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#1 2019-06-15 19:04:32

Carmen

Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

Le soleil luit, éblouit, désoriente. Le monde tourne autour de lui, il grossit, énorme, il se rapproche, et pourtant il est si désespérément loin... Tout s'affaisse.

Plus rien que le sifflement.

Tout à coup des mains amies, fraîches comme un linge mouillé. Elle sourit, dans ses yeux coule la bonté.

Les mêmes yeux, un battement de cil plus tard, révulsés, se cabrent vers le ciel. Tous les détails meurtris de son corps si jeune sont dévoilés. L'air se charge de fumée, les orbites noircissent et se couvrent de cloques, elle se tord. Son cri strident vrille tout.

Le ciel redevient bleu comme si de rien n'était.
Un carreau d'arbalète se plante entre les deux cavités calcinées. Puis un autre, un autre et encore d'autres qui viennent se ficher un à un dans le corps devenu cible d'entraînement.

Et soudain c'est la tête d'Andior où se plante un carreau.
Elle se fige un instant, dans un regard d'incompréhension... puis elle commence à partir en arrière très lentement, avec tout son corps, qui tombe, tourne, tombe... et s'écrase sur les pavés de Karst. La même incompréhension luit dans les yeux de Mäzer de Karan, fixant droit devant eux à travers les pavés.
Elle se mue en rictus.
Des dents apparaissent, des mâchoires décharnées se mettent à sourire, rient du rire des bûchers. Il en vient de partout, des mâchoires d'os, des mâchoires de chair écorchée, de chair pendante dans une mer de sang, elles attaquent, elles rient, tout siffle, elles mordent, une mâchoire géante arrive droit en face avec sa gueule béante, avale tout et se referm-

« Ha ! »

Zyakan écarquilla les yeux, dressé sur son lit défait. Son cri résonnait encore entre les pierres. Un regard autour de lui l'aida à reprendre ses esprits : il était seul dans sa chambre.

« Foutu cauchemar de merde ! » cracha-t-il en mettant un coup de poing au matelas.

Il se leva, encore tout tremblant, pestant entre ses dents, attrapa une pelisse et sortit. Nul besoin de prendre une torche pour traverser ces couloirs qu'il connaissait par cœur. Le vieux duc marcha péniblement jusqu'à se retrouver à l'air libre, sur le chemin de ronde du donjon, et se pencha entre deux créneaux. L'air frais de la nuit et la vue qu'offrait l'à-pic vertigineux qui bordait ce côté-ci du château de Guarida le remirent un peu d'aplomb. 

Zyakan serra le poing. Ces maudits cauchemars ne le quittaient plus. Ils s'étaient fait discrets, pendant de longues années, pourtant. Mais depuis quelques temps, ces sourires abjects revenaient lui arracher son âme en lambeaux. La mort d'Andior... C'était il y a tellement longtemps. Et puis ce taré mort de Mäzer de Karan s'y invitait, lui aussi, parfois. Tant de saloperies vues dans le Nord, qui ravivaient le souvenir de tant d'horreurs... vécues, elles. Là-bas. En Osterlich, encore un long temps auparavant. Il y avait beaucoup trop d'arbalètes dans toutes ces histoires, et trop de morts. Certaines, surtout, beaucoup trop chères.

Il contemplait le vide devant lui... La ville invisible en bas dans la nuit.
Pourquoi ne pas en finir maintenant... ?

Soudain il se redressa, et se mit à marcher. Il ne savait pas exactement pourquoi ni vers où, mais ses pas le guidèrent à travers les escaliers et les remparts, pieds nus, boitant sous les regards de quelques gardes fatigués, et il comprit enfin où il allait. Il poussa la porte du petit bâtiment attenant au donjon, à la coupole ronde comme un sein de jeune fille.

Le diacon Esmer méditait, assis en tailleur au centre de la chapelle, le dos droit, sous le dôme percé. Le grincement de la porte lui fit ouvrir les yeux. Zyakan s'approcha, une jambe après l'autre.

Felipe Esmer n'avait pas plus de quarante ans, un crâne exempt de tout cheveu, des pommettes lisses, des mains toujours masquées dans du velours, et une manière d'être en général qui aurait été suintante et fade s'il n'avait eu cette énorme barbe droite en laine de verre et ces yeux verts perçants pour y donner un peu de piquant. En l'occurrence, ses yeux étaient surtout ponctués d'une interrogation naïve devant la présence du père de la duchesse, ici, dans cette chapelle, à cette heure du milieu de la nuit.

« Frère Zyakan » fit-il résonner doucement de sa voix de basse. « Que me vaut l'honneur ? »

« Avez-vous du temps à m'accorder, frère Esmer ?
-Je suis tout à vous. Les fidèles viennent rarement prier de nuit. »

Sans qu'il ait à parler beaucoup plus fort qu'un chuchotement, les graves de sa voix, répercutés par les murs ronds, avaient quelque chose d'un appel au calme. Et cependant Zyakan hésitait. Ce qui pourrissait en lui, ce qui le carbonisait de l'intérieur, était profond.

« Vous venez chercher quelque chose, messire ? » 

Il lisait en lui.

« Oui. L'apaisement. »

L'ancien seigneur se baissa, plia lentement les genoux, jusqu'à se retrouver au sol, face au prêtre, de l'autre côté du cercle dessiné sur le sol par la lumière de lune.

