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#1 2025-03-01 18:08:12

Bardane de Goulcetet
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Ponant, terre d'exil

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Prologue-01.png



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Nés des collines et des marais salants,
Longtemps nous fûmes vassaux des conquérants.
D’Hypire à Saint Alunzio,
D’une longue tragédie nos chefs furent les héros.

Osterlichois, okordiens, esterordiens, valésians, saxons,
Notre héritage est celui d’une mosaïque de nations.
Querelleurs et prompts à la fragmentation,
Saint Alunzio marqua l’ère de notre unification.

Sitôt unis, sitôt brisés,
Nous pleurons un peuple mort-né,
L’assassinat d’un jeune comte fougueux,
Et d’un pays dépouillé de ses preux.

Dans l’oubli et la pénombre,
Nous entrâmes ainsi dans l’Âge Sombre.
Une ère d’égoïsme et de conflits,
À la merci des puissances ennemies.

C’est de l’est que vint la menace,
Des osterlichois vint le coup de grâce.
Tandis que les okordiens le Grand Canal traversaient,
Fuyant les strolatzs, nos exilés suivaient.

Laissant derrière eux la sépulture de leurs ancêtres,
Ils atteignirent le Ponant, avec guère plus que leurs guêtres.
Le regard rivé vers l’est, ils s’y installèrent,
Éternellement nostalgiques de la terre de leurs pères.

Des décennies sont passées, mais nous n’oublions pas,
L’Illyrie qui fut, et qui un jour sera.
Un peuple réunifié, et entre ses mains,
Un pays libre, et maître de son destin.

Auteur inconnu, 24e ère

Dernière modification par Ixarys (2025-03-28 18:33:44)

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#2 2025-03-02 20:50:54

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Balthigar-jeune.jpg
Balthigar

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Ils arboraient tous des mines si graves, ce matin. Balthigar les avait soigneusement observés au sortir de la résidence familiale, alors qu’ils passaient devant lui.
Son cousin Théobal, tout juste sorti de l’adolescence, comme son propre frère aîné. Righoar, commandant de la garde seigneuriale, Édon, le chancelier, et le reste du conseil, tous figés dans le même rictus sombre. Même son oncle Galien, d’ordinaire si enthousiaste et exubérant ne n’avait pipé mot en passant à côté de lui.
Et au milieu d’eux, aussi rigide et sévère qu’une statue qui se serait échappée d’une crypte royale abandonnée, son père.

Pourquoi tant de solennité ? Ce n’était pas une journée pour une cérémonie. Le ciel était gris, plombé. Le brouillard matinal était si épais qu’on n’y voyait goutte au-delà d’une trentaine de mètres. Balthigar supposait que le soleil s’était levé, il fallait bien que cette lumière fadasse vienne de quelque part ! Mais pas le moindre rayon ne perçait les nuages. Il gelait sur place.
Son frère Oméhon était parti la veille régler une querelle frontalière avec la ville voisine. On avait annoncé son retour, il devait arriver d’un instant à l’autre. Était-il bien indispensable que tout le monde sorte ? On ne lui avait rien demandé, mais, curieux, Balthigar s’était malgré tout habillé pour observer. Il regrettait sa décision, désormais. Le garçon resserra son manteau en frissonnant.

Il les distinguait à peine, à présent. La prestigieuse petite troupe attendait un autre groupe, indistinct dans l’épais frimas. Balthigar devinait les lueurs d’au moins une demi-douzaine de torches.

- « Vous devriez rentrer, mon petit seigneur »

Il n’y avait que Hlotar pour le nommer ainsi. Le colossal cuisinier était l’un des rares à se montrer ouvertement affectueux envers lui. D’après certains serviteurs, Balthigar lui rappelait son propre fils.
Le jeune garçon se retourna et vit juste à côté de lui le cuistot, dont le sourire à son égard cachait mal sa mine préoccupée. Avec le reste des domestiques, il épiait plus ou moins discrètement la scène. Glacé jusqu’aux os, Balthigar était tiraillé entre l’appel du feu de cheminée et la curiosité de voir la suite.

Enfin, les porteurs de torche émergèrent des brumes. Même à cette distance, Balthigar voyait clairement qu’ils étaient sales, couverts de boue et d’autres tâches sombres. Entre eux, tout aussi négligés, d’autres soldats portaient un encombrant paquetage enveloppé dans un drap crotté de limon.
Son père était particulièrement à cheval sur le protocole, aussi s’attendait-il à voir le sermon de l’année. Curieusement, il n’en fut rien. Qu’un silence devenant pesant, alors qu’on déposait délicatement le paquetage à ses pieds. Toujours muet, son père suivit la manœuvre du regard.

Balthigar sursauta, alors qu’un cri atroce déchira l’air. À sa gauche, une silhouette le dépassa, courant rejoindre le groupe. Atterré, il reconnut de dos sa sœur, Agatha, dont il emboîta instinctivement le pas. Hlotar n’eut même pas le temps de l’attraper qu’il cavalait derrière elle, une inquiétude soudaine lui pesant dans l’estomac.
Sa sœur se jeta au pied du paquetage, toujours hurlante. Alors que Balthigar voulut la rejoindre, Théobal le saisit fermement par l’épaule, une expression dure au visage. Tandis que son père restait toujours immobile, Galien s’agenouilla à son tour, murmura quelque chose d’inaudible avant de saisir doucement l’extrémité du drap, révélant le contenu de ce qui était en réalité un linceul.

Le visage laissait encore deviner les traits, quoique barbouillé de sang. Des cheveux noirs, des yeux marrons, une figure d’un jeune adulte. Un peu plus bas, un col relevé et gorgé d’hémoglobine cachait à grande peine une plaie atroce et profonde au-dessus de la clavicule.

- « C’était un piège, Monseigneur, une embuscade, » dit calmement le sergent de la troupe. « Il s’est battu comme un lion. »

Les sanglots redoublèrent, et la réalité frappa enfin Balthigar.
Il contempla, stupide, le corps de son frère, Oméhon de Goulcetet.

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#3 2025-03-06 00:26:33

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Amala-1.jpg
Amala
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Le docker manqua de glisser en contrebas lorsqu’il s’engagea sur la passerelle.

-    « Oh, doucement l’ami, tu ne veux pas laisser tomber cette caisse ! »

L’ouvrier grogna à la remarque, posa sans délicatesse le coffre, dans un tonitruant bruit de ferraille, et se retourna chercher la suivante, sans accorder un regard à Amala.
La jeune adolescente termina d’attacher sa malle à la passerelle du dromon, avant de s’agenouiller près de celle déposée par le porteur, et de renouveler l’opération. L’intérieur débordait de dagues, sabres, têtes de hache et pointes de lance. Le métal était mauvais, et l’œuvre de piètre qualité, mais les illyriens n’étaient pas des plus regardants lorsqu’il s’agissait de trucider leur prochain. Non qu’ils aient le choix de toute manière, vu leur niveau de pauvreté.

S’affairant toujours sur ses cordes, Amala vit du coin de l’œil une silhouette. L’homme qui s’approchait était un grand gaillard aux cheveux poivre et sel, fermement entré dans sa cinquième décennie. Celui-ci enjamba le pont entre le quai et le dromon d’un pas ferme et sûr, habitué au roulis marin, et se planta devant elle, les mains sur les hanches et sa veste d’un blanc bleuté collée à ses vêtements usés.

-    « Père.
-    Le chargement n’est toujours pas fini ?
-    Tes ouvriers sont lents.
-    Peut-être sont-ils mal commandés.
-    Peut-être sont-ils des incapables.
-    Ah ! »

Stauriaque Vaesia, avec sa définition particulière de l’affection qui le caractérisait, flanqua une grande claque sur l’épaule de sa fille, qui manqua de déstabiliser Amala.

-    « Ébion est cloué au lit depuis deux jours, je pourrais faire cuire un ragoût sur son front avec une fièvre pareille. J’ai besoin que tu prennes le Sei Mezzane pour y vendre sa cargaison à Port-Exil. »

Amala parcourut le navire du regard avec une moue dubitative.

-    « Ce rafiot a vu et vécu plus d’aventures que toute notre famille réunie sur six générations, » répondit Stauriaque à son rictus. « Il tiendra.
-    Qui s’occupera de mon Bonventin en attendant ?
-    Ton frère se chargera du voyage sur les côtes osterlichoises.
-    Assurion ? Garder le contenu de son estomac à bord tient déjà de l’exploit, et tu vas le mettre aux commandes de mon navire ?
-    Je sais, à croire que tu as piqué tout l’air salé quand vous étiez dans le ventre de votre mère, hhm ? » plaisanta son père. « On n’en fera jamais un bon marin, mais je n’ai personne d’autre. »

La famille Vaesia, bien qu’incontournable dans leur petite ville de Pas-de-Mène, ne faisait pas partie des grandes familles marchandes ponantines, aussi ne pouvait-elle compter que sur un personnel qualifié limité… Et sur ses propres rejetons présents à toutes les étapes de leur négoce.
Attiré par des cris du côté des quais, Stauriaque releva la tête et regarda par-dessus l’épaule de sa fille. Son expression enjouée disparut immédiatement.

-    « Oh par Rituath, pas encore. »

Se retournant, Amala vit un homme en habits de prêtre, d’un vert qui avait dû être à une époque éclatant, mais qui aujourd’hui n’était que terne, se faire violemment prendre à parti par un groupe de passants.

-    « Comment ça, "pas encore" ? Ce genre de scènes arrive souvent ?
-    De plus en plus. Ces foutus illyriens… »

Tout en promettant une éternité à rôtir dans l’antre de Ciemnota chez ceux ne se convertissant pas à Podeszwa, le prêtre se faisait désormais bousculer par quatre ou cinq gaillards. Il ne fallut pas plus d’une dizaine de secondes pour qu’il finisse jeter au sol à se faire ruer de coups.
Stauriaque grogna, avant d’attirer l’attention d’une demi-douzaine d’ouvriers autour de lui.

-    « C’est mauvais pour les affaires, ce prosélytisme. Mais laisser ce bougre se faire lyncher, c’est pire encore. Avec moi vous autres. »

Sans enthousiasme, les dockers suivirent le patron et commencèrent à vigoureusement écarter la foule autour de la mêlée. Se rasseyant au pied de sa caisse, Amala noua rageusement la corde pour l’arrimer. Cinquante ans que ces foutus illyriens étaient venus s’exiler dans leurs îles, et non contents de s’installer et de se chamailler entre eux, il fallait qu’ils envoient des agitateurs semer le trouble dans tout l’archipel ?
Non, ça ne pourrait pas durer éternellement, songea Amala.

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#4 2025-03-14 00:21:14

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Galien.jpg
Galien
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Quelle heure était-il ? Était-ce le cœur de la nuit, ou bientôt l’aube ?
Quelle importance ? Il avait un gobelet entre les mains et des chagrins à noyer. C’était là tout ce qui comptait.

Galien vida une nouvelle fois son verre, saisit le pichet à côté et réalisa qu’il était vide. Il grogna en se levant. Son corps lui fit mal en se levant. Quel âge avait-il, déjà ? Il avait si mal au crâne qu’il avait du mal à réfléchir. Trente-neuf. Il en était à son trente-neuvième printemps, oui.
Pas si vieux, mais plus que beaucoup d’illyriens pouvaient se targuer. C’est qu’on mourrait jeune, par ici… Bardane et lui faisaient figure d’anciens. Ce n’était pas une perspective qui l’enchantait.

