Vous n'êtes pas identifié(e).
Réservé
Ferdinand
Seigneur d'Autriche
Hors ligne
L'exil du roi - Chapitre 1
Musique d'ambiance
4e phase du printemps de l'an IV de l'ère 25
Du point de vue de Joseph.
Les membres du Grand Conseil échangeaient des regards furtifs dans lesquels se lisaient anxiété et appréhension. Les chefs des principaux clans autrichiens avaient été convoqués en séance extraordinaire par l'archiduc Ferdinand, à la suite de l'agression que venait de subir le prince Nuada du Nord ; ils attendaient maintenant, dans un silence à peine troublé par l'animation des rues commerçantes à proximité. De temps en temps, l'un d'eux osait quelques mots, d'une voix mal assurée qui semblait davantage relever de l'étranglement. "Qu'irions-nous faire dans ce nouveau guêpier de Nuada ? Si sa compétence militaire est proportionnelle à sa grande gueule, il n'aura guère besoin de nous."
Nul ne lui répondit, mais un homme plus vouté que les autres le fusilla du regard et le fit taire. Le paisible duc Joseph d'Autriche savait tout aussi bien que son frère s'imposer auprès des hommes ; il usait simplement bien moins souvent de cette faculté, si éloignée de son tempérament.
Des pas qui se rapprochaient annoncèrent l'arrivée des derniers dignitaires attendus. Ce fut d'abord celle du sinistre Rainer, qui avait été désigné Commandant de l'armée contre l'avis unanime des membres du Grand Conseil ; n'ignorant rien de ce que pensaient ceux qui assistaient à son entrée, le mercenaire les embrassa de ce regard à la fois goguenard et terrifiant qui lui avait gagné la détestation craintive de tous. Joseph lui-même n'avait pu dissuader Ferdinand : "Allons Joseph, voici que tu fais dans l'hypocrisie. Rainer sert l'Archiduché depuis bien des saisons, et c'est un secret de polichinelle. Entériner de façon officielle sa mission, c'est simplement reconnaître ce que nul n'ignore."
Tandis que Rainer prenait place, Ferdinand pénétrait lui-même dans la grande salle et rejoignait la sienne. L'expérience politique fit son oeuvre : Joseph le constata immédiatement, un regard fut suffisant pour permettre à Ferdinand d'évaluer les pensées qui agitaient l'esprit de l'élite autrichienne.
Les propos introductifs du puissant monarque furent laconiques. "Assez de ce jeu entre la Nortmannie et Nuada. L'Archiduché viendra au secours de son vassal le plus fidèle ; Rainer prendra la tête de nos légions, non seulement pour châtier le mercenaire qui semble ignorer la dangerosité des contrats ciblant les intérêts du Lys, mais surtout pour adresser au Royaume un message non équivoque." Ferdinand ne prit pas la peine d'expliciter le contenu de ce message ; il était très clair pour tous.
Cela aurait pu être tout. Le Grand Conseil avait connu séances plus brèves encore. Joseph, envahi d'un sombre pressentiment depuis quelques heures, suppliait intérieurement : "Que les Dieux m'accordent le soulagement d'une session si courte, qui n'engagera pas mon frère sur une voie que Vous ne sauriez tolérer !" Et le vieil ambassadeur comprenait, sentait, observait que le reste du Grand Conseil adressait mentalement une supplique comparable, quoique probablement pour des motivations plus intéressées.
Avant même que ne résonna dans la salle l'écho de la voix forte et résolue de Ferdinand, Joseph sut que ses espoirs seraient douchés : il voyait briller, dans les yeux de son frère, cette lueur qui annonçait chez lui l'extraordinaire - pour le meilleur et pour le pire.
"Nous avons tout essayé avec ces aristocrates si prompts à s'opposer à tout ce qui pouvait bouleverser ce monde qui leur était si familier, et dont l'immobilisme avait tant servi leurs maisons vieillissantes et endormies. Je leur ai offert un ordre juridique pour imposer leur loi à un roi tyrannique ; un Parlement, pour imposer leur voix à celle d'un roi trop volontaire ; des terres nouvelles, pour opposer l'influence de leurs maisons à celle d'un roi tout puissant.
Comment emploient-ils ces outils nouveaux que j'ai placé entre leurs mains, au nom de Cerdo le Bâtisseur ?" L'un des dignitaires autrichiens, sur lequel Ferdinand avait posé son regard au moment de poser la question, crut qu'elle lui était adressée et s'apprêta à répondre ; il fut coupé dans son élan par le roi, qui d'un regard agacé lui intima le silence.