« J'ai une histoire à vous raconter, frère Esmer. Une histoire du temps où j'étais jeune... elle me reste sur le cœur depuis bien trop longtemps. Comme je ne sais pas très bien par où la commencer, je vais la prendre du début. Ça risque d'être un peu long. »

Le diacon sourit tranquillement.

« Tant que Podeszwa m'accorde de vivre, j'ai tout mon temps. Je vous écoute. »




Salut !
Comme le dit le vieux duc de Guarida, j'ai cette histoire dans mes cartons depuis un bail.
Pour l'instant, elle n'est pas terminée, et je ne peux pas promettre qu'elle le soit un jour. 
Mais comme j'en ai un peu marre de la voir moisir dans mes fichiers,
je vous livre au moins ce qui existe, j'espère que ça vous plaira.
Des bisous.  

#2 2019-06-16 18:53:17

Carmen

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

I - HAZK

SERMENTS



Le soleil était caché, enfoui profond derrière les lacs noirs qui se vidaient sur le Sud de l'Osterlich, ce jour-là, à tel point qu'on ne savait plus si c'était un jour ou une nuit.

Des trombes d'eau martelaient le sol.
Un cavalier, seul, les affrontait au triple galop.
Il portait un message.

Personne n'était là pour l'accueillir sous le déluge à mesure qu'il grimpait le chemin pentu devenu ruisseau, personne pour le gêner. Les poules et les chèvres qui encombraient le petit bourg se terraient comme les humains.

Il gueula quelque chose, et les deux lanciers qui se protégeaient sous l'arche de la porte dégagèrent précipitamment le passage. La terre battue liquéfiée gicla sous les sabots et les éclaboussa sans pitié.

Il tira violemment les rênes devant le donjon de bois, sauta dans une flaque -le sol était une flaque- et se précipita vers la porte, pendant qu'un sergent pataud attrapait un gamin par le col et l'envoyait de force sous la pluie récupérer le cheval écumant. Sans bonjour ni merci, il grimpa l'escalier quatre à quatre, et se retrouva devant une porte fermée et un planton, qui s'empressa de la lui ouvrir en reconnaissant sa sale longue gueule tombale détrempée.

« Ça y est, messire, le magnat vous convoque à son ost ! »

Le courant d'air qu'il avait amené acheva de souffler un court instant sous le plafond de la grande salle.

Face à lui, droit sur sa chaire seigneuriale, qui avait l'air incrustée dans le mur de madriers du fond du donjon, raide comme la justice, se tenait le baron de Hazk.

Brun, les yeux noirs, encore dans la force de l'âge, il avait une expression de profonde lassitude ancrée dans ses traits, rasés de près, secs comme une pierre de taille. Ses quatre fils aux cheveux noirs l'entouraient, ainsi que sa femme, sa fille cadette, une bonne part de ses généraux et quelques serviteurs, de part et d'autre de la chaire.

Le baron semblait réfléchir, presque méditer. Il aurait sans doute préféré ne jamais entendre cette phrase. Sentant que tous les yeux présents étaient rivés sur lui, il se passa furtivement le dos des phalanges contre la joue, et remercia son messager.

« Tu peux aller te restaurer, mon fidèle Tomas. »

Tomas s'inclina et s'éclipsa. Il savait déjà ce qui allait suivre, ce que tout le monde ici appréhendait dans le mélange presque tangible de l'excitation de certains et de l'inquiétude des autres. Le baron releva le menton, se mit lentement debout, parcourut l'assistance de ses yeux plissés, et prononça d'une voix solennelle, qu'il savait lourde de conséquences :

« Au nom du serment que j'ai prêté à feu son père, et que je lui ai renouvelé, moi, Darmón, burgeister de Hazk, je joindrai mes forces à celles de Clodolón, magnat d'Al-Ahard, gouverneur de Kastiye, et me battrai contre ses ennemis jusqu'à mon dernier souffle. Puisse Podeszwa nous éclairer de Son Infinie Sagesse. »

Le burgeister avait dit cette dernière phrase sans y croire. La sagesse du créateur de toutes choses n'éclairait plus personne en ce moment.

Baldir XXXII, trente-et-unième successeur du Prophète, représentant de Podeszwa sur Terre, répandait la mort autour de lui. Il avait pris le pouvoir en écrasant une révolte paysanne, et en détrônant son débile prédécesseur dans la foulée. Depuis un quart de siècle, il régnait sans pitié ni partage, mais avec toujours plus d'abus. Il divisait les nobles, il terrorisait les burgeisters et les magnats, assassinait les kciazs et les ducs et saignait les serfs à blanc. De ce qu'il pillait, car c'était plus du pillage que de la taxe, il redistribuait une bonne part à ses vassaux les plus vicieux. De fait, ses soutiens étaient peu nombreux, mais puissants, comparés aux autres et à leurs terres affamées. Surtout, ils lui devaient tout, et savaient que ce que Baldir offrait, Baldir pouvait reprendre à tout moment. Ces loyaux sujets redoublaient de zèle pour satisfaire leur maître. L'épée dans une main, le sac dans l'autre, leurs strolatz tout en noir encourageaient les nobles à se défaire de leurs biens matériels, à prélever toujours plus auprès de leurs serfs, et à communier toujours plus fort avec Podeszwa. Leur voix était celle de Dieu, par l'entremise de Baldir : nul parmi les mortels n'était légitime à s'y opposer, et ceux qui osaient objecter étaient promptement soulagés de tous leurs doutes, en même temps que de leurs biens, de leurs vies et de celles de leur famille (pour le principe, en prévention d'une éventuelle contagion des âmes). Selon certaines rumeurs, les strolatz se disputaient souvent entre les partisans de la corde, pour punir le vol de ce qui revenait de droit à leur roi, et ceux du bûcher, pour purifier le sacrilège qu'était de refuser une offrande à Podeszwa. Le plus souvent, par manque de temps et de combustible face à l'immensité de leur tâche, c'était les premiers qui l'emportaient, et ils se contentaient de laisser derrière eux des vergers de fruits à la tête courbée.

