en bois de chêne (conformes)
92 tabourets (dont 8 bancals nécessitant réparation)
1 chaire pour les lectures liturgiques (conformité au Canon XVII)
4 braseros pour le chauffage hivernal (entretien correct)
Infirmerie :
12 lits de soins (draps blancs selon réglementation, changés hebdomadairement)
6 tables d'examen (bois et fer, état satisfaisant)
Instruments médicaux : 23 lancettes pour saignées, 17 scalpels, 34 ventouses de verre, 8 trépans (état : excellent)
Pharmacopée : 127 fioles d'élixirs divers, 89 sachets d'herbes séchées, 12 onguents en pots de terre
200 livres de linge blanc (comptabilisées et conformes)
Note marginale, d'une écriture plus posée mais inquiète :
Le Frère Anselme m'a montré ses "succès". Trois patients "guéris" de leurs possessions. Ils se tenaient dans la cour, le regard vide, la bouche bavante. Guéris? Ils semblent plutôt... brisés. Mais qui suis-je pour juger les mystères de la foi et de la médecine?
III. PERSONNEL RECENSÉ
1 Directeur : Frère Anselme de Kołobrzeg (ordonné depuis 23 ans, formation théologique complète, spécialisation en démonologie pratique)
8 Frères soignants (formation médicale variable : 3 à 7 ans)
4 Frères servants (tâches domestiques et entretien)
2 Frères portiers (surveillance et sécurité du périmètre)
1 Aumônier permanent (offices quotidiens et sacrements)
Salaires et appointements : Conformes au barème établi par l'Ordonnance Salariale XIV (vérification des livres de comptes : OK)
Note marginale :
Le Frère Anselme a un regard... comment dire? Lumineux. Trop lumineux. Comme si une flamme brûlait derrière ses pupilles. Il parle doucement, avec une patience infinie, mais quelque chose dans sa voix me glace le sang. Il dit qu'il a "un don". Que Podeszwa lui parle directement. Qui suis-je pour douter?
IV. PATIENTS RECENSÉS
Au jour de l'inspection : 42 patients (capacité maximale : 50)
Classification selon l'Édit sur les Affections Mentales et Spirituelles :
Catégorie A (Possession démoniaque avérée) : 8 cas
Catégorie B (Folie maniaque avec violence) : 12 cas
Catégorie C (Mélancolie profonde avec tendances suicidaires) : 9 cas
Catégorie D (Autres affections mentales) : 13 cas
Durée moyenne de séjour : 7 mois et 3 semaines
Taux de guérison déclaré : 34% (sous réserve de vérification ultérieure)
Taux de mortalité : 8% (conforme aux standards de l'hospice)
Note marginale, l'écriture devient fébrile :
J'ai demandé à voir les registres de décès. Le Frère Anselme a hésité. Puis il m'a conduit dans une pièce froide où sont consignés les noms. Tant de noms. "Ils étaient trop loin dans les griffes de Ciemnota", a-t-il murmuré. "Nous ne pouvions rien pour eux." Mais pourquoi cette pièce sent-elle la terre fraîchement remuée?
V. TRAITEMENTS ADMINISTRÉS
Recensement des méthodes thérapeutiques conformément au Protocole Médical Podeszwite :
Prières d'exorcisme : quotidiennes pour patients de Catégorie A (durée : 2 à 6 heures)
Saignées thérapeutiques : 3 fois par semaine (volume prélevé : selon nécessité médicale)
Bains d'eau glacée : 2 fois par semaine (durée : 15 minutes, température : < 10°C)
Jeûnes purificateurs : selon prescription individuelle (durée : 2 à 7 jours)
Isolement cellulaire : selon degré de dangerosité (durée : variable)
Application de sangsues : selon nécessité (nombre : 5 à 20 par séance)
Tonsure complète : obligatoire à l'admission (facilite application d'onguents sur le crâne)
Note marginale, presque illisible tant la main tremble :
J'ai assisté à une "séance thérapeutique". Un homme enchaîné à une chaise, le Frère Anselme psalmodiant face à lui pendant des heures. L'homme hurlait, bavait, se tordait. Puis soudain, le silence. Un silence terrible. L'homme s'est affaissé. "Le démon est parti", a dit le Frère avec un sourire. Mais les yeux du patient... vides. Complètement vides.
VI. ASPECTS FINANCIERS
Budget annuel alloué : 2,400 livres d'or (conformité budgétaire : VALIDÉE)
Répartition :
Alimentation : 800 livres (pain, bouillie d'avoine, légumes, viande 2 fois/semaine)
Salaires : 960 livres
Entretien bâtiments : 320 livres
Fournitures médicales : 240 livres
Divers : 80 livres
Dépenses exceptionnelles du trimestre :
Réparation du toit de l'aile est : 47 livres
Remplacement de 12 paillasses : 6 livres
Achat de 200 livres de chaînes supplémentaires : 34 livres (justification : "augmentation des cas violents")
Note marginale :
Pourquoi tant de chaînes? Le Frère Anselme explique que les possédés développent "une force surnaturelle". Peut-être. Ou peut-être est-ce la peur qui nécessite tant de fer?
VII. RÉPUTATION ET RAYONNEMENT
L'Hospice de Sainte-Marguerite-des-Afflictions jouissait d'une réputation honorable au sein du domaine et au-delà. Son directeur, le Frère Anselme, était consulté par des familles venues d'aussi loin que Brześć et même de certaines provinces d'Okord pour des cas jugés désespérés.
Témoignages recueillis :
Dame Krystyna de Kołobrzeg : "Mon fils était possédé par sept démons. Le Frère Anselme les a tous chassés. Mon fils est calme maintenant. Très calme."
Marchand Wojtek de Zatoka : "Ma femme entendait des voix. Après trois mois à l'hospice, elle n'entend plus rien. Elle ne parle plus beaucoup non plus, mais c'est mieux qu'avant."
Note marginale, presque un cri sur le papier :
"Calme". "Ne parle plus". Tous les témoignages se ressemblent. Les familles semblent... soulagées? Résignées? J'ai vu ces patients "guéris". Ils sont dociles comme des agneaux, mais leurs regards... Podeszwa, protège-nous.
VIII. OBSERVATIONS PARTICULIÈRES
Lors de mon inspection, je notai certains éléments ne figurant pas dans les catégories réglementaires standard :
La présence d'un puits dans la cour intérieure, scellé par une grille de fer verrouillée. Le Frère Anselme refusa d'en expliquer la fonction, invoquant des "raisons spirituelles".
Des inscriptions en langue ancienne gravées sur les murs des cellules d'isolement. Le Frère affirma qu'il s'agissait de "protections contre les forces obscures".
Un bâtiment annexe, fermé à clef, dont l'accès me fut refusé. "C'est là que nous conservons les objets maudits retirés aux possédés", me dit-on.
Note marginale, l'écriture se fait presque paniquée :
J'ai entendu quelque chose venir de ce bâtiment. Un grattement. Comme des ongles sur la pierre. Le Frère Anselme a souri. "Les derniers soubresauts des démons emprisonnés", a-t-il dit. Puis il a posé sa main sur mon épaule. Sa main était glacée. "Ne vous inquiétez pas, Inspecteur. Podeszwa veille."
IX. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
L'Hospice de Sainte-Marguerite-des-Afflictions remplissait globalement ses fonctions caritatives et spirituelles conformément aux directives du domaine de la Siostry Vespasia.
Conformité administrative : VALIDÉE (score : 87/100)
Recommandations :
Procéder au remplacement des pots de chambre fêlés (priorité : mineure)
Réparer les tabourets bancals de la salle commune (priorité : mineure)
Investiguer les infiltrations d'eau mur sud-est (priorité : moyenne)
Effectuer un audit approfondi des méthodes thérapeutiques rayé et remplacé par : Faire confiance à l'expertise du Frère Anselme
Certification : Le présent établissement est APPROUVÉ pour la poursuite de ses activités.
Signé : Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire
Date : 14e jour de la phase Merkor, neuvième mois, An VII
Note marginale finale, presque invisible tant l'écriture est petite :
Je pars demain pour la Tour de l'Étoile Noire. J'espère y trouver plus de... raison. Plus de lumière. L'hospice m'a troublé d'une manière que je ne peux expliquer dans un rapport officiel. Mais Podeszwa voit tout. Il sait ce que j'ai vu. Ce que j'ai ressenti. Et peut-être comprendra-t-il pourquoi, cette nuit, je ne peux fermer l'œil sans voir le regard vide de ces patients "guéris".
DEUXIÈME INSPECTION : TOUR DE L'ÉTOILE NOIRE
Localisation cadastrale : Parcelle 90 × 218, altitude 847 pieds au-dessus du niveau du Grand Canal
Date d'inspection : 19e jour de la phase Jidor, neuvième mois
Conditions météorologiques : Ciel dégagé, vent violent en altitude, température fraîche
Note marginale, d'une écriture plus assurée :
La montée a duré quatre heures. Mes mollets me brûlent encore. Mais l'air pur de l'altitude m'a fait du bien après l'atmosphère étouffante de l'hospice. Ici, au moins, on respire.
I. SITUATION ET ARCHITECTURE
La Tour de l'Étoile Noire s'élevait tel un pilier sombre sur le pic rocheux du mont Czarna Gwiazda. Construite en basalte local (conformité au Décret sur l'Utilisation des Matériaux Régionaux : VALIDÉE), elle présentait les caractéristiques suivantes :
Forme : cylindrique
Diamètre extérieur : 34 pieds
Hauteur totale : 187 pieds (soit environ 18 étages)
Épaisseur des murs : 8 pieds à la base, 5 pieds au sommet
Nombre de fenêtres : 47 (étroites, type meurtrières)
Escalier intérieur : spirale, 632 marches (comptées personnellement)
Accès : Une route taillée dans la roche, praticable à cheval avec prudence, longueur 3,200 toises depuis le village le plus proche (Czarnków).
Note marginale :
Le basalte absorbe la lumière. Même en plein jour, la tour semble plus sombre que son environnement. Un effet optique troublant. Ou peut-être est-ce voulu?
II. FONCTION ET MISSION
Conformément à l'Édit Secret XLII de la Siostry (dont je ne puis reproduire le contenu intégral sous peine de violation du Serment du Silence), la Tour de l'Étoile Noire servait de Bibliothèque des Archives Sensibles.
Y étaient conservés :
Manuscrits interdits (théologie hérétique, grimoires présumés, témoignages de possessions)
Cartes stratégiques secrètes (routes militaires, fortifications des royaumes voisins)
Chroniques non-officielles (récits de massacres, scandales ecclésiastiques, affaires d'État)
Documents diplomatiques classifiés (correspondances interceptées, traités secrets)
Registres censurés (listes d'hérétiques, accusations de sorcellerie, procès-verbaux d'inquisition)
Volume estimé : 12,847 documents (recensement en cours, achèvement prévu dans 7 ans)
Note marginale :
Pourquoi tout ceci est-il caché? Le Frère Gardien m'a expliqué : "Certaines connaissances sont trop dangereuses pour le commun. Seuls les esprits formés peuvent les manipuler sans risque de corruption." J'ai acquiescé, mais une question me taraudait : qui décide quelles connaissances sont dangereuses?
III. ORGANISATION INTERNE
La tour se divisait en 18 niveaux, chacun dédié à une catégorie spécifique de documents :
Niveaux 1-3 : Archives historiques (guerres anciennes, chroniques de l'Empire d'Ohm, généalogies des grandes maisons)
Niveaux 4-6 : Documents théologiques controversés (débats sur la nature de Podeszwa, exégèses contestées du Podreznik)
Niveaux 7-9 : Cartes et documents stratégiques (mise à jour trimestrielle par les cartographes du domaine)
Niveaux 10-12 : Correspondances diplomatiques (classement par royaume et par année)
Niveaux 13-15 : Grimoires et manuscrits occultes (magie théorique, alchimie, astrologie judiciaire)
Niveau 16 : Archives médicales sensibles (traités sur les maladies incurables, descriptions d'épidémies, autopsies interdites)
Niveau 17 : Documents trop sensibles pour classification (accès restreint au Frère Gardien et à la Siostry uniquement)
Niveau 18 : Chambre du Frère Gardien Suprême
Note marginale, l'écriture se fait admirative :
L'organisation est d'une précision remarquable. Chaque document est numéroté, classé, répertorié dans trois registres différents. Un travail de titan. Un travail de toute une vie. Ou plutôt, de plusieurs vies.
IV. PERSONNEL RECENSÉ
1 Frère Gardien Suprême : Frère Mścisław l'Ermite (âge : inconnu, en poste depuis 20 ans, n'avait jamais redescendu de la montagne depuis sa nomination)
6 Scribes-Copistes : formation universitaire complète, spécialisation en paléographie et langues anciennes
2 Frères servants : approvisionnement et entretien
0 Gardien armé (la tour était considérée comme inexpugnable de par sa situation)
Particularité notable : Les scribes-copistes effectuaient des rotations de 3 mois. Passé ce délai, ils redescendaient obligatoirement au village pour "aération mentale" (selon les termes du Frère Gardien). Seul le Frère Mścisław demeurait en permanence.
Note marginale :
J'ai interrogé les scribes sur cette rotation. L'un d'eux, le jeune Frère Karol, m'a confié à voix basse : "Trois mois, c'est le maximum. Après, on commence à... voir des choses. À entendre des voix dans les manuscrits. Le Frère Mścisław, lui, il est au-delà de tout ça maintenant. Il parle aux livres. Et parfois, on a l'impression qu'ils lui répondent."
V. INVENTAIRE DES RESSOURCES
Mobilier et équipement :
127 étagères en bois de chêne (hauteur variable selon les niveaux)
18 pupitres de lecture (un par niveau)
42 chandelles (cire d'abeille, renouvelées hebdomadairement)
6 pupitres de copie (niveau 4, réservés aux scribes)
23 échelles (bois, pour accès aux étagères supérieures)
1 horloge à eau (niveau 9, précision remarquable)
347 boîtes de protection en bois et cuir (pour manuscrits les plus fragiles)
Fournitures de copie :
Parchemin : 2,400 feuilles en stock
Vélin : 820 feuilles (pour documents particulièrement importants)
Encre noire : 34 fioles
Encre rouge (pour annotations critiques) : 12 fioles
Encre dorée (pour enluminures) : 3 fioles (coût prohibitif, usage extrêmement parcimonieux)
Plumes d'oie : 247 (état variable)
Cire à cacheter : 67 bâtons (rouge et noire)
Note marginale :
Le coût des fournitures est astronomique. Mais le Frère Mścisław m'a fait remarquer : "Un manuscrit perdu est une perte irréparable pour l'humanité. Peu importe le prix."
VI. CONDITIONS DE VIE
Les conditions de vie dans la tour étaient... spartiates.
Alimentation : Deux fois par semaine, un frère servant montait des provisions depuis Czarnków :
Pain noir : 40 livres
Fromage séché : 15 livres
Viande fumée : 10 livres
Légumes racines : 30 livres
Ale : 12 pintes
Eau : 40 pintes (puisée à la source de montagne à mi-chemin)
Chauffage : Un unique brasér o par niveau (combustible : charbon, livré mensuellement, 400 livres par livraison)
Couchage : Paillasses sommaires, une couverture de laine par personne
Note marginale, l'écriture se fait compatissante :
J'ai demandé au Frère Mścisław comment il supportait de vivre ainsi depuis vingt ans. Il m'a regardé avec des yeux que je ne peux décrire... anciens? Lointains? "Inspecteur", m'a-t-il dit, "quand on vit entouré de tant de sagesse, de tant de connaissances, le corps n'a plus d'importance. Je mange pour ne pas mourir. Je dors pour rêver des manuscrits. C'est suffisant."
VII. SÉCURITÉ ET CONFIDENTIALITÉ
Mesures de sécurité physique :
Porte d'entrée : chêne massif renforcé de fer, épaisseur 8 pouces, 3 verrous
Fenêtres : trop étroites pour permettre une intrusion (largeur max : 8 pouces)
Escalier : unique accès entre les niveaux, facilement défendable
Isolation géographique : la montée décourageait les visiteurs non-déterminés
Mesures de confidentialité :
Serment du Silence : obligatoire pour tout personnel (violation = excommunication + bannissement)
Registre des visiteurs : consignation obligatoire (nom, raison, durée, documents consultés)
Consultation sur place uniquement : interdiction formelle d'emporter le moindre document hors de la tour
Copie interdite : sauf autorisation écrite de la Siostry elle-même
Note marginale :
En tant qu'inspecteur, j'ai pu consulter le registre des visiteurs des cinq dernières années. J'y ai trouvé des noms surprenants : trois Komes d'Osterlich, un ambassadeur d'Okord, deux cardinaux Podeszwites, et... la Siostry elle-même, à dix-sept reprises avant son départ pour l'Illyrie. Que cherchait-elle dans ces archives?
VIII. DÉCOUVERTES TROUBLANTES
Lors de ma visite du niveau 17 (accompagné du Frère Mścisław, seul autorisé à m'y conduire), je fus témoin de contenus particulièrement... déstabilisants.
Documents consultés (avec autorisation expresse) :
1. "Chronique Secrète de la Chute d'Ohm" : manuscrit de 847 pages relatant la corruption finale de l'Empire. Y étaient détaillés des rituels de magie noire pratiqués par l'Empereur-Dieu déchu. (Note : lecture difficile, certains passages ont provoqué chez moi des nausées)
2. "Carte des Tombeaux Interdits" : localisation précise de 23 sépultures antiques dans tout le monde connu, accompagnée d'avertissements sur les "malédictions actives". (Note : le tombeau de Gweddnidrup y figure, annoté de symboles que je ne sais interpréter)
3. "Registre des Hérésies du Culte de Podeszwa" : recension de 147 déviations théologiques au sein même de notre foi, certaines jugées si dangereuses qu'elles avaient été physiquement brûlées (le registre ne conservait que leurs titres). (Note : troublant de constater que notre foi, que je croyais monolithique, a tant vacillé)
4. "Correspondance Secrète entre Baldir XXXIII et [nom effacé]" : lettres échangées durant la Croisade en Okord, révélant des motivations moins... spirituelles que proclamées officiellement. (Note : ai-je vraiment lu ce que j'ai lu? Mieux vaut ne pas approfondir)
Note marginale, l'écriture devient presque illisible tant la main tremble :
Le Frère Mścisław m'a laissé seul dans cette salle pendant une heure. Une heure qui m'a paru une éternité. Les documents parlaient de choses que je n'aurais jamais dû savoir. De secrets qui ébranlent les fondements mêmes de notre foi, de notre histoire, de notre compréhension du monde. Je comprends maintenant pourquoi ces archives sont gardées ici, loin de tout. Certaines vérités sont... insupportables.
IX. ENTRETIEN AVEC LE FRÈRE GARDIEN SUPRÊME
J'eus l'honneur de m'entretenir longuement avec le Frère Mścisław dans sa chambre au sommet de la tour. L'homme était... comment dire? Détaché? Transcendant? Fou? Je ne savais.
Il vivait dans une cellule spartiate de 10 pieds carrés. Un lit, une table, une chaise, un crucifix. C'était tout. Par la fenêtre unique, on apercevait l'immensité du ciel étoilé (d'où le nom de la tour, m'expliqua-t-il).
"Depuis vingt ans, Inspecteur," me dit-il de sa voix étonnamment jeune, "je n'ai pas redescendu cette montagne. Certains me croient prisonnier. D'autres pensent que je suis devenu fou. La vérité est plus simple : je suis libre. Plus libre que je ne l'ai jamais été."
Il se tut un moment, son regard perdu vers les étoiles.
"Ces manuscrits," reprit-il, "contiennent toute l'horreur de l'humanité. Toute sa grandeur aussi. Ses mensonges, ses trahisons, ses moments de grâce. Je suis le gardien de cette mémoire. Et cette mémoire m'a... changé."
Je lui demandai s'il ne souffrait pas de solitude.
Il sourit. Un sourire triste mais paisible.
"La solitude? Je suis entouré de milliers de voix, Inspecteur. Les voix des auteurs de ces manuscrits. Elles me parlent chaque nuit. Elles me racontent leurs histoires, leurs regrets, leurs espoirs. Non, je ne suis pas seul. Peut-être suis-je même trop accompagné."
Note marginale, presque un sanglot sur le papier :
J'ai compris, à cet instant, que le Frère Mścisław était perdu. Perdu dans les archives, dans les connaissances, dans les secrets. Il ne redescendrait jamais. Il mourrait ici, au sommet de cette tour, entouré de ses manuscrits. Et peut-être était-ce mieux ainsi. Car l'homme que j'ai vu là-haut n'appartenait déjà plus tout à fait au monde des vivants.
X. ASPECTS FINANCIERS
Budget annuel alloué : 1,800 livres d'or (conformité budgétaire : VALIDÉE)
Répartition :
Salaires : 720 livres (les scribes étaient bien rémunérés pour compenser les conditions de vie)
Fournitures de copie : 480 livres (parchemin, encres, etc.)
Alimentation : 240 livres (spartiate mais suffisante)
Chauffage : 180 livres (charbon)
Entretien bâtiment : 120 livres (minimal, la pierre ne nécessitait que peu de soins)
Divers : 60 livres
Dépenses exceptionnelles du trimestre :
Réparation de l'horloge à eau (niveau 9) : 23 livres
Remplacement de 7 échelles pourries : 14 livres
Achat de 200 feuilles de vélin de grande qualité : 67 livres (pour copie d'un manuscrit particulièrement rare)
Note marginale :
Le budget semble maîtrisé. Pas de dépenses superflues. Chaque livre d'or est utilisée avec parcimonie. Le Frère Mścisław gère ses finances comme il gère ses manuscrits : avec rigueur et précision.
XI. OBSERVATIONS SUR L'ÉTAT DE LA SIOSTRY
Lors de mon entretien avec le Frère Mścisław, j'évoquai – discrètement – l'état de santé de la Siostry Vespasia. Le Frère Gardien eut une réaction... étrange.
Il se tut longuement, son regard fixé sur les étoiles. Puis il parla, comme s'il récitait un texte ancien :
"La Siostry porte le poids du domaine sur ses épaules. Chaque décision, chaque sacrifice, chaque compromis. Son voyage en Illyrie l'a épuisée. Elle a apporté la paix à nos frères Osterlichois, mais à quel prix pour elle-même?"
Il se tourna vers moi.
"J'ai vu les archives, Inspecteur. J'ai lu les rapports médicaux confidentiels. La Siostry ne dort plus. Elle ne mange presque plus. Elle s'enferme dans ses appartements et refuse de voir quiconque sauf Main-De-Sixte Ravenswood. Certains murmurent qu'elle a perdu la foi. D'autres, qu'elle l'a au contraire trouvée trop profondément et qu'elle se consume dans une contemplation mystique excessive."
Une pause.
"Mais moi, je pense autre chose. Je pense qu'elle sait quelque chose. Quelque chose qu'elle a découvert lors de son voyage. Quelque chose qui l'a... changée."
Note marginale, l'écriture est hésitante :
Devrais-je rapporter ces paroles dans mon rapport officiel? Le Frère Mścisław n'a fait qu'exprimer des opinions personnelles. Mais venant de lui, de l'homme qui garde tous les secrets du domaine, ces mots prennent un poids terrible. Que sait la Siostry? Que porte-t-elle en elle qui la dévore ainsi?