Il tituba jusqu’au comptoir, renversa sans s’en émouvoir l’un de ces précieux verres tout droit importé de Valésia, et farfouilla en quête d’une bouteille pleine. Sans succès. Dépité, Galien s’agrippa à une chaise adjacente et s’y affaissa sans grâce. Sa tête bourdonnait comme une ruche et son estomac était supplicié. Quoi qu’il en pensait, son corps lui rappelait qu’il n’avait vraiment plus l’âge pour ce genre de bêtise.

Quelqu’un entra doucement, par petits pas. À travers son brouillard alcoolisé, Galien distingua une silhouette marchant lentement dans sa direction, la main collée au mur.

-    « Je suis là, Théomène. »

Le jeune homme leva ses yeux blanchâtres dans sa direction, et le regarda sans le voir. Avec plus d’assurance, Théomène s’avança à travers le hall, écarta précautionneusement un tabouret sur sa route et arriva à son niveau. Galien lui saisit doucement le bras et l’aida à s’asseoir sur une chaise à côté de lui.

-    « Est-ce déjà le matin, mon oncle ? », demanda doucement le garçon.
-    « Non, pas vraiment. Enfin », soupira Galien, « je n’en ai aucune idée. Mais tu ne devrais pas être debout.
-    Je sais. Mais vous m’avez réveillé, Galien. »

Il regarda le jeune homme en chasuble de nuit, puis le verre brisé à sa droite. Galien eut un murmure désabusé.

-    « Oh. Désolé.
-    Ce n’est rien. J’ai l’habitude des insomnies. » Théomène laissa le silence se prolonger quelques instants avant de reprendre. « Qu’est-ce qui vous garde éveillé ce soir ?
-    Ton frère. »

Théomène resta muet un moment, pensif. C’était toujours difficile de savoir ce que le jeune homme pensait réellement. Ce soir tout particulièrement.

-    « Balthigar ? Père l’a fait escorter par Compéane. On raconte que c’est la meilleure lame de Point-du-Jour.
-    Théomène, tu n’es pas stupide. »

Le garçon se mura une nouvelle fois dans le silence. Lorsqu’il reprit la parole, ce n’était guère qu’un murmure.

-    « Je ne l’ai jamais réellement connu. Je crois que ma condition lui faisait peur.
-    Oméhon… C’était un brave garçon. On aurait pu… On aurait du… » Galien serra le poing, jusqu’à ce qu’une vive douleur lui fit rouvrir la main. Penaud, il constata qu’il s’était enfoncé un ongle dans la paume. « Je suis fatigué. De voir des enfants mourir pour un bout de terre noyé dans la brume, loin de chez nous. Hier, c’était lui. Encore avant, le pauvre fils du chancelier Édon. Demain, ce sera peut-être mes fils. Théobal, ou Armate… Ou Balthigar, que ton père a envoyé sans broncher pour préparer sa vengeance contre les assassins de son frère. »

Galien étouffa un soupir. Podeszwa, que son crâne lui faisait mal !

-    « Je voudrais juste revoir l’Illyrie. Montrer à mes enfants leurs terres ancestrales. Pas cette terre d’exil. »

À tâtons, Théomène chercha sa main, qu’il saisit fermement.

-    « Je suis aveugle. Un poids mort. Mon père ne m’écoutera pas. Mais vous, Galien, vous êtes son frère. Son bras droit. Si vous voulez briser le cycle de la violence chez les illyriens, il va falloir l’en convaincre. Et il faudra plus que des lamentations et… » Il renifla l’air. « Des litres d’alcool, si j’en crois votre haleine. »

Galien croisa le regard vitreux de son neveu.

-    « Depuis quand es-tu devenu si dur, Théomène ?
-    Votre père vous a-t-il déjà qualifié de "sa plus grande honte" ? »

Stupéfait, Galien ne put que garder le silence. Théomène libéra sa main de Galien, se leva et quitta lentement la pièce.

-    « Bonne soirée, mon oncle. »

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#5 2025-03-16 12:17:55

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Amala-1.jpg
Amala
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Amala observa avec un malaise croissant la rigole de sang couler en sa direction, avant de passer entre ses jambes.
Quelques mètres plus loin, le villageois s’arrêta enfin de convulser comme un poisson hors de l’eau. À côté de lui, Gonfale s’agenouilla et essuya sa hache sur les habits du mort.

-    « Gonfale… Tout ça va trop loin. »

Son second se redressa de toute sa taille (c’est qu’il était aussi grand que large), et la regarda d’un œil curieux.

-    « Capitaine… C’est vous qui avez ordonné le pillage. »

Oh oui, elle s’en rappelait très bien. Le Sei Mezzane était arrivé à Port-Exil après des ponantins de Moëville, qui avait fait exactement ce qu’avait prévu Amala : écouler des armes bons marchés aux illyriens. Ses compatriotes n’avaient pas manqué de rire à ses dépens, tout comme le triste sire de la ville.
Furieuse d’avoir été éconduite et insultée, le dromon était immédiatement repartit en direction de Pas-de-Mène. C’est en croisant un village côtier à quelques nœuds de Port-Exil qu’une idée mauvaise avait traversé Amala.
Les ponantins étaient réputés pour leurs marchands, tout autant que pour leurs pirates. Eh bien, si les illyriens ne voulaient pas de ses armes, elle s’en servirait ! Son équipage ne s’était que trop empressé à suivre ses ordres. Les ponantins étaient si fiers de leur culture boucanière.

À voir le sang de ce villageois ruisselé en une rivière sanglante à ses pieds, l’adolescente reconsidérait son point de vue.
C’était ce noble méprisant que je voulais, pas ce vieil homme. Ni son village.

-    « Vous devez leur dire d’arrêter, Gonfale. »

L’homme lui jeta un regard trouble, presque compatissant.

-    « Petite princesse, vouloir arrêter des pirates en plein pillage, c’est comme vouloir arrêter un incendie qui a brûlé la moitié d’un village. Si vous voulez l’étouffer, il ne fallait pas lancer le feu. »

Amala se mordit la lèvre, envahit d’un profond sentiment de culpabilité. Elle regarda autour d’elle.

Plusieurs bâtisses brûlaient. Quelques cadavres étaient éparpillés dans les allées de terre du village. Un jeune adolescent, d’à peu près son âge, était pendu à un grand arbre sur la place. La porte d’une petite chapelle, sans doute péniblement édifiée par les pauvres gens du coin, était éventrée. Des membres de son équipage en sortirent, des babioles religieuses pleins les mains. Plus loin, désormais des points à l’horizon, des habitants fuyaient aussi loin qu’ils pouvaient, accompagnés de leurs chiens et de leurs moutons.
C’est mal. Tout simplement mal.

Sa réflexion fut interrompue par un hurlement en provenance d’une taverne miteuse. L’affiche annonçant la « Truite Bondissante » pendouillait lamentablement devant l’entrée, léchée par les flammes venant du toit.

-    « Par les Marées, ce connard m’a tranché deux doigts !
-    Je te coupe les trois autres quand tu veux ! » lui répondit un accent lourdement valésian.

Amala se rua à l’intérieur de la taverne, suivit par Gonfale, la hache à la main.
L’air à l’intérieur était brûlant. Malgré la fournaise, quatre de ses hommes cernaient un gaillard bien habillé, son pourpoint noir de bonne qualité luisant dans la chaleur. Dans sa main gauche, un long glaive ensanglanté.
Proche de la porte, marmonnant des jurons en ponantin, un cinquième pillard se tenait la main. Celui-ci se tourna vers Gonfale.

-    « Cet enfoiré est une anguille, même à cinq il nous la met à l’envers ! »

Gonfale observa le plafond embrasé d’un air dubitatif.

-    « Cet endroit va s’écrouler d’un instant à l’autre, coincez l’entrée et laissez la nature faire son œuvre. »

Les cinq hommes se précipitèrent vers la sortie, trop heureux de quitter le combat. Le valésian les suivit d’un pas sûr et léger, son glaive le long du corps. Intimidée, Amala recula, alors que Gonfale leva sa hache.

-    « Attendez ! » retentit la voix d’un jeune garçon.

Apparaissant telle une ombre derrière le spadassin, un garçon de quelques années de moins qu’elle surgit et s’avança. Effrayé tant par les flammes que par Gonfale, toujours est-il qu’il se planta devant eux.

-    « Mon père est le seigneur de Point-du-Jour, je vous demande de nous transporter jusqu’à cette destination. Je vous payerai bien à l’arrivée. »

Stupéfait, Gonfale perdit sa gouaille habituelle l’espace de quelques instants. Heureusement pour lui, le valésian sembla tout aussi déconcerté. Le second se reprit, avant de relever sa hache, le spadassin faisant immédiatement de même.

-    Ben voyons, je suis sûr qu’il appréciera ce qu’on a fait à un village de ses copains illyriens.
-    Leur seigneur a tué mon frère.
-    Eh bien petit sire, cela est terrible, mais… »

Amala se glissa à ses côtés, puis le dépassa.

-    « Capitaine… » gronda son second

L’adolescente l'ignora, contourna le spadassin, se planta devant le garçon et lui tendit sa main.

-    « Amala. » L’enfant l'observa curieusement, avant de saisir sa paume.
-    « Balthigar. »

Les deux enfants se regardèrent sans savoir quoi dire. C’est qu’ils avaient souvent vu les adultes faire de même, mais aucun n’avait anticipé la suite.
Le spadassin s’éclaircit la gorge.

-    « Tout ceci est bel et bon, Monseigneur, mais le plafond va s’écrouler à tout moment. »

Le quatuor s’empressa de quitter la pièce. En dépassant le marin, le spadassin et lui se lancèrent un regard méfiant.

-    « Gonfale, » se présenta le marin, de mauvaise grâce.
-    « Compéane. Si le petit perd un cheveu, je vous coupe les burnes et je vous les fourre dans le gosier. » lui répondit le bretteur d’un ton léger.
-    « La même pour la fille, » lui répondit-il, laconique.

Dernière modification par Ixarys (2025-03-28 18:36:29)

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#6 2025-03-22 19:26:41

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Galien.jpg
Galien
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Bardane lui accorda un bref coup d’œil avant de continuer à rédiger sa missive.

-    « Je connais ce regard, Galien. Un imbécile a-t-il mis ton honneur en doute aujourd’hui ?
-    J’ai parlé à ton fils. »

La plume s’interrompit une courte seconde avant de reprendre son tracé sur le parchemin.

-    « Mon puîné a trop de temps pour réfléchir… J’ai beau lui avoir trouvé une servante capable de lui faire la lecture, il trouve toujours le moyen de verser son venin dans les oreilles de qui veut bien l’entendre. »

Il signa rageusement sa lettre avant de la tendre à un valet, qui s’empressa de la saisir et de quitter la pièce, en vue de la cacheter.
Bardane déposa soigneusement sa plume dans l’encrier, s’adossa sur son siège avant de poser les coudes sur son bureau, appuyant sa tête sur ses poings.
Scruté par les insondables yeux noisette de Bardane, Galien se sentit redevenir petit garçon, à se faire gronder par son frère, avec toute l’autorité naturelle qu’apportait l’aînesse.