On décréta un jour que toute personne qui passait devant ces échafauds devait se découvrir en hommage à Baldir. Jamais un roi d'Osterlich n'eut tant d'autels à sa gloire.

Des révoltes, il y en eut, des rébellions, oui... Toutes avortées, écrasées avec la tendresse d'une botte de plates sur une coquille d’œuf. On se souvenait vaguement des noms des seigneurs qui avaient voulu s'opposer à la puissance de Baldir... On se souvenait vaguement aussi, peut-être, de l'emplacement de leurs terres, ténue trace de cendres ponctuée de vieux gibets. On s'en souvenait juste assez pour ne pas oser y mettre un seul pied, comme par crainte d'une antique superstition.

Mais dans les manoirs comme dans les chaumières, au creux des foyers, à la chaleur des âtres, le soir, de plus en plus de murmures donnaient à ce roi-pape de malheur le nom d'usurpateur. Faux Prophète. Imposteur. Salissure de Podeszwa, Pape Impie, Bubon du Royaume, Gangrène de Son Peuple, Abomination... Suppôt de Ciemnota.

À peine plus d'une lune plus tôt, un bête incident -une queue de cerise- avait fait office de goutte d'eau. Les strolatz royaux avaient pillé un convoi, égorgé les hommes et violé les femmes. Rien qui ne sorte de leurs habitudes et puisse choquer qui que ce soit, au détail près que l'une de ces femmes était la première fille du Duc Robert. Le ton était vite monté. Robert hurlait à l'assassinat, d'autant plus vigoureusement qu'il aurait dû lui-même se trouver dans ce convoi. Baldir refusait toute compensation, refusait de faire exécuter les coupables, et menaçait de faire déposséder Robert lui-même, et tous ceux qui le soutenaient. Alors, le Duc Robert s'était officiellement révolté. Seul, avec ses seuls vassaux, il n'aurait eu aucune chance. Mais aussitôt après, il fut rejoint par le jeune Duc Odon, dont le père avait été assassiné un an plus tôt, et à qui était justement promise la malheureuse fille de Robert. Ces deux maisons étaient parmi les plus fortes de l'Est du royaume, et on racontait que leurs armées conjuguées auraient peut-être même pu faire peur à Baldir, raison pour laquelle il avait à tout prix voulu empêcher ce mariage.

Le résultat fut qu'un grand nombre de petits nobliaux frustrés, qui en d'autres occasions auraient eu peur et hésité devant l'excommunication automatique des traîtres à leur roi, prirent confiance et rejoignirent leurs suzerains dans la rébellion. En très peu de temps, cet incident bénin mit le feu à l'immense royaume plus vite et plus fort qu'aucune autre révolte auparavant, se propageant jusqu'à atteindre Al-Ahard, et donc Hazk, dans leur Kastiye perdue à l'extrême Sud-Est du royaume, à la frontière des Marches des Fournaises.

Le rapport des forces était incertain, mais on entendait clamer que si Podeszwa le voulait, Baldir avait une chance de perdre son trône. L'espoir avait fait son entrée en scène.

C'est dans ces circonstances que Darmón de Hazk venait de s'engager au côté du magnat.
Dans ces circonstances, qu'il venait de sceller son sort et celui de sa maison, en rompant le serment de loyauté qu'il avait fait au représentant de Dieu sur Terre.

Malgré toutes les exactions qu'avait commises Baldir, et que Darmón connaissait pour en avoir subi lui aussi, peut-être moins que d'autres, peut-être, parce qu'il n'avait pas eu la sottise de résister, peut-être aussi parce que ses terres pauvres et caillouteuses, perdues dans les plateaux, n'intéressaient personne, toujours était-il qu'il en avait subi, même si personne de sa famille n'en était mort ; malgré ces exactions donc, il ne pouvait s'empêcher d'être réticent à l'idée de se dresser contre Podeszwa. La confiance -l'euphorie, jugeait-il- qui régnait dans le camp des rebelles ne lui inspirait aucune assurance. Mais l'heure n'était plus à se lamenter comme une vieille femme, il n'en avait pas le droit.  Le père de l'actuel magnat avait été un seigneur avisé, juste, intègre. Il avait élevé son domaine si bien qu'on disait que la seule chose qui lui manquait pour gagner le titre de kciaz, était l'amitié de Baldir. Feu Wolfram d'Al-Ahard avait été pour Darmón non seulement un suzerain d'exception et un compagnon d'armes, mais surtout un ami. Wolfram avait approuvé le souhait de son fils Clodolón d'épouser Amelia, la première fille des Hazk, pourtant de plus petite noblesse. Pour toutes ces raisons, même si Clodolón était définitivement trop jeune pour mener une guerre, Darmón de Hazk lui devait soutien et fidélité, bien plus fort qu'à un pape contrefait et à ses chiens.