XII. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
La Tour de l'Étoile Noire remplissait sa mission de conservation et de classification des archives sensibles avec une efficacité remarquable.
Conformité administrative : VALIDÉE (score : 94/100)
Recommandations :
Procéder au remplacement des échelles restantes présentant des signes de faiblesse (priorité : moyenne)
Augmenter le budget chauffage pour l'hiver prochain (les scribes se plaignent du froid) (priorité : moyenne)
Envisager la nomination d'un Frère Gardien Suprême adjoint (le vieillissement du Frère Mścisław, bien qu'il le nie, est une réalité) (priorité : faible mais stratégique)
Investiguer l'état mental du Frère Gardien rayé Respecter le choix de vie du Frère Gardien
Certification : Le présent établissement est APPROUVÉ pour la poursuite de ses activités.
Signé : Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire
Date : 19e jour de la phase Jidor, neuvième mois, An VII
Note marginale finale :
Je descends demain vers le Jardin des Simples de Radosgav. J'espère y trouver la paix que ni l'hospice ni la tour ne m'ont offerte. Des plantes, de la terre, du soleil. Des choses simples. Des choses qui ne cachent pas de secrets terribles. Podeszwa, guide mes pas.
TROISIÈME INSPECTION : JARDIN DES SIMPLES DE RADOSGAV
Localisation cadastrale : Parcelle 96 × 215
Date d'inspection : 3e jour de la phase Vendor, dixième mois
Conditions météorologiques : Ensoleillé, température douce, légère brise du sud
Note marginale, l'écriture est soudain plus légère, presque joyeuse :
Enfin! De l'air frais, du soleil, des couleurs! Après les ténèbres de l'hospice et l'austérité de la tour, ce jardin est comme un baume sur mon âme fatiguée. J'entends le bourdonnement des abeilles. Je sens le parfum de la menthe et de la lavande. Je revis.
I. SITUATION ET CONFIGURATION
Le Jardin des Simples de Radosgav s'étendait sur un terrain rectangulaire de dimensions généreuses :
Longueur : 247 toises
Largeur : 183 toises
Surface totale : environ 45,201 toises carrées
Clôture : Mur de pierre sèche (conformité au Règlement sur les Enclos Agricoles : VALIDÉE)
Hauteur : 6 pieds
Épaisseur : 2 pieds
Longueur totale : 860 toises
État : excellent, récemment restauré sur le flanc nord
Orientation : Le jardin était orienté selon un axe nord-sud, optimisant l'ensoleillement (excellente conformité aux Principes Agronomiques Podeszwites).
Note marginale :
Tout ici respire l'ordre et l'harmonie. Rien à voir avec le chaos contrôlé de l'hospice ou l'austérité glaciale de la tour. Ici, la nature est domestiquée avec respect, non domptée avec violence.
II. ORGANISATION INTERNE
Le jardin se divisait en parcelles géométriques parfaitement symétriques, selon un plan qui révélait une connaissance approfondie tant de la botanique que de la géométrie sacrée.
Configuration :
144 parcelles carrées (disposition : 12 × 12)
Dimension de chaque parcelle : 12 pieds × 12 pieds
Allées entre les parcelles : 3 pieds de largeur (gravier fin)
Quatre allées principales (orientation cardinale) : 6 pieds de largeur
Au centre exact du jardin se trouvait le Puits de Sainte-Hildegarde, structure circulaire de pierre blanche surmontée d'un toit de tuiles rouges, d'où était puisée l'eau nécessaire à l'irrigation.
Système d'irrigation :
Puits central : profondeur 47 pieds, débit constant
12 canaux secondaires en pierre (creusés dans le sol, recouverts de dalles amovibles)
Arrosage manuel via seaux et arrosoirs (72 unités recensées)
Fréquence : quotidienne en été, bi-hebdomadaire en hiver
Note marginale :
J'ai bu de l'eau de ce puits. Elle est d'une fraîcheur et d'une pureté remarquables. Les sœurs affirment qu'elle possède des vertus thérapeutiques propres. Je ne suis pas médecin, mais je peux témoigner qu'elle est délicieuse.
III. INVENTAIRE BOTANIQUE (EXTRAIT)
Conformément à l'Édit sur la Conservation des Savoirs Médicinaux, je procédai à un recensement complet des espèces cultivées. (Note : ce recensement m'a pris trois jours complets, avec l'aide de Sœur Bronisława, l'herboriste en chef)
Plantes médicinales cultivées (liste non-exhaustive, par catégories principales) :
Parcelles 1-12 : Herbes aromatiques et digestives
Aneth, Basilic sacré, Camomille romaine, Fenouil, Menthe poivrée
Parcelles 13-24 : Vulnéraires et cicatrisantes
Achillée millefeuille, Calendula, Consoude, Plantain
Parcelles 25-36 : Plantes des fièvres et infections
Échinacée, Saule blanc, Sureau noir, Thym
Parcelles 49-60 : Plantes calmantes et sédatives
Aubépine, Mélisse, Passiflore, Valériane
Parcelles 133-144 : Plantes DANGEREUSES (accès restreint)
Aconit (POISON MORTEL, clôture spéciale)
Belladone (POISON MORTEL, surveillance constante)
Ciguë (POISON MORTEL, panneau d'avertissement)
Digitale (TOXIQUE, usage médicinal strict)
Jusquiame (TOXIQUE, hallucinogène)
Mandragore (TOXIQUE, narcotique, légendes nombreuses)
Note marginale, l'écriture se fait prudente :
Les sœurs m'ont longuement expliqué que ces plantes dangereuses sont essentielles à la pharmacopée. À doses infinitésimales, elles soignent. Mais une erreur de dosage, et elles tuent. C'est Sœur Bronisława elle-même qui s'occupe de ces parcelles. Personne d'autre n'y touche. Elle m'a montré ses registres de récolte : chaque feuille, chaque fleur, chaque racine est comptabilisée. Rien ne se perd. Rien n'est volé. La rigueur ici égale celle de la Tour de l'Étoile Noire.
IV. PERSONNEL RECENSÉ
1 Herboriste en Chef : Sœur Bronisława de Gdańsk (formation : 27 ans d'apprentissage, connaissance encyclopédique)
11 Sœurs Guérisseuses (formation : 5 à 15 ans selon ancienneté)
4 Novices (en apprentissage, tâches simples uniquement)
2 Frères Jardiniers (entretien des structures, travaux lourds)
Organisation du travail :
Rotation hebdomadaire entre les parcelles (chaque sœur connaissait progressivement toutes les plantes)
Spécialisation progressive selon aptitudes et affinités
Enseignement continu : 2 heures quotidiennes de cours théoriques (anatomie, préparations, dosages)
Prières communes : 5 fois par jour (rythme monastique classique)
Note marginale :
J'ai assisté à une leçon de Sœur Bronisława. Elle enseignait les propriétés de la valériane à trois novices. Sa pédagogie est remarquable : elle alterne théorie (composition chimique, effets physiologiques) et pratique (reconnaissance de la plante, récolte, séchage). Les novices l'écoutent avec une attention quasi-religieuse. Et c'est normal : une erreur dans ce domaine peut coûter des vies.
V. PRODUCTION ET TRANSFORMATION
Le jardin ne se contentait pas de cultiver les plantes : il les transformait en remèdes utilisables.
Bâtiments annexes :
1. Le Séchoir (32 pieds × 24 pieds)
47 claies suspendues (bois, tissage serré)
Ventilation optimale (fenêtres orientées pour courants d'air)
Capacité : environ 300 livres de plantes fraîches simultanément
Durée moyenne de séchage : 7 à 14 jours selon les espèces
2. Le Laboratoire de Préparation (28 pieds × 28 pieds)
6 tables de travail en bois massif
23 mortiers et pilons (pierre, tailles variées)
147 fioles et flacons de verre (stockage des extraits et teintures)
1 alambic de cuivre (distillation d'huiles essentielles)
3 chaudrons de fer (préparation de décoctions)
2 presses (extraction de jus)
3. La Réserve (20 pieds × 20 pieds)
Température contrôlée (semi-enterrée pour fraîcheur)
89 jarres de terre cuite (stockage plantes séchées)
234 sachets de toile (préparations prêtes à l'emploi)
67 bouteilles de verre sombre (teintures et extraits liquides)
Système d'étiquetage rigoureux (nom, date de récolte, propriétés, dosages)
Note marginale, admirative :
L'organisation est militaire. Chaque plante, chaque préparation, chaque outil a sa place exacte. Sœur Bronisława m'a expliqué : "Dans notre travail, le désordre tue. Un flacon mal étiqueté, une préparation confondue avec une autre, et c'est la catastrophe." J'ai vu les cahiers de suivi : des registres où chaque étape de chaque préparation est consignée. Si une erreur survient, on peut remonter à sa source.
VI. PRODUCTION ANNUELLE
D'après les registres que Sœur Bronisława m'autorisa généreusement à consulter :
Année VI (dernière année complète) :
Tisanes et mélanges secs : 2,847 sachets
Teintures alcooliques : 432 fioles
Onguents et baumes : 234 pots
Huiles médicinales : 89 bouteilles
Sirops : 127 bouteilles
Poudres (racines broyées) : 347 sachets
Cataplasmes prêts à l'emploi : 892 unités
Distribution :
60% pour les hospices et infirmeries du domaine
25% pour les apothicaires des villages (vente à prix modéré)
10% pour l'Hospice de Sainte-Marguerite (gratuitement, par charité)
5% en réserve (cas d'épidémie ou catastrophe)
Note marginale :
Les chiffres sont impressionnants. Ce jardin produit suffisamment de remèdes pour soigner des milliers de personnes. Et pourtant, Sœur Bronisława soupire : "Ce n'est jamais assez. La maladie est plus productive que nous." Un réalisme qui m'a touché.
VII. ASPECTS FINANCIERS
Budget annuel alloué : 1,200 livres d'or (conformité budgétaire : VALIDÉE)
Répartition :
Salaires : 480 livres (les sœurs étaient modestement rémunérées, leur vraie récompense était spirituelle)
Semences et plants : 180 livres (importations régulières d'espèces rares)
Fournitures (fioles, alcool, cire, tissus, etc.) : 240 livres
Entretien (outils, réparations) : 120 livres
Alimentation : 120 livres (repas communautaires simples)
Divers : 60 livres
Revenus générés par la vente des préparations :
Année VI : 847 livres d'or
Année V : 792 livres d'or
Année IV : 723 livres d'or
Analyse : Le jardin ne générait pas de profit (les revenus couvraient environ 70% des dépenses), mais ce n'était pas son but. La mission était caritative avant d'être commerciale.
Note marginale :
Sœur Bronisława m'a confié, avec un petit sourire : "Si nous voulions faire du profit, Inspecteur, nous vendrions nos remèdes dix fois plus cher. Mais ce serait trahir Podeszwa. La santé n'est pas une marchandise, c'est un don que nous transmettons." Noble philosophie. Rare en ces temps cupides.
VIII. FORMATION ET TRANSMISSION DU SAVOIR
Un aspect crucial du jardin était sa fonction pédagogique.
Le Programme de Formation des Novices (durée : 5 ans minimum)
Première année : Apprentissage de la reconnaissance des plantes
Deuxième année : Propriétés médicinales
Troisième année : Techniques de transformation
Quatrième année : Dosages et formulations
Cinquième année : Pratique clinique
Note marginale, respectueuse :
J'ai parlé avec une novice en quatrième année, Sœur Małgorzata. Ses connaissances dépassent celles de nombreux médecins diplômés que j'ai rencontrés. Elle m'a expliqué la différence entre teinture-mère et macération, les ratios de dilution, les interactions entre plantes... Un savoir précis, scientifique, rigoureux. Ces femmes sont de véritables savantes.
IX. OBSERVATION PARTICULIÈRE : L'APICULTURE
Un élément que je n'avais pas anticipé : le jardin abritait également 7 ruches d'abeilles.
Localisation : Angle sud-est du jardin, zone ensoleillée, protégée des vents
Production annuelle :
Miel : environ 180 livres
Cire : environ 40 livres
Propolis : environ 8 livres
Utilisation :
Miel : édulcorant pour sirops, remède contre toux et maux de gorge
Cire : fabrication de bougies liturgiques, base pour onguents
Propolis : antibiotique naturel, cicatrisant
Note marginale, amusée :
Sœur Agnieszka, qui s'occupe des ruches, m'a expliqué que les abeilles sont "les meilleures gardiennes du jardin". Elles pollinisent les plantes, mais dissuadent aussi les voleurs potentiels. "Peu osent s'approcher des parcelles de mandragore quand les abeilles bourdonnent autour", a-t-elle dit en riant. Système de sécurité naturel et efficace!
X. VIE COMMUNAUTAIRE
Ce qui me frappa le plus dans ce jardin, ce ne fut pas son organisation (excellente) ou sa production (impressionnante), mais l'atmosphère qui y régnait.
Les sœurs travaillaient dans une harmonie paisible. Elles chantaient parfois en désherbant, échangeaient des conseils, s'entraidaient sans qu'on le leur demandât. Je vis Sœur Jadwiga, une ancienne d'au moins soixante-dix ans, montrer à une novice de quinze ans comment préparer une teinture de valériane. La patience de l'une, l'attention de l'autre : un tableau touchant.
Le repas communautaire auquel je fus convié était frugal (pain, soupe de légumes, fromage, tisane de menthe) mais joyeux. On y racontait les petites victoires de la journée (une graine rare qui avait germé, un patient guéri grâce à une décoction), on y partageait aussi les soucis (une parcelle attaquée par des limaces, une préparation qui n'avait pas pris).
Note marginale, émue :
Après les ténèbres de l'hospice et l'austérité de la tour, ce jardin est comme un havre de paix. Ici, la foi ne se vit pas dans la pénitence ou la mortification, mais dans le soin, l'attention, la transmission. Ici, Podeszwa est présent dans chaque geste, chaque plante, chaque remède. C'est peut-être la plus belle expression de notre foi que j'aie jamais vue.
XI. INFORMATIONS SUR LA SIOSTRY
Lors d'une conversation informelle avec Sœur Bronisława, alors que nous prenions le thé dans le jardin à la fin de ma visite, j'évoquai – prudemment – l'état de la Siostry Vespasia.
La vieille herboriste soupira longuement avant de répondre.
"Inspecteur," me dit-elle de sa voix douce, "la Siostry porte un fardeau que nous ne pouvons qu'imaginer. Son voyage en Illyrie l'a transformée. Elle est revenue... différente."
Elle cueillit une feuille de mélisse et la froissa entre ses doigts, libérant son parfum citronné.
"Main-De-Sixte Ravenswood m'a consulté il y a deux mois. La Siostry ne dort plus. Elle refuse les somnifères que je lui prépare. Elle dit qu'elle doit rester éveillée, vigilante. Contre quoi? Je l'ignore."
Une pause.
"Je lui ai envoyé des tisanes apaisantes, des baumes pour ses migraines, des toniques pour sa fatigue. Mais je crains que son mal ne soit pas du corps. C'est son âme qui souffre."
Elle me regarda gravement.
"Vous avez visité l'hospice et la tour, n'est-ce pas? Vous avez vu ce que contiennent ces lieux. Les ténèbres de l'âme humaine, les secrets enfouis. La Siostry a accès à tout cela. Elle sait tout. Et peut-être que savoir tout est un fardeau trop lourd, même pour elle."
Note marginale, l'écriture est tremblante :
Les paroles de Sœur Bronisława résonnent avec ce que m'a dit le Frère Mścisław dans la tour. La Siostry sait quelque chose. Quelque chose qui la ronge de l'intérieur. Mais quoi? Et dois-je le mentionner dans mon rapport officiel? Ce ne sont que des on-dit, des impressions. Pourtant, venant de personnes aussi respectables que Sœur Bronisława et le Frère Mścisław...
XII. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
Le Jardin des Simples de Radosgav était, de loin, l'établissement le plus remarquable que j'eusse inspecté.
Conformité administrative : VALIDÉE (score : 97/100)
Points forts :
Organisation exemplaire
Transmission du savoir efficace
Production généreuse et de qualité
Atmosphère communautaire harmonieuse
Mission caritative authentique
Points à améliorer :
Augmenter légèrement le budget pour l'importation de plantes rares (priorité : faible)
Renforcer la clôture du côté nord (signes d'érosion) (priorité : moyenne)
Former une sœur supplémentaire aux plantes dangereuses (Sœur Bronisława vieillit, il faut prévoir sa succession) (priorité : moyenne à long terme)
Certification : Le présent établissement est APPROUVÉ pour la poursuite de ses activités, avec FÉLICITATIONS pour l'excellence du travail accompli.
Signé : Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire
Date : 3e jour de la phase Vendor, dixième mois, An VII
Note marginale finale, d'une écriture apaisée :
Je repars demain vers Krakow pour remettre mon rapport à Main-De-Sixte Ravenswood. Ce voyage d'inspection m'a éprouvé, mais aussi enrichi. J'ai vu trois facettes de notre domaine : la lutte contre les ténèbres de l'âme (l'hospice), la conservation des savoirs interdits (la tour), et le soin de la vie (le jardin). Trois missions nécessaires, trois expressions différentes de notre foi. Que Podeszwa guide la Siostry dans les épreuves qu'elle traverse. Et que ce domaine prospère sous sa sage autorité, même si elle choisit de s'en éloigner temporairement pour se ressourcer.
III. Le Vent Tourne la Page
Le corbeau, après avoir observé le registre pendant un long moment, décida finalement que cet objet n'était ni comestible ni utile pour son nid. Il s'envola dans un battement d'ailes noir, laissant le livre ouvert aux caprices du vent.
Une rafale plus forte fit tourner plusieurs pages d'un coup, révélant d'autres sections du rapport : des inventaires de fournitures, des tableaux de dépenses, des attestations de conformité... Puis le vent faiblit, et le registre se referma doucement, comme s'il avait livré ses secrets et pouvait maintenant reposer en paix.
Au loin, le convoi poursuivait sa route, ignorant toujours qu'il avait perdu un morceau précieux de son chargement. Le Frère Tadeusz continuait à psalmodier ses prières, les soldats bavardaient entre eux, et les chariots grinçaient joyeusement sur les pavés inégaux.
Le soleil monta plus haut dans le ciel, réchauffant la route poussiéreuse. Quelques heures plus tard, un paysan passa par là, conduisant une charrette de foin. Il aperçut le livre abandonné, s'arrêta, descendit de son siège. C'était un homme simple, qui ne savait pas lire, mais il reconnut la valeur de l'objet à sa reliure de cuir et à ses fermoirs de bronze.
Il le ramassa précautieusement, le glissa sous son manteau, et reprit sa route en sifflotant. Un beau livre comme ça, pensa-t-il, ça vaudra bien quelques pièces au marché de Krakow.
Et ainsi, le rapport du Scribe-Inspecteur Quaternaire Fryderyk Zawadzki, avec tous ses secrets, ses observations minutieuses, ses notes marginales révélatrices, entama une nouvelle vie, loin des archives officielles où il aurait dû reposer.
Peut-être finirait-il entre les mains d'un érudit curieux. Peut-être serait-il découpé pour servir de pages de garde à d'autres volumes. Ou peut-être, par quelque hasard extraordinaire, reviendrait-il un jour au Bureau d'Inspection du Domaine, porteur d'une histoire bien plus riche que celle qu'il était censé raconter.
Mais cela, seul Podeszwa le savait.
Et Podeszwa, comme toujours, gardait ses secrets.
Dernière modification par HernfeltMayer (2025-10-08 18:21:01)
Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.
Hors ligne
IV. Le Livre Reprend Son Voyage
Le soleil de midi baignait les collines d'une lumière dorée, presque irréelle. Les champs ondulaient doucement sous la brise, vagues vertes ponctuées de coquelicots écarlates. Au loin, un bosquet de chênes centenaires bruissait dans le vent, abritant des nids d'où s'échappaient des pépiements joyeux. L'air embaumait la terre chaude, le trèfle et cette odeur indéfinissable d'été qui approche.
Un chemin de terre battue serpentait entre les prairies, bordé de hautes herbes folles où bourdonnaient des abeilles ivres de pollen. Des papillons blancs dansaient au-dessus des fleurs sauvages. Le murmure lointain d'un ruisseau accompagnait le concert des cigales. Un tableau de paix parfaite.
Mais en s'approchant du chemin, quelque chose clochait dans cette harmonie.
Les herbes hautes étaient couchées, piétinées. Des traces de lutte marquaient la terre. Et là, à demi dissimulé par les tiges brisées, une main.
Une main calleuse, aux doigts tachés de terre, figée dans un geste d'impuissance. Le bras qui la prolongeait disparaissait dans les hautes herbes. En contournant lentement, on découvrait le corps d'un homme, un paysan à en juger par ses vêtements rustiques. Son visage tourné vers le ciel portait encore l'expression de surprise de celui qui n'a pas vu venir la mort. Une tache sombre s'élargissait sur sa chemise de lin au niveau de la poitrine. Une dague, probablement. Rapide. Efficace.
Plus loin sur le chemin, une charrette de foin s'était arrêtée, son cheval broutant tranquillement l'herbe du bas-côté, indifférent au drame qui s'était joué. Deux silhouettes s'affairaient autour du véhicule, fouillant méthodiquement le peu de biens que transportait le paysan.
Le premier malfrat, un homme maigre au visage marqué de cicatrices, jetait négligemment des outils sur le bord du chemin.
"Rien de valeur, Kacper. Ce gueux était pauvre comme un rat d'église," grogna-t-il.
Son compagnon, plus trapu, fouillait sous la bâche de toile.
"Attends... Il y a quelque chose là..."
Il en sortit un volume relié de cuir brun, le soupesa, examina les fermoirs de bronze.
"Un livre. Ça pourrait valoir quelques..."
Le martèlement de sabots l'interrompit. Au loin, sur la crête de la colline, une troupe de cavaliers venait d'apparaître. Cinq, six... non, huit cavaliers en armure légère. Des soldats du domaine, reconnaissables à leurs tabards aux couleurs de la Siostry.
"Les gardes! Fuis!" cria le plus maigre.
Dans leur précipitation, Kacper jeta le livre qui ne valait finalement pas le risque d'être capturé. Le volume vola dans les airs, franchit le fossé bordant le chemin, et disparut dans les fourrés épais qui couraient le long d'un petit ruisseau.
Les deux bandits s'enfoncèrent dans les bois tandis que les cavaliers lançaient leurs montures au galop, hurlant des ordres.
Dans le silence revenu après le passage des chevaux, seul demeurait le bruissement du vent et le chant des oiseaux, indifférents aux violences des hommes.
Le livre avait glissé le long d'un talus herbeux, ricochet sur une racine noueuse, puis s'était enfoncé dans la boue molle au bord du ruisseau. L'eau glacée léchait ses pages de vélin. Il demeura ainsi un moment, à moitié immergé, avant qu'un nouveau glissement de terrain ne le fasse basculer.
Il roula, dégringola une petite butte, rebondit sur des pierres, et s'immobilisa enfin au creux d'un vallon ombragé, ouvert sur une page fraîche, vierge des souillures de la boue.