-    « … Même à toi, mon frère. »

Il haïssait ce sentiment. Toujours pareil. Une tête de plus, et deux fois plus épais que son filiforme de frère, mais rien n’avait changé.

-    « La tête et les jambes, hhm ? » Comme Bardane le fixait en silence, Galien continua. « C’est ainsi qu’on nous a toujours décrit, n’est-ce pas ? Le seigneur impitoyable, et son petit frère, le guerrier sans cervelle. »

Bardane le fixait toujours, immobile comme une statue. Pour une raison qu’il ignorait, cette absence de réaction l’enragea. Il poursuivit.

-    « Dis-moi, mon frère, que sont censées faire les jambes lorsqu’elles ne comprennent plus les décisions de la tête ? Lorsqu’elles apparaissent comme dangereuses ? »

Pour toute réponse, Bardane se leva, lui tourna le dos et s’approcha d’un portrait. Ce n’était pas n’importe quel tableau : c’était une œuvre d’art, vieille d’au moins une demi-douzaine d’Ères. Le seigneur de Point-du-Jour la décrocha, avant de la présenter à Galien. Le portrait était celui du fondateur de leur maison : Battista de Goulcetet.

-    « Reconnais-tu ce portrait, Galien ?
-    Bien sûr. Père-Grand nous a suffisamment bassiné à son sujet. »

Bardane retourna le portrait pour l’observer d’un air presque attendri. Une expression saugrenue sur un visage aussi dur, qu’il n’aurait jamais révélé à quiconque d’autre que son frère cadet et sa femme, lorsqu’elle était encore de ce monde. Il raccrocha le portrait au mur.

-    « Notre arrière-grand-père a forgé son destin par lui-même. Parti de rien, il est devenu le bras droit de Saint Alunzio, puis a servi les De Karan.
-    Je connais son histoire aussi bien que toi, Bardane. »

Son frère émit un petit bruit de bouche agacé, comme un professeur déçu de l’impatience de son élève.

-    « C’était un enfant des rues. Aujourd’hui, des hommes vivent et meurent au pour son nom de famille. Il a inscrit les Goulcetets dans l’histoire.
-    À quoi bon si nous sacrifions notre descendance en son nom ? » Bardane lui lança un regard furieux, mais Galien continua. « Oméhon n’est plus. Tu reconnais à peine l’existence de Théomène. Tu as envoyé Balthigar faire Podeszwa sait quoi comme basses besognes avec ce spadassin valésian…
-    Tu vois ? » riposta Bardane avec un rictus acerbe. « Mon aveugle de fils a déversé son fiel, et tu t’es empressé de l’écouter. J’ai envoyé Balthigar rejoindre discrètement des personnes de confiance à Foire-Ferraille. Nous allons marcher contre Siémont et l’assassin de mon fils, et je préfère assurer mes arrières.
-    Difficile à deviner quand tu n’expliques pas tes décisions.
-    Crois-tu que je vais crier sur tous les toits que j’envoie mon héritier sur le continent par souci pour sa sécurité ? Moins il y a d’intriguants, moins il y a de risques que le secret s’évente. »

Bardane soupira d’agacement, puis retourna à son bureau, où il déroula une carte. Celle-ci exposait la région des Îles du Ponant à l’Illyrie.

-    « De plus, tout ceci dépasse le cadre d’un conflit de voisinage. Mes agents me remontent des informations d’un peu partout. Des saxons ont saccagé Èbe, et partiellement incendié la Tour d’Écume. Ponantins et saxons se sont affrontés dans la baie de Carène. Je sais de source sûre que des membres de la Confrérie Élyséenne sont arrivés à Cendrebourg avec des mercenaires cydoniens. Ce matin, » dit-il en brandissant une missive, « mon contact à Port-Exil m’a appris que des pirates ponantins ont brûlé un village à un jet de pierre de Siémont.
-    Nous n’allons pas pleurer les pertes de Lointeau après ce qu’il nous a fait.
-    Non. Mais il se trame quelque chose dans le Delta. Je n’ai que des indices, et le tableau complet ne cesse de se dérober à mes yeux. »

Bardane fixa avec amertume la carte, comme si la menaçait du regard allait lui apporter les réponses qu’il désirait tant.

-    « Comme puis-je t’aider, frère, alors que tu gardes tout pour toi ?
-    Le problème est, Galien, que tu ne me fais pas confiance. Peut-être est-ce de ma faute, je t’ai toujours considéré comme un exécutant. » Il lança un regard rapide à son frère. « Non que tu aies jamais évoqué ta volonté d’être plus que ça, jusqu’à aujourd’hui.
-    Non que tu m’aies jamais laissé l’occasion d’être quoi que ce soit d’autre, » rétorqua immédiatement Galien. Bardane leva la main en un rare signe d’apaisement.
-    Rectifions immédiatement ceci, dans ce cas. »

Plaçant des petits poids à chaque coin de la carte, il intima de la main son frère cadet à s’approcher.

-    « Alors, nous allons sauter à pieds joints dans l’inconnu ?
-    Il est toujours impoli de refuser une invitation à danser, » répondit Bardane avec un mince sourire. « Avec Balthigar en sécurité, nous allons pouvoir nous concentrer sur notre principal objectif, » fit-il en esquissant un geste en direction de la carte.
-    « Qui est ?
-    Unifier ce ramassis d’enfants querelleurs et en tirer quelque chose de productif. Siémont sera l’occasion de tester notre acier. »

Le seigneur illyrien se leva à moitié et saisit fermement la main de son frère.

-    « Nous rentrerons en Illyrie avec nos enfants, Galien. Je te le jure, sur la tombe de ma chère Zena. Mais pas comme des mendiants. Comme des seigneurs. »

Galien fixa en silence son frère, dont les yeux sombres brûlaient de détermination. Sans une once du deuil qui étouffait son propre cœur. Oméhon n’était pas mort depuis un mois que son propre père tirait déjà les conclusions de son assassinat et cherchait à en obtenir un avantage politique. Qui es-tu vraiment, Bardane ? Avec quoi t’a-t-on échangé au berceau ?

On toqua à la porte.
Le chancelier Édon, un homme d’âge mûr fin comme une brandille entra doucement dans la pièce.

-    « Pardonnez mon intrusion, Messires. Un navire ponantin est arrivé au port. » Bardane l’observa sans un mot, le fusillant du regard. Édon s’éclaircit la gorge. « Votre fils cadet est à bord. »

Dernière modification par Ixarys (2025-03-28 18:37:04)

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#7 2025-03-28 18:40:41

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Balthigar
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À bord du Sei Mezzane, Balthigar découvrait la navigation. Alors qu’il avait passé la quasi-totalité de sa vie sur une île, c’était la première fois qu’il montait à bord d’un navire. La première fois depuis la mort de Mère, en tout cas, mais il était si jeune à l’époque qu’il se rappelait à peine de la forme de son visage.
Regarder la houle l’apaisait. Il ne s’était pas encore remis de son audace à l’auberge en feu.

Compéane, le spadassin, semblait quant à lui tout à fait remis de son combat à mort. Le marin qui avait perdu deux doigts dans l’affrontement pouvait bien lui lancer des regards noirs, ils avaient solennellement demandé le droit de voyager à bord, et les dieux que vénéraient les ponantins se montraient très sourcilleux sur la protection accordée aux passagers. Enfin, c’est ce qu’avait expliqué ce géant ponantin, Gonfale. Alors qu’ils avaient été à deux doigts de s’entretuer quelques dizaines de minutes plus tôt, le spadassin et lui discutaient joyeusement depuis leur départ de ce pauvre village de pêcheurs.

Il était triste pour ces gens. La vieille dame qui tenait l’auberge lui avait donné une petite sculpture en os de poissons, assemblés pour former un cheval. Balthigar recevait peu de cadeaux comme ça. En général, c’était pour un but précis : des beaux vêtements pour jeunes seigneurs, un livre pour apprendre l’histoire de l’Illyrie, un colifichet taillé pour prier Podeszwa. Mais un jouet ? Jamais.
Il l’avait perdu dans le chaos. Il espérait que la vieille dame avait réussi à s’enfuir.

Un grincement retentit lorsque quelqu’un s’appuya sur le bastingage à sa droite. Tournant vivement la tête, il vit Compéane. Le valésian, vêtu d’un coquet pourpoint rouge bordeau, sourire en coin et regard malicieux, l’observait en se caressant sa barbe finement taillée.

-    « J’ai bien réfléchi, Monseigneur.
-    Quoi donc, Compéane ? »

Balthigar avait appris à se méfier des idées du spadassin. Son esprit était aussi vif que son glaive.

-    « Elle vous plaît, hein ? »

Le garçon regarda instinctivement vers Amala. Toute préoccupée par son navire, elle dirigeait avec Gonfale les opérations depuis leur départ comme si elle était née pour ça. Ce qui était peut-être le cas, après tout.
Il ne savait que trop penser d’elle. Elle avait ordonné l’assaut du village, mais s’était interposée dans l’auberge pour leur permettre d’embarquer à bord. Qu’était-elle vraiment ?
Cela dit, maintenant qu’il l’observait, il devait bien admettre que lorsque le vent marin soufflait dans ses longs cheveux bruns…

Constatant que Compéane l’observait toujours, Balthigar rougit violemment. Le valésian ricana.

-    « J’en étais sûr ! Il fallait au moins ça pour que la Souris de Point-du-Jour sorte de sa tanière !
-    Ce n’est pas… Euh… Elle… » bredouilla-t-il.

Sa réponse pitoyable ne fit qu’alimenter sa honte, et il vira à un cramoisi encore plus prononcé. Riant désormais aux éclats, Compéane lui flanqua une claque sur l’épaule avant de se calmer.

-    « Ah, Podeszwa, si je pouvais être jeune à nouveau, » soupira le spadassin.

Entendre le nom de l’Unique provoqua une réaction mitigée dans les marins à portée d’oreille, certains murmurant des formules protectrices, d’autres allant jusqu’à cracher en direction des deux illyriens, en leur lançant des regards mauvais. Balthigar les observa, stupéfait. Le grozny de Point-du-Jour lui enseignait que Podeszwa n’était que paix et harmonie. Comment pouvait-on avoir une réaction aussi viscérale à son encontre ?

La main déjà sur la poignée de son arme, Compéane, lui, savait exactement comment réagir. Les hostilités furent toutefois arrêtées par l’arrivée imminente du navire à Point-du-Jour.
C’était la première fois que Balthigar voyait son hameau depuis la mer. La petite ville s’étalait le long de la côte, on pouvait tout y voir : les docks, les petites masures des habitants, les tours érigées à grand frais pour surveiller les environs, le grand toit du marché couvert, et bien sûr, le manoir des Goulcetets et sa cour intérieure, en hauteur sur une petite crête surélevée.

Rôdés à l’exercice, les ponantins arrimèrent le navire aux docks, et les deux illyriens descendirent dans un silence pesant, Amala et Gonfale sur les talons.