Il prit à part ses généraux :

« Faites parvenir ma réponse au magnat au plus vite, je ne lui ferai pas défaut. Les derniers renforts de nos fiefs sont encore à combien de temps de marche ?
-Ceux de Benjadil ont été retardés, messire, ils devraient déjà être là.
-S'ils n'arrivent pas avant la nuit, ils resteront en garnison. Al-Ahard est de l'autre côté des plateaux, et avec ce qu'il est tombé depuis deux semaines, les routes seront dans un état pitoyable. Nous devrons être partis demain matin, avec uniquement des hommes frais. Gárcia, tu prendras la charge du bourg en mon absence, fit-il à celui qui lui avait répondu... Sous les ordres de mon fils Bastian.
-Vraiment, père ? »

Le jeune homme qui s'avançait, le rouge aux joues, c'était Bastian, l'aîné de la fratrie. C'était un homme fait. Sa carrure modeste et l'impétuosité de son regard étaient les seuls détails qui le différenciaient des adultes accomplis autour de lui.

« Oui, mon fils. Tu es prêt à prendre le relais. Normalement, les baronnies des Marches sont encore occupées à s'attaquer entre elles, mais je ne peux pas laisser la frontière sans surveillance.
-Je saurai me montrer digne de votre confiance, père.
-Tu auras également à charge de veiller sur ta mère et Clara, et sur Eusebio. »

Bastian s'inclina, et le baron se tourna vers ses autres fils.

« À part Eusebio, qui est encore trop jeune pour ça, vous deux m'accompagnerez. J'aurais préféré que vous puissiez faire vos premières armes dans un conflit moins rude que celui qui s'annonce, mais nous n'avons pas le choix. Zyakan, il n'est pas trop tard pour revenir sur ta décision. Le diacon t'acceptera.
-Je veux me battre, père !
-Ainsi soit-il... » soupira le baron.

La loi de Podeszwa s'appliquait même aux nobles. Surtout aux nobles. Le premier fils ferait régner Son harmonie en administrant le domaine. Le second prendrait les armes pour défendre l'Église et les fidèles. Le troisième embrasserait une vie dévouée et prêcherait la Vérité du Podresznik. Seules l'imminence de la guerre et la survie d'Eusebio -le dernier né, à qui Podeszwa semblait vouloir épargner le sort rapide de ses autres frères et sœurs décédés en bas âge, et qui faisait office de choix de rattrapage pour l'honneur de leur père- permettaient aujourd'hui à Zyakan d'échapper définitivement -non sans batailles virulentes pendant des années et trois diacons poussés à la dépression- à une vie de méditation morne et chiante au possible, à mille lieues des chansons de batailles. Il en avait assez soupé dans son enfance.

Du haut de son mètre bientôt-soixante-dix, Zyakan jeta un regard à Taell. Le deuxième. Taell avait été envoyé comme page, pour ne pas dire otage, chez le kciaz de Guadaljir, la plus loyale âme damnée de Baldir dans la région, et il en était tout juste revenu, quatre semaines plus tôt, homme fait et adoubé strolatz, pour rendre visite à sa famille. La révolte avait eu la bonne idée de se déclencher avant qu'il ne soit reparti chez le kciaz.

Taell aurait dû être fier de son armure de plates noires, et heureux de pouvoir se battre aux côtés de sa famille, mais... Lui, avec ses doigts fins, et ses grands yeux qui dévoraient les livres, il aurait sincèrement donné très cher pour la vie qui révulsait son frère. Et pour lui, l'épée. Zyakan lui donna un coup de coude discret.

« Vas-y. 
-Non, chuchota Taell. Ça ne sert à rien.
-C'est le moment ou jamais. Tu as mère et moi derrière toi, tu le sais.
-Ça ne sert à rien, sa décision est prise depuis avant ma naissance. 
-Mais essaie encore, qu'est-ce que tu risques ?
-De passer pour un lâche devant père, et devant tout le monde ici ! »

Il avait la gorge serrée en susurrant ces mots.

« Pour toi, c'est facile. Moi, je suis le deuxième, l'honneur de la famille est sur mes épaules, autant que sur celles de Bastian. Je n'ai pas le droit de me défiler. »

Zyakan se résigna. Il ne put qu'adresser un regard gêné à leur mère, qui les observait depuis le côté de la chaire seigneuriale. Déjà, le burgeister finissait de donner ses ordres aux généraux. Le départ se ferait demain, aux aurores. Il rompit la séance, et chacun alla exécuter les consignes reçues et se préparer à une dernière nuit de paix.

Dernière modification par Zyakan (2019-07-13 12:24:06)

#3 2019-06-18 23:36:49

Carmen

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

Le lendemain, aux premières lueurs de l'aube, la mousson martelait toujours la terre battue. Embourbée jusqu'à la cheville, trempée, la piétaille de Hazk finissait de se rassembler devant les palissades du bourg. Le camp était levé. Les quelques dizaines de chevaux, un peu en avant, étaient déjà prêts et piaffaient, pressés de décoller leurs sabots de la boue.