"En retombant dans leurs travers éternels : les complots purement politiciens visant à contrecarrer mon influence, non parce que cette influence serait négative pour le Royaume, mais par un réflexe dogmatique qui les fait s'opposer à toute force qui échappe à leur contrôle."
L'air abattu, Joseph posa un regard triste sur l'un des Autrichiens, qui cumulait deux caractéristiques dignes d'attention pour tout observateur extérieur : il était le seul à être demeuré absolument imperturbable tout le long, et ses traits si atypiques ne permettaient pas de lui donner un âge.
"La Nortmannie de Bohémont n'est plus. Ses successeurs ont transformé le respectable duché qu'il fut en... ça." Le rictus dégoûté de Ferdinand disait beaucoup de ce que recouvrait ce dernier terme.
"Mais il n'est plus temps, ni de regretter les alliés d'hier, ni d'offrir une énième porte de sortie facile à nos opposants. Ceux qui s'opposent par les armes au Lys doivent être châtiés par les armes ; non pas au nom de la vengeance, mais parce que le Royaume a besoin d'un Lys qui soit fort. Mes seigneurs, élite de l'Autriche, je connais mon peuple mieux que personne : l'aristocratie okordienne est comme ces félins qui, embusqués, analysent un troupeau en y recherchant une faiblesse, une vulnérabilité, une faille qu'ils pourraient exploiter.
Donnez à ces aristocrates le sentiment que leur roi peut être contesté, et ils le feront ; parce que la nature profonde de l'Okordien le rend absolument indomptable et rétif au leadership ; et sur cette simple pulsion, ils compromettront tout notre oeuvre visant à civiliser le Royaume et ses institutions.
Au nom du Royaume d'Okord, j'ai convoqué l'état-major du Lys et acté la mobilisation générale. Le duc Khil a été chargé de mener une expédition punitive contre la Nortmannie. Si les vassaux du traître se joignent à la partie, ils seront méthodiquement, les uns après les autres, neutralisés par les légions autrichiennes. J'ai dit.
Le terme n'avait pas été employé, mais cette déclaration était pour Joseph dépourvue de toute ambiguïté : l'Autriche entrait en guerre, et son frère en menait une, sans le savoir, contre le plus redoutable des ennemis.
Ferdinand
Seigneur d'Autriche
Hors ligne
L'exil du roi - Chapitre 2
Musique d'ambiance
Du point de vue de Joseph.
La religion avait en Autriche une importance assez remarquable. Les premiers Autrichiens, déjà, adoraient les Anciens Dieux qui étaient alors majoritaires chez les Okordiens. Mais phénomène bien connu en matière de spiritualité, la religion des Anciens Dieux avait, au contact des moeurs et coutumes du peuple autrichien, connu une certaine transformation. Il était demeuré polythéiste et n'avait jamais rejeté les six grands Dieux ; mais son tempérament longtemps belliqueux l'avait incité à accorder une importance toute privilégiée à Rituath, Roi des Rois et Dieu de la guerre.
C'est ce même Rituath qu'avec les ères, les Autrichiens finirent à appeler "l'Être suprême", dénomination qui donna le nom sous lequel l'on désigne désormais la religion de l'Archiduché.
Au sein de la population, deux minorités avaient pour ainsi dire résisté à cette simplification à l'extrême de leur religion initiale : les communautés rurales conservatrices les plus éloignées des grandes villes autrichiennes, et certaines des familles les plus anciennes au sein de l'élite. Deux groupes que tout opposait, mais qui se retrouvaient dans une forme d'attachement aux valeurs traditionnelles.
Joseph était l'un de ces résistants. Il n'avait jamais cessé de louer les cinq grands Dieux anciens, et de redouter le sixième ; sa certitude était que la Religion des Anciens Dieux n'était qu'Ordre, Harmonie et Equilibre, et que cet équilibre ne pouvait être si l'un des cinq Dieux prenait un ascendant trop significatif sur les autres. S'il invoquait lui-aussi Rituath, c'était uniquement à l'approche d'une bataille ou pour invoquer Sa protection pour son royal frère ; le reste du temps, il rendait un hommage équilibré à tous les autres Dieux.