-    « Vous n’allez pas nous la faire à l’envers, maintenant, hein ? » demanda le second sur un ton qui échoua à être léger.
-    « Ça ne dépend plus de moi, » répondit le valésian, inhabituellement sérieux, « Mais de son géniteur », dit-il en jetant son menton en direction du groupe qui arrivait depuis le manoir familial.

Balthigar y reconnut au centre Père, bien sûr, entouré de sa garde, dirigée par Righoar. Derrière lui, une bonne tête de plus que tous les autres, marchait à grandes enjambées Oncle Galien. Ce dernier semblait dans un état de fatigue et d’abattement absolu. Il parvint pourtant, en croisant le regard de Balthigar, à lui adresser un clin d’œil.
Le regard de Père, quant à lui, fut glacial.

-    « Compéane, je vous verrai à l’issue.
-    Oui, Messire.
-    Hors de ma vue. »

Le spadassin courba la tête et se retira prestement vers le manoir. Qu’importe les circonstances, le valésian avait désobéi aux ordres du seigneur de Point-du-Jour, et ce dernier n’avait pas pour habitude de laisser passer de telles incartades.

-    « Balthigar, » dit-il sur un ton dépourvu de toute chaleur, écrasant de toute sa taille le jeune enfant. « Tu n’es pas censé être ici, n’est-ce pas ?
-    Oui, Père. » Balthigar frissonna. « Nous faisions étape au nord de Siémont quand… »

Il lança un regard vers Gonfale, qui saisit l’occasion au bond.

-    « Nous les avons secourus pendant que des saxons attaquaient le village. »

Amala et Balthigar se regardèrent brièvement.

-    « Des saxons, » répéta lentement Bardane.

Gonfale hocha la tête.

-    « Et j’imagine que vous avez secouru mon fils et mon homme de main par pure générosité, » ironisa le seigneur de Point-du-Jour.
-    De fait, il a mentionné une récompense. »

Bardane fixa froidement le ponantin, puis son fils. Ses yeux semblaient trahir une certaine… Surprise ? Balthigar ne savait dire, son père pouvait être si insondable.

-    « Tu as peut-être plus de jugeote que je ne le pensai.
-    Serait-ce la journée des mea culpa ? » intervint Oncle Galien. Père, qui ne goûtait guère aux plaisanteries, ignora superbement la remarque.
-    « Nous naviguions pour vendre des armes, » dit abruptement Amala après s’être raclée la gorge.

À ces mots, une lueur de convoitise s’alluma soudainement dans les pupilles de Bardane, qui redirigea toute son attention sur la jeune adolescente.

-    « Les avez-vous encore ?
-    O-Oui… » hésita Amala, mal à l’aise sous l’intensité du regard.

Les yeux de l’illyrien balayèrent derrière eux, alors qu’un nouveau navire venait s’amarrer aux docks, avant de se rabattre sur la ponantine.

-    « Montrez-moi. »

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#8 2025-04-05 14:00:18

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Assurion
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Il était arrivé trop tard.
J’ai échoué.

La simple formulation de ce constat suffit à lui faire monter les larmes aux yeux. Il s’agrippa fermement à la fourrure d’Ondule pour essayer de refouler ses sanglots. Ressentant sa détresse, le grand toller vint coller son museau contre son visage, sa langue râpeuse léchant ses larmes.

Dans un grand fracas, que l’on pouvait entendre même depuis la mer, sur le pont du Bonventin, Assurion vit le toit de sa maison, qui donnait à même les docks, s’effondrer dans la fournaise qui la dévorait de l’intérieur. Ce fut trop, et le garçon hurla de chagrin. Ondule couina.

Derrière lui, atterrés par le spectacle, aucun membre de l’équipage ne lâchait un mot. Malgré la désolation qu’ils avaient vu sur la route du retour, ils avaient espéré jusqu’au bout que leur ville fut épargnée, tout en craignant le pire.
Mais personne n’avait imaginé que Pas-de-Mène ait subi un tel niveau de destruction.
En route pour commercer avec les Cités-Sœurs, le Bonventin avait fait demi-tour dès que possible lorsque les guetteurs du dromon avaient aperçu une flottille saxonne en partance pour les îles du Ponant. Le dernier raid de grande ampleur remontait à plusieurs décennies, mais les souvenirs restaient encore vivaces pour les survivants. Tous les anciens parlaient avec une crainte presque sacrée des boutres sombres des pillards de l’Outre-Canal, des carnages et de la destruction que leurs pavillons promettaient. Les ponantins avaient beau être d’excellents marins, et flibustiers à leurs heures, rien ne semblait pouvoir s’opposer à la brutalité sauvage de ces guerriers. La domination saxonne multiséculaire sur les îles du Ponant, au sein de la République du Cydon, rappelait à quelle point l’autonomie ponantine était fragile, et ne dépendait que du degré d’unification de leurs turbulents voisins.

Porté par des vents favorables, le dromon aux commandes d’Assurion avait navigué aussi vite et prudemment que possible, évitant les meutes saxonnes ravageant les côtes. Ils avaient vu les échanges d’artillerie de siège entre les envahisseurs et les défenseurs de Tour d’Écume, le ciel nocturne embrasé par les incendies à Èbe, les grappes de cadavres flottant dans la baie de Carène, autour de navires fantômes à moitié immergé.
Non loin de Régolle, une demi-douzaine de boutres saxons leur avait donné la chasse, mais après avoir creusé la distance pendant une demi-journée à la force des rames, la meute avait cessé la poursuite.

Le voyage jusqu’à son foyer constituait une épopée en soi. Dans tous les contes que lui avait narré Père dans sa petite enfance, le héros revenait chez lui et pouvait, après toutes les épreuves traversées, savourer la paix retrouvée dans un environnement familier.
Assurion observait les rues couvertes de cadavres, les quais à moitié effondrées, les pendus accrochés aux arbres qu’il s’amusait encore à grimper quelques années plus tôt. Il était revenu chez lui. Il n’en gardait qu’un goût de cendre.

Le navire s’était à présent assez rapproché pour distinguer les détails. Les saxons étaient partis depuis bien longtemps. Pas un son ne provenait de Pas-de-Mène, malgré les appels de certains matelots. Seul leur répondait un silence angoissé et d’occasionnels éboulements lorsqu’un bâtiment s’effondrait sous les flammes. Non loin de la porte d’entrée ouverte de sa maison, Assurion distingua un corps affaissé sur le sol. Il ressemblait de manière troublante à...
Le garçon s’accrocha désespérément au col d’Ondule, plongeant la tête dans sa fourrure.

Peryn, le second du Bonventin, finit par sortir de sa torpeur et donna l’ordre de s’approcher. À quelques dizaines de mètres des docks, quelques marins, parmi les meilleurs nageurs, dont la kélestie Saniah se jetèrent à l’eau et rejoignirent la ville à la nage. Il était de coutume chez les ponantins de donner un poste à responsabilité à une femme pour porter chance au navire. Si ni le capitaine, ni son second était de la gent féminine, on nommait l’une des matelots kélestie, prêtresse du navire pour le temps de sa traversée. Cette fonction ne dédouanait pas Saniah de ses devoirs à bord.
Regardant les nageurs osciller dans les vagues, l’estomac d’Assurion se rappela soudain à son bon souvenir. Se précipitant sur le bastingage, le ventre déjà vide, il ne put que convulser en s’agrippant à la bordure.
Père a raison, je ne ferai jamais un bon marin…
Penser à lui n’arrangea aucunement sa nausée.

Ils attendirent une bonne heure le retour des éclaireurs, donnant le temps à Assurion de se remettre de ses haut-le-cœur. Assis contre le bastingage, le teint cireux et la tête d’Ondule sur les cuisses, il ne put manquer la mine sombre des marins remontant à bord. Saniah lui lança un coup d’œil en faisant son rapport à Peryn, avant que celui-ci ne s’approche du garçon.

-    « Assurion… » Le second hésita. Peryn était le bras droit d’Amala, lui et le jeune adolescent se connaissait à peine. Ils n’avaient pas eu beaucoup d’occasions de discuter depuis leur course effrénée jusqu’à Pas-de-Mène. « Votre père…
-    Je sais, » répondit-il, regardant dans le vide en caressant machinalement le crâne d’Ondule. Le chien ronronnait bruyamment contre lui.
-    « Ils n’ont trouvé personne. En vie, en tout cas, » précisa Peryn en haussant les épaules. « Nous n’avons plus aucune raison d’être ici. »

Assurion se leva difficilement, ses jambes flageolantes.
Amala. Je dois retrouver Amala.
Sa sœur jumelle avait toujours eu plus de sens pratique que lui. "La tête dans les étoiles", au grand désespoir de son père. Il n’avait plus qu’elle, à présent.

-    « Amala était envoyée à Port-Exil. Nous devrions la retrouver en remontant la côte. »

Peryn hocha la tête et distribua immédiatement les ordres.

Le soleil pâle de la matinée s’efforçait encore de réchauffer l’air lorsqu’ils croisèrent les côtes de la petite ville illyrienne de Point-du-Jour. Encore plus petite que Pas-de-Mène, qui n’était déjà pas bien grande, l’endroit semblait parfaitement paisible. Les docks rayonnaient d’une effervescence tranquille, formant un contraste douloureux avec la dévastation située à peine quelques heures de navigation plus au sud.

Si absorbée par l’activité sous ses yeux, Assurion manqua complètement le Sei Mezzane à quai, jusqu’à ce qu’un guetteur cria le nom du dromon. Le dromon semblait tout à fait indemne, quoiqu’un peu sale. Bien que l’amarrage ne fut l’affaire que de quelques dizaines de minute, le garçon dut déterrer des trésors de patience en attendant que le Bonventin s’approche des docks, sous l’assurance tranquille de Peryn.
À peine le navire avait-il terminé sa manœuvre qu’il bondit sur le quai et se précipita vers le Sei Mezzane, Ondule sur les talons.
Remontant les quais à toute vitesse, il s’engagea sans s’arrêter sur la planche, puis sur le pont du dromon. Certains marins ponantins aux alentours le reconnurent, et poussèrent des exclamations sur son passage.
Toujours sans hésitation, il déboula au centre du pont, bousculant dans la plus grande confusion un groupe de locaux visiblement en grande discussion. Au milieu se tenait sa sœur, occupée avec son second, Gonfale, à présenter un grand coffre remplit de dagues, épées, têtes de lance et de hache.
Entendant les réactions outrées des illyriens, elle se retourna et dévisagea avec des yeux ronds son frère jumeau, qui venait de terminer sa course au centre du cercle, Ondule à ses côtés. Essoufflé, il se rendit compte qu’il était au centre de l’attention.

Cela lui parut pourtant secondaire. Revoir le visage de sa sœur suffit à lui amener les larmes aux yeux.

-    « Amala… » Le flot se remit à couler sur ses joues. « Pas-de-Mène… Ils sont tous morts ! »

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#9 2025-04-21 22:00:17

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Pestaure
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Le seigneur Eubert de Lointeau était d’évidence mal à l’aise face à lui. Il avait l’habitude de produire cet effet.