« Faites surtout attention à vous, je veux vous revoir tous les deux intacts à la fin de cette guerre.
-C'est promis, mère, répondirent-ils d'une même voix.
-Et, Taell, veille sur ton frère. Empêche-le de faire sa tête brûlée.
-Taell aura déjà assez à faire à veiller sur lui-même, sourit Zyakan. Je serai sage, mère. »

Il omit de le promettre. Maria de Hazk ne laissa rien paraître, elle prierait pour eux, mais elle n'était pas dupe.

Ces deux-là étaient les plus dissemblables de ses enfants. On s'étonnait même qu'ils soient frères, jusque dans leur physique. Ils avaient réussi à prendre chacun de leurs traits à leurs parents, mais chacun les opposés. Les années que Taell avait passées à Guadaljir n'avaient fait qu'accentuer les choses.

Taell avait toujours été plus calme, plus réfléchi. Avec son armure noire dont il avait fait aplatir le triskell de dragons, symbole des strolatz de Baldir, il saurait être prudent, certes, mais son frère... Elle savait trop bien ce qui arrivait aux jeunes impétueux, toujours prêts à aller à la bagarre, le jour où ils se retrouvaient face à un véritable ennemi, plus fort, plus nombreux et plus rusé qu'eux : ils s'en rendaient compte trop tard. Elle prierait pour que la volonté de Podeszwa fasse que ce ne soit pas le cas de Zyakan.

Elle lui en voulait, au fond d'elle-même, d'avoir si fort refusé de prendre le chemin de l'érudition et de la méditation, même si sa vie n'aurait pas forcément été plus en sûreté. Personne ne serait en sûreté dans les mois qui viendraient. Mais tout de même... Maria de Hazk n'arrivait pas bien à se faire à l'idée que ses fils étaient maintenant des adultes, et qu'ils allaient foncer dans la mêlée au milieu des champs de bataille. En d'autres temps, ou en d'autres royaumes, leur vie aurait été épargnée, puisqu'elle valait rançon, mais ici, aujourd'hui... On racontait que les armées du magnat de Kamdaus et du duc Arnold, fervents défenseurs de Baldir dans l'Est, avaient encore exécuté un burgeister rebelle sur le bûcher en tant qu'hérétique, et brûlé son château et sa chapelle. Avec ses gens dedans.

Les partisans du duc Robert et du duc Odon n'étaient pas beaucoup plus modérés. Tout l'Est de l'Osterlich était en proie aux massacres entre les deux partis. Le temps des grandes batailles n'était pas encore arrivé, chacun rassemblait ses forces et faisait au mieux pour épuiser celles de l'autre.

Chez eux, au Sud, c'était calme pour le moment. Mais maintes ferventes canailles de la région avaient prouvé à maintes reprises leur allégeance envers Baldir. Il s'agissait de cancrelats engraissés sur le dos de leurs sujets et de quelques pillards de la pire espèce, qui tous, déjà, mettaient en branle leurs armées rutilantes de la sueur des honnêtes gens.

Zyakan et Taell prirent à tour de rôle leur sœur cadette et leur petit frère dans les bras, et reçurent une franche accolade de leur aîné. Leur père resta sobre, comme à son habitude. Il se contenta d'un baiser à son épouse et d'un « Que Podeszwa ait la bonne idée de veiller sur nous tous ».

Et puis ils enfourchèrent leurs montures et partirent au trot sous les trombes rejoindre la troupe, suivis par l'état-major et la valetaille. Zyakan adressa un coup d’œil complice à la tête de fouine délavée de son valet, Cristobal, qui prenait sa suite.

C'était une belle petite armée, pour autant qu'une armée puisse être belle, et que quoi que ce soit puisse être beau par un temps comme celui-là. Une armée de paysans mal nourris et piètrement équipés, vite entraînés, encadrés par quelques bonnes compagnies de lanciers et d'archers, plus quelques bonnes arbalètes. Quant aux chevaux des cavaliers et des quelques strolatz, ils n'étaient pas épais non plus. Nul ne l'était dans la région, de ceux qui ne servaient pas Baldir. Mais par-dessous la peur éternelle du jugement de Podeszwa qui était gravée sur leurs visages depuis des générations, l’œil attentif pouvait discerner dans les traits de ces hommes le rictus de l'espoir. Ou celui de l'envie de mordre. Ou du courage. Ou peut-être un peu tout ce que l’œil voulait, puisque ça aurait tout aussi bien pu être la pluie qui coulait de leurs casques qui leur faisait plisser les yeux et serrer les dents.

« Braves gens ! »

Le burgeister avait fait se planter son destrier brun face à la troupe. Tête nue, glabre, son casque sous le bras, il avait l'allure d'un arbre desséché, seul sous la tempête face à un étang morne mais toujours fier et droit sur ses racines, avec le vieux sourire qu'il avait à chaque fois au moment de haranguer ses hommes. C'était un des rares moments où on le voyait sourire.

« Vous me connaissez, je ne serai pas long. Surtout sous ce temps de chiotte, et d'autant plus qu'on n'a pas de temps à perdre. »

Des murmures d'approbation lui répondirent. Tout le monde était pressé, la peur agissait comme une envie de pisser.