Un renard roux émergea d'un terrier voisin, attiré par le bruit. Il s'approcha prudemment, renifla l'objet étrange, tourna autour. Ses yeux dorés se posèrent sur les caractères noirs tracés sur le vélin blanc. Puis, ne trouvant rien de comestible, il s'éloigna d'un trot léger, sa queue touffue balayant les fougères.
Et si un voyageur érudit s'était trouvé là, caché dans les fourrés, voici ce qu'il aurait pu lire sur cette page miraculeusement épargnée par la boue...
BUREAU D'INSPECTION DU DOMAINE DE LA SIOSTRY VESPASIA
Suite du Rapport Trimestriel - Inspection des Sites du Nord-Est
Note préliminaire, d'une écriture plus fatiguée :
Trois jours de chevauchée depuis Krakow pour atteindre ces confins nord-orientaux du domaine. Mes articulations protestent. Mais Main-De-Sixte insiste : il faut inspecter TOUS les établissements avant la fin du mois. La Siostry, dit-on, s'inquiète de la gestion des territoires les plus éloignés. Comme si elle craignait que quelque chose lui échappe. Ou quelqu'un.
QUATRIÈME INSPECTION : VERGERS DE SŒUR MILENA
Localisation cadastrale : Parcelle 117 × 222, collines nord-orientales
Date d'inspection : 11e jour de la phase Saedor, onzième mois
Conditions météorologiques : Ensoleillé, température agréable, vent léger d'ouest
Note marginale :
Enfin un endroit plaisant. Après l'hospice, la tour et même le jardin (qui malgré sa beauté portait une certaine gravité), ces vergers sont comme un sourire de Podeszwa. L'air sent la pomme mûre et le miel. J'entends des rires. Des rires! Quand ai-je entendu des rires pour la dernière fois dans mes inspections?
I. SITUATION ET TOPOGRAPHIE
Les Vergers de Sœur Milena s'étendent sur une série de collines verdoyantes dominant la plaine environnante. Le terrain présente les caractéristiques suivantes :
Surface totale : environ 127 hectares
Dénivelé : de 340 à 487 pieds d'altitude
Exposition : sud-sud-ouest (optimale pour la fructification)
Sol : limoneux, légèrement argileux, excellent drainage naturel
Source d'eau : trois ruisseaux alimentés par les collines supérieures
Accès : Route carrossable depuis le village de Radosgav (7 lieues), sentiers muletiers depuis les hameaux environnants.
Note marginale :
La montée vers l'ermitage offre un panorama à couper le souffle. On aperçoit le Grand Canal au loin, brillant comme un miroir d'argent sous le soleil. Les collines descendent en cascades verdoyantes jusqu'à la plaine. Je comprends pourquoi Sœur Milena a choisi cet endroit : c'est un lieu où le ciel et la terre se touchent.
II. PLANTATION SELON LA GÉOMÉTRIE SACRÉE
L'aspect le plus remarquable des vergers est leur organisation selon les principes de la géométrie sacrée podeszwite, une pratique ancienne censée capter les "influences célestes bénéfiques".
Configuration géométrique :
Les arbres sont plantés selon un motif en spirale sacrée partant d'un centre symbolique (un ancien chêne vénérable d'au moins 300 ans) et s'enroulant vers l'extérieur selon un ratio précis.
Centre : le Chêne-Mère (17 pieds de circonférence)
Premier cercle : 8 pommiers (variété ancienne, dite "Pomme d'Ohm")
Deuxième cercle : 13 pommiers
Troisième cercle : 21 pommiers
Quatrième cercle : 34 pommiers
Et ainsi de suite selon la progression sacrée
Note marginale, admirative :
Sœur Milena m'a expliqué pendant des heures la signification de cette disposition. Les nombres suivent la "Suite de Fibonacci" (du nom d'un mathématicien d'Abruxal), une progression que l'on retrouve dans les spirales des coquillages, les pétales des fleurs, les galaxies célestes selon certains astronomes. "Les arbres plantés ainsi," m'a-t-elle dit, "captent l'harmonie cosmique et la transmettent à leurs fruits." Science ou mysticisme? Je ne sais. Mais les fruits sont exceptionnels.
Espacement entre les arbres :
Distance variable selon le cercle (de 21 pieds au centre à 34 pieds en périphérie)
Alignement précis selon les points cardinaux pour les allées principales
Orientation des branches taillées vers le sud pour maximiser l'ensoleillement
III. RECENSEMENT DES ARBRES FRUITIERS
Total d'arbres recensés : 1,547 arbres fruitiers (comptage effectué en trois jours avec l'aide de Frère Tomasz, le comptable de la communauté)
Répartition par espèce :
Pommiers (987 arbres) :
Pomme d'Ohm (variété ancienne, chair blanche, très sucrée) : 234 arbres
Reinette Dorée : 187 arbres
Calville Rouge d'Hiver : 156 arbres
Api Étoilé (petites pommes décoratives et médicinales) : 98 arbres
Transparente de Croncels : 134 arbres
Court-Pendu Gris : 89 arbres
Variétés diverses et expérimentales : 89 arbres
Poiriers (387 arbres) :
Beurré Hardy : 123 arbres
Conférence : 98 arbres
Williams : 87 arbres
Comice : 79 arbres
Pruniers (173 arbres) :
Reine-Claude : 89 arbres
Mirabelle de Nancy : 54 arbres
Quetsche d'Alsace : 30 arbres
Note marginale :
J'ai goûté la fameuse Pomme d'Ohm. Podeszwa m'est témoin, je n'ai jamais rien mangé de tel. La chair fond en bouche, libérant un jus sucré avec des notes de miel et de fleur d'oranger. Sœur Milena m'a expliqué que cette variété remonte à l'époque de l'Empire d'Ohm, avant sa chute. Seuls quelques vergers en possèdent encore. Un trésor vivant.
IV. L'ERMITAGE DE BOIS SOMBRE
Au cœur des vergers se dresse l'ermitage où réside la communauté de Sœur Milena. Contrairement aux bâtiments de pierre que j'ai inspectés précédemment, celui-ci est entièrement construit en bois.
Architecture :
Structure principale : 67 pieds de longueur × 34 pieds de largeur
Hauteur au faîtage : 21 pieds
Matériau : chêne et châtaignier (bois sombres, d'où le nom)
Toiture : bardeaux de châtaignier (durée de vie estimée : 50 ans)
Deux ailes latérales plus récentes : bois de pin
Organisation intérieure :
Rez-de-chaussée : réfectoire, cuisine, atelier de transformation des fruits, chapelle
Premier étage : dortoirs (séparés hommes/femmes, la communauté étant mixte)
Grenier : séchoir pour les fruits, réserves
Note marginale :
Le bâtiment sent divinement bon. Le bois ancien a absorbé pendant des décennies les odeurs de pommes, de cidre, de confiture. C'est comme entrer dans un rêve sucré. Les poutres sont sculptées de motifs végétaux et géométriques, œuvre de générations de moines et moniales qui se sont succédé ici. Une beauté simple mais profonde.
V. PERSONNEL RECENSÉ
La communauté de Sœur Milena est mixte, particularité notable dans les établissements podeszwites qui sont généralement séparés par sexe.
1 Supérieure : Sœur Milena de Wieluń (âge : 54 ans, en charge depuis 17 ans)
8 Sœurs (âges variés : 23 à 67 ans)
5 Frères (âges variés : 31 à 59 ans)
3 Novices (2 femmes, 1 homme, en formation)
7 Oblats laïcs (personnes consacrées mais vivant en périphérie, aidant lors des récoltes)
Total : 24 personnes permanentes, jusqu'à 40 lors des récoltes avec les oblats et travailleurs saisonniers
Note marginale :
Sœur Milena m'a expliqué que la mixité était nécessaire : la gestion de vergers aussi vastes nécessite des forces variées, des compétences complémentaires. "Podeszwa n'a pas créé les hommes et les femmes séparés pour qu'ils vivent dans la méfiance mutuelle," m'a-t-elle dit avec un sourire, "mais pour qu'ils collaborent dans l'harmonie." Propos audacieux pour certains théologiens, mais qui semble porter ses fruits (jeu de mots non intentionnel).
Organisation du travail :
Taille des arbres : hiver (Frères principalement, travail physique intense)
Pollinisation assistée : printemps (Sœurs et Frères, travail minutieux)
Surveillance sanitaire : toute l'année (Sœur Agata, experte en maladies des arbres)
Récolte : automne (toute la communauté + saisonniers)
Transformation : automne et hiver (Sœurs principalement)
Prières communes : 3 fois par jour (toute la communauté)
VI. MÉTHODES HÉRITÉES DES TEMPS ANCIENS
Sœur Milena revendique l'utilisation de "méthodes héritées des temps anciens", un ensemble de pratiques agricoles qu'elle affirme remonter à l'époque pré-Ohm.
Techniques recensées :
1. La Taille selon les Phases Lunaires
Taille de formation : uniquement en lune descendante
Taille de fructification : lune montante
Calendrier lunaire affiché dans l'atelier (vérifié sur 3 ans, scrupuleusement suivi)
2. Les Préparations Biodynamiques
Bouse de corne (préparation 500) : enterrée pendant l'hiver, déterrée au printemps, diluée et pulvérisée sur le sol
Silice de corne (préparation 501) : pulvérisée sur les feuilles en fine brume
Compost de plantes médicinales : 7 préparations différentes selon des recettes ancestrales
Note marginale, sceptique puis troublée :
Au début, j'ai cru à de la superstition. Enterrer de la bouse dans une corne de vache? Pulvériser de la silice diluée à l'extrême? Cela me semblait aussi rationnel que de danser pour faire venir la pluie. Mais... les résultats sont là. Les arbres sont vigoureux, les fruits exceptionnels, et surtout : aucune maladie majeure en 17 ans. AUCUNE. Alors que les vergers conventionnels des environs souffrent régulièrement de tavelure, d'oïdium, de pucerons. Coincidence? Ou y a-t-il vraiment quelque chose dans ces anciennes pratiques que nous avons oublié?
3. Les Alliances Végétales
Sous-plantation systématique de plantes compagnes : consoude, ortie, achillée
Haies diversifiées autour des vergers : refuge pour oiseaux prédateurs d'insectes
Ruches intégrées : 23 ruches réparties stratégiquement
4. L'Arrosage Rythmique
Technique ancestrale de dynamisation de l'eau (brassage en spirale pendant 20 minutes)
Application au lever ou au coucher du soleil uniquement
Quantités minimales mais efficacité maximale
VII. LES PRESSOIRS DE CHÊNE SCULPTÉ
Dans une grange attenante à l'ermitage se trouvent les pressoirs, pièces maîtresses de l'opération de transformation.
Inventaire des pressoirs :
Le Grand Pressoir (dit "Pressoir du Temps") :
Âge estimé : 230 ans (antérieur à l'établissement actuel)
Matériau : chêne massif
Capacité : 400 livres de fruits par pressée
Particularité : orné de sculptures représentant les saisons et les cycles agricoles
Deux Pressoirs Moyens :
Âge : environ 80 ans chacun
Capacité : 200 livres de fruits chacun
Bois de châtaignier et chêne
Un Petit Pressoir Expérimental :
Construction récente (5 ans)
Capacité : 50 livres
Utilisé pour petites cuvées spéciales
Note marginale, fascinée :
Les sculptures sur le Grand Pressoir sont extraordinaires. On y voit le cycle des saisons, mais aussi des symboles plus anciens : des spirales, des runes que je ne reconnais pas, des figures géométriques complexes. Sœur Milena ne sait pas qui l'a sculpté. "Il était déjà là quand nous sommes arrivés," dit-elle. "Certains pensent qu'il remonte aux cultes pré-podeszwites. Mais nous l'avons consacré, et maintenant il sert la gloire de l'Unique." J'ai touché le bois ancien. Il est lisse, poli par des générations de mains. Combien de milliers de pressées? Combien de tonnes de fruits? Ce pressoir a une âme.
VIII. PRODUCTION ET BREUVAGES
Les vergers produisent une quantité impressionnante de fruits, transformés en divers breuvages réputés pour leurs vertus curatives.
Production annuelle moyenne :
Fruits frais : 47,000 livres (dont 60% transformés, 40% vendus frais)
Cidre : 3,400 pintes
Poiré : 1,200 pintes
Eau-de-vie de prune : 340 pintes
Vinaigre de cidre : 890 pintes
Confitures diverses : 2,300 pots
Fruits séchés : 4,700 livres
Les Breuvages aux Vertus Curatives :
1. Le Cidre de Méditation
Fermentation longue (6 mois minimum)
Légèrement pétillant
Réputé pour "clarifier l'esprit et apaiser l'âme"
Consommé par les moines lors de leurs retraites spirituelles
2. L'Élixir de Longue Vie
Macération de pommes d'Ohm dans eau-de-vie avec 17 plantes médicinales
Vieillissement en fût de chêne pendant 3 ans
Production : seulement 40 bouteilles par an
Prix : 12 livres d'or la bouteille (réservée aux pèlerins fortunés ou cas médicaux graves)
Effets proclamés : renforce la vitalité, prolonge la vie, guérit de nombreux maux
Note marginale :
Sœur Milena m'a offert un petit verre de cet élixir. Podeszwa me pardonne, mais c'était... transcendant. Un feu doux qui descend dans la gorge, puis une chaleur qui irradie dans tout le corps. Je me suis senti revigoré, comme si dix ans avaient quitté mes épaules. Effet placebo? Peut-être. Mais trois heures plus tard, mon rhume avait disparu. DISPARU. Alors que je traînais cette toux depuis deux semaines. Coïncidence?
3. Le Vinaigre des Quatre Voleurs
Recette ancienne (remonte à l'époque de la peste noire)
Vinaigre de cidre maceré avec ail, romarin, sauge, lavande, menthe, cannelle, clou de girofle, muscade
Utilisé comme désinfectant, remède contre infections, tonique général
Production : 340 bouteilles par an
Très demandé par les hospices et infirmeries
IX. DISTRIBUTION ET COMMERCE
Contrairement au Jardin des Simples qui privilégie la charité, les Vergers génèrent des revenus substantiels pour le domaine.
Clients principaux :
Pèlerins : 35% des ventes (viennent parfois de très loin pour l'Élixir)
Tavernes et auberges du domaine : 25%
Hospices et infirmeries : 20% (tarif préférentiel)
Marchés locaux : 15%
Export vers autres royaumes : 5% (Osterlich principalement)
Réputation : Les breuvages des Vergers de Sœur Milena jouissent d'une réputation excellente bien au-delà des frontières du domaine. Plusieurs témoignages attestent de guérisons "miraculeuses" suite à la consommation de l'Élixir de Longue Vie.
Note marginale :
J'ai rencontré un pèlerin, un certain Maître Godfried de Brześć, qui m'a raconté son histoire. Il y a deux ans, les médecins le condamnaient : maladie des poumons, toux sanglante, fièvre récurrente. Il a fait le pèlerinage jusqu'ici, a bu l'Élixir pendant trois mois. "Je suis guéri," m'a-t-il dit simplement. Et effectivement, il respirait normalement, avait bonne mine. Miracle? Science? Je ne sais plus.
X. ASPECTS FINANCIERS
Budget annuel alloué : 800 livres d'or (conformité budgétaire : VALIDÉE)
Répartition :
Salaires de la communauté : 240 livres (modestes mais suffisants)
Entretien des arbres : 180 livres (engrais naturels, outils, etc.)
Réparation des bâtiments : 120 livres
Fournitures (tonneaux, bouteilles, etc.) : 140 livres
Alimentation : 100 livres
Divers : 20 livres
Revenus générés :
Année VI : 2,847 livres d'or
Année V : 2,634 livres d'or
Année IV : 2,421 livres d'or
Bénéfice net : Environ 2,000 livres d'or par an, reversées intégralement au Trésor du domaine.
Note marginale :
C'est l'établissement le plus rentable que j'aie inspecté. Et pourtant, Sœur Milena et sa communauté vivent dans la simplicité. Ils ne gardent que le strict nécessaire. Le reste est donné. "L'argent ne nous intéresse pas," m'a dit Sœur Milena. "Nous sommes riches des fruits de la terre et de la grâce de Podeszwa. Le reste, qu'il serve le domaine et les pauvres." Noble attitude.
XI. VIE COMMUNAUTAIRE ET SPIRITUALITÉ
Ce qui m'a frappé dans cette communauté, c'est la joie qui y règne.
Contrairement à l'atmosphère pesante de l'hospice ou l'austérité de la tour, ici on rit, on chante, on travaille dans la bonne humeur. Les Frères et Sœurs plaisantent entre eux, s'entraident naturellement, partagent les tâches sans rechigner.
Rythme de vie :
5h : Lever, prière du matin
6h : Petit déjeuner communautaire
7h-12h : Travail aux vergers
12h : Prière de midi, déjeuner
14h-18h : Travail (vergers ou transformation)
18h : Prière du soir
19h : Dîner communautaire, soirée libre (lecture, discussions, chants)
21h : Extinction des chandelles
Note marginale, émue :
J'ai assisté au dîner communautaire. Quelle joie! On y raconte les événements de la journée, on plaisante, on chante même. Frère Wojtek a raconté comment il était tombé d'une échelle dans un pommier (sans se blesser heureusement) et tout le monde a ri aux éclats. Sœur Milena souriait, sereine. "Podeszwa aime la joie," m'a-t-elle dit. "Il n'a pas créé les pommes amères, mais sucrées. C'est un signe." J'aurais voulu rester là, dans cette atmosphère simple et lumineuse. Mais le devoir m'appelle ailleurs.
XII. INFORMATIONS SUR LA SIOSTRY
Lors de ma dernière soirée aux vergers, alors que nous contemplions le coucher de soleil depuis la colline, j'ai osé interroger Sœur Milena sur la Siostry Vespasia.
La vieille moniale a soupiré, son regard perdu vers l'horizon rougeoyant.
"La Siostry nous a visitées il y a six mois, avant son départ pour l'Illyrie. Elle était déjà... différente. Tendue. Comme si elle portait un poids invisible."
Elle cueillit une pomme d'un arbre voisin, l'examina pensivement.
"Elle a passé trois jours ici. Elle a beaucoup prié. Beaucoup marché seule dans les vergers. Un soir, je l'ai trouvée au pied du Chêne-Mère, en larmes. En larmes, Inspecteur! La Siostry Vespasia, cette femme de pierre, pleurait comme une enfant."
Un silence.
"Je lui ai demandé ce qui la tourmentait. Elle m'a regardée avec des yeux... vides. Épuisés. 'Sœur Milena,' m'a-t-elle dit, 'que feriez-vous si vous saviez quelque chose que personne ne devrait savoir? Si vous déteniez un secret qui pourrait détruire tout ce que vous avez construit?' Je n'ai pas su quoi répondre."
Sœur Milena mordit dans la pomme, mâcha lentement.
"Depuis son retour d'Illyrie, elle ne vient plus. Elle ne répond plus à mes messages. Main-De-Sixte m'a envoyé une missive il y a deux semaines : 'La Siostry se porte bien, elle a besoin de repos.' Mais je sens le mensonge. Quelque chose ne va pas, Inspecteur. Quelque chose cloche dans notre domaine."
Note marginale, l'écriture devient urgente :
Encore ce témoignage troublant. Le Frère Mścisław dans la tour. Sœur Bronisława au jardin. Maintenant Sœur Milena. Tous disent la même chose : la Siostry a changé. Elle sait quelque chose. Elle porte un secret. Mais QUOI? Et pourquoi cela me met-il si mal à l'aise? J'ai l'impression que mes inspections ne sont qu'une façade. Que la vraie question n'est pas "les établissements fonctionnent-ils bien?" mais "que se passe-t-il vraiment dans ce domaine?"
XIII. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
Les Vergers de Sœur Milena sont un établissement exemplaire à tous points de vue.
Conformité administrative : VALIDÉE (score : 96/100)
Points forts :
Production excellente et rentable
Techniques agricoles innovantes et efficaces
Communauté harmonieuse et joyeuse
Réputation solide
Contribution financière significative au domaine
Points à améliorer :
Prévoir succession de Sœur Milena (elle vieillit, il faut former son remplaçant) (priorité : moyenne à long terme)
Documenter par écrit les techniques ancestrales (actuellement transmission orale) (priorité : élevée pour préserver le savoir)
Renforcer les bâtiments de bois (signes de vieillissement) (priorité : moyenne)
Certification : Le présent établissement est APPROUVÉ pour la poursuite de ses activités, avec FÉLICITATIONS pour l'excellence du travail accompli.
Signé : Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire
Date : 11e jour de la phase Saedor, onzième mois, An VII
Note marginale finale :
Je repars demain vers la Tour du Guet-des-Eaux, sur la côte. Puis le Gué de Corbeval. Mes dernières inspections avant de retourner à Krakow. J'espère que ces lieux m'apporteront des réponses. Ou au moins, qu'ils ne soulèveront pas de nouvelles questions troublantes. Podeszwa, donne-moi la force de terminer cette mission.
CINQUIÈME INSPECTION : TOUR DU GUET-DES-EAUX
Localisation cadastrale : Parcelle 111 × 214, embouchure du fleuve Mława
Date d'inspection : 17e jour de la phase Dorma, onzième mois
Conditions météorologiques : Couvert, vent fort du nord, première vraie froidure d'automne
Note marginale :
Deux jours de voyage depuis les vergers. La température a chuté brutalement. Le vent qui souffle du Grand Canal sent l'hiver qui approche. Mes doigts sont gourds en écrivant. La tour se dresse devant moi, blanche et élégante sur fond de ciel gris. Quelque chose dans sa perfection géométrique est à la fois rassurant et vaguement inquiétant.
I. SITUATION GÉOGRAPHIQUE STRATÉGIQUE
La Tour du Guet-des-Eaux occupe une position d'importance capitale pour le commerce fluvial du domaine.
Localisation précise :
À la confluence exacte du fleuve Mława et du Grand Canal
Sur une avancée rocheuse naturelle
Altitude : 23 pieds au-dessus du niveau moyen des eaux
Visibilité : 3 lieues en amont du fleuve, 4 lieues sur le Grand Canal
Importance stratégique :
Contrôle du trafic fluvial entre l'intérieur des terres et le Grand Canal
Point de perception des droits de passage
Signal de navigation pour les bateliers
Poste d'observation contre contrebande et piraterie
Note marginale :
Le Maître des Eaux, un certain Marek Wodnik, m'a expliqué l'importance de ce poste. "Chaque jour, entre 15 et 40 embarcations passent par ici. Sans notre surveillance, ce serait le chaos. La contrebande exploserait. Les pirates auraient le champ libre." Il a raison. Cette tour est comme une sentinelle veillant sur les artères commerciales du domaine.
II. ARCHITECTURE OCTOGONALE
La tour présente une forme octogonale remarquable, rare dans l'architecture militaire de la région.