-    « Est-ce bien nécessaire qu’il… Reste avec nous ? » demanda Eubert en lui jetant un regard en coin.
-    « Pourquoi pas ? » répondit son interlocuteur. « Il serait particulièrement maladroit de vexer quelqu’un avec une hache aussi massive. »

Siegbert de Béhame, jeune noble désargenté et membre de la Confrérie Élyséenne, était tout à fait avachi sur son siège, sirotant son verre de vin comme s’il était chez lui. Sauf qu’il était dans la demeure du seigneur de Siémont. Lequel combinait politesse hypocrite et courroux ahuri face à la nonchalance de Siegbert, ce qui lui donnait un air constipé des plus réussis, de l’avis de Pestaure.

L’homme d’arme était adossé au mur, s’appuyant sur son énorme hachoir comme s’il s’agissait d’une canne. Déjà massif, haut de presque deux mètres, son armure intégrale de garde du harem ressynien lui camouflait les traits, lui donnant l’air encore plus intimidant, si cela était nécessaire.
Dans un coin de la pièce, se pensant caché par l’entrebâillement de la porte d’entrée, les enfants d’Eubert l’observait en silence. L’aîné, un petit gros bien engagé dans l’adolescence, paraissait aussi mal à l’aise que son père en l’observant. La gamine, par contre, cheveux longs en bataille et yeux bleus vivaces, le dévorait du regard avec un mélange de crainte et de fascination.

-    « Vos… Mercenaires ont causé bien des tracas depuis leur arrivée en ville, » reprit Eubert en tentant abruptement de changer de sujet. « Je sais bien qu’il s’agit de cydoniens, mais je ne peux tolérer leurs excès dans mon domaine.
-    Je n’aurais pas dû recruter ces barbares si vous n’aviez pas merdé si royalement avec ce gamin. Comment s’appelait-il, déjà ?
-    Oméhon de Goulcetet, » intervint Pestaure, sa voix réverbérée par son casque. Eubert tourna vivement la tête : c’était la première fois que le géant parlait depuis leur arrivée.
-    Oméhon… » répéta Siegbert en roulant les syllabes. Il but une interminable goulée de vin, avant de dresser un sourcil à l’adresse du seigneur Lointeau. « Vous n’essayez même pas de vous justifier ?
-    Me justifier en quoi ? » répondit Eubert avec une moue méprisante. « Le gamin a été envoyé par son père pour me voler des terres. De plus, sa mort correspond bien aux ordres de votre chef, Canciago.
-    Le Capitaine-Général Bartolomeo Canciago, qui est également votre bienfaiteur. Mais ai-je vraiment besoin de vous le rappeler ? »

À ces mots, le visage du seigneur de Siémont vira en un rouge si prononcé que Pestaure se demanda s’il s’étouffait.

-    « Certainement pas par un chevalier errant parti vendre son épée dans les Fournaises ! »

Siegbert eut un ricanement de gorge. La famille Lointeau se targuait d’appartenir à une lignée remontant à Saint Alunzio, et avait détenu un territoire important en Illyrie avant l’exode. Même pendant l’éphémère Conseil des Nobles, le père d’Eubert avait prétendu à en être l’un des dirigeants, eut égard à son pedigree. Et son fils, pétri de la même arrogance, se prétendait toujours supérieur aux élyséens dont il quémandait pourtant l’aide.

-    « Gardez votre lopin de terre puant, messire, je garde mon épée. Nous savons lequel des deux sera le plus utile quand il s’agira de reconquérir l’Illyrie. »

Il termina d’une traite son verre puis se redressa, le posant brutalement sur la table avant de se relever.

-    « Aussi amusante que soit nos joutes verbales, je ne suis pas venu pour ça. » Le visage du jeune noble élyséen se durcit. « Le Capitaine-Général voulait accroitre les tensions entre les familles nobles au Ponant, mais votre action va précipiter la région dans la guerre. Connaissez-vous votre voisin ? »
-    Bardane de Goulcetet ? » Eubert fronça des sourcils, dubitatif. « Un noble de pacotille, qui n’a pas su s’imposer au Conseil des Nobles, et s’est taillé un fief pathétique là où il pouvait. Un vieux cheval à bout de souffle, qui cherche par tous les moyens à surcompenser ses origines roturières en étendant son influence par tous les interstices.
-    Il est devenu seigneur de sa maisonnée à douze ans. À treize ans, il retrouva et captura les assassins de son père, les jugea et les fit exécuter. À vingt-trois ans, il fit évacuer son domaine pendant la Rückeroberung, alors qu’il se trouvait à côté de la Passe Élyséenne, pendant que son cadet affrontait les premiers envahisseurs osterlichois. »

Siegbert jeta un regard empli de dédain à Lointeau.

-    « Ce n’est pas un vieux cheval en fin de carrière. C’est le patriarche d’un nid de frelons, et vous y avez jeté un colossal coup de pied. Vous devriez remercier Podeszwa que le Capitaine-Général n’ait pas décidé de vous abandonner à votre sort. Seul, vous ne serviriez que d’amuse-bouche à de Goulcetet. Il avait déjà plus de jugeote à douze ans que vous n’en aurez jamais. »

Eubert pâlit (de rage ou d’effroi ? Pestaure ne savait le dire). Il se levait déjà de son siège, bouche ouverte, mais l’élyséen continua.

-    « Je prends le commandement des opérations. De Goulcetet rassemble déjà ses hommes, nous allons faire de même. Vous allez convoquer vos vassaux et vos levées à Siémont, et nous allons éliminer votre rival avant qu’il ne devienne un problème pour la Confrérie. »

Lointeau s’étrangla de colère avant de finalement retrouver la capacité de parler.

-    « Je refuse de… Il est hors de question que-
-    Si vous avez des doléances, Pestaure sera ravi de les entendre, » l’interrompit Siegbert en pointant du pouce l’imposant guerrier.

Comme s’il avait attendu la répartie, le géant se redressa et saisit sa hache d’arme, qu’il posa théâtralement en travers de ses épaules, dans un cliquetis de métal. Eubert, ses gardes, et même son fils, toujours caché derrière la porte, eurent un mouvement de recul. Seule la petite fille resta fermement plantée sur ses pieds, le regard rivé vers son heaume.

Une gamine de huit ans est plus courageuse que vous tous réunis, songea Pestaure. Le Capitaine-Général devait avoir d’excellentes raisons pour garder des alliés aussi encombrants.

Dernière modification par Ixarys (2025-04-21 22:01:45)

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#10 2025-05-02 20:15:09

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Galien
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Adossé au bastingage, Galien observait les reflets de l’heure bleue sur l’océan. Il se retourna au craquement des planches du navire dans son dos. Derrière lui, un ponantin dégingandé l’observait des pieds à la tête, de son unique œil encore valide.

-    « Vous ne nous faites pas confiance, hein ? » finit par lâcher le borgne.
-    « Pardon ? »

En guise de réponse, le marin lança un coup de tête sur le côté. Derrière lui, des petits groupes de guerriers illyriens et ponantins étaient assis en silence, les marins du dromon flânant autour avec une efficacité sereine.
Pensif, Galien nota que les soldats des deux peuples restaient entre eux, se contentant de lancer des regards méfiants à leurs voisins.

-    « J’imagine que non, » soupira l’illyrien. « Nous n’avons pas eu beaucoup de raisons jusque-là.
-    J’ai perdu mon œil et mon frère aîné à mes seize ans contre des illyriens.
-    Des pirates ponantins ont tenté de piller Point-du-Jour, il y a sept ans. J’y ai laissé une molaire, de bons soldats, et d’encore meilleurs amis. »

Le ponantin eu un rictus avant de détourner le regard. Galien scruta ses traits. L’homme était sans doute plus jeune que lui, mais son âge précis était indéfinissable, tant son visage était buriné par le sel marin et sa vaste cicatrice.
Après un instant de flottement, le marin s’avança. Sur ses gardes, Galien se détendit en le voyant s’adosser à ses côtés au bastingage.

-    « Galien, » finit-il par se présenter.
-    « Andronic. » Après un instant d’hésitation, le ponantin saisit l’outre accrochée à sa hanche, avant de l’offrir à l’illyrien.
-    « Aux amis perdus, » dit Galien, avant de boire au goulot. Andronic hocha solennellement la tête, acceptant l’hommage.

L’alcool était une picrate premier prix, un tord-boyaux de la plus pure espèce. Se rappelant encore la mémorable cuite remontant d’à peine quelques jours, son estomac se noua instinctivement, mais Galien persista dans l’inconfort.
Après une longue rasade, il rendit la gourde à son propriétaire, qui y but à son tour.

Le Molosse fendait vigoureusement les flots. Deux jours qu’il sillonnait les côtes ponantines en tandem avec L’Antessima, en quête de pillards saxons isolés et trop gourmands. Sans succès jusque-là.
Les deux navires faisaient partie à plus large échelle d’une flottille d’une vingtaine de navires. À peine un quart des navires ponantins, mais il s’agissait d’une escadre respectable, fruit de l’appel d’Amala Vaesia envers sa clientèle, ses voisins et plus largement toutes les bonnes âmes de la région.
Son message avait trouvé un écho : passé la stupéfaction des premiers raids, les insulaires avaient soif de sang. La jeune ponantine avait servit de catalyseur, de tête de proue à la riposte.
Fournir les navires et leurs équipages était une chose, apporter les guerriers et soldats en était une autre. Comme souvent, Bardane, le frère de Galien, avait flairé l’opportunité politique dans le branle-bas de combat ponantin, proposant un service pour un service.

Andronic parcourut du regard les hommes accroupis sur le pont.

-    « Vous êtes le frère du seigneur de Point-du-Jour, pas vrai ?
-    Exact.
-    Comment est-il ? »

Comment décrire son frère ? Intransigeant ? Impitoyable ? Ambitieux ? Orgueilleux ? Mais par-dessus tout, un seigneur, de la plus pure et terrible race, celle capable de sacrifier sa famille sur le plateau de la politique.
Sous le regard interrogateur d’Andronic, Galien se rendit compte qu’il ne lui avait toujours pas répondu.

-    « Le genre d’homme qui s’exprime par ses actes, » répondit Galien.
-    « Je ne mettais pas sa parole en doute, » grogna Andronic. « Je veux juste me faire une idée de notre nouvel allié. »

Il exprima ce dernier mot comme s’il s’agissait d’un concept nouveau, dont il n’était pas sûr de la signification.
Galien rumina les paroles du ponantin, sans savoir quoi répondre. Quoi qu’il puisse dire à Bardane, il avait toujours été plus à l’aise avec sa masse d'armes qu’avec des mots.

-    « Nous sommes là, c’est tout ce qui compte, » se contenta-t-il de dire.
-    « Vous autres n’êtes pas habitué à vivre en mer, encore moins à y combattre, » expliqua calmement le borgne. « Mais nous n’avons pas mieux. »

Piqué au vif, Galien s’apprêtait à s’engager dans une diatribe sur le courage illyrien, mais fut interrompu par une exclamation venant de la vigie.
En direction de son bras, encastré sur la plage se tenait un boutre sans aucun doute saxon. En creux de falaise, le lieu d’accostage était parfait pour un débarquement discret, mais se transformait en piège mortel si un navire adverse l’apercevait.
Comme maintenant, songea Galien, un sourire carnassier aux lèvres.