« J'en vois ici qui n'ont pas connu le Baldir précédent. »

De fait, les plus jeunes n'étaient même pas nés, vingt-quatre ans plus tôt. Trois de ses fils encore vivants non plus, d'ailleurs, et le premier tout juste, pas assez pour s'en souvenir.

« C'était un con. »

Quelques rires.

« C'était un faible ou un idiot, je ne sais pas, je ne l'ai jamais vu, et il était loin d'être un bon roi, mais c'était la volonté de Podeszwa et on ne parle pas en mal des morts. Et surtout, il s'est fait renverser par pire que lui. »

Il cracha par terre.

« Je vais pas non plus vous mentir, ça sera dur. Notre situation est simple : à partir de maintenant, chacun de nous pris séparément a autant de chances de survie qu'un cochon avec les pattes arrières déjà pendues. Heureusement, nous sommes ensemble, et heureusement, nous ne sommes pas tout seuls. Les seigneurs de tout le royaume se sont levés par dizaines avec leurs armées pour chasser Baldir la Sangsue du trône sur lequel il s'accroche. Si Podeszwa le veut, les plus veinards d'entre nous ont une chance de voir un autre Baldir régner par-dessus les restes de ce suppôt de Ciemnota ! Un vrai Baldir ! Un pieux, un bon, qui ne prenne pas le royaume pour son étable et nous pour ses vaches à lait ! »

Darmón de Hazk marqua une pause, laissant ses hommes l'acclamer. Le petit peuple était mûr pour la rage, après des siècles passés l'échine courbée. Quelqu'un dans les rangs renchérit « LES VACHES À LAIT, ÇA SE NOURRIT ! » et fut approuvé à grandes beuglantes. Le baron les fit vite taire.

« C'est pour ça, soldats, qu'à partir de maintenant, le premier qui décide de se débiner parce qu'il a pissé ou chié dans ses chausses, je le rattrape moi-même et je l'égorge la tête en bas comme un cochon, pour que tout le monde comprenne qu'on ne survit pas en fuyant ! Je le jure devant Podeszwa ! » hurla-t-il en levant haut la main droite. « C'est bien clair pour tout le monde ?! »

Le concert de "OUAIS !" et de "PODESZWA !" qui lui répondit était sans trop d'équivoque.

« Alors en route, on a assez perdu de temps ! Formez les colonnes et tous en marche ! »

À ce moment précis, le déluge qui durait depuis deux semaines cessa.
C'est ce qu'on raconta plus tard, en tous cas. Tout le monde prit ça pour un heureux présage. Tout le monde avait besoin d'un heureux présage.

#4 2019-06-29 01:10:44

Luis

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

LA ROUTE DES COMBES



Dixit le baron lui-même, Al-Ahard était de l'autre côté des plateaux, et avec le temps qu'il avait fait depuis deux semaines, les routes étaient dans un état pitoyable. Les chevaux s'enfonçaient dans la boue, les hommes y pataugeaient parfois jusqu'en haut du mollet, et les chariots... On jetait bien des fagots de paille devant les roues pour éviter qu'ils ne plongent, mais les bœufs, eux, baignaient jusqu'au torse s'ils tiraient trop, et la piétaille se retrouvait à mouvoir les chars à la force des bras.


En haut des plateaux, les chemins de crête qu'empruntaient les guetteurs étaient en bien meilleur état que les routes de la combe, mais Darmón refusait de s'y risquer. Sans doute aurait-il gagné du temps, mais ce qui posait problème était d'y accéder : les guetteurs étaient légers, et peu nombreux surtout. Il voyait trop bien le cortège de ses chars et de ses chevaux déraper sur les corniches désossées par les intempéries et dévaler les ravins.


« Aussi grand que soit le prix de la prudence, répondit-il à Zyakan qui contestait ce choix, j'ai toujours vu les gens pressés payer encore plus cher.

-Mais père, là-haut c'est de la terre à pâtures, il n'y a que de la roche, on gagnera peut-être une journée entière !

-Tu es toujours pressé, Zyakan. Peut-être. Mais il y a la redescente, après. Et encore deux plateaux si on coupe au plus court.

-Les hommes s'épuisent, ici, à tirer les chariots de la boue.

-Ils s'épuisent moins à faire ça sur du plat qu'en grimpant les sentes, et ils ne risquent pas de tomber.

-Zyakan, qu'est-ce que père dira au magnat si on arrive à Al-Ahard avec seulement la moitié de nos engins de siège ? »


Zyakan allait empaler son frère du regard, mais il se ravisa, et se contenta de mettre un coup de poing rageur sur le pommeau de sa propre selle. Taell et leur père avaient raison, c'était ça le pire. Ils se traînaient sur ces foutues routes pleines de flotte, obligés de faire halte quinze fois par jour pour que les hommes reprennent des forces. Ils n'avançaient pas, alors qu'au bout de ce chemin, de l'autre côté des plateaux, les combats et la gloire les attendaient. Ils ne les attendraient pas bien longtemps, c'était certain. Baldir ne serait plus qu'un reste dans la mangeoire des porcs de Robert et Odon quand ils auraient atteint Al-Ahard. Foutu pays, foutue volonté de Podeszwa.