Caractéristiques architecturales :
Forme octogonale :
8 faces égales
Chaque face : 17 pieds de largeur
Orientation : les 8 faces sont précisément alignées sur les points cardinaux ET les points inter-cardinaux (N, NE, E, SE, S, SO, O, NO)
Symbolisme : représente les "huit vents" de la tradition maritime ancienne
Construction :
Matériau : pierre blanche calcaire (importée de Brześć, coût élevé)
Hauteur totale : 87 pieds
Diamètre (inscrit) : 47 pieds
Épaisseur des murs : 6 pieds à la base, 4 pieds au sommet
Nombre d'étages : 7 (plus une terrasse sommitale)
Accès :
Porte unique au niveau du sol (chêne renforcé de fer, fermée la nuit)
Escalier intérieur en colimaçon (147 marches jusqu'au sommet)
Fenêtres : une par face et par étage = 56 fenêtres au total (étroites, défensives)
Note marginale, admirative :
La pierre blanche est d'une pureté remarquable. Par temps ensoleillé, m'a dit Marek, la tour brille comme un phare, visible de très loin. C'est voulu : elle doit se repérer facilement. Mais c'est aussi très beau. L'architecte qui l'a conçue (un certain Maître Casimir, d'Osterlich) a réussi à marier fonction et esthétique. Chaque angle, chaque proportion semble parfaite. C'est de la géométrie incarnée dans la pierre.
III. LE SYSTÈME DE PAVILLONS COLORÉS
L'aspect le plus remarquable de la tour est son système de signalisation par pavillons, permettant de communiquer les conditions de navigation aux bateliers.
Description du système :
Au sommet de la tour, un mât de 23 pieds permet de hisser jusqu'à trois pavillons simultanément.
Code des pavillons :
Pavillon VERT :
Signification : Eaux calmes, navigation sûre
Conditions : débit normal, pas d'obstacles, bonne visibilité
Fréquence : environ 180 jours par an
Pavillon JAUNE :
Signification : Navigation prudente requise
Conditions : courant légèrement fort, visibilité réduite, ou obstacles temporaires
Fréquence : environ 120 jours par an
Pavillon ROUGE :
Signification : Danger, crues
Conditions : débit très élevé, risque d'inondation, navigation dangereuse
Fréquence : environ 30 jours par an (printemps surtout)
Pavillon NOIR :
Signification : Navigation interdite
Conditions : glaces, crues catastrophiques, ou danger militaire
Fréquence : environ 35 jours par an (hiver)
Combinaisons de pavillons :
Vert + Jaune = Conditions variables, prudence accrue
Rouge + Noir = Danger extrême, évacuation recommandée
Trois drapeaux blancs = Signal de détresse (la tour elle-même est attaquée)
Note marginale :
J'ai assisté au changement de pavillon. C'était fascinant. À 6h du matin, le Guetteur de Jour (Frère Stanisław) est monté au sommet, a évalué les conditions (hauteur d'eau, vitesse du courant, visibilité, météo), puis a descendu le pavillon jaune de la veille pour hisser un pavillon vert. En quelques minutes, tous les bateliers sur des lieues à la ronde savaient que les conditions s'étaient améliorées. Simple mais efficace.
IV. PERSONNEL RECENSÉ
1 Maître des Eaux : Marek Wodnik (en poste depuis 11 ans, ancien batelier devenu fonctionnaire)
2 Guetteurs permanents (Frère Stanisław et Frère Piotr, alternance jour/nuit)
2 Scribes-comptables (tenue des registres de passage)
4 Gardes armés (protection contre contrebandiers et pirates)
1 Cuisinier
1 Messager (à cheval, pour communications urgentes avec Krakow)
Total : 11 personnes permanent es
Organisation des équipes :
Surveillance 24h/24 (rotation par quarts de 8 heures)
Enregistrement minutieux de TOUS les passages
Perception des droits (paiement en or, argent, ou nature selon les cas)
Signalement immédiat des incidents à Krakow
Note marginale :
L'ambiance ici est très différente des autres établissements. C'est un poste militaro-administratif. Les gens sont professionnels, efficaces, mais moins chaleureux que dans les vergers ou même le jardin. Normal : ils font un travail de surveillance, pas de contemplation. Marek Wodnik règne sur sa tour avec rigueur. Rien ne lui échappe.
V. PERCEPTION DES DROITS DE PASSAGE
La principale fonction économique de la tour est la perception des droits de passage.
Tarification (selon l'édit fiscal de l'an V) :
Embarcations légères :
Barque de pêcheur (1-2 personnes) : 2 deniers
Barque de transport (jusqu'à 5 personnes) : 5 deniers
Canoë ou petite embarcation : 1 denier
Embarcations commerciales :
Barge de marchandises (moins de 2 tonnes) : 1 livre d'argent
Barge de marchandises (2 à 5 tonnes) : 2 livres d'argent
Barge de marchandises (plus de 5 tonnes) : 3 livres d'argent + taxe variable selon la nature des marchandises
Embarcations spéciales :
Bateaux de passagers : 1 denier par passager
Navires militaires : exemptés (mais doivent se signaler)
Embarcations religieuses : exemptées (prêtres, pèlerins en mission)
Majorations :
Navigation de nuit : +50%
Navigation pendant drapeau rouge : +100%
Embarcations étrangères (non-domaine) : +200%
Note marginale :
Le système est complexe mais apparemment équitable. Marek m'a montré les recettes des douze derniers mois : impressionnant. Cette petite tour génère plus de revenus que les vergers! Et c'est logique : le commerce fluvial est l'artère vitale du domaine. Contrôler ce passage, c'est contrôler l'économie.
VI. LES GRANDS LIVRES DE CUIR ROUGE
Dans une salle au deuxième étage de la tour sont conservés les registres de passage, impressionnants documents administratifs.
Description des registres :
Nombre de volumes : 47 (un par trimestre depuis la création de la tour il y a 11 ans)
Matériau : cuir rouge tanné et gravé
Dimensions : 18 pouces × 24 pouces × 4 pouces d'épaisseur
Pages : vélin de haute qualité, 400 pages par volume
Reliure : couture triple, résistante à l'humidité maritime
Contenu d'une entrée type :
Date et heure de passage
Type d'embarcation
Nom du capitaine/batelier
Provenance et destination déclarées
Nature de la cargaison (description détaillée pour les marchandises)
Nombre de passagers
Montant du droit perçu
Observations particulières (incidents, retards, comportements suspects)
Note marginale, impressionnée :
J'ai feuilleté quelques volumes. La précision est hallucinante. CHAQUE passage est consigné. On peut retracer l'historique complet du trafic fluvial. Marek m'a montré une entrée datant de trois ans : "17e jour de la phase Jidor, 7h23. Barge de grain, capitaine Wojtek Młynarz, provenance : Radosgav, destination : Brześć, cargaison : 2,3 tonnes de blé d'hiver, 8 passagers, droit perçu : 2 livres d'argent + 3 deniers. Observation : le capitaine semblait nerveux, a payé très rapidement." Trois ans après, on a retrouvé cette barge impliquée dans un réseau de contrebande. Le "nerveux" de Marek avait vu juste.
VII. TRAFIC FLUVIAL ET STATISTIQUES
D'après les registres, voici le trafic annuel moyen :
Année VI (dernière année complète) :
Nombre total de passages : 8,947 embarcations
Moyenne par jour : 24,5 embarcations
Pic d'activité : été (juillet-août) avec jusqu'à 45 passages/jour
Creux d'activité : hiver (décembre-février) avec 8 passages/jour
Répartition par type d'embarcation :
Barges commerciales : 58%
Embarcations légères (pêcheurs, transport local) : 34%
Bateaux de passagers : 6%
Navires militaires : 2%
Principales marchandises transportées :
Grain (blé, seigle, avoine) : 37%
Bois de construction : 18%
Pierre et matériaux : 12%
Produits alimentaires divers : 15%
Textiles et artisanat : 10%
Divers : 8%
Note marginale :
Ces statistiques racontent l'histoire économique du domaine. On voit les flux commerciaux, les saisons agricoles, les projets de construction. Par exemple, l'an dernier, le transport de pierre a augmenté de 45%. Pourquoi? Marek l'a découvert : la Siostry avait ordonné la construction de nouvelles fortifications sur la frontière est. Avant même que l'information soit publique, les registres de la tour l'avaient révélée. Cette tour est un observatoire économique.
VIII. INCIDENTS ET CONTREBANDE
La tour joue aussi un rôle crucial dans la lutte contre la contrebande et la criminalité fluviale.
Incidents recensés (Année VI) :
Contrebande détectée :
47 cas suspects signalés
12 fouilles effectuées (nécessitent autorisation du Maître des Eaux)
8 cargaisons illégales saisies (valeur totale : 347 livres d'or)
Principales marchandises illégales : armes non-déclarées, herbes interdites, contrefaçons
Piraterie/Brigandage :
3 attaques de barges signalées
1 cas de piraterie avéré (bande capturée par les gardes du domaine suite au signalement)
Butin récupéré : 89 livres d'or + marchandises diverses
Accidents :
23 embarcations en détresse secourues
7 noyades (malgré tentatives de sauvetage)
2 naufrages complets (causes : tempête et erreur de navigation)
Note marginale, troublée :
Marek m'a raconté un incident récent qui m'a glacé. Il y a deux mois, une barge s'est présentée en pleine nuit. Comportement étrange. Le capitaine refusait l'inspection, prétextant transporter des "documents confidentiels de la Siostry". Marek a insisté. Sous la bâche : pas de documents, mais 47 caisses d'armes. Des épées, des arbalètes, des lances. De quoi armer une petite armée. Destination déclarée : "Nord du domaine". Marek a saisi la cargaison, arrêté le capitaine. Mais voilà le troublant : deux jours plus tard, ordre de Main-De-Sixte Ravenswood en personne de relâcher le capitaine ET de restituer les armes. "Erreur administrative", disait l'ordre. Marek n'en croit rien. Moi non plus. Que se passe-t-il?
IX. ASPECTS FINANCIERS
Budget annuel alloué : 600 livres d'or (conformité budgétaire : VALIDÉE)
Répartition :
Salaires : 360 livres (salaires élevés pour compenser l'isolement du poste)
Entretien tour : 80 livres
Fournitures (registres, encre, pavillons, etc.) : 60 livres
Alimentation : 80 livres
Divers : 20 livres
Revenus générés (droits de passage) :
Année VI : 4,234 livres d'or
Année V : 3,987 livres d'or
Année IV : 3,756 livres d'or
Bénéfice net : Environ 3,600 livres d'or par an, contribution majeure au Trésor du domaine.
Note marginale :
Cette tour est une mine d'or. Littéralement. Avec un investissement initial relativement modeste (construction + personnel), elle génère des revenus colossaux. C'est l'un des investissements les plus rentables que la Siostry ait fait. Et stratégiquement crucial : contrôler le commerce, c'est contrôler le pouvoir.
X. CONDITIONS DE VIE
Vivre dans la tour est... particulier.
Logement :
Étages 3-5 : chambres du personnel (spartiates mais confortables)
Étage 6 : salle commune (repas, loisirs)
Étage 7 : poste de guet permanent
Terrasse sommitale : mât à pavillons + vue panoramique
Isolement : La tour est éloignée des villages (3 lieues du plus proche). Le personnel passe souvent des semaines sans quitter le poste. Rotation tous les 3 mois pour éviter la "folie de la tour" (terme utilisé par Marek pour décrire l'isolement extrême).
Loisirs : Lectures (petite bibliothèque de 67 volumes), jeux (dés, cartes, échecs), pêche dans le canal.
Note marginale :
J'ai dormi une nuit dans la tour. Expérience étrange. Le bruit incessant de l'eau contre les rochers en contrebas. Le vent qui siffle entre les pierres. La solitude. Je comprends la rotation du personnel. Rester ici trop longtemps doit effectivement rendre fou. Marek, lui, semble immune. "J'aime la solitude," m'a-t-il dit. "Ici, loin du chaos du monde, je trouve la paix." Chacun sa façon de vivre sa foi.
XI. INFORMATIONS SUR LA SIOSTRY
Ma dernière soirée à la tour, alors que nous regardions le coucher de soleil depuis la terrasse sommitale, j'ai interrogé Marek sur la Siostry.
Il est resté silencieux un long moment, scrutant l'horizon.
"La Siostry m'a nommé à ce poste il y a onze ans. Elle m'a dit : 'Marek, je te confie les yeux du domaine. Tout ce qui entre et sort par les eaux, tu le verras. Et tu me le rapporteras.' Et j'ai obéi. Pendant onze ans, j'ai tout consigné, tout signalé."
Il se tourna vers moi, son visage buriné par le vent marin grave.
"Mais depuis six mois, quelque chose a changé. Je signale des anomalies, et on me dit de me taire. Je rapporte des incidents, et on les classe 'erreurs administratives'. Cette histoire d'armes que je vous ai racontée? Ce n'est pas un cas isolé. Il y en a eu d'autres. Des convois suspects. Des ordres contradictoires. Des silences."
Il serra la rambarde de pierre.
"La Siostry ne me répond plus directement. Tout passe par Main-De-Sixte maintenant. Et Main-De-Sixte... il cache quelque chose. J'en suis certain. Quelque chose se prépare dans ce domaine, Inspecteur. Quelque chose de grand. De dangereux peut-être. Et la Siostry est au cœur de tout ça."
Note marginale, l'écriture devient fébrile :
Mon Dieu. Mon Dieu. Que se passe-t-il? Tous mes témoins disent la même chose. La Siostry a changé. Des secrets. Des silences. Des ordres étranges. Et maintenant, des armes qui circulent mystérieusement. Mon instinct d'inspecteur me hurle qu'il y a quelque chose de grave. Mais quoi? Une rébellion? Une guerre qui se prépare? Ou pire? Je dois terminer mes inspections. Le Gué de Corbeval est mon dernier poste. Ensuite, je rentre à Krakow. Et j'exige des réponses. De Main-De-Sixte. De la Siostry elle-même s'il le faut.
XII. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
La Tour du Guet-des-Eaux remplit sa mission avec une efficacité remarquable.
Conformité administrative : VALIDÉE (score : 93/100)
Points forts :
Contrôle efficace du trafic fluvial
Tenue exemplaire des registres
Rentabilité exceptionnelle
Personnel compétent et dévoué
Points à améliorer :
Clarifier les procédures en cas d'ordres contradictoires (priorité : élevée)
Améliorer confort du personnel (moral en baisse due à l'isolement) (priorité : moyenne)
Renforcer sécurité face à contrebande croissante (priorité : élevée)
Certification : Le présent établissement est APPROUVÉ pour la poursuite de ses activités.
Signé : Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire
Date : 17e jour de la phase Dorma, onzième mois, An VII
Note marginale finale :
Je pars demain pour le Gué de Corbeval. Ma dernière inspection. Puis retour à Krakow. J'ai hâte d'en finir. Et en même temps, j'ai peur. Peur de ce que je vais découvrir. Peur de ce que je sais déjà sans pouvoir le nommer. Podeszwa, protège-moi dans cette dernière étape.
SIXIÈME INSPECTION : GUÉ DE CORBEVAL
Localisation cadastrale : Parcelle 108 × 221, passage du fleuve Mława
Date d'inspection : 21e jour de la phase Dorma, onzième mois
Conditions météorologiques : Brumes épaisses, froid humide, visibilité réduite
Note marginale :
Le brouillard est si dense que je vois à peine à dix pas devant moi. Les saules centenaires émergent de la brume comme des fantômes aux bras multiples. Les corbeaux croassent sans cesse. Un endroit oppressant. Et pourtant, essentiel : c'est l'un des rares passages du fleuve dans cette région. Aldric, le passeur, m'attend sur la rive.
I. GÉOGRAPHIE ET CONFIGURATION DU GUÉ
Le Gué de Corbeval est un passage naturel du fleuve Mława, rendu praticable par des aménagements humains successifs.
Caractéristiques physiques :
Largeur du fleuve au gué : 87 pieds
Profondeur en période normale : 3 à 4 pieds (passage à pied possible pour les plus téméraires)
Profondeur en crue : jusqu'à 12 pieds (passage impossible sans embarcation)
Vitesse du courant : modérée (2 nœuds) mais traître par endroits
Fond : gravier et pierres plates, relativement stable
Aménagements :
Marquage du passage : pieux de bois enfoncés tous les 10 pieds
Petit embarcadère sur chaque rive (bois de chêne, construction simple mais solide)
Cabane du passeur sur rive est (bois et torchis)
Enclos pour les chevaux attendant la traversée (capacité : 20 bêtes)
Note marginale :
Les "récifs affleurants" mentionnés dans les rapports préliminaires sont en réalité des roches plates juste sous la surface. Par temps de brume, on ne les voit pas. J'imagine la terreur d'un batelier novice qui s'y aventurerait sans guide. Aldric connaît chaque pierre, chaque courant. C'est sa vie.
II. LES SAULES CENTENAIRES ET LES CORBEAUX
Ce qui frappe immédiatement en arrivant au gué, ce sont les saules gigantesques qui bordent les deux rives.
Les saules :
Nombre recensé : 34 saules pleureurs
Âge estimé : 100 à 300 ans selon les spécimens
Circonférence du plus gros : 23 pieds
Branches : tombant jusqu'à toucher l'eau, créant des "rideaux verts" en été
Légendes locales : Selon Aldric, les saules auraient été plantés "au temps des anciens dieux" pour "marquer le passage entre deux mondes". Les villageois évitent de les couper, croyant qu'ils portent chance... ou malédiction selon les versions.
Les corbeaux :
Population estimée : plusieurs centaines
Nids dans les saules : 89 nids visibles
Espèce : Corbeau freux (Corvus frugilegus)
Comportement : très bruyants, surtout au crépuscule
Note marginale, troublée :
Il y a quelque chose d'inquiétant dans ces corbeaux. Ils m'observent. Je sais, c'est absurde. Mais je le sens. Leurs yeux noirs me suivent. Et leur croassement incessant... on dirait qu'ils parlent. Qu'ils se transmettent des messages. Aldric dit : "Les corbeaux savent des choses que les hommes ignorent. Ils voient ce qui va venir." Superstition? Peut-être. Mais je suis mal à l'aise.
III. ALDRIC, LE PASSEUR
L'homme qui gère le gué est un personnage en soi.
Profil :
Nom complet : Aldric Krukowski
Âge : 47 ans
Fonction : Passeur officiel du domaine (nommé par la Siostry il y a 12 ans)
Physique : trapu, mains énormes et calleuses, visage buriné par le vent et l'eau
Famille : veuf, trois enfants adultes partis vivre ailleurs
Compétences :
Connaissance parfaite du fleuve et de ses humeurs
Force physique remarquable (peut manœuvrer sa barge seul même chargée)
Capacité à "lire" le fleuve (prédire crues, identifier dangers cachés)
Caractère : Taciturne, mais observateur. Parle peu, mais quand il parle, c'est pertinent. Une sagesse simple, terre-à-terre.
Note marginale :
Aldric est le genre d'homme qu'on sous-estime facilement. Il semble simple, presque rustre. Mais après deux heures de conversation, j'ai réalisé qu'il est d'une intelligence aiguë. Il connaît TOUT ce qui se passe dans la région. Qui voyage, qui commerce, qui conspire. Les passeurs sont les oreilles du royaume. Et personne ne les écoute vraiment. Erreur.
IV. LA BARGE DE CHÊNE
L'outil de travail d'Aldric est sa barge, qu'il entretient avec un soin méticuleux.
Caractéristiques de la barge :
Longueur : 34 pieds
Largeur : 12 pieds
Matériau : chêne massif (construction artisanale, il y a 8 ans)
Capacité : 12 personnes OU 2 charrettes OU 3 chevaux + 6 personnes
Propulsion : perches (deux, en chêne, 15 pieds de longueur) + rames de secours
État : Excellent. Aldric répare/remplace les planches usées chaque hiver. Calfatage refait annuellement.
Équipement de sécurité :
Cordes de sauvetage : 4 (attachées aux coins de la barge)
Perches de secours : 2 supplémentaires
Lanternes : 3 (pour navigation nocturne)
Cloches d'alarme : 2 (signal en cas d'urgence)
Note marginale :
J'ai traversé le fleuve avec Aldric. Expérience impressionnante. Le brouillard était si dense qu'on ne voyait ni d'où on venait ni où on allait. Mais Aldric maniait sa perche avec une précision parfaite, évitant les rochers invisibles, compensant le courant. "C'est dans les mains," m'a-t-il dit. "Le fleuve parle aux mains." J'ai eu totalement confiance en lui. Cet homme est un maître dans son art.
V. TARIFICATION ET ACTIVITÉ
Tarifs officiels (établis par l'édit fiscal de l'an IV) :
Personne à pied : 3 deniers
Personne à cheval : 5 deniers (cheval compris)
Charrette (avec conducteur) : 5 deniers
Charrette chargée : 7 deniers
Troupeau (par animal) : 1 denier
Activité moyenne :
Traversées par jour (période normale) : 8 à 15
Traversées par jour (période de marché à Radosgav) : 30 à 45
Jours d'inactivité par an : environ 50 (crues, glaces, tempêtes)
Revenus annuels (estimés) :
Revenus bruts : environ 280 livres d'argent
Quote-part reversée au domaine : 40% = 112 livres d'argent
Revenu net pour Aldric : 168 livres d'argent (modeste mais suffisant)
Note marginale :
Aldric vit simplement. Sa cabane est petite mais bien entretenue. Il mange ce qu'il pêche et ce qu'il cultive dans son petit jardin. L'argent qu'il gagne, il l'envoie à ses enfants. "Je n'ai besoin de rien," m'a-t-il dit. "Le fleuve me donne tout." Encore une fois, cette simplicité qui cache une profondeur.
VI. LES DANGERS DU GUÉ
Malgré son apparence paisible, le gué est dangereux pour les inexpérimentés.
Risques recensés :
1. Les récifs affleurants :
Invisibles par temps de brume
Peuvent crever une coque ou faire chavirer
Position variable selon le niveau d'eau
2. Le courant traître :
Vitesse apparemment modérée mais tourbillons localisés
Peut entraîner un nageur ou une embarcation légère
Particulièrement dangereux après les pluies
3. La brume d'automne :
Fréquente de septembre à novembre
Réduit visibilité à moins de 10 pieds
Désorientation facile, même pour voyageurs expérimentés
Incidents (sur les 12 derniers mois) :
3 chavir ages d'embarcations légères (pas de morts, interventions rapides d'Aldric)
1 noyade (voyageur ivre ayant tenté de traverser seul la nuit)
7 charrettes embourbées sur les rives (dégagées avec aide d'Aldric)
0 incident impliquant la barge d'Aldric (remarquable record de sécurité)
Note marginale :
Aldric m'a montré l'endroit où l'homme s'est noyé l'an dernier. Un rocher affleurant, juste sous la surface. "Je lui avais dit d'attendre le matin. Mais il était pressé. Et ivre. Le fleuve ne pardonne pas l'imprudence." Un frisson m'a parcouru. Ce fleuve paisible en apparence est un tueur patient.
VII. VIE QUOTIDIENNE DU PASSEUR
La vie d'Aldric est rythmée par le fleuve et les saisons.
Journée type (période normale) :
5h : Lever, inspection de la barge, vérification du niveau d'eau
6h : Premier passage (souvent des marchands matinaux)
7h-18h : Passages selon demande (attente entre deux)
18h : Dernier passage (sauf urgence)
19h : Entretien de la barge, réparations mineures
20h : Repas, repos
22h : Coucher
Activités annexes :
Pêche (pour sa subsistance)
Jardinage (petit potager)
Observation du fleuve (lecture des signes, prévision des crues)
Entretien des embarcadères et de la cabane
Note marginale :
J'ai passé une journée complète avec Aldric. C'est étonnamment... méditatif. Les longues périodes d'attente entre les traversées. Le bruit constant de l'eau. Le croassement des corbeaux. Aldric ne parle presque pas. Il observe. Pense. Je comprends pourquoi certains moines recherchent cette solitude. C'est propice à la contemplation. Mais c'est aussi terriblement solitaire.