À mesure que le Molosse, suivit par L’Antessima, s’approchait, et que le matin se levait, il devint toutefois clair qu’un autre prédateur était passé avant eux.
Une fois assez près pour distinguer les détails, le boutre montrait des signes de dommage, tout portant à croire qu’une bataille avait eu lieu en son sein.
Une fois à portée de flèche, Galien y distingua même des cadavres sur le pont. Méfiants, l’équipage entra à tâtons sur le navire fantôme, une odeur pestilentielle indiquant que l’affrontement avait eu lieu depuis au moins plusieurs jours.

Au centre, attaché au mât, un individu y était adossé, atrocement mutilé et abandonné aux éléments. Des corbeaux lui avaient dévorés les yeux.
Sans doute le capitaine, songea Galien. Révulsé par le spectacle, il voulut détourner le regard, mais un pli de papier coincé sous la veste en cuir attira son attention.
Après avoir soigneusement retiré et déplié le parchemin, il haussa les sourcils. La lettre était écrite en runes saxons, puis en okordien. Qui qu’en soit l’auteur, il l’avait également rédigé à l’attention des habitants du Ponant.

-    « Qu’est-ce ? » l’interrogea Andronic.
Celui-ci scrutait sans succès le parchemin. Il ne sait pas lire, bien sûr, se morigéna Galien. Lui qui avait bénéficié d’une éducation noble, oubliait trop souvent que l’art de lire et écrire appartenait à une petite parcelle de la population.

Il s’éclaircit la gorge et déclama le texte sous ses yeux.

Par ordre du Seigneur Rhûdd, Duc de Vieil Saxe,

Tout navire saxon pris à piller sans l’autorisation ducale sera rappelé à l’ordre. Tout refus de son autorité sera châtié à la hauteur de sa trahison.

Que ce capitaine et son équipage en soit un exemple.

Le groupe de marins et de soldats qui s’étaient rassemblés pour l’écouter resta silencieux. Andronic, toutefois, exclama leur pensée commune.

-    « Qu’est-ce que c’est que cette merde ? »

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#11 2025-05-15 19:31:03

Bardane de Goulcetet
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Pestaure
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Siegbert s’était métamorphosé en l’espace de deux semaines. De nonchalant, il était devenu diligent. D’acerbe, il s’était fait attentif, à l’écoute des propositions des hommes sous ses ordres. Cynique, parfois frivole, le noble détaché par la Confrérie Élyséenne s’était engagé avec enthousiasme et ambition dans sa nouvelle fonction.

Le jeune homme s’était révélé en saisissant le commandement de Siémont aux dépends du triste seigneur des lieux, Eubert de Lointeau. Après avoir saisi le contrôle du siège seigneurial avec l’aide de Pestaure et de ses mercenaires cydoniens, Siegbert avait immédiatement écumé la petite ville pour rencontrer les soldats professionnels, puis quelques jours les petits vassaux convoqués au nom d’Eubert. S’il avait fallu faire exemple de quelques fortes têtes, la plupart avait été convaincu par la combinaison du charisme volontiers affirmatif du noble mercenaire et de la sensation de catastrophe imminente que serait les représailles des De Goulcetet.

Certains parmi les plus belliqueux avaient même accueilli avec ardeur la prise de pouvoir de ce jeune homme, dont le fer éprouvé par les conflits de la Mer des Fournaise, malgré son jeune âge, donnait l’espoir de rompre avec des décennies de déliquescence sous le règne des De Lointeau. De l’aveu même de Siegbert à Pestaure, les moins scrupuleux parmi la petite noblesse lui avait même suggéré un coup d’État pour renverser Eubert et régner pleinement sur ces terres.
Tout ambitieux que fut Siegbert, le Capitaine-Général avait bien choisi son homme, puisqu’il se tenait farouchement à son rôle : gagner la guerre pour le seigneur légitime de Siémont. Aussi pénible, obtus et arrogant soit-il, le patriarche du clan De Lointeau était un allié pour la Confrérie Élyséenne, considérée avec méfiance par la noblesse illyrienne exilée au Ponant.

-    « Eh bien, envoyez le reste aux baraquements du Quartier des Teinturiers ! » s’impatienta Siegbert, face à un sergent de la garde qui n’avait pas assez de lits pour accueillir tous les hommes apportés par les vassaux d’Eubert.

L’affaire se déroulait à même la rue. Une tentative de meurtre une semaine plus tôt, écourtée par l’intervention de Pestaure, n’avait pas échaudé les tournées quotidiennes du noble élyséen. Tous les matins, il se rendait en des points-clés de la ville pour rencontrer ses hommes de main et relais indispensables de son autorité dans la ville. Une attitude d’autant plus appréciée qu’il n’avait ni changé ses habitudes, ni mentionné l’attaque de l’assassin. L’armée avait perçu dans son indifférence un courage d’autant plus apprécié qu’il s’exposait afin de discuter avec eux de vive voix.
L’attaque avait provoqué une enquête. L’assassinat avait été menée avec un tel amateurisme que Pestaure avait trouvé son commanditaire en à peine deux jours. Le neveu du seigneur de Siémont n’avait rien trouvé de mieux que de rencontrer l’assassin, une petite frappe ponantine, dans sa propre chambre avant les faits, avec trois servants pour témoin.
Devant l’évidence des faits, l’intriguant avait été arrêté. Eu égard à ses liens de parenté envers Eubert, le garçon n’avait pas été tué, mais croupissait dans les geôles obscures de sa propre résidence familiale, avec la bonne conduite de son oncle comme seule garantie pour sa bonne santé. Le nom du responsable, naturellement, n’avait pas été ébruité, mais Eubert de Lointeau s’était fait suspicieusement obéissant et discret depuis.

-    « Messire, » déboula un coursier essouflé, « le capitaine Fiédon vous transmet que la cargaison de grain a terminé d’être déchargé. Avez-vous de nouveaux ordres pour ses hommes ?
-    J’ai besoin d’eux pour mettre de l’ordre dans les flux de réfugiés qui entrent dans la ville. Qu’ils se rendent à la porte de la Baleste dans les plus brefs délais. »

Le messager hocha la tête et partit aussitôt. La pression se faisait croissante ces derniers jours, avec l’arrivée toujours plus importante de civils fuyant les campagnes depuis le sud. Bien que les éclaireurs dépêchés par Siegbert n’avait toujours pas obtenu la position exacte de l’ost de Bardane De Goulcetet, la terreur propagée par ses fourrageurs était bien réelle, et poussait les paysans à un exode massif vers Siémont.

Après avoir redirigé de semblable manière d’autres unités, Siegbert reçut de la part d’un messager une lettre écrite à la hâte. Si Pestaure n’eut guère l’occasion d’en connaître le contenu, la nouvelle sembla ravir l’élyséen, qui eut un large sourire avant de diriger sa petite troupe vers les docks, où ils montèrent sur la muraille donnant sur la mer. Bien qu’étant faite de bois, la palissade était robuste, et haute de presque cinq mètres. De quoi décourager bien des envahisseurs, et offrant une vue imprenable sur la côte en contrebas. Tout le long, Pestaure ne quittait pas le noble d’une semelle la tentative d’assassinat toujours fraiche dans sa mémoire. Si sa taille et son armure n'était pas déjà suffisamment intimidante pour les Siémontais, sa démonstration exemplaire de sa hache de guerre lui avait accordé une réputation dont il se serait bien passé.

Arrivé au sommet du rempart, Siegbert hocha la tête envers la demi-douzaine de nobles locaux présents. Pas un membre des De Lointeau n’était là.

-    « Seigneurs, merci d’être venus aussi vite. Le soir ne saurait tarder, mais par la volonté de Podeszwa, il fait encore bon. »

Quelques sourires polis accueillir sa remarque. Le ciel était dégagé, d’un bleu profond de fin de journée, tandis que les rayons éblouissants du soleil se rapprochait inexorablement de l’horizon, où la mer attendait patiemment la rencontre.

-    « Au-delà du cadre, il m’était nécessaire de nous éloigner des oreilles indiscrètes dont regorge le manoir seigneurial. » Il sortit soigneusement la lettre afin de la montrer à son auditoire, avant de continuer. « Mes éclaireurs ont localisé l’avant-garde de De Goulcetet. Il semble que notre adversaire ait trop avancé son dispositif, avec sa cavalerie à moins d’une journée de Siémont, et aucune colonne de fantassins dans les environs. »

Le sourire de l’élyséen quitta soudainement ses lèvres.

-    « Maintenant, ne pêchons pas par excès de confiance. Bardane de Goulcetet est connu pour sa roublardise, et je suspecte que le reste de son armée ne se trouve sans doute guère loin. Néanmoins, il n’est pas connu pour s’exposer à l’avant, c’est un rôle qui délègue à son frère Galien, qui est davantage connu pour sa férocité que pour sa sagacité tactique. Peut-être s’est-il trop avancé, peut-être que les fantassins ont pris trop de retard. » Siegbert rangea la lettre. « Quoi qu’il en soit, je suis d’avis qu’il faut prendre le risque. Nous avons l’occasion de prendre l’initiative, et de frapper fort sur la cavalerie adverse. »

Plusieurs nobles grognèrent leur assentiment.

-    « Si je nous ai préparé au siège aussi bien que possible dans le maigre délai qui nous fut imparti, mener le combat en dehors de Siémont reste une alternative préférable. Et si nous parvenons à éliminer d’entrée leurs forces les plus mobiles… »

Siegbert n’eut pas besoin de terminer sa phrase que les vassaux de Siémont discutaient déjà des modalités de l’opération. Dernière preuve, s’il en fallait, que l’élyséen tenait la ville dans le creux de sa main, la noblesse siémontaise avait accepté sans broncher son plan, sans même demander l’aval, ni l’avis d’Eubert de Lointeau.

Derrière son casque, Pestaure fronça soudain les sourcils. De longues ombres glissaient sur la mer, en direction de Siémont. À mesure que l’océan engloutissait le soleil, le guerrier distinguait des voiles, des mâts et des rames se levant et s’abaissant à un rythme régulier. Une quinzaine de navires, en tout et pour tout.
Dissimulés par les rayons mourants du soleil, la flotte avait pu s’approcher à une proximité dangereuse de la ville avant d’être repéré. À une dizaine de mètres du groupe, deux archers s’exclamèrent en voyant à leur tour les vaisseaux.

Pestaure se retourna vers Siegbert, discutant toujours de stratégie avec son conseil.

-    « Bien sûr, le terrain sera crucial pour la bonne exécution du piège. L’approche devra-
-    Siegbert, » l’interrompit Pestaure. L’élyséen releva brusquement les yeux, et le garde du corps pointa son gantelet en direction de l’océan. « Le terrain a déjà été décidé. »

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#12 2025-05-26 16:31:51

Bardane de Goulcetet
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Amala
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Les hurlements des marins retentissaient sur la surface lisse de la mer. Maintenant que les défenseurs les avaient repérés, il ne servait plus à rien de se cacher. Dans un déluge sonore, les ordres des capitaines, ponantins pour la plupart, tourbillonaient autour d’Amala, au centre du dispositif.
Un bref coup d’œil à sa gauche lui confirma que le Sei Mezzane se trouvait toujours à bâbord, son frère Assurion et son second Peryn aux commandes. Bien qu’il ne formait guère qu’une silhouette à cette distance, elle devinait sans mal la tension sur le visage de son jumeau. Il n’était pas fait pour ça, il l’avouait lui-même.