« Profite du temps que tu as, au lieu de te plaindre, reprit son frère. Contemple, un peu. Podeszwa n'a pas créé les bourgeons pour qu'on les ignore. »


Zyakan grogna. Certes, ça, oui, la nature était belle. On était au tout début du printemps. En dehors de la route que piétinaient les soldats jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'un chenal de boue, l'herbe était verte, et la mousse et les lichens pullulaient sur les falaises et sur les troncs des résineux. Les fleurs commençaient tout juste, timidement, à sortir le bout du nez. L'oreille qui réussissait à considérer les gueulantes de la troupe et les meuglements comme un bruit de fond pouvait écouter, béate, les chants d'amour des oiseaux qui s'étaient habitués au tintamarre, et, si Zyakan avait daigné rester en place, il aurait surpris les sauts des poissons qui remontaient le torrent en contrebas. Mais Zyakan ne daignait que dalle.


Sans rien dire, il pressa des cuisses dans les flancs de son cheval, et lui fit descendre le petit escarpement depuis lequel ils surveillaient l'avancée de la troupe, jusqu'au bord de la route de glaise. Là, il se laissa glisser à terre et héla un des hommes qui s'affairaient au cul d'un chariot dont la caisse était à ras de glaise.


« Hé, toi ! Viens tenir la bride de mon cheval. »


Le soldat resta interloqué un instant, n'étant pas sûr que c'était bien lui qu'on appelait, et hésitant à laisser tomber ses camarades. Les autres s'étaient interrompus et regardaient sans comprendre. Finalement il s'approcha, pendant que Zyakan défaisait son ceinturon.


« Qu'est-ce que tu fabriques ? »


Cristobal arrivait au petit trot dans son dos, un sourire incrédule sur le visage.


« Aide-moi à retirer ma cotte. »


Cristobal mit pied à terre, et confia lui aussi la bride au soldat torse nu, plein de boue jusqu'au milieu des cuisses. Il saisit les manches de la cotte de maille pendant que son jeune seigneur se penchait en avant, et tira, obéissant en bon valet sans trop deviner où Zyakan voulait en venir. Puis ce fut le tour du gambison. Une fois débarrassé, Zyakan lui fit signe de déposer le tout sur le dessus du chariot, là où s'entassaient déjà les armures de ceux qui poussaient.


« Toi, fit-il à l'homme qui tenait les deux chevaux, repose-toi. Je te remplace. »


Il enleva sa tunique, dévoilant sa musculature encore un peu fluette de tout jeune adulte, la jeta sur le tas de casques et de mailles du chariot, et sauta dans la gadoue au milieu des soldats aux frocs souillés.


« Allez, on y va, on n'a pas toute la nuit ! »


Dans le flottement général, Cristobal eut un petit regard craintif de réflexe vers la hauteur où était juché le baron. Ce qui se passait n'était peut-être pas...


Darmón de Hazk les regardait faire sans rien dire, placide. Ou résigné.

Alors, les hommes se remirent à pousser le chariot, et le concert de beuglantes reprit avec la voix de Zyakan qui s'y était jointe.


« Vous le laissez faire, père ? »


Taell, lui, était plus qu'interloqué. Il était choqué.


« Laisse-le dépenser son trop-plein d'énergie, si ça l'amuse. J'ai fait pareil à son âge.

-Mais il sort de la place que lui a attribuée Podeszwa... Ne craignez-vous pas que les serfs, et les soldats... ?

-Podeszwa guide ses pas, comme ceux de chacun de nous. Ce n'est qu'un miracle ponctuel, les soldats se sentiront honorés. Ce n'est pas pour si peu qu'ils se mettront à penser qu'un sang de seigneur puisse descendre durablement à leur condition. »

Dernière modification par Zyakan (2019-07-01 20:26:42)

#5 2019-07-01 20:26:00

Luis

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

« Ton baquet est prêt.
-Mh..? Mhrci 'Stobal.
-Allez, c'est presque l'aube.
-Mhhhn. Courbatures.
-Mon pauvre. Et ça n'a duré que quatre jours. Imagine, si tu devais pousser une charrue tout au long de l'année. »

Cristobal évita d'ajouter que ça n'avait été que pousser des chariots. Certes, il s'était remis à pleuvoir deux jours durant, pour bien enfoncer le clou. Mais Zyakan dormait quand même sous une tente, sur une paillasse, et mangeait comme le fils d'un seigneur.

« Fallait bien que jfasse quelque chose, gn'allais pas rester à attendre le cul sur ma selle...
-Oh mais je ne dis pas le contraire. Si ça t'a fait plaisir... Même si les types qui se relayaient à tenir ton cheval auraient sans doute poussé plus fort que toi.
-Pendant ce temps-là ils se reposaient. Fais pas chier, Cris. »

Accessoirement, il n'avait pas eu à récurer ses bottes et ses chausses pendant une demi-heure chaque soir, mais Cristobal le charrierait avec ça une autre fois où il voudrait jouer les durs.

« Ton père a reçu un messager cette nuit, du magnat. Je ne sais pas ce qu'il s'est dit mais ça l'a mis en soucis.
-Ah... »

Ça se levait quand même, enfin. Ça allait péniblement se débarbouiller au baquet qu'on lui avait rempli.

« Comment tu le sais ? » demanda finalement Zyakan après s'être énergiquement secoué la tête dans un bruit de joues claquées.

« La toile de tente, c'est pas épais. »

Le petit jour était bien frais, Zyakan frissonna au moment de se frictionner le corps.

