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“La Haine.
C’est comme un bubon de peste.
Elle se gorge, se ballonne, enfle, se dilate, s’exalte puis éclate, laissant tout s’échapper. Elle souille tout ce qui l’entoure, contamine, se répand, prolifère et relance son cycle infernal.
Elle ravage, se propage et ne s’éteint que dans le sang ou l’épuisement, laissant derrière elle les cicatrices de son fiel, de son venin, de ses plaies.
Personne n’est à l’abri. Comme une maladie, elle se moque des rangs, de la richesse, du savoir ou de la foi. Elle balaie tout sur son passage. Les âmes violentes, les innocentes ou même les plus pieuses se retrouvent à sa merci.
Elle naît d’une maladresse, d’une jalousie, d’une rivalité, d’une bonne intention... ou même de l’amour.
Surtout de l’amour.Après tout si l’on aime quelque chose, ce qui le menace, on le hait naturellement. On peut nier, cacher cette vérité, mais refuser d’aimer, c’est déjà rejeter.
Et du rejet nait le ressentiment.
Et du ressentiment nait la graine de la haine.
Elle se gorge, se ballonne, enfle, se dilate, s’alimente, s’exalte, puis éclate à nouveau, laissant derrière elle une plaie fertile pour un nouveau bubon. Parfois même, selon les griefs, pour bien plus.
La haine n’est pas constante. Elle s’attise, s’essouffle, s’enflamme, s’apaise, s’emballe, s’étouffe, s’exacerbe, s’oublie parfois.
Mais les graines infectées demeurent, prêtes à enfler de nouveau.
Lorsque la cause ne faiblit pas avec le temps ou les événements, lorsque son essence se cristallise en une force motrice plutôt qu’en une simple réaction, alors la haine atteint un état supérieur. Elle devient la Vengeance.
Mais nous, gens d’Harkronnos, ne possédons pas cette noblesse d’âme. Moi, en tout cas, je n’ai ni l’envie, ni la patience, ni le temps de discipliner ma haine. Je la préfère brute ; sauvage !
Je suis comme un joueur de flûte, guidant les rats de la peste au gré de mes caprices. Les envoyant percer les plus gros bubons, nourrir les asséchés, gonfler les faibles et distendre les mieux contenus jusqu’à ce qu’ils éclatent tous !
Le spectacle est si beau !
Cette force brutale, cette énergie qui nous fait avancer par soubresauts violents, c’est là l’essence même de Pekjaïr. Et quel plus bel hommage lui rendre que de laisser la haine exploser, flamboyer, dévorer les foules, lécher le sang et crépiter dans les cris.
Elle est comme un feu couvant dans l’ombre, perfide et insidieuse. Puis soudain, elle jaillit, hurlante, dévorant tout de ses langues de flammes.
Une épaule bousculée, une friandise volée, un jeu d’enfant ignoré, une foi blessée... un simple rien peut semer la graine de la haine, comme une étincelle allumant les brasiers les plus violents.
Mais nous ne sommes que des hommes. Nous n’avons pas la volonté d’atteindre le parangon qu’est la vengeance. Alors, pour honorer Pekjaïr, cultivons nos braises, nourrissons nos bubons, et laissons-les exploser avec fracas. Que nos haines explosent dans un tumulte qui résonnera jusqu’aux Sept, et même jusqu’à Yggnir. Laissons la vengeance aux âmes nobles que nous ne sommes pas.
Ce soir, gens d’Harkronnos, laissez flamboyer vos haines !
Les prêtres ont jugé vos actes depuis l’aube. Si le sang doit couler, qu’il le fasse selon les règles des forts. Quelles que soient vos armes, quels que soient vos combats, menez-les avec fierté et honneur. Faites résonner vos haines jusqu’à Pekjaïr lui-même !
Jetez vos offrandes dans les bûchers et contemplez les flammes les consumer.
Acceptez la catharsis du feu !”
Tous étaient restés d’un parfait silence durant le discours du prêtre, acquiesçant, grognant, tressautant face à la grandiloquence et à la force de la ferveur qui les liait dans ce moment solennel.
Un grognement sourd roula soudain dans l’air avant d’éclater en un hurlement collectif.
Le brasier sembla disparaître sous les offrandes jetées pêle-mêle : corps, armes, outils... tout ce qui symbolisait la haine de chaque adepte présent.
Puis, soudain, le feu rugit à nouveau. Il éclata avec une violence redoublée, projetant ses crépitements en une flambée de vives étincelles. Les flammes, devenues plus voraces, s’élancèrent vers le ciel, illuminant un peu plus les ténèbres.