Ma première véritable bataille. Amala frissonna d’anticipation. Était-elle faite d’un bois plus solide qu’Assurion ? Elle allait vite le savoir.
Tout en distribuant ses ordres d’un ton ferme, Gonfale, son second, grattait machinalement du pouce le plat de sa hache, toujours accrochée à sa ceinture. C’était le seul et rare indice de sa nervosité.
Assis non loin se tenait le chef des illyriens, du moins pour le débarquement maritime. Galien, le frère du seigneur de Point-du-Jour.
Déjà grand et costaud, le bras droit de Bardane était devenu franchement intimidant dans son armure. Sans être tout à fait une armure intégrale, l’armure faisait la part belle à l’acier et à la maille, les plaques protégeant les jointures du corps, du cuir durci pour protéger le reste, et un solide plastron couvrant le torse.

Les autres soldats illyriens étaient tout aussi lourdement équipés, contrairement aux ponantins, au mieux équipés de cuir léger, et comptant davantage sur de larges boucliers. Ils n’auraient pas l’ombre d’une chance s’ils tombaient à l’eau lors du débarquement.
Visiblement, nager ne faisait pas partie des options illyriennes en cas de chute.

Amala regarda Galien, accroupi, qui passait en revue son armure, puis un petit bouclier à ses pieds, avait de dégainer et d’observer un long moment une lourde masse d’armes. Pour en avoir déjà vu, Amala trouva l’objet particulièrement long et incommode. Pourtant, l’arme avait à l’évidence déjà servie, comme l’indiquait sa poignée usée et ses ailettes entamées à plusieurs endroits.

Se rendant compte qu’on le scrutait, Galien releva les yeux et croisa ceux d’Amala. Il eut un sourire qui se voulait rassurant, mais qui ne semblait que triste aux yeux de la jeune adolescente.

-    « Le stress avant le combat, c’est normal. » Une étincelle amusée passa brièvement dans son regard. « Et non, ça ne passe pas avec l’expérience. J’aimerai bien. » Il se leva, saisissant son bouclier au passage. « Avec des hommes comme votre second, » dit-il en indiquant d’un coup de menton Gonfale, « je suis sûr que vous n’avez pas de soucis à vous faire. Restez près de lui. »

Piquée dans son orgueil, Amala releva le menton.

-    « Je ne pensai pas à ça. Votre masse, elle n’a pas l’air pratique. »

Surpris, Galien baissa les yeux vers la masse qu’il tenait dans sa main, avant de la brandir aussi simplement que s’il s’agissait d’un couteau de cuisine.

-    « Pour la plupart des gens, il faudrait deux mains, c’est vrai, » dit-il avec un sourire tendre, « mais elle m’a tiré de tant de mauvaises situations que je ne pourrai combattre autrement qu’avec elle.
-    Quand l’avez-vous utilisé pour la première fois ? » demanda Amala, curieuse malgré elle.

Le sourire disparu des traits de Galien.

-    « Dans le propre domaine de mon frère, lorsque les osterlichois ont envahi l’Illyrie. Il y a bientôt vingt ans.
-    Je n’étais…
-    Même pas encore née, oui. » L’illyrien soupira. « Cette masse me connaît mieux que ma femme. »

Il se redressa avant de regarder les navires autour. Partout, soldats et marins se levaient, saisissants pavois et boucliers en prévision pour le déluge imminent de flèches et de carreaux en provenance des défenseurs.

-    « À ce propos, sauriez-vous me dire où est mon fils Théobal ? Il est à bord du Molosse. »

Amala promena son regard sur les dromons environnants avant de reconnaître le navire, se distinguant par sa coque gris mat et son bastingage irrégulier par endroits. Elle pointa le doigt dans sa direction.

-    « C’est le navire du capitaine Andronic. Il a son caractère, mais votre fils est entre de bonnes mains.
-    Pour sûr, » répondit Galien, un mince sourire aux lèvres. « C’est pour ça que je l’ai mis là-bas. »

Il dût remarquer le coup d’œil surprit d’Amala, puisqu’il reprit la parole peu après.

-    « Nous nous sommes rencontré lorsque nous traquions les saxons au sud. »

Amala hocha la tête. Dans un premier temps, l’accord entre les hommes des De Goulcetet et de la coalition d’Amala avait servi à chasser les saxons de leurs côtes. Les pillards étaient rentrés chez eux, mais les défenseurs du Ponant n’avaient aucun mérite : un certain "Rhûdd, Duc de Vieil Saxe", avait sommé les saxons d’interrompre les pillages et de rentrer au pays, exécutant les équipages des navires récalcitrants en guise d’exemple.
C’était la première fois depuis longtemps que les saxons avaient un chef unifié. Pour tout inquiétant que ce soit, c’était un répit bienvenu. Leurs forces avaient pu reporter leur attention au nord, où les ponantins devaient désormais remplir leur part du marché.

Les premières flèches atteignirent les navires de tête, leurs équipages hurlant leur haine et leur impuissance aux défenseurs trônant sur leur rempart. Certains parmi les tireurs les plus téméraires à bord ripostèrent, s’exposant au péril de leur vie. Galien enfila son heaume, puis saisit un robuste petit bouclier en bois, qu’il lança à Amala, avant de se saisir de sa propre rondache.
Le visage désormais caché par son casque, l’illyrien sembla infiniment plus intimidant, maintenant qu’il n’avait plus ce regard triste et le sourire attendri aux lèvres. Lorsqu’Amala le vit se lever, dominant le navire de sa hauteur, engoncé dans son armure lourde, elle ne put s’empêcher de penser avec un pincement au cœur à un pillard saxon tout droit sorti d’une légende ponantine.

À son tour, le Bonventin s’engouffra dans la tempête de bois et d’acier qui balayait la côte de Siémont, quoique subissant la pluie de flèches avec moins de vigueur, comme les premiers navires débarquaient déjà leur cargaison d’assaillants sur les quais de la ville.
À moitié cachée derrière son bouclier, Amala s’efforçait malgré tout de distribuer ses ordres. Bien que son estomac fut noué par le danger, les flèches se faisaient désormais de plus en plus rares, les tirs se concentrant vers les troupes débarquant des navires et se massant vers la grande porte, unique entrée de la muraille maritime vers la ville en elle-même. Efficacement secondée par Gonfale, elle mena le Bonventin jusqu’à ce qu’un atroce grincement de la coque l’informa que le navire ne pouvait espérait aller plus loin sans des dommages irréversibles. Les premiers guerriers à bord se jetèrent du pont, et pataugèrent pour rejoindre la plage.

Le navire le plus proche de la porte du rempart déchargea deux lourdes barriques, portées chacune par deux hommes. Une large troupe s’aggloméra autour d’eux, cherchant à les protéger avec de massifs pavois, et devint rapidement le centre d’attention des défenseurs au sommet de la porte. Gênés par les archers illyriens et ponantins, profitant de la diversion pour se positionner et intimider les siémontais d’un déluge de flèches et de carreaux, ils ne purent empêcher les barils d’être entassés au pied de la porte.

Sitôt leur cargaison déposée, la troupe s’égaya aux alentours, perdant de nombreux hommes sous le harcèlement constant venant des murailles. Des flèches enflammées, provenant d’un navire sur lequel des braseros avaient été disposés, visèrent avec hésitation les barils. La deuxième volée atteignit presque sa cible. La troisième vit une demi-douzaine de traits se ficher dans le bois des barriques.

Trois secondes plus tard, les barils remplis de soufre, salpêtre, poix et graisse animale s’embrasèrent. Une explosion retentissante éclaira le crépuscule et secoua Amala jusqu’aux os. Le souffle chaud se porta jusqu’à elle, tandis que les hommes les plus proches du site se jetaient au sol. Écartée un instant par le vent, la fumée révéla la porte de la muraille défoncée par le souffle, les cadres des battants dévorés par les flammes, le feu se propageant jusqu'aux palissades alentours. À cette vue, les attaquants se relevèrent en poussant un grand cri avide, avant de se ruer en avant.
Galien regarda une dernière fois en arrière, eut un léger hochement de tête à l’attention d’Amala, puis se jeta à l’eau.
L’assaut pouvait commencer.

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#13 2025-06-07 16:56:56

Bardane de Goulcetet
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Re : Ponant, terre d'exil

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Galien
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Sentant encore les résidus du souffle ardent de l’explosion malgré l’armure, Galien tomba lourdement dans la mer, l’eau jusqu’à la taille, et progressa vigoureusement jusqu’à la plage, le poids rassurant de sa masse dans la main et de son armure pesant sur ses épaules.

Grimpant d’une foulée sur les quais, ses enjambées gagnèrent en rythme comme il se rapprochait du chaos près de la porte du rempart en bois. Une petite troupe d’illyriens avisés se rangèrent derrière lui en l’apercevant. Galien cru reconnaître parmi eux son fils Théobal. Seize ans, à peine plus jeune qu’Oméhon à sa mort. Ça allait être sa première bataille.
Le son des combats… À mesure qu’il se rapprochait du chaos de l’entrée, ces considérations s’échappèrent peu à peu. Le goût métallique et si reconnaissable de l’adrénaline lui emplit les papilles tandis qu’il se mettait enfin à courir au-devant du danger.

Galien était un mari. Négligent, incapable de combler les fossés qu’il avait laissé se creuser entre lui et Eudocia, il en avait conscience. Il était un père, trop peu présent. Un frère éternellement cadet, trop rustre pour les calculs politiques, comme se plaisait à le rappeler Bardane. Mais lorsqu’il traversa le voile noir laissé par la fumée de l’incendie, il réalisa que cela n’avait pas d’importance ici.
En sentant le sang battre contre ses tempes, l’excitation le gagner, la cacophonie de la bataille lui emplir les tympans, un voile rouge lui tomba devant les yeux. Qu’importe ce qu’il était. Il était précisément à sa place.

Bousculant les illyriens et ponantins en première ligne qui lui tournait le dos, Galien se fraya un chemin jusqu’à la vingtaine de lanciers Siémontais rassemblés à la hâte, cherchant à enrayer l’hémorragie qui s’apprêtait à investir la cité. En un coup de sa rondache, il brisa la hampe d’une lance, laissant deux autres glisser sans dommage sur sa cuirasse. Trois pas plus tard et il fendit le heaume d’un Siémontais d’un coup de sa masse, avant d’écraser d’un revers le poitrail de son voisin. Le malheureux recula en se tenant la poitrine, les côtes brisées et les poumons broyés sous la pression.
Stupéfaits par la brutalité de l’assaut, ses adversaires reculèrent devant le colosse, autant pour s’éloigner que pour tenter de tirer profit de l’allonge de leurs lances. Leur mouvement empira la brèche dans le dispositif, et d’agiles ponantins et couteliers illyriens affluèrent de part et d’autre de Galien. Quelques secondes suffirent à confirmer la débandade : les lanciers furent submergés et les rares chanceux s’échappèrent, aux côtés d’autres Siémontais fuyant vers l’intérieur de la ville.

Il s’apprêta à s’engager à leur poursuite, mais une main le retient. Tournant la tête, il croisa le regard bleu ciel et inquiet de Théobal. Galien grogna.
La porte. Il devait traverser la ville et ouvrir la porte sud. Après un soupir, il leva bien haut sa masse d’armes.