Il avait donc observé avec une appréhension certaine l'état de la religion en Autriche, et l'avait étudiée avec le sérieux qui le caractérisait. L'ascension fulgurante de son frère dès la fin de l'ère précédente avait suscité en lui un espoir infini : s'il ne rechignait pas à user de la Guerre, Ferdinand n'a jamais été habité par l'obsession guerrière, et en ce roi semblait s'incarner les qualités combinées prônées par les cinq Dieux. Un souverain fort, éclairé et bâtisseur.
Mais l'âme de tout chef qui prend à sa charge la responsabilité de conduire des milliers d'hommes subit en permanence de puissants assauts. S'il est vertueux, il trouve la force de repousser ces charges. Plus ou moins longtemps. Mais même repoussées, ces charges abîment l'âme et laissent des traces ; des interstices minuscules dans lesquels les assauts suivants peuvent se glisser.
Une certitude s'était tristement imposée chez Joseph : jamais les Dieux anciens n'ont entendu conférer une telle puissance à un seul homme, fut-il animé d'une volonté sincère de gouverner et de guider au nom de Leurs idéaux. Ferdinand ne sombrerait jamais dans la caricature du roi tyran ; il ne recherchait pas le pouvoir pour le pouvoir, mais pour dessiner un monde qui lui semblait idéal. Mais sa toute-puissance terrestre constituait, en elle-même, une perturbation dans l'Equilibre voulu par les Dieux.
Sa triple responsabilité de frère, d'homme et de création des Dieux interdisait donc à Joseph d'assister passivement à la capture future mais prévisible, par Virdumar, de l'âme qu'il chérissait le plus au monde.
Dernière modification par Ferdinand (2025-04-09 22:55:40)
Ferdinand
Seigneur d'Autriche
Hors ligne
L'exil du roi - Chapitre 3
Musique d'ambiance
Du point de vue d'un narrateur extérieur et omniscient.
Au sommet de La Hofburg, résidence de la famille régnante autrichienne, Ferdinand contemplait en silence la carcasse déjà lointaine mais toujours terrible de l'immense armée autrichienne, qui plus de trois heures auparavant avait quitté les murs de Vienne sous le commandement du général Rainer.
Joseph se trompait sur un point. La guerre qu'il menait intérieurement contre le Corrupteur, Ferdinand en avait pleinement conscience. Ses assauts les plus terribles avaient d'ailleurs débuté bien avant son couronnement ; la victoire militaire de l'Autrichien contre l'Empire de Déomul avait conclu la Guerre de l'Ouest, mais avait initié en lui un conflit mortel qui ne le quittait jamais.
Il ne trouvait nul sanctuaire dans le sommeil : ses rêves lui faisaient revivre, encore et encore, la scène de ces milliers de cadavres, emportés au nom... Au nom de quoi, finalement ? D'une extension territoriale d'Okord, qu'il jugeait absolument nécessaire à la survie même du Royaume, mais qui fut accueillie avec ingratitude par l'aristocratie ?
Ce fut pour Ferdinand un déclic déterminant : il lui fallait conquérir un pouvoir absolu qui lui permettrait de bâtir, au moins à l'échelle du Royaume, un monde idéal dont il serait le protecteur ; un pouvoir suffisamment écrasant pour lui permettre de guider les hommes sans inonder les terres fertiles d'Okord de sang okordien. Avait-il réussi ? La réponse échappait constamment à son entendement, comme un poisson qui tenterait constamment de glisser hors de portée.
Le pouvoir absolu, il l'avait certes conquis de façon incontestable, et nul ne pourrait désormais contester sa légitimité s'il entendait se maintenir indéfiniment sur le trône des hommes. Le monde idéal, en tout cas l'état idéal, il en avait certes initié avec sérieux et réussite l'édification.
Alors pourquoi des émotions si contradictoires s'agitaient-elles en lui, tandis qu'il suivait le départ de ces cent-vingt milles soldats vers cette mission supérieure qui leur avait été confiée ?
Happé dans cette introspection douloureuse, il n'entendit pas l'approche dans son dos de deux hommes, qui finirent par s'annoncer. "Ferdinand ?"
Le roi se retourna, le regard encore voilé, et salua de la tête ses deux visiteurs.