VIII. ALDRIC COMME SOURCE D'INFORMATION
Ce qui rend Aldric particulièrement intéressant pour cette inspection, c'est qu'il voit passer TOUT le trafic terrestre de cette région.
Observations d'Aldric (trois derniers mois) :
Trafic inhabituel :
Augmentation de 40% du passage de chariots militaires
Nombreux convois "secrets" (bâchés, refus de conversation)
Passages nocturnes en forte hausse (alors que c'est plus dangereux)
Comportements suspects :
Voyageurs refusant de décliner leur identité
Marchandises non-identifiables sous bâches épaisses
Conversations chuchotées, cessant à l'approche d'Aldric
Note marginale, très troublée :
Aldric m'a confié quelque chose de grave. Il y a un mois, au milieu de la nuit, un convoi de six chariots lourdement chargés s'est présenté. Escorte de quinze soldats en armes. Le chef du convoi a exigé la traversée immédiate, malgré le brouillard et le danger. Aldric a refusé (trop risqué). L'homme a sorti un document scellé du sceau de la Siostry elle-même. Ordre de priorité absolue. Aldric a dû s'exécuter. Trois heures de traversées périlleuses. "Les chariots étaient lourds, Inspecteur. Très lourds. Et j'ai entendu des bruits métalliques. Des armes, j'en suis sûr. Des centaines d'armes." Direction? Nord-est. Vers la frontière d'Osterlich. Mon sang s'est glacé. C'est le deuxième témoignage d'armes circulant mystérieusement. QUE SE PASSE-T-IL?
IX. ASPECTS FINANCIERS
Budget annuel alloué : 120 livres d'argent (pour entretien barge + embarcadères) (conformité budgétaire : VALIDÉE)
Répartition :
Salaire d'Aldric : 168 livres d'argent (60% de ses recettes)
Entretien barge : 40 livres d'argent
Entretien embarcadères : 30 livres d'argent
Fournitures diverses : 10 livres d'argent
Réserve urgence : 40 livres d'argent
Revenus générés (quote-part reversée) :
Année VI : 112 livres d'argent
Année V : 98 livres d'argent
Année IV : 103 livres d'argent
Analyse : Le gué n'est pas très rentable pour le domaine, mais son importance stratégique dépasse largement son rendement financier. C'est un maillon essentiel de la connectivité territoriale.
Note marginale :
Aldric pourrait gagner bien plus en augmentant ses tarifs ou en trichant sur les comptes. Mais il est d'une honnêteté scrupuleuse. "La Siostry m'a fait confiance," m'a-t-il dit. "Je ne la trahirai pas." Une loyauté touchante. J'espère qu'elle est méritée.
X. INFORMATIONS SUR LA SIOSTRY
Le dernier soir, alors que nous étions assis devant la cabane, regardant la brume s'épaissir sur le fleuve, j'ai demandé à Aldric ce qu'il pensait de la Siostry.
Il a mâché longuement sa pipe avant de répondre.
"La Siostry m'a sauvé la vie, Inspecteur. Il y a douze ans, j'étais un batelier raté, criblé de dettes, prêt à me jeter dans ce fleuve que je traverse chaque jour. Elle est venue, elle m'a parlé. Elle m'a dit : 'Aldric, le fleuve ne t'appelle pas pour te tuer, mais pour te servir. Deviens mon passeur.' Et j'ai accepté."
Il tira sur sa pipe, les yeux perdus dans les volutes de fumée.
"Pendant onze ans, elle est venue me voir chaque trimestre. On parlait du fleuve, des voyageurs, de la vie. Elle m'écoutait vraiment, vous comprenez? Pas comme un seigneur écoute un paysan. Comme une personne écoute une autre personne."
Son visage s'assombrit.
"Mais depuis un an, plus rien. Silence complet. Et puis ces convois. Ces armes. Ces secrets. Ce n'est pas la Siostry que je connais. Quelque chose l'a changée. Quelque chose de grave."
Il me regarda droit dans les yeux.
"Inspecteur, vous me semblez un homme honnête. Alors je vais vous dire ce que je pense vraiment : la Siostry se prépare à quelque chose. Une guerre? Une fuite? Je ne sais pas. Mais ça sent le grand bouleversement. Et nous, le petit peuple, on va payer le prix. Comme toujours."
Note marginale, l'écriture est presque paniquée :
C'est fini. J'ai terminé mes six inspections. Et ce que j'ai découvert me terrifie. Ce n'était pas un simple rapport administratif. C'était une enquête. Et les pièces du puzzle s'assemblent pour former une image inquiétante : la Siostry a découvert quelque chose lors de son voyage. Elle s'est isolée. Elle fait circuler des armes en secret. Elle prépare quelque chose. Mais QUOI? Je rentre à Krakow demain. Et je vais exiger des réponses. Même si je dois forcer la porte de ses appartements. Le domaine tout entier sent que quelque chose ne va pas. Et en tant qu'inspecteur, c'est mon devoir de découvrir quoi. Podeszwa, donne-moi le courage de faire ce qui doit être fait.
XI. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
Le Gué de Corbeval remplit sa fonction de passage essentiel avec efficacité, grâce principalement à la compétence et au dévouement d'Aldric.
Conformité administrative : VALIDÉE (score : 89/100)
Points forts :
Passeur extrêmement compétent et dévoué
Excellent bilan de sécurité
Entretien rigoureux de l'équipement
Source d'information précieuse sur les mouvements dans la région
Points à améliorer :
Prévoir un suppléant/apprenti pour Aldric (il vieillit, pas de plan de succession) (priorité : élevée)
Améliorer sécurité des embarcadères (rambardes, signalisation) (priorité : moyenne)
Construire un petit abri sur rive ouest pour voyageurs attendant traversée (priorité : faible)
INVESTIGUER IMMÉDIATEMENT LES CONVOIS D'ARMES SIGNALÉS (priorité : URGENTE)
Certification : Le présent établissement est APPROUVÉ pour la poursuite de ses activités.
Signé : Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire
Date : 21e jour de la phase Dorma, onzième mois, An VII
Note marginale finale, d'une écriture déterminée :
Mes inspections sont terminées. Demain, je chevauche vers Krakow. J'ai un rapport à remettre. Mais pas celui qu'on attend de moi. Pas un simple compte-rendu administratif. Une mise en garde. Une alerte. Quelque chose de grave se trame dans ce domaine. Les armes qui circulent. L'isolement de la Siostry. Les secrets. Les silences. Tout le monde le sent. Et moi, Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire, j'ai le devoir de le révéler. Même si cela me coûte ma position. Même si cela me coûte ma vie. La vérité doit éclater. Pour le bien du domaine. Pour la Siostry elle-même. Podeszwa, sois mon témoin : je fais ce qui est juste.
Dernière modification par HernfeltMayer (2025-10-10 14:28:50)
Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.
Hors ligne
V. Les Amants de la Clairière
La Journée de Janek
L'obscurité était encore totale lorsque le père de Janek le secoua brutalement.
"Debout, fainéant. Le jour va se lever."
Janek ouvrit les yeux dans le noir complet de la hutte. L'air était glacé. Son souffle formait de la buée. À côté de lui, ses trois frères cadets dormaient encore, entassés sur la même paillasse humide qui sentait la paille moisie et la crasse accumulée. Il se leva en grelottant, ses pieds nus touchant le sol de terre battue gelé.
Sa mère était déjà debout, ravivant le feu central de la hutte – l'unique source de chaleur. Une fumée âcre emplissait la pièce unique où vivaient les sept membres de la famille : les parents, Janek et ses trois frères, plus sa sœur aînée avec son bébé (le mari était mort l'hiver dernier, écrasé par un arbre).
"Tiens," dit sa mère en lui tendant un quignon de pain noir dur comme de la pierre et un morceau de lard rance.
C'était le petit déjeuner. Le seul vrai repas avant le soir. Janek mordit dans le pain qui craqua sous ses dents. Il le fit tremper dans un bol d'eau tiède pour le ramollir. Le lard laissait une pellicule grasse dans sa bouche.
Son père était déjà sorti, préparant les outils. Janek enfila sa tunique de laine brune – la seule qu'il possédait, rapiécée aux coudes et aux genoux, trop courte maintenant qu'il avait grandi. Ses braies de lin grossier étaient trouées aux genoux. Pas de chausses. Ses pieds s'enfonçaient directement dans ses bottes de cuir usé, pleines de trous, qu'il bourrait de paille pour l'isolation.
Il sortit. L'aube commençait à peine à griser le ciel. Le village dormait encore – douze huttes de bois et torchis serrées les unes contre les autres, fumant de leurs toits de chaume. Les cochons grognaient dans leurs enclos. Une vache meuglait. L'air sentait la fumée de bois, le fumier et cette odeur de boue omniprésente.
Son père l'attendait avec la hache, la scie, les coins de fer et les cordes.
"On va au secteur est aujourd'hui. Le bailli veut vingt chênes avant la fin de la semaine. Vingt! Comme si on était des bêtes."
Ils partirent dans la forêt, marchant dans l'obscurité encore épaisse sous les arbres. Janek connaissait le chemin par cœur – il faisait ce trajet depuis qu'il avait sept ans et que son père l'avait emmené pour la première fois. Dix ans de forêt. Dix ans à abattre des arbres pour le seigneur local qui prenait tout et ne leur laissait que des miettes.
Le travail commença dès qu'il y eut assez de lumière pour voir. Son père choisit un chêne – un bel arbre, droit, au tronc épais. Janek sentit son cœur se serrer. Il aimait ces arbres. Mais il n'avait pas le choix.
Ils attaquèrent le tronc à la hache. Coup après coup. Le rythme régulier, hypnotique. La sueur commença rapidement à perler sur le front de Janek malgré le froid. Ses mains, déjà calleuses depuis l'enfance, se crispaient sur le manche de bois poli par des années d'usage.
"Plus fort! Tu frappes comme une fillette!" grogna son père.
Janek serra les dents et frappa plus fort. Ses épaules brûlaient. Ses bras tremblaient. Mais il continua. Il devait continuer. C'était ça ou crever de faim.
Après une heure, l'arbre commença à craquer. Son père cria :
"Recule!"
Le chêne géant s'abattit dans un fracas énorme, écrasant buissons et jeunes arbres sur son passage. La terre trembla sous l'impact.
Puis vint le travail d'ébranchage. Découper les branches à la hache. Enlever l'écorce. Débiter le tronc en sections transportables. Travail épuisant, monotone, qui durait des heures.
Le soleil monta dans le ciel. Janek avait faim. Son estomac gargouillait. Mais il n'y avait rien d'autre à manger avant le soir. Il but de l'eau à une gourde en cuir, mâcha une poignée de baies sauvages qu'il avait ramassées la veille.
"Allez, le deuxième!" ordonna son père.
Ils recommencèrent. Un autre chêne. Puis un autre. Les mains de Janek saignaient malgré les cals. Une ampoule avait éclaté sur son pouce. Il l'ignora.
L'après-midi s'écoula dans la douleur et l'effort. Trois arbres abattus. Ébranchés. Prêts à être traînés par les bœufs du seigneur qui viendraient les chercher.
Vers la fin de l'après-midi, alors qu'ils attaquaient le quatrième arbre, son père s'arrêta brusquement.
"Tu te maries dans trois mois, tu sais."
Janek sentit son cœur se serrer. Il ne répondit pas, continuant à frapper.
"La fille du meunier. Bonne famille. Tu auras peut-être ta propre hutte. Des enfants. Tu continueras le métier."
Sa voix était neutre, mais Janek y percevait quelque chose. De la résignation? Son père avait eu le même destin. Son grand-père aussi. Et maintenant lui.
"Oui, père," murmura-t-il.
Mais dans sa tête, il voyait Kasia. Ses yeux noisette. Son rire rare mais lumineux. La façon dont elle touchait sa main quand ils se retrouvaient. Il devait la voir ce soir. C'était peut-être une des dernières fois avant...
"Rêve pas, garçon. On ne choisit pas sa vie. On la subit."
Le soleil commençait à décliner quand ils s'arrêtèrent enfin. Quatre arbres abattus. Pas assez, mais c'était tout ce qu'ils pouvaient faire en une journée.
Ils rentrèrent au village, portant leurs outils sur l'épaule. Janek était épuisé. Chaque muscle de son corps hurlait. Ses mains étaient en sang. Mais son esprit était ailleurs.
Ce soir. La clairière. Kasia.
À la hutte, sa mère avait préparé le repas du soir : une bouillie d'avoine grise et épaisse, quelques morceaux de navet bouilli, un peu de lard. Ils mangèrent en silence, assis sur des rondins de bois autour du feu. Le bébé de sa sœur pleurait. Ses frères se chamaillaient. Son père buvait de la bière aigre en grommelant.
Janek avala sa part rapidement puis se leva.
"Où tu vas?" demanda son père, suspicieux.
"Poser des collets. Pour des lapins. On manque de viande."
Un mensonge. Il mentait de plus en plus facilement ces derniers temps.
Son père grogna mais ne dit rien. Janek sortit dans la nuit tombante.
La forêt l'appelait. Et Kasia quelque part, qui l'attendait.
La Journée de Kasia
Kasia se réveilla avant l'aube, comme chaque jour depuis qu'elle avait cinq ans.
Elle dormait dans un coin de la hutte familiale, sur une paillasse qu'elle partageait avec ses trois sœurs cadettes. L'aînée, Marta, ronflait doucement. Les deux petites, Zosia et Anka, s'étaient endormies enlacées pour se tenir chaud. Kasia se glissa hors de la couverture de laine miteuse – l'unique qu'elles possédaient – sans réveiller ses sœurs.
Dans l'autre coin de la pièce unique, ses parents et ses quatre frères dormaient encore. Neuf personnes dans une hutte de douze pieds sur quinze. L'air était étouffant malgré le froid – neuf corps qui respirent, qui transpirent, qui puent.
Kasia enfila sa robe de laine brune, rapiécée tant de fois qu'on ne distinguait plus le tissu original des ajouts. Trop courte maintenant – elle montrait ses chevilles maigres et ses pieds nus crasseux. Pas de chausses, pas de souliers. Elle n'en avait jamais possédé de sa vie.
Elle sortit pieds nus dans la boue froide de la cour. Le choc du froid lui coupa le souffle. Mais elle y était habituée. On s'habitue à tout.
Première tâche : aller chercher l'eau. Elle prit les deux seaux de bois et marcha jusqu'au puits communal du village. Cinq autres filles y étaient déjà, attendant leur tour dans le froid et l'obscurité. Elles ne se parlaient pas. Trop fatiguées. Trop habituées.
Kasia remplit ses seaux, qui devinrent immédiatement très lourds. Elle les porta en équilibre sur un joug de bois posé sur ses épaules. Ses genoux tremblaient sous le poids. Le chemin du retour sembla interminable.
De retour à la hutte, sa mère était levée, ravivant le feu.
"Bien. Maintenant, va traire la vache."
La vache – leur unique richesse. Une bête maigre et épuisée qui donnait à peine deux pintes de lait par jour. Kasia s'accroupit sur un tabouret bancal, posa le seau sous les pis, et commença à traire. Ses doigts gourds de froid avaient du mal à se fermer. La vache meuglait, agitée. Un coup de sabot manqua de peu le visage de Kasia.
"Calme, calme..." murmura-t-elle.
Le lait coula goutte à goutte. Trop peu. Toujours trop peu. Sa mère en prendrait la moitié pour faire du fromage à vendre. Le reste serait partagé entre neuf personnes. Une gorgée chacun, peut-être.
Ensuite : nourrir les cinq poules faméliques qui picoraient dans la cour, chercher les œufs (deux seulement ce matin, et un cassé), ramasser du bois pour le feu, vider le pot de chambre commun dans la fosse à purin.
Le soleil se levait enfin. Sa mère lui tendit un morceau de pain noir et une poignée d'oignons crus.
"C'est tout ce qu'il y a. Mange et va aux champs."
Kasia mordit dans le pain dur, mâcha longuement. L'oignon lui brûla la gorge. Elle but de l'eau pour faire passer.
Puis elle partit aux champs avec ses sœurs et ses frères. Leurs parents les suivaient, portant les outils : faucilles, houes, râteaux.
Les champs appartenaient au seigneur local. Sa famille était métayer : ils travaillaient la terre et donnaient les deux tiers de la récolte au seigneur. Le tiers restant devait nourrir neuf personnes. Ce n'était jamais suffisant.
Aujourd'hui : désherbage. Le travail le plus détesté de Kasia.
Elle s'accroupit entre les rangs de navets, et commença à arracher les mauvaises herbes à la main. Une par une. Des centaines. Des milliers. Ses doigts s'enfonçaient dans la terre froide et humide. Ses ongles se cassaient. Ses genoux s'enfonçaient dans la boue.
Le soleil monta. Il commença à faire chaud. La sueur coula dans ses yeux. Son dos la brûlait à force d'être courbée. Mais elle ne pouvait pas s'arrêter. Le bailli du seigneur passait régulièrement, à cheval, surveillant les métayers. Celui qui ralentissait était fouetté.
"Plus vite, fainéante!" cria son père.
Kasia accéléra, arrachant les herbes frénétiquement. Ses mains saignaient. Peu importait.
À midi, pas de pause repas. Juste quelques minutes pour boire de l'eau tiède dans une outre en peau. Sa mère avait apporté des navets crus. Kasia en mangea un, croquant dans la chair amère et fibreuse. Elle avait encore faim. Toujours faim.
L'après-midi fut identique au matin. Désherber. Encore. Toujours. Ses genoux étaient en sang à force de frotter contre les cailloux. Ses mains tremblaient. Mais elle continuait. On continue toujours.
Vers le milieu de l'après-midi, sa mère s'approcha d'elle, voix basse :
"Dans trois mois, tu te maries. Le fils du meunier."
Kasia sentit son cœur se glacer.
"Je... je sais, mère."
"C'est une bonne chose. Un meunier, c'est mieux que métayer. Tu auras peut-être du pain blanc. Des fois."
Sa mère essayait d'être rassurante. Mais Kasia voyait la résignation dans ses yeux. Elle-même avait été mariée à quinze ans à un homme qu'elle ne connaissait pas. Et maintenant, à trente-quatre ans, elle en paraissait cinquante. Usée. Brisée. Neuf enfants. Douze grossesses. Trois morts en bas âge.
"Oui, mère," murmura Kasia.
Mais elle pensait à Janek. À son sourire timide. À la façon dont il la regardait comme si elle était quelque chose de précieux. À leurs rendez-vous secrets dans la clairière.
Ce soir. Elle devait le voir ce soir.
Le soleil déclinait enfin. Ils rentrèrent au village, sales, épuisés, couverts de boue. Kasia avait mal partout. Ses pieds saignaient – elle avait marché toute la journée sur des cailloux, des chardons, des racines.
À la hutte, sa mère prépara le repas : une soupe claire de navets et d'orge, quelques croûtes de pain rassis. Ils mangèrent en silence. Le père monopolisait la plus grosse part. Les garçons ensuite. Les filles avaient les restes.
Kasia avala sa maigre portion. Son estomac gargouillait encore.
Puis sa mère dit :
"Kasia, va chercher des herbes pour la soupe de demain. Là, près du ruisseau."
C'était un prétexte. Sa mère savait. Elle ne disait rien, mais elle savait. Et elle la laissait partir.
Kasia prit un panier d'osier et sortit dans la nuit tombante.
Son cœur battait plus vite. Dans une demi-heure, elle verrait Janek.
La Clairière
La clairière se trouvait à une lieue du village de Kasia, cachée au cœur de la forêt. Janek lui avait montré le chemin deux mois plus tôt. Un endroit secret que seuls les bûcherons connaissaient, un cercle d'herbe entouré de chênes centenaires, avec un grand rocher plat au centre – vestige d'un ancien cercle de pierres païen, peut-être.
Kasia arriva la première. Elle posa son panier et s'assit sur le rocher, attendant. La nuit était presque complète maintenant. Les étoiles commençaient à apparaître entre les branches. Un hibou ulula au loin.
Elle avait peur. Peur d'être découverte. Peur de ce qui arriverait si son père apprenait. Il la battrait. Peut-être pire. Le mariage serait annulé. Elle serait déshonorée.
Mais elle avait plus peur encore de ne jamais revoir Janek. De passer sa vie entière avec un étranger qu'elle n'aimait pas. De devenir comme sa mère. Morte à l'intérieur.
Un craquement de branche. Kasia sursauta.
Janek émergea des arbres, essoufflé d'avoir couru.
"Kasia..."
Elle se leva et courut vers lui. Ils s'étreignirent, maladroitement, désespérément. Il sentait la sueur, le bois coupé, la forêt. Elle sentait la terre, la sueur, le fumier. Ils s'en fichaient.
"J'avais peur que tu ne viennes pas," murmura-t-elle contre sa poitrine.
"Je viendrai toujours. Toujours."
Mensonge. Dans trois mois, ils seraient mariés à d'autres. Mais ce soir, ils faisaient semblant de le croire.
Ils s'assirent sur le rocher plat, serrés l'un contre l'autre. Janek avait apporté quelque chose – un morceau de fromage volé à sa mère. Kasia avait pris une pomme flétrie. Ils partagèrent ce maigre festin dans le noir, leurs doigts s'entrelaçant.
"Mon père me parle du mariage tous les jours," dit Janek, voix sombre. "Il dit que c'est une bonne chose. Que je dois accepter mon destin."
"Le mien aussi. Ma mère dit que j'aurai peut-être du pain blanc." Kasia rit amèrement. "Du pain blanc. Voilà tout ce qu'on peut espérer."
Janek la serra plus fort.
"Si j'étais riche... Si j'étais seigneur... Je t'épouserais. On partirait loin. On..."
"Mais tu n'es pas riche. Et moi non plus. On n'est rien."
Les mots étaient durs mais vrais. Ils restèrent silencieux un moment, savourant la chaleur de leurs corps dans la nuit froide.
Puis Janek se tourna vers elle et l'embrassa.
C'était maladroit, timide. Leurs dents s'entrechoquèrent. Mais c'était doux aussi. Kasia sentit quelque chose se réchauffer en elle, quelque chose qu'elle n'avait jamais ressenti pendant les interminables journées de labeur.
Le baiser s'approfondit. Les mains de Janek trouvèrent sa taille, hésitantes. Elle passa ses bras autour de son cou.
Ils s'allongèrent sur le rocher plat, leurs corps pressés l'un contre l'autre. Les mains de Janek exploraient maladroitement, remontant le long de son dos, effleurant ses flancs. Kasia haleta contre sa bouche.
"Janek... on devrait pas..."
Mais sa voix manquait de conviction. Dans trois mois, elle appartiendrait à un étranger. Ce corps qu'elle habitait ne serait plus le sien. Il deviendrait propriété de son mari, machine à faire des enfants, outil de travail.
Mais ce soir, juste ce soir, elle voulait qu'il soit à elle. Et qu'elle soit à elle-même.