-    « SUR MOI ! » hurla-t-il, sa voix couvrant le vacarme des alentours.

Si quelques sanguins continuèrent leur poursuite des défenseurs, la plupart s’interrompirent, souvent à regret, pour se mettre en colonnes dans la grande rue. Sans plus attendre, Galien se lança au trot en tête du groupe, vers la muraille sud de la ville. Bénéficiant toujours de l’élan initial, sa force ne rencontra qu’une résistance sporadique alors qu’elle s’enfonçait comme une pointe de flèche dans le flanc de Siémont.
Les combats étaient aussi brefs que violents, les défenseurs étant incapables de faire face à la marée des assaillants, qui les noyaient sous le nombre à grands cris de « Goulcetet ! » ou « Point-du-Jour ! ».
Galien ne garda aucun souvenir précis de cette charge, que des scènes figées dans le tourbillon des combats : le son vibrant de la masse sur une cuirasse, résonnant telle une cloche. Le craquement nauséeux d’un genou qui se brise. Le regard paniqué de son adversaire, aussi jeune que Théobal, avant que son visage ne percute sa rondache. Un feu, conséquence de l’explosion des quais ou œuvre d’un apprenti pyromane, qui sautait de maison en maison en dévorant le linge accroché aux fenêtres, éclairant l'obscurité de la rue.

Sans trop se rappeler comment, il se retrouva sur une petite place, donnant sur la porte des plaines. L’ouvrage était plus ancien et robuste que celle des quais, avec en prime une herse, mais était à peine défendu, tant l’assaut maritime avait jeté le chaos dans la défense adverse. Une porte entrouverte, insérée dans la muraille à côté de la porte semblait le seul obstacle entre lui et le treuil. Son épaule gauche l’élançait, résultat d’une contusion gagnée au cours des affrontements, tandis qu’une entaille à la cuisse dont il n’avait aucun souvenir le faisait boiter.

S’apprêtant à s’avancer, une silhouette se plaça soudainement devant la porte. D’un geste sobre et fonctionnel de sa longue hache de guerre, l’homme coupa proprement en deux un ponantin trop pressé, comme s’il coupait une bûche, avant d’embrocher du pommeau le suivant. Esquivant le faible coup du mourant, il le força à genoux, puis libéra la hampe d’un vigoureux coup de botte. Enfin, il se retourna vers Galien.

L’homme était grand, au moins autant que lui. Il était rendu encore plus imposant par son armure, mélange de plaques et de mailles, dans un style oriental. Son heaume était finement ouvragé, tailladé par des arabesques stylisées de part et d’autre de son visage, avec un fier plumeau en plumes de coq au sommet. Les plumes étaient teintées en bleu, mais des éclaboussures de sang les maculaient déjà. Deux fentes bridées incarnaient les seules ouvertures au niveau des yeux. Galien ne distinguait rien que la pénombre derrière elles.
Lentement, l’illyrien leva sa masse, reconnaissant en l’énigmatique guerrier un adversaire valeureux au milieu de ce chaos.  Celui-ci releva son arme en retour. Satisfait, Galien retroussa les lèvres, puis chargea.

L’affrontement dura peut-être trente secondes, pas plus d’une minute. Ce fut pourtant un véritable duel des volontés qui s’engagea. Cela faisait longtemps que Galien n’avait pas rencontré un rival véritablement doué au maniement de son arme, et la fièvre des combats le prenait trop férocement pour qu’il en fut inquiété. Au contraire, il trouva le défi exaltant.
Comme à l’accoutumé, il chargea comme un buffle, cherchant à réduire au maximum l’avantage en allonge de l’homme. Si ce dernier en fut surpris, il n’en répondit pas moins vivement, lançant sa hache droit vers la nuque de l’illyrien. Le choc qui résonna le long du bras de Galien lorsqu’il para avec la rondache lui fit serrer les dents, mais il eut l’occasion de marteler le bras du guerrier avec sa propre masse en échange.
Reculant vivement, il se fit plus prudent. Les deux hommes entamèrent un tango mortel, dansant au milieu des multiples duels se déroulant autour d’eux, les défenseurs cherchant farouchement à défendre le treuil permettant l’ouverture des portes. Il devint rapidement évident que la dynamique du combat jouait en faveur de Galien. Plus robuste, il parvenait à dévier le dangereux fil de la hache, amortissant suffisamment les coups pour les rendre supportable, tandis qu’il bombardait l’armure finement ouvragée de son adversaire, la cabossant sans pitié.

Le plat de la hache trouva exactement l’ecchymose déjà présente sur son épaule. Un grognement de douleur s’échappa de ses lèvres, mais la tête de sa masse trouva cette fois, à pleine vitesse, le heaume de son partenaire de danse macabre. Tandis qu’il titubait sous le choc, s’agrippant au cadre de la porte donnant accès au treuil, Galien lui envoya un coup de rondache en pleine face, fendant l’acier sur la bordure, avant de le renvoyer dans l’obscurité de la pièce d’un coup de pied en plein torse, pour faire bonne mesure.

L’illyrien entendit l’homme vomir à l’intérieur de son casque, recroquevillé sur le sol, et le jugea hors-de-combat. Enjambant le corps, ivre de carnage, il charcuta deux soldats Siémontais réfugiés dans la petite pièce, avant de calmer ses esprits et de se rappeler les raisons de sa présence. S’époumonant vers l’extérieur, il réclama des renforts, tout en empoignant à pleines mains le treuil. Massif tourniquet destiné à ouvrir les lourdes portes insérées dans la muraille extérieure, l’outil permettait de placer jusqu’à huit hommes pour tourner l’appareil. Dans sa hâte et son adrénaline, Galien entrouvrit à lui tout seul les portes, avant qu’une demi-douzaine de soldats ne vint en appui.

Tandis que les portes s’ouvraient, la débandade dans la cour devint complète. Inférieurs en nombre, désorganisés, dépassés, la ligne des Siémontais se fractura lorsque les premiers cavaliers entrèrent en trombe, les chargeant de biais.
Retrouvant l’extérieur, Galien fut accueilli par le fracas des sabots, auquel répondait la clameur des soldats poursuivants leurs adversaires en déroute, et les énormes silhouettes des cavaliers, rendues fantastiques dans la nuit. Un cheval s’arrêta à sa droite. Pivotant la tête, il reconnut à la carrure Righoar, chef de la garde seigneuriale. Comme à son habitude, son frère Bardane menait depuis l’arrière. Il n’allait certainement pas se risquer en première ligne.

-    « La porte, c’était vous ? » demanda le garde du corps d’un ton admiratif.

Galien grogna en réponse. Une douzaine de cavaliers à côté d’eux, en direction d’une ruelle, à grands cris de « Point-du-Jour ! ». Cherchant du regard les soldats autour de lui, il constata avec une inquiétude croissante qu’il ne trouvait pas Théobal. Mais où était son fils ?

-    « Votre frère vous demande de prendre en priorité le palais seigneurial. De Lointeau ne doit pas s’échapper !
-    J’y vais. »

Il s’étrangla à moitié dans sa réponse. Réalisant que sa bouche était pleine d’un liquide, et du goût métallique laissé sur ses papilles, il releva légèrement son casque et cracha un glaviot de sang. Il s’était mordu la langue pendant les combats, et elle s’était tellement enflée qu’il arrivait à peine à parler en conséquence.

-    « Vous allez bien ? » demanda d’un œil inquiet Righoar. Galien haussa les épaules.
-    « Trouvez mon fils, » parvint-il à répondre, avant de s’élancer vers la rue montant en direction du palais.

La rue principale, avec sa pente, ses pavés inégaux et les nombreuses fenêtres en hauteur aurait formait un parfait goulet défensif, si la brutalité de l’assaut des troupes des De Goulcetet n’avait pas plongé les défenseurs dans le chaos et la panique. Avalant la distance parmi les fragments des forces d’invasion maritimes et des cavaliers en maraude, Galien ne rencontra guère de résistance sur son chemin jusqu’au palais.
Les seuls encore capables de se battre avec cohérence étaient les mercenaires cydoniens, une variante plus civilisée des saxons, mais tout aussi capable au combat, qui se baladaient par grappes de dix à vingt hommes. Hélas pour les Siémontais, les mercenaires étaient payés pour se battre, mais pas pour mourir : les cydoniens cherchaient avant tout à sauver leur peau, et laisser un passage libre sur le côté de la route suffisait à anéantir toute velléité belliqueuse chez eux.

Ce fut presque sans combat que Galien parvint à l’entrée barricadée du palais. Jugeant d’un œil peu convaincu la solidité des portes en bois, élégamment décorées, certes, il les défonça en quelques coups de botte avant de se ruer à l’intérieur, suivit d’une demi-douzaine d’illyriens.
Il para sans difficulté la hallebarde d’un garde terrorisé, qu’il jeta au sol d’un coup de masse, avant de continuer vers ce qu’il supposait être le grand hall où se tenait les repas. Sur la vaste table centrale, des restes d’un repas brusquement interrompu refroidissaient au milieu des combats. Une série de portes donnait sur plusieurs bureaux. Les investiguant une à une, il s’arrêta soudainement lorsqu’un clic l’informa que l’une d’elles était verrouillée. Entendant des bruits de voix de l’autre côté, la fureur gronda de nouveau entre les tempes de l’illyrien, qui s’acharna à coups de masse à forcer la porte. Une voix stridente piailla de terreur de l’autre côté.

La serrure brutalisée céda, révélant de l’autre côté deux hommes, l’un jeune, élancé et blond, l’autre gros et châtain. Les deux avaient dégainés des épées.
Sans plus réfléchir, Galien se rua sur eux. Le premier leva immédiatement sa lame pour riposter, hurlant « Illyrie ! » pour se galvaniser. Bien que brave, le blondin n’arrivait pas à la cheville de son précédent duel dans la cour, et Galien eut tôt fait de lui briser l’épaule, puis la cage thoracique, l’homme s’étant bien imprudemment gardé d’enfiler autre chose qu’une coûteuse tunique. Le second, le plus vieux, jeta son épée en voyant le sort de son cadet.

-    « Pit- »

La masse percuta sa gorge, l’écrasant dans un craquement sonore. L’homme fut jeté au sol dans un sifflement aigüe, presque comique.
En criant, deux petites silhouettes armées de dagues sortirent des rideaux et se jetèrent sur lui. Le premier lui planta la lame dans sa main gauche, lui faisant lâcher sa rondache, tandis que la deuxième se fraya un chemin dans les plis de son armure et s’enfonça dans sa hanche.
Glapissant de douleur, Galien leva instinctivement sa masse, éclatant le crâne du premier comme un fruit trop mûr, puis pivota et flanqua un magistral coup de poing renforcé de son gantelet dans la figure du deuxième.

Ce n’est qu’en levant sa masse pour achever le petit corps au sol que Galien s’aperçut de l’horreur de ses actes. L’adversaire qu’il s’apprêtait à achever était une petite fille, de même pas dix ans. L’autre au crâne trop éclaté pour être reconnaissable était un garçon à peine plus âgé.

Pris d’un brusque accès de nausée, Galien sortit du bureau en titubant, laissant la fillette pleurer doucement sur le sol de pierre.

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