Aux quatre coins du comté, les brasiers des autres autels répondirent à l’appel du feu principal, leurs flammes vibrant à l’unisson.
La foule poursuivit son vacarme un moment, hurlant, chantant, exorcisant ses haines dans la clameur. Puis peu à peu, l’agitation s’apaisa. Certains restèrent, immobiles, jusqu’à l’aube, fascinés par les ravages des flammes, contemplant les ruines des offrandes dévorées.
Lorsque leur cœur était enfin calmé, ils quittaient le sanctuaire, recevant quelques braises incandescentes du bûcher pour les déposer dans leur Brasero de Haine, afin d’alimenter symboliquement l’âtre de leur foyer.
Ainsi prit fin le Bûcher annuel en l’honneur de Pekjaïr, Dieu de la Haine, compagnon d’Yggnir, Dieu du Chaos.
Clepsydre expira longuement, ses yeux toujours fixés sur le tas de cendres fumantes. Elle faisait partie des dernières personnes présentes dans le sanctuaire, visiblement la dernière fidèle. Les autres, les prêtres, s’activaient à rassembler les dernières braises pour les foyers des absents, nombreux encore, à cause de l’ombre de la peste qui s’éloignait à peine.
Un seul semblait l’attendre : le prêtre en charge de l’office. Ils l’attendaient toujours, mais un seul continuait de lui poser la question, même en connaissant déjà la réponse :
— Souhaitez-vous recevoir les Braises ?
— Celles en mon cœur me suffisent, déclina-t-elle encore.
Un silence lourd s’installa entre eux. Tout le monde connaissait la puissance de l’Âtre d’Âme du seigneur de ces terres. Elle n’avait même pas besoin de s’exprimer sur les champs de bataille. Alors, comme à chaque fois qu’il l’avait croisée lors d’un office, une curiosité hostile le rongeait.
— Qu’est-ce qu’une Dame guerrière, capable de faire briller ses Haines sur les champs de bataille, peut bien avoir à faire ici ? finit par craquer l’homme.
— Il y aurait bien plus de guerriers au Bûcher de Pekjaïr si tous savaient attiser la Haine comme vous, croyez-moi.
L’hostilité de l’homme se dissipa pour laisser place à une sincère surprise.
— Je le constate depuis longtemps, mais bien que nous honorions les Sept, la ferveur des gens d’Harkronnos est toujours allée à Pekjaïr. Plus encore après les sombres événements que nous avons traversé.
L’homme renfonça la tête dans ses épaules, l’étonnement laissant place à l’agacement. Ils avaient déjà eu cette conversation, ou presque. Que voulait-elle vraiment ? Était-elle venue mettre le holà sur les Bûchers ainsi que sur ses façons ? Était-elle venue réclamer un dû pour avoir laissé installer son sanctuaire ici ?
La Dame d’Harkronnos était connue pour être aussi imprévisible qu’Orior elle-même...
— Je pense qu’il est temps de rendre hommage à notre peuple, et tu vas m’y aider, Gnomom.
Les épaules massives laissèrent clairement apparaître sa tension. Était-il, pour une quelconque raison, la prochaine offrande prévue ?
— N’est-ce pas ce que je fais en permettant la catharsis de nos fidèles n’ayant pas les armes pour les batailles ? répondit-il sur la défensive.
— Un brillant scénario servi par une verve et une éloquence que je loue moi-même. Rares sont les bûchers où je reste jusqu’au bout sans que mes devoirs me rappellent à l’ordre.
— Je ne vois toujours pas en quoi un simple prêtre pourrait vous aider...
— D’abord, tu passes Grand Prêtre, commença-t-elle, tout en se dirigeant vers l’une des sorties du sanctuaire. Et ensuite, tu vas venir avec moi au Saint-Siège des Sept.
La tension de ses épaules céda, et son corps s’affaissa, trahissant une certaine faiblesse physique que personne n’aurait pu deviner au premier abord. Puis le nouvellement nommé Grand Prêtre bondit à sa suite, comprenant enfin la portée des mots.
— Vous ne comptez pas...
— Gnomom, Grand Prêtre du vicomté d’Harkronnos, tu vas défendre ma demande pour ériger l’Altar de la Haine auprès de la Tokva et des Avatars.
L’homme resta pétrifié de stupeur quelques secondes, un tressautement secouant sa joue. Puis, il reprit vie avec le même à-coup, se lançant à la poursuite du Seigneur des terres, mettant déjà un pied à l’étrier.
— Alors ?
— Par la lance d’Yggnir elle-même, vous pouvez compter sur moi !
Dernière modification par Kaolane (2025-02-09 23:41:18)
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