"Je t'aime," murmura Janek contre son cou.
Des mots qu'elle n'entendrait probablement jamais d'un autre homme. Son futur mari ne les dirait pas. L'amour n'avait rien à voir avec le mariage.
"Moi aussi."
Leurs vêtements – si peu nombreux – furent rapidement enlevés. La robe rapiécée de Kasia glissa sur ses épaules. La tunique de Janek fut jetée sur l'herbe. Leurs peaux nues se touchèrent, frissonnant dans le froid de la nuit.
Il n'y avait rien de romantique dans ce qui suivit. Rien des chansons des troubadours que Kasia avait entendues une fois au marché. C'était maladroit, douloureux même par moments, les corps de deux jeunes gens qui ne savaient pas vraiment ce qu'ils faisaient.
Janek était trop brusque. Kasia était trop tendue. Il y eut un moment de douleur aiguë qui la fit grimacer. Il s'arrêta, inquiet.
"Je te fais mal?"
"Non. Continue."
Mensonge. Mais elle voulait aller jusqu'au bout. Elle voulait ce souvenir. Ce moment où ils étaient ensemble, vraiment ensemble, avant que le monde ne les sépare.
Leurs corps trouvèrent peu à peu un rythme. La douleur s'atténua. Kasia enfouit son visage dans l'épaule de Janek, sentant son souffle rapide contre son oreille. Ses mains agrippaient son dos maigre, sentant ses muscles se contracter.
Ce ne fut pas long. Janek gémit contre son cou et s'immobilisa, tremblant. Puis il s'effondra sur elle, épuisé.
Ils restèrent ainsi un moment, leurs respirations se calmant peu à peu, leurs cœurs ralentissant.
Puis Janek roula sur le côté et la serra contre lui. Le rocher était dur et froid sous leur dos. Mais peu importait.
"Je suis désolé," murmura-t-il. "C'était... je n'ai pas..."
"Chut. C'était bien."
Nouveau mensonge. Mais gentil.
Ils restèrent allongés ainsi, nus sous les étoiles, sachant qu'ils devraient bientôt se rhabiller et retourner à leurs vies séparées. Sachant que dans trois mois, ce serait fini. Sachant qu'ils n'avaient aucun pouvoir sur rien.
Kasia sentit des larmes couler sur ses joues. Elle les essuya rapidement, ne voulant pas que Janek les voie.
"On devrait..." commença-t-elle.
Mais elle n'acheva pas sa phrase.
Quelque chose avait attiré son regard.
Là, dans l'herbe, à quelques pas du rocher. Un objet sombre qui n'était pas là avant. Ou qu'ils n'avaient pas remarqué dans leur hâte.
"Qu'est-ce que c'est?" demanda Janek en suivant son regard.
Ils se rhabillèrent rapidement, frissonnant dans le froid, et s'approchèrent.
C'était un livre. Un gros volume relié de cuir brun, ouvert sur l'herbe, ses pages de vélin blanc brillant faiblement sous la lumière des étoiles.
"Un livre..." souffla Kasia, émerveillée.
Elle n'en avait jamais tenu un. Jamais. Les livres étaient pour les seigneurs, les diacres, les riches. Pas pour des gens comme elle.
Janek le ramassa avec précaution, comme s'il s'agissait d'un objet sacré. Les pages étaient couvertes de caractères noirs, tracés en colonnes serrées. Des mots. Des centaines de mots.
"Tu sais lire?" demanda Kasia, pleine d'espoir.
Janek secoua la tête, penaud.
"Non. Je... je reconnais quelques lettres. Les moines m'avaient appris un peu quand j'étais petit. Mais pas assez."
Kasia regarda les pages avec frustration. Toutes ces connaissances, là, sous ses yeux, et elle ne pouvait pas y accéder. C'était comme être affamé devant un festin dont on ne pouvait rien manger.
Elle distingua quelques mots, ici et là, dans les marges, griffonnés d'une autre main :
"Note marginale..."
"Podeszwa..."
"La Siostry..."
Des noms qui ne signifiaient rien pour elle.
"C'est important, tu crois?" demanda Janek.
"Je sais pas. Ça vient d'où?"
Ils regardèrent autour d'eux. Pas de trace de voyageurs. Pas de chariot. Le livre était juste... là. Comme tombé du ciel.
"On devrait peut-être..."
Mais un bruit les interrompit. Des voix. Au loin, dans la forêt.
"Kasia!" La voix de son père, furieux. "Kasia, où es-tu, sale traînée!"
Le sang de Kasia se glaça.
"Il faut que je parte. Vite."
Janek referma le livre d'un coup sec et le jeta dans les buissons. Puis il la prit par les épaules.
"Cours. Je vais les retenir."
"Mais..."
"Vas-y!"
Kasia courut, son cœur battant la chamade, ses pieds nus martelant le sol de la forêt. Derrière elle, elle entendit Janek crier quelque chose, puis la voix de son père, plus proche maintenant.
Elle ne savait pas si elle le reverrait. Elle ne savait pas ce qui allait lui arriver.
Mais pendant un bref instant, dans cette clairière, elle avait été libre. Elle avait été aimée.
Et quelque part dans les buissons, un livre attendait d'être lu, porteur de secrets qu'elle ne connaîtrait jamais.
~ * ~
Le livre resta là toute la nuit, caché dans les fougères. La rosée du matin perla sur son cuir brun. Un chevreuil passa, le renifla, puis s'éloigna.
Puis, au milieu de la matinée, un autre animal s'approcha. Un renard roux, le même qui l'avait déjà inspecté plus tôt. Il tourna autour, intrigué par cet objet qui semblait déplacé dans son territoire.
D'un coup de patte, il le fit rouler. Le livre s'ouvrit à une nouvelle page, révélant d'autres colonnes d'écriture serrée, d'autres notes marginales griffonnées.
Le renard s'assit et observa les caractères noirs comme s'il pouvait les lire. Puis, satisfait, il s'éloigna d'un trot léger.
Et si un voyageur érudit avait été là, caché dans les fourrés, contemplant cette page miraculeusement épargnée, voici ce qu'il aurait pu lire...
BUREAU D'INSPECTION DU DOMAINE DE LA SIOSTRY VESPASIA
Suite du Rapport Trimestriel - Inspection des Sites du Centre
Note préliminaire, d'une écriture lasse :
De retour dans le cœur du domaine après mes pérégrinations aux confins. Main-De-Sixte m'a ordonné d'inspecter trois établissements "sensibles" avant de lui remettre mon rapport final. "Sensibles", a-t-il dit. Pourquoi sensibles? Il n'a pas précisé. Mais son regard était grave. Quelque chose se trame. Je le sens dans mes os.
SEPTIÈME INSPECTION : MONASTÈRE DE SAINTE-BOGUMILA
Localisation cadastrale : Parcelle 102 × 224, plaine centrale
Date d'inspection : 4e jour de la phase Lunor, douzième mois
Conditions météorologiques : Ciel couvert, froid sec, vent du nord
Note marginale :
Dès que j'ai aperçu cette abbaye, j'ai compris pourquoi Main-De-Sixte l'avait qualifiée de "sensible". Ce n'est pas un monastère ordinaire. C'est une forteresse. Les tours rondes. Les murs épais. Les croix à huit branches qui ornent chaque tourelle. Tout crie : "Nous sommes différents. Nous sommes Osterlichois. Et nous n'avons pas oublié."
I. ARCHITECTURE DÉFENSIVE
Le Monastère de Sainte-Bogumila se dresse au milieu de la plaine comme une citadelle spirituelle, ses pierres sombres contrastant violemment avec les champs dorés qui l'entourent.
Caractéristiques architecturales :
Enceinte fortifiée : périmètre de 487 toises, hauteur 23 pieds
Épaisseur des murs : 8 pieds (conçus pour résister à un siège)
Quatre tours rondes aux angles : hauteur 67 pieds chacune
Une tour-clocher centrale : hauteur 89 pieds
Matériau : pierre sombre extraite des carrières d'Osterlich (importée, coût élevé)
Créneaux et meurtrières : fonctionnels, non décoratifs
Les Croix à Huit Branches :
Chaque tour est surmontée d'une croix à huit branches, symbole distinctif du Podeszwisme Osterlichois. Contrairement à la croix simple à quatre branches, cette croix possède quatre branches supplémentaires aux diagonales, formant une étoile.
Hauteur des croix : 12 pieds
Matériau : fer forgé doré à la feuille d'or
Signification : les huit béatitudes, les huit vertus, les huit portes de l'harmonie selon la théologie Osterlichoise
Note marginale, troublée :
Père Abbé Stanislav m'a expliqué que ces fortifications ne sont pas seulement symboliques. "Nos ancêtres ont construit ces murs pour protéger la foi pendant les guerres de religion. Nous les maintenons pour la même raison." Sous-entendu : ils s'attendent à de nouveaux conflits. Ils se préparent. Cette abbaye n'est pas qu'un lieu de prière. C'est un bastion militaire potentiel.
II. PÈRE ABBÉ STANISLAV
Le dirigeant de cette communauté est un homme impressionnant qui incarne parfaitement la dualité de cet établissement.
Profil :
Nom complet : Stanislav Wojciechowski
Âge : 58 ans
Origine : Kalisz, capitale d'Osterlich
Fonction : Abbé du monastère depuis 23 ans
Formation : Preskolen de Kalisz, puis académie théologique de Brześć
Physique : Grand (6 pieds 3 pouces), carrure massive, barbe grise imposante
Particularité : Porte à la ceinture une épée bénite, symbole des abbés-guerriers d'Osterlich
Caractère : Austère, rigoriste, mais d'une intelligence aiguë. Parle lentement, pèse chaque mot. Regard perçant qui semble lire dans les âmes. Autorité naturelle indiscutable.
Note marginale :
Père Stanislav m'intimide. Je l'avoue. Ce n'est pas un moine doux et contemplatif. C'est un chef militaire en robe de bure. Quand il parle, même les novices les plus turbulents se taisent instantanément. Quand il marche dans les couloirs, le silence se fait. Il règne sur ce monastère comme un général sur son armée.
III. LA COMMUNAUTÉ MIXTE
Particularité majeure : le Monastère de Sainte-Bogumila est une communauté mixte, pratique courante en Osterlich mais rare en Okord.
Composition de la communauté :
1 Père Abbé : Stanislav
1 Mère Supérieure : Sœur Bogumila (d'où le nom du monastère)
34 Frères (dont 12 diacres ordonnés)
28 Sœurs (dont 8 consacrées)
17 Novices (9 hommes, 8 femmes)
6 Oblats laïcs permanents
Total : 87 personnes vivant en permanence dans l'enceinte
Organisation :
Contrairement aux communautés mixtes plus "libérales" (comme les Vergers), ici la séparation des sexes est stricte :
Dortoirs séparés (aile nord pour les hommes, aile sud pour les femmes)
Réfectoires séparés (sauf pour les grandes fêtes liturgiques)
Espaces de prière communs MAIS places assignées (hommes à gauche, femmes à droite)
Interdiction de contact physique entre sexes (même une poignée de main)
Conversations mixtes autorisées uniquement en présence d'un supérieur
Note marginale :
J'ai demandé à Père Stanislav pourquoi cette rigueur si la communauté est mixte. Il m'a répondu : "La mixité n'est pas une invitation à la luxure, Inspecteur. C'est une épreuve spirituelle. Vivre côte à côte, hommes et femmes, sans jamais céder à la tentation charnelle, c'est cela la vraie pureté. Pas fuir le mal, mais le côtoyer et le vaincre selon les enseignements du Popranozk." Théologie rigoriste typiquement Osterlichoise.
IV. LES TRADITIONS MYSTIQUES OSTERLICHOISES
Ce qui distingue vraiment ce monastère, c'est la préservation jalouse des traditions mystiques Osterlichoises, parfois en tension avec l'orthodoxie Podeszwite d'Okord.
Pratiques recensées :
1. Les Prières en Vieux Slavon
Alors que la majorité des offices Podeszwites se font dans la langue commune, ici, les prières les plus sacrées sont psalmodiées en vieux slavon, langue liturgique ancestrale d'Osterlich.
Offices quotidiens : 7 (matines, laudes, prime, tierce, sexte, vêpres, complies)
Durée totale des prières : 5 heures par jour
Langue : mélange de langue commune (pour les lectures) et vieux slavon (pour les chants)
Note marginale, fascinée :
J'ai assisté aux vêpres. C'était... étrange. Beau, mais étrange. Les chants en vieux slavon résonnaient dans la chapelle voûtée, créant des harmonies que je n'avais jamais entendues. Les voix graves des frères mêlées aux voix aiguës des sœurs. Un son presque surnaturel. J'ai senti des frissons me parcourir. Sœur Bogumila m'a expliqué : "Le vieux slavon est la langue que Podeszwa comprend le mieux. C'est la langue de nos ancêtres, celle dans laquelle le Zwiastun Baldir a prié pour la première fois." Nationalisme spirituel?
2. Les Chants Rituels Anciens
En plus des psaumes Podeszwites standard, la communauté perpétue des chants rituels qui remontent à l'époque pré-Podeszwite, incorporant des éléments des anciens cultes slaves.
Exemples de chants recensés :
"Bogurodzica" (La Mère de l'Harmonie) : hymne très ancien, probablement du VIIe siècle
"Święta Wodo" (Eau Sacrée) : chant de bénédiction des eaux, origines païennes évidentes
"Pieśń o Słońcu" (Chant du Soleil) : louange au soleil comme symbole de Podeszwa, mais structures mélodiques pré-Podeszwites
Père Stanislav défend ces pratiques : "Podeszwa n'a pas effacé nos traditions, il les a transfigurées. Ce qui était adoration du soleil-dieu est devenu adoration de Podeszwa à travers le soleil. La forme reste, mais l'esprit change."
Note marginale, sceptique :
Je ne suis pas théologien, mais j'ai l'impression que cette "transfiguration" est une excuse pour préserver des pratiques qui frôlent l'hérésie. J'ai entendu le "Święta Wodo". C'est clairement un chant païen à peine podeszwisé. Si le haut clergé de Krakow l'entendait, il y aurait des problèmes. Mais Père Stanislav s'en fiche. Il préserve les traditions Osterlichoises coûte que coûte.
V. LES CRYPTES VOÛTÉES
Sous le monastère s'étendent des cryptes impressionnantes où résonnent les psaumes et où reposent les morts de la communauté.
Architecture des cryptes :
Trois niveaux souterrains
Profondeur maximale : 34 pieds sous le sol
Surface totale : environ 2,300 pieds carrés
Voûtes en berceau, pierre sombre, humidité constante
Température : 12°C toute l'année (froid constant)
Organisation :
Premier niveau : Chapelle souterraine
Salle voûtée principale : 67 pieds × 34 pieds
Autel de pierre noire au centre
Fresques murales représentant des scènes de martyrs Osterlichois
Acoustique exceptionnelle (les chants y résonnent pendant plusieurs secondes)
C'est ici que se déroulent les offices les plus solennels, notamment pendant la Semaine de l'Élévation et les grandes fêtes Osterlichoises.
Deuxième niveau : Scriptorium souterrain
12 pupitres de pierre pour les copistes
Éclairage par chandelles (126 chandelles en permanence)
Température fraîche idéale pour la préservation des manuscrits
Air sec maintenu par un système de ventilation ingénieux
Troisième niveau : Catacombes
Niches funéraires creusées dans les murs : 234 niches
Actuellement occupées : 189
Sépultures des abbés, moines et moniales de la communauté depuis 247 ans
Crânes et ossements visibles dans certaines niches (tradition memento mori)
Note marginale, mal à l'aise :
Les cryptes sont oppressantes. L'obscurité n'est jamais totale (les chandelles brûlent toujours) mais la lumière vacillante crée des ombres dansantes sur les murs. Les crânes dans les niches semblent vous regarder. Et les chants... Podeszwa m'est témoin, les chants. Quand les frères et sœurs psalmodient dans la chapelle souterraine, le son résonne de façon étrange, presque surnaturelle. Comme si les morts eux-mêmes chantaient avec eux. J'ai eu des frissons. Père Stanislav souriait. "Vous sentez la présence des anciens, Inspecteur? Ils ne sont jamais vraiment partis. Ils prient avec nous." Troublant.
VI. LE SCRIPTORIUM ET LES TEXTES CONTROVERSÉS
Le scriptorium souterrain est le cœur intellectuel du monastère, où se perpétue un travail de copie et d'étude de textes... parfois controversés.
Organisation du scriptorium :
12 copistes permanents (8 frères, 4 sœurs)
Rotation par quarts de 4 heures (le travail en crypte est épuisant)
Production annuelle : environ 23 manuscrits complets
Spécialité : textes théologiques Osterlichois et manuscrits en écriture cyrillique
L'Écriture Cyrillique Fleurie :
Les copistes du monastère sont réputés pour leur maîtrise de l'écriture cyrillique fleurie, style calligraphique complexe originaire d'Osterlich.
Caractéristiques :
Lettres ornées de motifs floraux et géométriques
Initiales enluminées occupant jusqu'à un quart de page
Utilisation d'or et d'argent pour les manuscrits les plus précieux
Temps de copie : un Podreznik complet prend 8 mois de travail
Note marginale, admirative :
J'ai vu Frère Mikolaj travailler. C'est hypnotisant. Chaque lettre est tracée avec une précision millimétrique. Les ornements floraux semblent vivants. Les initiales dorées brillent à la lumière des chandelles. C'est de l'art autant que de l'écriture. Un seul manuscrit vaut une fortune. Mais ils ne les vendent jamais. "Ces livres sont pour la gloire de Podeszwa, pas pour l'enrichissement," m'a dit Père Stanislav.
Les Textes Hérétiques :
Point le plus controversé : le monastère copie et étudie des textes hérétiques, écrits non-reconnus par l'orthodoxie Podeszwite.
Textes recensés dans la bibliothèque :
Livre des Visions de Stanimir (récits mystiques d'un ermite du IXe siècle, condamné pour hétérodoxie)
Chroniques Secrètes de la Vallée (histoire alternative de la révélation de Baldir)
Le Cinquième Chapitre (prétendue continuation du Podreznik, non-reconnue)
Commentaires Interdits du Pokusa (interprétations du livre de la tentation jugées dangereuses)
Apocalypse de Mścisław (visions de la fin des temps, très détaillées)
Rituels des Premiers Convertis (pratiques des premières communautés, mélangées aux anciens cultes)
Et d'autres encore, certains que je ne connaissais même pas.
Père Stanislav justifie leur préservation : "Ces textes ne sont pas orthodoxes, c'est vrai. Mais ils font partie de notre héritage spirituel. Les détruire serait un péché contre la connaissance. Nous les étudions pour comprendre comment la foi s'est développée. Pas pour les prêcher au peuple."
Note marginale, très troublée :
J'ai feuilleté le Livre des Visions de Stanimir. Certains passages sont... étranges. Des visions attribuées à l'ermite que je n'ai jamais entendues. Certaines sont belles. D'autres troublantes. Par exemple : "Dans l'harmonie parfaite réside le chaos parfait, car toute chose contient son contraire, et Podeszwa lui-même porte en lui l'ombre de Ciemnota." Que signifie cela? Et pourquoi ces textes ont-ils été exclus des enseignements? Père Stanislav refuse de répondre directement. "Ce sont des mystères qui nécessitent des années d'étude, Inspecteur. Pas une explication rapide." Je suis frustré. Et inquiet. Ce monastère est un gardien de savoirs interdits.
VII. ASPECTS FINANCIERS
Budget annuel alloué : 1,400 livres d'or (conformité budgétaire : VALIDÉE)
Répartition :
Salaires communauté : 420 livres (modestes mais suffisants pour 87 personnes)
Alimentation : 400 livres (autosuffisance partielle via jardins et élevage)
Fournitures scriptorium : 280 livres (parchemin, encres, or, argent)
Entretien bâtiments : 180 livres
Chauffage : 80 livres (charbon pour l'hiver)
Divers : 40 livres
Revenus générés :
Le monastère ne vend presque rien. Ses activités sont principalement spirituelles. Cependant :
Dons des fidèles Osterlichois : environ 340 livres d'or/an
Vente occasionnelle de manuscrits (très rare) : 0-200 livres selon les années
Hébergement de pèlerins : environ 60 livres/an
Bilan : Le monastère est déficitaire (coûte plus qu'il ne rapporte) mais son importance spirituelle et culturelle justifie le soutien du domaine.
Note marginale :
Père Stanislav m'a dit quelque chose de frappant : "L'argent ne nous intéresse pas, Inspecteur. Notre richesse est dans ces manuscrits. Dans ces chants. Dans ces prières qui remontent à nos ancêtres. Si le domaine coupait nos financements demain, nous continuerions. Nous vivrions de racines et d'eau claire s'il le fallait. Mais nous ne cesserions jamais de préserver notre héritage." Fanatisme? Dévotion admirable? Je ne sais plus.
VIII. VIE COMMUNAUTAIRE
La vie au monastère suit une règle stricte inspirée des enseignements du Zwiastun Baldir, mais adaptée aux traditions Osterlichoises.
Horaire quotidien (hiver) :
3h30 : Lever, ablutions froides
4h : Matines (1h de prières dans la chapelle souterraine)
5h : Laudes (30 min)
6h : Petit déjeuner (pain noir, soupe d'avoine, eau)
7h-12h : Travail (scriptorium, jardins, cuisine, entretien selon affectation)
12h : Sexte (15 min de prières)
12h30 : Déjeuner (soupe de légumes, pain, fromage, eau ou bière légère)
13h : Repos (1h, seul moment de détente)
14h-18h : Travail (suite)
18h : Vêpres (45 min)
19h : Dîner (soupe, pain, parfois poisson)
20h : Complies (30 min)
20h45 : Coucher (en silence absolu)
Règles de vie :
Silence absolu du coucher jusqu'après le petit déjeuner (environ 9h de silence total)
Silence relatif le reste de la journée (on ne parle que si nécessaire au travail)
Un jour de "récréation" par semaine (dimanche après-midi) où les conversations sont autorisées
Jeûne complet deux jours par semaine (mercredi et vendredi)
Jeûne partiel pendant les quarante jours de purification avant Beltan
Note marginale, épuisée :
J'ai passé trois jours au monastère, suivant leur rythme. Podeszwa m'est témoin, c'est épuisant. Se lever à 3h30. Prier pendant des heures dans le froid des cryptes. Travailler sans relâche. Manger si peu. Et surtout, le silence. Le silence constant. Au début, c'est reposant. Puis ça devient oppressant. Puis ça devient... autre chose. Une sorte de paix étrange. Je comprends comment ce mode de vie transforme les gens. On se vide de soi-même. On devient réceptacle de quelque chose de plus grand. Troublant.
IX. INFORMATIONS SUR LA SIOSTRY
Le dernier soir de mon inspection, Père Stanislav m'invita dans ses appartements privés – un privilège rare. Nous nous assîmes devant un maigre feu, buvant une tisane amère.
"Vous posez des questions sur la Siostry à chaque établissement, n'est-ce pas?" dit-il sans préambule.
Je sursautai, surpris.
"Comment..."
"J'ai des correspondants dans tous les lieux que vous avez visités, Inspecteur. Les nouvelles voyagent. Surtout les nouvelles inquiétantes."