Le premier était Joseph, que le lecteur connait désormais fort bien. Le second, c'est cet homme silencieux et imperturbable dont on a pu décrire le visage si atypique au cours de la séance du Grand Conseil. "Joseph. Seigneur Klemens. L'obscurité ce soir est particulièrement totale, ne trouvez-vous pas ?" Joseph et Klemens se regardèrent, interdits et sinistres : le soleil avait à peine entrepris sa descente quotidienne et ses rayons enveloppaient encore généreusement Vienne.
"Ferdinand, l'honorable Klemens sollicitait une audience. Peux-tu la lui accorder avant de quitter Vienne pour rejoindre le front, puisque tel semble être ton souhait ?"
Klemens était le chef d'un clan autrichien particulièrement modeste en termes d'influence politique ; pourtant, il siégeait au Grand Conseil et jouissait en Autriche d'une audience significative. On affirmait que sa famille, parmi les plus anciennes d'Autriche, descendait directement d'un éminent druide qui accompagna Enigral le Brutal. Mais Klemens s'est toujours entêté, avec constance, à refuser le rang de druide que certains entendaient lui accorder ; il soutenait que cette caste s'était éteinte il y a bien longtemps, et qu'il n'était lui qu'un aristocrate attaché au culte des Dieux originels : la religion des Anciens Dieux.
D'un signe de tête, Ferdinand consentit à cette audience et, se détournant avec soulagement de ses tortures, quitta son poste d'observation afin de rejoindre le bureau qui occupait le cabinet de travail. "Merci Joseph." Sur ces remerciements, Joseph quitta la pièce, avec le sentiment que le monde - le sien en tout cas - se déciderait dans les minutes qui suivraient.
--------
Nombre de qualificatifs pourraient être appliqués à la conversation, qui emprunta à toutes les interactions que connaissent les hommes : la confession, la confidence, le débat philosophique, l'exposé théologique, le sermon... Bien qu'elle n'eut pour seul public les murs du cabinet de travail - ou justement de ce fait -, on en fit bien des récits.
Nous ne pouvons, à ce stade de notre exposé, en dévoiler les détails. Mais que nous soit permis de dissiper dès à présent la rumeur qui excita le plus l'imagination des Autrichiens et de tous ceux qui s'intéressèrent à cet événement : de sortilèges ou inventions druidiques, il ne fut guère question, sauf à admettre qu'une conversation entre deux âmes qui se dévoilent peut dissiper par magie bien des ténèbres.
Il serait erroné d'affirmer que le roi se trouva de ce seul fait libéré de tous ses démons. Ce fut même le contraire ; il en eut plus que jamais conscience, mais la connaissance de leur existence lui permit de braquer sur eux une Lumière, celle des Anciens Dieux, qui lui permirent d'envisager avec davantage d'optimisme le cheminement spirituel immense qu'il lui faudrait accomplir.
Le lendemain, Ferdinand n'honora pas la session d'audience qui était prévue et chargea Joseph de le représenter en tous lieux qui requéraient sa présence. Cette absence - certains dirons ce recueillement - dura une lune, pleine et entière.
Il y eut d'abord une première communication, nocturne et adressée à l'état-major du Lys, dans laquelle il annonçait son abdication imminente. Il y eut ensuite une deuxième proclamation, écrite également mais adressée celle-la à tout le peuple autrichien. En substance, le roi y reconnaissait le danger que représentait pour les hommes d'Okord et d'Autriche sa puissance désormais absolue et absolument antinomique par rapport à l'équilibre idéal souhaité par les Dieux Anciens ; il y actait en conséquence sa volonté résolue de se retirer du monde politique pour consacrer son être et l'influence qu'il conserverait à reconstruire en Okord le Trône des Cinq Divinités.
"Sur tout le vaste territoire de l'Archiduché d'Autriche, on entreprit de bâtir de grands temples dédiés à Botia, Cerdo, Daeth, Goben et Rituath. C’est l’un de ces sanctuaires religieux qui devint pour Ferdinand un tombeau vivant et un autel, où sa gloire fut immolée pour que sa foi renaisse, loin du péril que portait sa toute-puissance."
Sur cette conclusion, qui faisait toujours naître un silence attentif chez les enfants à qui l’on enseignait l’histoire de l’Autriche des ères 24 et 25, le précepteur resta un instant immobile. Puis, avec une gravité mêlée de tristesse, il referma doucement le livre, comme on referme le tombeau d'un être cher.
Dernière modification par Ferdinand (2025-04-10 23:57:47)
Ferdinand
Seigneur d'Autriche
Hors ligne