Il sirota sa tisane, les yeux perdus dans les flammes.
"La Siostry Vespasia est venue ici il y a huit mois, juste avant son départ pour l'Illyrie. Elle voulait consulter nos archives. Des textes très anciens. Des prophéties."
Mon cœur s'accéléra.
"Quelles prophéties?"
"Celles qui parlent de la 'Fin du Quatrième Âge'. Des textes apocalyptiques que nous conservons dans nos cryptes les plus profondes. Elle a passé trois jours enfermée avec ces manuscrits. Quand elle est ressortie, elle était... changée."
Il me regarda directement.
"Elle m'a dit : 'Père Stanislav, préparez votre communauté. Des temps sombres approchent. Vous devrez peut-être devenir ce que vous avez toujours été : une forteresse. Non seulement spirituelle, mais militaire.' Puis elle est partie."
Silence.
"Depuis, j'ai fait renforcer nos défenses. Discrètement. J'ai fait entraîner certains de nos frères au maniement des armes. J'ai constitué des réserves de nourriture pour un siège. Et j'attends."
Note marginale, l'écriture devient presque frénétique :
DES PROPHÉTIES. La Siostry consultait des prophéties apocalyptiques. Elle se prépare à quelque chose. Mais QUOI? Une guerre? Une invasion? La fin du monde? Et pourquoi personne ne me dit clairement de quoi il s'agit? Père Stanislav sait quelque chose. Ils savent tous quelque chose. Mais ils gardent le silence. Comme si me révéler la vérité mettrait ma vie en danger. Ou pire. Je suis terrifié. Et en colère. J'exige des réponses.
X. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
Le Monastère de Sainte-Bogumila est un établissement complexe, à la fois forteresse spirituelle, conservatoire culturel Osterlichois, et potentiellement bastion militaire.
Conformité administrative : VALIDÉE (score : 88/100)
Points forts :
Préservation exceptionnelle des traditions Osterlichoises
Production de manuscrits de très haute qualité
Discipline communautaire exemplaire
Architecture défensive solide
Points à améliorer :
Clarifier le statut des textes hérétiques (risque théologique) (priorité : moyenne)
Surveiller la militarisation rampante (priorité : ÉLEVÉE)
Améliorer chauffage des dortoirs (santé des moines) (priorité : faible)
Observations particulières :
Le monastère semble se préparer à un conflit ou un siège
Lien troublant avec les "prophéties" consultées par la Siostry
Loyauté envers la Siostry indiscutable, mais loyauté envers Osterlich également très forte
Certification : Le présent établissement est APPROUVÉ pour la poursuite de ses activités, MAIS recommandation de surveillance accrue.
Signé : Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire
Date : 4e jour de la phase Lunor, douzième mois, An VII
Note marginale finale :
Je pars demain pour l'Académie des Strolatz de Wrocław. Le cœur du pouvoir militaire Osterlichois dans notre domaine. Si quelqu'un sait ce qui se trame, c'est là-bas. Wacław Kowalczyk, le Corbeau de l'Est, dirige cette académie. J'ai déjà croisé son chemin. Il est... impressionnant. Et terrifiant. J'espère qu'il me dira la vérité. Car je commence à comprendre que mon rapport d'inspection n'est qu'une façade. La vraie question est : à quoi la Siostry prépare-t-elle son domaine?
HUITIÈME INSPECTION : ACADÉMIE DES STROLATZ DE WROCŁAW
Localisation cadastrale : Parcelle 101 × 218, cœur de la cité de Wrocław
Date d'inspection : 11e jour de la phase Mardor, douzième mois
Conditions météorologiques : Neige légère, vent glacial, température en dessous de zéro
Note marginale :
Wrocław sous la neige est une vision étrange. La cité grouille d'activité malgré le froid. Mais au centre, comme un îlot de silence, se dresse l'Académie des Strolatz. Murs gris. Tours austères. Pas de décoration. Pas de fioritures. Juste la pierre, le fer, et le bruit lancinant des armes qui s'entrechoquent. J'ai peur. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai peur.
I. ARCHITECTURE MILITAIRE
L'Académie des Strolatz occupe un complexe fortifié au cœur même de Wrocław, à égale distance du palais de la Siostry et du quartier marchand.
Caractéristiques architecturales :
Enceinte principale : 340 toises de périmètre, hauteur 28 pieds
Épaisseur des murs : 10 pieds (plus épais que le monastère!)
Trois tours carrées : hauteur 78 pieds chacune
Matériau : pierre grise locale, non décorée
Une seule porte d'entrée : chêne massif renforcé de fer, gardée en permanence
Cour centrale : 120 pieds × 150 pieds, terre battue pour l'entraînement
Absence totale de décoration :
Contrairement au monastère avec ses croix dorées et ses fresques, l'Académie est d'une austérité presque brutale. Pas de sculptures. Pas de vitraux. Pas d'ornements. Juste la fonction.
Note marginale :
C'est frappant. Le monastère était beau, dans un style sévère. Ici, il n'y a aucune beauté. Seulement l'efficacité. Chaque pierre est là pour un but : protéger, entraîner, former des guerriers. Rien d'autre. C'est une machine de guerre faite de pierre.
II. WACŁAW KOWALCZYK, LE CORBEAU DE L'EST
Le maître de cette académie est l'homme que j'ai déjà rencontré lors de l'expédition de la Siostry. Le Corbeau de l'Est. Le chevalier-prêtre errant devenu formateur.
Profil :
Nom complet : Wacław Kowalczyk
Âge : environ 50 ans (il refuse de préciser)
Origine : Inconnue (rumeurs : frontières orientales d'Osterlich)
Fonction : Commandant de l'Académie depuis 3 ans
Formation : Strolatz d'Osterlich, puis errance comme chevalier-prêtre
Physique : 6 pieds de hauteur, maigre mais nerveux, cheveux poivre et sel en catogan, balafre sur la joue gauche
Particularité : Porte deux épées (une Osterlichoise, une Okordienne - symbolisme?)
Caractère : Calme absolu. Parle peu, observe beaucoup. Chaque mot est pesé. Chaque geste est économisé. Impression constante qu'il pourrait vous tuer en moins d'une seconde si nécessaire. Mais aussi une sorte de sagesse bienveillante. Paradoxe troublant.
Note marginale :
Je l'ai revu. Wacław Kowalczyk. Le Corbeau. Quand je suis entré dans son bureau spartiate (une table, deux chaises, une carte du domaine au mur), il m'a regardé longtemps sans rien dire. Puis : "Witaj, Inspektorze. Vous cherchez la vérité. Bien. Mais êtes-vous prêt à la trouver?" J'ai frissonné. Comment savait-il? Comment tous savent-ils ce que je cherche?
III. ORGANISATION DE L'ACADÉMIE
L'Académie fonctionne selon une hiérarchie militaire stricte, inspirée de l'ordre des Strolatz d'Osterlich.
Personnel recensé :
1 Commandant : Wacław Kowalczyk
4 Maîtres d'armes (anciens Strolatz, enseignent combat et stratégie)
2 Diacres instructeurs (enseignent théologie Podeszwite et rituels)
56 Novices (en formation pour devenir chevaliers-prêtres)
8 Servants laïcs (cuisine, entretien, soins)
12 Gardes permanents (sécurité de l'académie)
Total : 83 personnes
Hiérarchie des novices :
Première année : Uczniowie (Apprentis) - 23 novices
Deuxième année : Adepci (Adeptes) - 18 novices
Troisième année : Kandydaci (Candidats) - 15 novices
Après trois ans : Cérémonie du Serment Solennel, deviennent Strolatz
Note marginale :
Le taux d'abandon est important. Sur les 23 apprentis de première année, Wacław estime que seulement 8 ou 9 termineront la formation. "Nous ne forçons personne à rester, Inspecteur. Mais celui qui reste devient une lame vivante au service de Podeszwa et des innocents. Pas une arme. Une LAME. Nuance importante."
IV. LA FORMATION DES STROLATZ
La formation est d'une rigueur absolue, mêlant entraînement physique, formation spirituelle, et enseignement stratégique.
Horaire quotidien (hiver) :
4h : Lever, ablutions glacées (dans des bassins en pierre, eau gelée qu'on doit briser)
4h30 : Prière du matin (30 min, en silence dans la chapelle)
5h : Premier entraînement au combat (2h, à jeun)
7h : Petit déjeuner (porridge, pain, eau)
8h : Enseignement théologique (2h, dans la salle des études)
10h : Entraînement tactique (2h, mouvements de groupe, formations, stratégie)
12h : Déjeuner (soupe, pain, viande une fois par semaine)
13h : Repos obligatoire (1h, pour récupération musculaire)
14h : Entraînement spécialisé (2h, armes individuelles selon niveau)
16h : Étude des textes sacrés (1h30, lecture du Podreznik et commentaires)
17h30 : Prière du soir (30 min)
18h : Dîner (soupe, pain)
19h : Temps libre (réparation équipement, méditation, ou repos)
21h : Extinction des chandelles, coucher
Note marginale, épuisée :
J'ai suivi une journée complète. Podeszwa miséricordieux, je n'ai pas tenu. Après le premier entraînement au combat, je ne pouvais plus bouger les bras. Mes jambes tremblaient. Et ce n'était que le DÉBUT de la journée. Les novices, eux, continuaient. Certains vacillaient, mais aucun n'abandonnait. J'ai vu un garçon de peut-être quinze ans vomir après un exercice d'épuisement. Il s'est essuyé la bouche et a continué. Quelle volonté. Ou quelle folie.
V. L'ENTRAÎNEMENT AU COMBAT SACRÉ
Ce qui distingue les Strolatz des simples soldats, c'est leur maîtrise du "combat sacré" - une philosophie martiale liée à leur foi Podeszwite.
Armes enseignées :
Épée longue (arme principale du Strolatz)
Épée courte et bouclier
Lance à pied
Lance montée (cavalerie)
Arbalète
Dague (combat rapproché)
Mains nues (en dernier recours)
Philosophie du combat sacré :
Wacław m'a expliqué longuement cette philosophie, assis dans la cour enneigée alors que les novices s'entraînaient.
"Le combat, Inspecteur, n'est pas la violence. La violence est le chaos. Le combat est l'ordre. C'est une prière en mouvement. Chaque coup d'épée est une supplique à Podeszwa pour qu'Il guide la lame. Chaque parade est une acceptation de Sa volonté. Le Strolatz ne tue pas. Il accomplit."
Il se leva et désigna un novice qui s'entraînait contre un mannequin de paille.
"Regardez Tomasz. Son mouvement. Trop de force. Trop de colère. Il frappe comme s'il haïssait le mannequin. Tomasz!"
Le garçon s'arrêta, essoufflé.
"Ton ennemi n'est pas le mannequin. Ton ennemi n'est même pas l'homme qui voudrait te tuer. Ton ennemi est le chaos en toi. La peur. La haine. La colère. CELA, tu dois le vaincre. Alors seulement ton épée sera pure."
Le novice s'inclina et recommença, plus lentement, plus contrôlé.
Note marginale, troublée :
C'est... étrange. On forme des tueurs. Clairement. Ces hommes seront capables de tuer avec une efficacité terrifiante. Mais on leur enseigne que tuer n'est pas le but. Que c'est un acte sacré, à accomplir seulement quand Podeszwa l'exige. Hypocrisie? Ou vraie spiritualité martiale? Je ne sais pas. Mais j'ai vu les yeux des novices. Ils CROIENT. Ce n'est pas du théâtre. C'est une foi authentique.
VI. LES ÉCRITS MYSTIQUES
En plus du Podreznik standard, les novices étudient des textes mystiques spécifiques à la tradition Strolatz.
Textes étudiés :
Le Livre du Chevalier Parfait (manuel attribué au légendaire Strolatz Kazimierz le Juste)
Les Méditations du Guerrier (recueil de pensées de Strolatz célèbres)
Le Démonikon (texte controversé sur la lutte contre les manifestations de Ciemnota)
Commentaires sur le Pokusa (interprétation militaire du livre de la tentation)
Rituels de Purification par le Combat (pratiques mystiques avant et après bataille)
Note marginale :
Le Démonikon. Encore lui. C'est le deuxième établissement où je le rencontre (le monastère aussi le possédait). Wacław m'a permis de le feuilleter. C'est... terrifiant. Des descriptions de "démons" - manifestations physiques de Ciemnota - et comment les combattre. Certaines illustrations sont cauchemarde-sques. Des créatures difformes, des ombres vivantes, des choses qui ne devraient pas exister. Wacław a vu mon malaise. "Vous ne croyez pas aux démons, Inspecteur?" J'ai hésité. "Je... je ne sais pas." Il a souri. "Peu importe que vous y croyiez. Eux croient en vous."
VII. LA CÉRÉMONIE DU SERMENT SOLENNEL
À l'issue de trois années de formation, les candidats qui ont survécu et réussi passent la Cérémonie du Serment Solennel, devenant officiellement Strolatz.
Description de la cérémonie (selon le témoignage de Maître Grzegorz) :
La cérémonie a lieu à l'aube du premier jour du printemps (Beltan), dans la cour centrale transformée en temple à ciel ouvert.
Préparation :
Les candidats jeûnent pendant trois jours avant la cérémonie
Ils passent la dernière nuit en prière dans la chapelle
À l'aube, ils sont conduits dans la cour où les attend le Commandant
Le Serment :
Chaque candidat, agenouillé devant Wacław, pose son épée au sol et récite le Serment Solennel en vieux slavon, puis en langue commune :
"Ja, [nom], stojąc przed Podeszwą i ludźmi, przysięgam:
Moja lama będzie tarczą niewinnych.
Moja wiara będzie moją siłą.
Moja śmierć będzie moim zwycięstwem.
Służę do końca. Amen."
[Traduction : "Moi, [nom], me tenant devant Podeszwa et les hommes, je jure : Mon épée sera le bouclier des innocents. Ma foi sera ma force. Ma mort sera ma victoire. Je sers jusqu'à la fin. Ainsi soit-il."]
La Marque :
Après le serment, Wacław trace sur le front du nouveau Strolatz le symbole de la croix à huit branches avec de la cendre bénite, puis lui remet son épée.
"Tu es Strolatz. Tu es la lame de Podeszwa. Va et accomplis."
Note marginale, émue malgré moi :
Maître Grzegorz m'a raconté sa propre cérémonie, il y a vingt ans. Ses yeux se sont embués. "C'était le plus beau jour de ma vie, Inspecteur. Le jour où j'ai cessé d'être moi pour devenir quelque chose de plus grand." Je l'ai cru. Ce n'était pas de la fanfaronnade. C'était une vérité vécue. Ces hommes sont prêts à mourir pour leur serment. Sans hésitation.
VIII. ASPECTS FINANCIERS
Budget annuel alloué : 2,100 livres d'or (conformité budgétaire : VALIDÉE)
Répartition :
Salaires instructeurs : 600 livres
Alimentation : 500 livres (pour 83 personnes, mais rations strictes)
Armes et équipement : 700 livres (coût élevé, qualité maximale)
Entretien bâtiments : 150 livres
Fournitures diverses : 100 livres
Réserve urgence : 50 livres
Revenus générés :
L'Académie ne génère AUCUN revenu. C'est un investissement pur du domaine.
Cependant, les Strolatz formés :
Servent la Siostry (garde d'élite, missions spéciales)
Protègent les routes commerciales
Combattent les brigands et menaces au domaine
Valeur stratégique inestimable
Note marginale :
Wacław a été direct : "Vous vous demandez si nous coûtons trop cher au domaine, Inspecteur? Calculez combien vaut la sécurité. Combien vaut la paix. Combien valent les vies sauvées par mes Strolatz. Si vous trouvez un chiffre, revenez me le dire." Je n'ai pas trouvé de réponse.
IX. LES STROLATZ ACTIFS
L'Académie a formé environ 140 Strolatz au cours de son existence (en comptant ceux formés avant que Wacław ne prenne le commandement).
Répartition actuelle :
32 Strolatz en service actif au domaine de la Siostry
18 Strolatz affectés à la protection des routes commerciales
12 Strolatz en mission spéciale (lieux et nature : confidentiels)
23 Strolatz "en errance" (tradition : après 5 ans de service, peuvent partir en pèlerinage guerrier)
34 Strolatz morts au combat (noms gravés dans la chapelle)
21 Strolatz retraités ou invalides
Note marginale, sombre :
Les 12 en "mission spéciale". Wacław a refusé de me dire où ils sont et ce qu'ils font. "Secret de la Siostry, Inspecteur. Vous n'avez pas l'autorisation." J'ai insisté. Il m'a regardé froidement. "N'insistez pas." Ce n'était pas une menace. C'était un conseil. J'ai laissé tomber. Mais... où sont ces 12 Strolatz? Que font-ils? Sont-ils liés aux convois d'armes? Aux prophéties? Mon estomac se noue.
X. INFORMATIONS SUR LA SIOSTRY
Le dernier jour de mon inspection, alors que la neige tombait doucement sur la cour d'entraînement, Wacław m'invita à marcher avec lui sur les remparts.
Nous marchâmes en silence un moment, observant Wrocław qui s'éveillait sous la neige.
Puis il parla.
"La Siostry Vespasia m'a recruté il y a trois ans, Inspecteur. J'errais. Sans but. Sans maître. J'avais servi Osterlich, servi des seigneurs, servi ma foi. Mais j'étais... perdu."
Il s'arrêta, posa ses mains sur le parapet glacé.
"Elle m'a trouvé dans une taverne de Brześć. Elle s'est assise en face de moi. Elle m'a regardé. Et elle m'a dit : 'Wacław Kowalczyk, le Corbeau de l'Est. Tu cherches un sens. Je vais t'en donner un. Forme des hommes qui me protégeront. Qui protégeront ce domaine. Qui seront prêts pour ce qui vient.'"
Il se tourna vers moi.
"'Ce qui vient.' Elle a dit ça. 'Ce qui vient.' J'ai accepté sans comprendre. Maintenant... maintenant je comprends un peu mieux."
Mon cœur battait plus vite.
"Qu'est-ce qui vient, Wacław?"
Il soupira, son souffle formant de la buée dans l'air glacé.
"Une tempête, Inspecteur. La Siostry l'a vue. Ou elle l'a lue dans ses prophéties maudites. Je ne sais pas. Mais elle se prépare. Les armes que vous avez remarquées? Elles sont pour armer des milices. Les Strolatz en mission spéciale? Ils sécurisent des routes d'évacuation. Les fortifications du monastère? Des refuges potentiels."
Il me regarda droit dans les yeux.
"Elle ne m'a pas dit ce qu'elle attend exactement. Mais elle m'a dit : 'Wacław, si je tombe, si le domaine tombe, sauve ceux que tu peux. Emmène-les vers Osterlich. C'est mon dernier ordre.' J'ai juré de le faire."
Note marginale, la main tremblante :
Mon sang s'est glacé. Elle se prépare à l'effondrement du domaine. À sa propre mort peut-être. MAIS POURQUOI? Qu'a-t-elle vu? Qu'a-t-elle lu dans ces prophéties maudites? Une invasion? Une catastrophe naturelle? Une guerre civile? Wacław ne sait pas. Ou ne veut pas dire. Mais il se prépare. Comme Père Stanislav. Comme tous les autres. Ils se préparent tous à quelque chose de terrible. Et moi, pauvre inspecteur, je découvre tout ça alors que c'est peut-être déjà trop tard.
XI. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
L'Académie des Strolatz de Wrocław est un établissement militaire d'excellence, formant une élite de guerriers-mystiques dévoués.
Conformité administrative : VALIDÉE (score : 91/100)
Points forts :
Formation de très haute qualité
Discipline exemplaire
Loyauté absolue des Strolatz envers la Siostry
Valeur stratégique majeure pour la sécurité du domaine
Points à améliorer :
Transparence sur les missions spéciales (priorité : ÉLEVÉE)
Clarifier la doctrine sur le Démonikon (risque théologique) (priorité : moyenne)
Améliorer conditions de vie des novices (taux d'abandon élevé) (priorité : faible)
Observations particulières :
L'Académie semble préparer le domaine à un conflit ou une crise majeure
Les 12 Strolatz en mission spéciale sont une préoccupation
Wacław Kowalczyk a reçu des instructions d'évacuation de la Siostry en cas de chute du domaine
Certification : Le présent établissement est APPROUVÉ pour la poursuite de ses activités, MAIS recommandation d'enquête approfondie sur les activités secrètes.
Signé : Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire
Date : 11e jour de la phase Mardor, douzième mois, An VII
Note marginale finale :
Il me reste une inspection. L'Oratoire de Saint-Erasme-le-Pénitent. Un lieu hérétique, m'a-t-on dit. Qui prêche la pauvreté et conteste la richesse. Un lieu que la Siostry tolère à peine. Pourquoi m'envoie-t-on là en dernier? Qu'est-ce que je vais y trouver? Je suis épuisé. Terrifié. Mais je dois terminer. Je dois comprendre. Pour le domaine. Pour la Siostry. Pour la vérité.
NEUVIÈME INSPECTION : ORATOIRE DE SAINT-ERASME-LE-PÉNITENT
Localisation cadastrale : Parcelle 95 × 228, berge ouest du Lac Sombre
Date d'inspection : 18e jour de la phase Merkor, douzième mois
Conditions météorologiques : Brouillard épais sur le lac, humidité pénétrante, froid mordant
Note marginale :
J'ai mis deux jours à trouver cet endroit. Il n'est pas sur les routes principales. Pas de panneau. Pas d'indication. Juste un sentier boueux qui serpente à travers des roseaux morts et des saules pleureurs. Puis, surgissant du brouillard : une petite chapelle de pierre brute. Aucune beauté. Aucune grandeur. Juste... là. Comme si elle voulait qu'on l'oublie. La croix de fer forgé au-dessus de la porte est tordue, rouillée. Tout ici sent l'abandon. Ou le renoncement volontaire.
I. ARCHITECTURE MINIMALE
L'Oratoire de Saint-Erasme-le-Pénitent est l'antithèse absolue des établissements précédents.
Caractéristiques architecturales :
Bâtiment unique : 28 pieds × 17 pieds
Hauteur au faîtage : 15 pieds
Matériau : pierre brute non taillée, assemblage grossier
Toiture : bardeaux de bois pourris, fuites visibles
Une porte de chêne sans ornements, pas de serrure
Trois fenêtres étroites, sans vitraux, juste des volets de bois
Pas d'enceinte, pas de murs, juste la chapelle au bord du lac
La Croix de Fer Forgé :
Au-dessus de la porte, une croix simple à quatre branches, en fer forgé noir, tordue par les années et la rouille.
Hauteur : 3 pieds
Aucune dorure, aucune décoration
Symbole : le renoncement aux richesses de ce monde
Note marginale :
C'est volontaire. Tout cela est volontaire. Cette pauvreté extrême, ce délabrement... c'est un choix théologique. "Podeszwa est simple," m'a dit Frère Erasme (qui a pris le nom du saint fondateur). "Podeszwa n'a pas besoin d'or. Les diacres riches trahissent Son message. Nous, nous revenons à l'essence." Essence ou folie?
II. FRÈRE ERASME ET SA COMMUNAUTÉ
La "communauté" de l'Oratoire est microscopique et étrange.
Personnel recensé :
Frère Erasme (diacre défroqué, fondateur actuel de cette communauté)
Sœur Jadwiga (ancienne moniale, a quitté son ordre pour la "vraie pauvreté")
3 Pénitents laïcs (vivent dans des huttes de roseaux près de la chapelle)
Pèlerins occasionnels (5 à 15 personnes selon les jours)
Total permanent : 5 personnes seulement
Frère Erasme :
Âge : environ 40 ans (difficile à dire, prématurément vieilli)
Origine : Inconnue, refuse d'en parler
Physique : Maigre, presque squelettique, barbe longue et sale, pieds nus même en hiver
Vêtements : Robe de bure rapiécée, ceinture de corde, aucun sous-vêtement
Caractère : Intense, presque fébrile. Yeux brillants de fanatisme ou de foi profonde (impossible à dire)
Note marginale, mal à l'aise :
Frère Erasme me met profondément mal à l'aise. Quand il me regarde, j'ai l'impression qu'il voit à travers moi. Qu'il juge mon âme. Qu'il voit toutes mes petites lâchetés, mes compromis, mes mensonges. Il ne sourit jamais. Il ne se met jamais en colère. Il est... vide. Ou rempli de quelque chose que je ne comprends pas.
III. LA THÉOLOGIE HÉRÉTIQUE
Ce qui rend l'Oratoire "sensible", c'est son enseignement, qui entre en conflit direct avec l'orthodoxie Podeszwite.
Doctrines prêchées :
1. La Pauvreté Absolue
Frère Erasme enseigne que TOUTE possession matérielle éloigne de Podeszwa. Pas seulement les richesses excessives. TOUTE possession.
"Podeszwa a créé le monde dans sa nudité parfaite. Adam et Ève vivaient nus, sans honte, sans besoin. C'est la Chute qui a créé le besoin de posséder. Chaque objet que tu possèdes est une chaîne qui t'attache à Ciemnota."
Conséquences pratiques :
Les fidèles ne possèdent RIEN (même pas de vêtements de rechange)
Ils vivent de mendicité et de dons
Ils refusent l'argent (donnent immédiatement aux pauvres)
Ils dorment sur le sol nu, même en hiver
2. La Critique de l'Église Riche
Point le plus controversé : Frère Erasme dénonce ouvertement la richesse de l'institution Podeszwite.
"Regardez les Katédras dorées! Regardez les diacres en robes de soie! Regardez les monastères qui possèdent des terres, des serfs, des trésors! Judas a vendu le Zwiastun pour de l'argent. L'Église fait pareil chaque jour."
Il cite le Piekno (premier chapitre du Podreznik) :
"Podeszwa se révèle dans la simplicité d'une fleur, pas dans l'or d'une couronne."
3. Le Pokusa Comme Texte Central
Alors que l'orthodoxie considère le Pokusa (quatrième chapitre, livre de la tentation) comme secondaire, Frère Erasme en fait le cœur de son enseignement.
"Le Pokusa nous avertit : Ciemnota utilise les richesses pour corrompre. L'or brille, mais c'est la lumière de Ciemnota, pas celle de Podeszwa. Celui qui accumule s'enchaîne."
4. Le Démonikon Comme Guide Pratique
Plus troublant : l'Oratoire utilise le Démonikon (texte sur les manifestations de Ciemnota) comme un manuel d'exorcisme et de lutte spirituelle.
"Les démons sont réels, Inspecteur. Ils se cachent dans nos désirs. Dans notre cupidité. Dans notre orgueil. Quand un homme vole, ce n'est pas l'homme qui vole. C'est le démon en lui. Nous devons l'exorciser."
Note marginale, très troublée :
Frère Erasme m'a montré des "exorcismes". Des fidèles qui se flagellent en récitant des passages du Démonikon. Qui hurlent en chassant leurs "démons intérieurs". C'était... horrible. Et fascinant. Certains semblaient vraiment libérés après. Comme si un poids énorme avait quitté leurs épaules. Autosuggestion? Ou vraie puissance spirituelle? Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir.
IV. VIE QUOTIDIENNE À L'ORATOIRE
La vie à l'Oratoire est d'une austérité qui dépasse tout ce que j'ai pu observer ailleurs.
Horaire quotidien (si on peut appeler ça un horaire) :
Lever : Au moment où Podeszwa le décide (aucune heure fixe)
Prière du matin : Jusqu'à ce que l'esprit soit "purifié" (peut durer 10 minutes ou 3 heures)
Mendicité : Les pénitents partent sur les routes demander la charité
Repas : Un seul par jour, constitué de ce qu'on leur a donné
Prière de l'après-midi : Dans la chapelle ou au bord du lac
Lecture du Pokusa et du Démonikon : À voix haute, en groupe
Prière du soir : Longue, souvent accompagnée de jeûnes ou mortifications
Coucher : Sur le sol de la chapelle ou dans les huttes de roseaux
Règles de vie :
Ne rien posséder sauf les vêtements sur son dos
Ne rien garder pour soi (tout partager immédiatement)
Jeûner deux jours par semaine minimum
Se mortifier régulièrement (flagellation, marche pieds nus, ablutions glacées)
Prier sans cesse (même en marchant, en travaillant, en mendiant)
Ne jamais refuser un pauvre qui demande de l'aide
Note marginale, horrifiée :
J'ai vu Sœur Jadwiga se flageller avec une corde nouée. Son dos était couvert de cicatrices anciennes et de plaies fraîches. Elle souriait. SOURIAIT. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle m'a répondu : "La douleur du corps libère l'âme, Inspecteur. Chaque coup chasse Ciemnota un peu plus loin." Je ne sais pas si c'est de la sainteté ou de la folie. Peut-être les deux.
V. LES FIDÈLES ET PÈLERINS
L'Oratoire attire un type très particulier de fidèles.
Catégories observées :
1. Les Désillusionnés
Des gens qui ont perdu foi dans l'institution Podeszwite officielle. Ils trouvent ici une foi "pure", sans corruption.
Exemple : Piotr, ancien marchand enrichi, a tout donné aux pauvres et vit maintenant en pénitent.
"J'ai passé quarante ans à accumuler. Quarante ans à servir Ciemnota sans le savoir. Maintenant je sers Podeszwa dans Sa vérité."
2. Les Désespérés
Des gens brisés par la vie qui cherchent rédemption ou oubli.
Exemple : Anna, veuve qui a perdu ses trois enfants à la peste. Elle se mortifie sans cesse.
"La douleur me garde vivante. Si je ne souffre pas, je n'existe plus."
3. Les Radicaux
Des théologiens amateurs qui ont lu le Pokusa et le Démonikon et en ont tiré des conclusions extrêmes.
Exemple : Frère Jakub, ancien novice d'un monastère, expulsé pour hérésie.
"L'Église s'est vendue à Ciemnota. Seuls les pauvres verront Podeszwa."
4. Les Curieux
Des pèlerins qui viennent voir ces "fous de Podeszwa" par curiosité.
Certains restent. La plupart repartent horrifiés.
Note marginale :
J'appartiens à la dernière catégorie. Je suis venu par devoir. Et je repartirai. Mais... quelque chose ici me trouble profondément. Ces gens sont sincères. Ils croient vraiment. Et leur foi, aussi extrême soit-elle, a une pureté que je n'ai vue nulle part ailleurs. Ni au monastère avec ses manuscrits précieux. Ni à l'Académie avec ses guerriers d'élite. Ni aux Vergers avec leurs breuvages coûteux. Ici, c'est... nu. Brutal. Mais vrai.
VI. LES SERMONS DE FRÈRE ERASME
Deux fois par semaine, Frère Erasme prêche sur la berge du lac. N'importe qui peut venir écouter.
J'ai assisté à un sermon. Voici ce qu'il a dit (reconstitué de mémoire) :
"Frères et sœurs,
Regardez ce lac. Sombre. Immobile. Les gens l'évitent. Ils le trouvent laid. Moi, je le trouve beau. Savez-vous pourquoi?
Parce qu'il ne prétend pas être ce qu'il n'est pas. Il ne brille pas comme un lac de montagne. Il ne scintille pas comme la mer. Il est sombre, boueux, entouré de roseaux morts. Et c'est parfait.
L'Église de Podeszwa est devenue comme les beaux lacs. Elle brille. Elle attire. Mais c'est une beauté mensongère. Sous les dorures, il y a la pourriture. Sous les chants magnifiques, il y a le silence de Podeszwa qu'on n'écoute plus.
Ciemnota est rusé. Il ne détruit pas l'Église en l'attaquant. Non. Il la corrompt de l'intérieur. Il lui donne de l'or. Des terres. Du pouvoir. Et lentement, insidieusement, l'Église oublie qu'elle est là pour servir, pas pour posséder.
Le Zwiastun Baldir, quand il est descendu de la montagne avec le Podreznik, que possédait-il? Rien. Juste le livre. Juste la vérité.
Les premiers fidèles, comment vivaient-ils? Dans la pauvreté volontaire. Partageant tout. Ne gardant rien.
Et maintenant? Maintenant nous avons des monastères qui possèdent plus de terres que des seigneurs. Des diacres qui mangent dans des assiettes d'or pendant que le peuple crève de faim. Des Katédras qui coûtent des fortunes alors que des enfants meurent de froid.
Est-ce cela que Podeszwa voulait?
Le Pokusa nous avertit : 'Les richesses sont le premier piège de Ciemnota. Celui qui possède est possédé.'
Alors je vous le dis : renoncez. Donnez tout. Devenez nus devant Podeszwa. Seulement alors, vous Le verrez vraiment."
Note marginale, troublée au plus profond :
J'ai écouté. Et une partie de moi... une partie de moi était d'accord. Podeszwa m'est témoin, j'étais d'accord. J'ai pensé au Monastère avec ses manuscrits valant des fortunes. À l'Académie et son budget colossal. Aux Vergers et leurs profits. Et je me suis demandé : est-ce vraiment ce que Podeszwa voulait? Ou avons-nous, quelque part, perdu le chemin? Frère Erasme est peut-être fou. Mais il est peut-être aussi le seul sain d'esprit dans un monde devenu fou.
VII. LES PROPHÉTIES DE SAINT-ERASME
L'Oratoire porte le nom de Saint-Erasme-le-Pénitent, un ermite du VIIe siècle qui aurait eu des visions apocalyptiques.
Frère Erasme (le vivant) se réclame de cet héritage prophétique.
Les Prophéties Originales (selon les textes conservés à l'Oratoire) :
Saint-Erasme aurait prophétisé :
"Viendra un temps où l'Église sera riche et le peuple pauvre.
Viendra un temps où les diacres mangeront l'or et vomiront les âmes.
Viendra un temps où la vraie foi ne se trouvera plus que chez les plus pauvres.
Alors, Podeszwa se détournera de Ses temples dorés.
Et Il versera Sa colère sur le monde.
Et seuls ceux qui auront renoncé à tout seront sauvés.
Car ils n'auront rien à perdre quand tout s'effondrera."
Les Nouvelles Prophéties de Frère Erasme :
Plus troublant : Frère Erasme prétend avoir lui-même des visions.
Il m'a raconté la plus récente (il y a trois mois) :
"J'ai vu un grand arbre. Magnifique. Immense. Ses racines s'enfonçaient dans l'or. Ses branches portaient des fruits en argent. Et sous l'arbre, des milliers de gens affamés qui regardaient les fruits mais ne pouvaient pas les atteindre.
Puis j'ai vu une hache de feu. Tenue par une main invisible. Et la hache a frappé l'arbre. Une fois. Deux fois. Trois fois.
Et l'arbre est tombé.
Et quand il est tombé, ses racines d'or ont brûlé. Ses fruits d'argent ont fondu. Et il ne restait plus que les cendres.
Mais dans les cendres, une graine. Toute petite. Toute simple. Et de cette graine a poussé un nouvel arbre. Pas grand. Pas riche. Mais vivant. Et ses fruits étaient vrais."
Il m'a regardé intensément.
"L'arbre, c'est l'Église Podeszwite, Inspecteur. La hache, c'est le jugement qui vient. Et la graine... la graine, c'est nous. Les pauvres. Les rejetés. Les fous."
Note marginale, la main tremblante :
Encore des prophéties apocalyptiques. Encore des visions de destruction. Père Stanislav parlait de la Fin du Quatrième Âge. Wacław parlait d'une tempête. Frère Erasme parle d'un arbre qui tombe. Tous voient la même chose : la fin. Quelque chose va s'effondrer. Mais QUOI? Et QUAND? Et la Siostry... la Siostry sait. Elle a vu. Elle se prépare. Mon Dieu, qu'a-t-elle vu?
VIII. ASPECTS FINANCIERS
Budget annuel alloué : 0 livres d'or
L'Oratoire ne reçoit AUCUN financement du domaine. Frère Erasme a refusé toute aide officielle.
"L'or du domaine est l'or de Ciemnota. Nous ne le voulons pas."
Survie de la communauté :
Mendicité quotidienne (pain, légumes, parfois viande)
Dons volontaires de pèlerins (immédiatement redistribués aux pauvres)
Pêche dans le lac (poisson, anguilles)
Cueillette de plantes sauvages (champignons, baies, racines)
Revenus générés : AUCUN
Valeur pour le domaine : Aucune. Sauf...
Note marginale :
Sauf que l'Oratoire agit comme une soupape. Les mécontents, les radicaux, les extrémistes viennent ici plutôt que de fomenter des révoltes. C'est peut-être pour ça que la Siostry le tolère. Un lieu où les hérétiques peuvent être hérétiques sans danger pour le reste du domaine. Cynique? Pragmatique? Les deux?
IX. LA SURVEILLANCE DE LA SIOSTRY
Bien que l'Oratoire soit officiellement toléré, il est clairement surveillé.
Espions recensés (ou suspectés) :
Un pèlerin qui vient "trop régulièrement" et pose trop de questions
Un pénitent qui semble trop bien nourri pour quelqu'un qui jeûne
Des gardes du domaine qui passent "par hasard" sur le sentier une fois par semaine
Frère Erasme est parfaitement conscient de cette surveillance.
"Qu'ils espionnent. Qu'ils rapportent tout à la Siostry. Nous n'avons rien à cacher. Nous prêchons la vérité. Si la vérité les menace, c'est qu'ils ont quelque chose à se reprocher."
Limites de la tolérance :
La Siostry a établi des règles strictes :
L'Oratoire ne peut PAS prêcher dans les villes (seulement à l'Oratoire même)
Frère Erasme ne peut PAS recruter activement (les gens viennent volontairement ou pas)
Aucune violence physique tolérée (même les mortifications extrêmes sont surveillées)
Si l'Oratoire dépasse 30 membres permanents, il sera dispersé
Note marginale :
La Siostry marche sur une corde raide. Trop de répression, et elle devient la tyran que Frère Erasme dénonce. Trop de tolérance, et l'hérésie se répand. Pour l'instant, l'équilibre tient. Mais pour combien de temps?
X. INFORMATIONS SUR LA SIOSTRY
Le dernier jour, alors que je m'apprêtais à partir, Frère Erasme m'a retenu.
"Inspecteur. Un moment."
Nous nous sommes assis sur la berge du lac. Le brouillard était dense. On ne voyait pas à dix pas.
"Vous cherchez quelque chose. Je le vois dans vos yeux. Vous cherchez à comprendre ce qui se passe dans ce domaine."
Je n'ai pas nié.
"La Siostry Vespasia est venue ici, il y a six mois."
Mon cœur s'est arrêté.
"Elle est venue seule, à pied, sans escorte. Elle portait une robe simple. Pas de bijoux. Pas d'insignes. Si je ne l'avais pas reconnue, j'aurais cru à une pèlerine ordinaire."
Il ramassa un caillou et le jeta dans le lac. Les cercles se sont propagés dans l'eau sombre.
"Elle s'est assise exactement où vous êtes assis. Et elle m'a dit : 'Frère Erasme, priez pour moi. Car j'ai vu ce qui vient, et je ne sais pas si j'ai la force de l'affronter.'"
Silence.
"Je lui ai demandé : 'Qu'avez-vous vu, Siostry?' Elle a pleuré. Podeszwa m'est témoin, elle a pleuré. Cette femme de pierre, cette dirigeante implacable, elle a pleuré comme une enfant."
"Et elle m'a dit : 'J'ai vu l'arbre tomber. J'ai vu le feu consumer ce que nous avons construit. J'ai vu... j'ai vu la fin de tout. Et je ne sais pas comment sauver mon peuple.'"
Frère Erasme me regarda directement.
"Puis elle m'a demandé : 'Si tout s'effondre, Frère Erasme, prendrez-vous soin de ceux qui viendront à vous?' J'ai répondu : 'Oui. Car c'est notre vocation.' Elle m'a remercié. Et elle est partie."
Il se leva.
"Voilà ce que je sais, Inspecteur. La Siostry a vu quelque chose. Quelque chose de terrible. Et elle se prépare comme elle peut. Avec ses armes, ses Strolatz, ses fortifications. Mais au fond, elle sait que tout cela ne suffira peut-être pas. Alors elle vient ici, chez les fous, les pauvres, les hérétiques. Parce qu'elle sait que quand les palais tomberont, les huttes de roseaux tiendront encore."
Note marginale, l'écriture à peine lisible :
Elle a pleuré. La Siostry a pleuré. Cette femme que tous craignent et respectent. Cette dirigeante qui a déplacé toute une cité, qui commande des armées, qui fait trembler les seigneurs. Elle a pleuré devant un hérétique au bord d'un lac perdu. Parce qu'elle a vu quelque chose que personne d'autre ne voit. Ou que tout le monde voit mais refuse d'admettre. La fin. Elle a vu la fin. Et moi, pauvre inspecteur, je viens seulement de comprendre. Trop tard. Peut-être trop tard.
XI. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
L'Oratoire de Saint-Erasme-le-Pénitent est un établissement hérétique, mais pas dangereux. C'est un exutoire pour les radicaux, un refuge pour les désespérés, et peut-être, dans les temps sombres qui viennent, une bouée de sauvetage pour ceux qui auront tout perdu.
Conformité administrative : NON-APPLICABLE (ne reçoit aucun financement)
Conformité théologique : PROBLÉMATIQUE (hérésie claire mais contenue)
Points forts :
Foi authentique et profonde
Aucun coût pour le domaine
Sert de soupape pour les radicaux
Aide réelle aux plus pauvres
Points préoccupants :
Critique ouverte de l'institution Podeszwite (priorité : moyenne)
Utilisation controversée du Démonikon (priorité : moyenne)
Prophéties apocalyptiques (priorité : faible - tant qu'elles restent ici)
Mortifications extrêmes (priorité : faible - volontaires)
Observations particulières :
La Siostry considère l'Oratoire comme un refuge potentiel en cas d'effondrement
Frère Erasme a reçu mission de la Siostry d'accueillir les réfugiés le moment venu
L'Oratoire, malgré son hérésie, fait partie du plan de survie du domaine
Recommandation finale :
TOLÉRANCE MAINTENUE avec surveillance continue. L'Oratoire ne doit ni être réprimé ni être encouragé. Il doit simplement... exister. Comme un jardin secret où poussent des plantes étranges, mais qui pourraient s'avérer médicinales quand tout le reste aura été brûlé.
Signé : Fryderyk Zawadzki, Scribe-Inspecteur Quaternaire
Date : 18e jour de la phase Merkor, douzième mois, An VII
Note marginale finale :
C'est fini. J'ai terminé mes neuf inspections. J'ai visité les confins du domaine et son cœur. J'ai rencontré des moines riches et des hérétiques pauvres. Des guerriers saints et des prophètes fous. Et partout, PARTOUT, j'ai entendu la même chose : quelque chose vient. Quelque chose de terrible. La Siostry le sait. Elle se prépare. Elle arme son peuple. Elle fortifie ses bastions. Elle établit des refuges. Elle prépare des évacuations. Mais elle n'a dit à personne ce qu'elle a vraiment vu. Pourquoi? Par peur de provoquer la panique? Ou parce que la vérité est tellement terrible que les mots ne peuvent pas la contenir? Je rentre à Krakow demain. Je vais remettre mon rapport à Main-De-Sixte. Et je vais exiger des réponses. De lui. De la Siostry si nécessaire. Parce que je suis fatigué des secrets. Fatigué des prophéties cryptiques. Fatigué d'être le seul à ne pas savoir. Le domaine mérite de savoir. Je mérite de savoir. Podeszwa, donne-moi la force de faire ce qui doit être fait.
~ * ~
RAPPORT FINAL - CONCLUSION GÉNÉRALE
Rédigé à Krakow, le 25e jour de la phase Merkor, douzième mois, An VII
À l'attention de Main-De-Sixte Aldric Ravenswood, Surintendant du Domaine
Monsieur le Surintendant,
J'ai l'honneur de vous remettre mon rapport d'inspection des neuf établissements que vous m'avez assignés. Tous sont conformes d'un point de vue administratif, avec des réserves mineures détaillées dans chaque section.
Mais je dois vous parler de ce que j'ai vraiment découvert.
Dans chacun de ces établissements, j'ai entendu la même histoire. Des prophéties. Des préparatifs. Des secrets. La Siostry a visité chaque lieu. Elle a consulté des textes anciens. Elle a pleuré. Elle a donné des ordres mystérieux. Elle se prépare à quelque chose.
Je ne suis qu'un simple inspecteur. Mais je ne suis pas aveugle. Je vois ce qui se passe :
Des convois d'armes circulent en secret
Le monastère se fortifie pour un siège
L'Académie forme des Strolatz en nombre et prépare des évacuations
Les établissements reçoivent des consignes pour accueillir des réfugiés
Partout, on parle de "ce qui vient"
Monsieur le Surintendant, je vous demande respectueusement mais fermement : que se passe-t-il?
Qu'a vu la Siostry? Quelle menace pèse sur le domaine? Pourquoi tout le monde se prépare-t-il à un cataclysme sauf le peuple lui-même?
Je joins à ce rapport mes neuf inspections détaillées. Elles sont complètes, objectives, conformes à ce que vous attendiez.
Mais je vous joins aussi cette question, qui ne me laissera pas en paix tant que je n'aurai pas de réponse :
À quoi la Siostry prépare-t-elle son domaine?
Dans l'attente de votre réponse, je demeure votre humble serviteur.
Fryderyk Zawadzki
Scribe-Inspecteur Quaternaire
Bureau d'Inspection du Domaine de la Siostry Vespasia
~ * ~
Le livre se referma doucement, ses pages bruissant une dernière fois dans le vent.
Le renard l'observa encore un moment, la tête penchée sur le côté, comme s'il comprenait l'importance de ce qu'il venait de voir.
Puis, d'un bond léger, il s'éloigna dans les fourrés, sa queue rousse disparaissant entre les fougères.
Le livre resta là, ouvert sur sa dernière page, témoin silencieux d'un mystère qui dépassait de loin deux jeunes amants dans une clairière.
Un mystère qui touchait tout un domaine.
Un secret que portait la Siostry Vespasia.
Et que personne, pas même l'inspecteur le plus consciencieux, ne semblait pouvoir percer complètement.
Dans le ciel, les nuages s'amoncelaient.
Une tempête approchait.
Mais était-ce une tempête de vent et de pluie?
Ou quelque chose de bien plus terrible?
FIN DU LIVRE
Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.
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