« Qu'est-ce que ça peut être ? Quelque chose de grave ?
-J'en sais rien, je te dis. On saura ça tout à l'heure si tu te grouilles un peu.
-Oui, oui, voilà, j'active. Excuse-moi d'avoir sué hier, moi.
-C'était ton choix, mon bon sire. D'ailleurs tu peux y aller franchement sur le savon, j'aimerais bien ne pas avoir à toujours faire attention au sens du vent quand on sera en marche.
-Si tu commences comme ça dés le matin, tu vas vite pouvoir faire attention au sens de mon genou dans tes couilles, Cristobal Gonzales.
-C'est ça, tu veux toutes les filles qu'on rencontrera pour toi, alors tu m'émasculptes ?
-Émascule, ducon. Les sculptures c'est ce qu'il y a dans les chapelles.
-Ah ben c'est sûr que si t'es bon seulement à leur sortir des mots savants et à leur parler de chapelles...
-Y en a qui aiment ça.
-Ah oui ? Les nonnes ?
-Non... Les nobles.
-Et tu préfères parler de sculptures dans une chapelle que les retourner dans le foin ? Je me suis toujours dit que t'avais des goûts bizarres.
-Tu comprends vraiment rien.
-Et toi tu mets deux heures à te laver. Dépêche-toi, au lieu de bavarder. »


Une demi-douzaine de sains échanges de piques plus tard, Zyakan arrivait après tout le monde devant la tente du baron, où se tenait le conseil de guerre du matin autour d'un brasero. Taell eut un air las à son adresse pendant qu'il prenait place à la gauche du père, sous le silence maussade de celui-ci, et les regards de l'état-major.

« Bien, maintenant que nous sommes tous là, grogna le baron, j'ai reçu la réponse du magnat cette nuit, ou plutôt de son intendant. Clodolón ne nous a pas attendus. Son ost est parti d'Al-Ahard il y a deux jours, il me fait dire d'y rester en garnison jusqu'à nouvel ordre.
-Quoi ? »

Zyakan avait laissé sortir son étonnement, mais les autres autour n'étaient pas moins surpris.

« Il rassemble déjà suffisamment de forces avec ses autres vassaux, les burgeisters de Kretzk et de Novar, il a voulu attaquer Guadaljir sans attendre pour surprendre le kciaz. Je prie pour que son audace paie. »

Mais leur retard les faisait mettre à l'écart des combats, consignés en garnison, punis... Zyakan enrageait. Pourquoi son père ne l'avait-il pas écouté, ils seraient arrivés à temps...


L'armée de Hazk marcha à allure forcée dans la vallée qui s'ouvrait à elle. Ils avaient passé quatre jours à se traîner comme des limaces : sans doute n'était-ce qu'une impression, mais le paysage pourtant plus large défilait soudain beaucoup plus vite. Ça ne suffisait évidemment pas à Zyakan. Il fallait qu'il ronge son frein pour ne pas piquer des deux tout seul vers Guadaljir et l'armée du magnat en plein siège ou même déjà en plein combat.

Le bourg d'Al-Ahard se présenta devant eux un peu avant midi. C'était un bourg dodu aux murailles bien entretenues. Le château, bien plus imposant que le fortin de Hazk, avait les pieds dans l'eau, et contrôlait la large rivière qui séparait la ville en deux. Effectivement, la ville avait l'air vide de troupes, à l'exception de quelques archers du guet au rempart, ridiculement peu nombreux.

Prévenu de leur arrivée, l'intendant, Hernan Alegre, fit ouvrir les portes de la ville et vint à leur rencontre à l'extérieur. Darmón sourit. Ses manières un peu précieuses, sa trogne de miel et sa bonne bedaine d'amateur de bonne chère étaient reconnaissables de loin. Sous ses dehors futiles, c'était un des plus fidèles serviteurs de feu Wolfram, à l'époque. Le fils avait bien fait de le garder à son poste.

« Ah, messire Darmón ! Je suis bien aise de vous voir.
-De même que moi d'être arrivé, mon bon Hernan.
-Je dois vous confier que jusqu'à reconnaître vos bannières je me rongeais les sangs. Comme vous voyez, mon bon sire Clodolón, votre gendre, ne m'a laissé qu'une poignée d'hommes pour garder la ville, en attendant votre venue disait-il. Assurément, les troupes du kciaz ne viendront pas ici si vous allez les trouver là-bas, lui ai-je soutenu, mais les bandits de grand chemin, les écorcheurs, les grandes compagnies ? Je sais bien que nous ne sommes qu'au début de la guerre, mais s'il s'en trouve d'assez audacieux pour- Et bien, il m'a traité de pleutre et s'est moqué de moi devant toute sa petite cour de jeunes strolatz, avant de finir par se mettre en colère quand j'insistai malgré tout. Il est parti avec tout ce qu'il était possible de prendre, en troupes et en réserve de vivres pour tenir le siège, j'ai à peine pu faire préparer un rôt convenable pour vous, ... et vos fils, je ne les avais pas comptés, mais normalement ce devrait être assez, un veau abattu juste pour vous, et je crois que le maître queux compte le faire mettre à l'estouffade avec des fines herbes et une sauce à sa manière, il ne m'en a pas dit plus. Mais pour la troupe entière, hélas, je crains que nos réserves ne suffisent guère, j'attends des convois des fermes environnantes pour demain. Je... J'espère que vous apportez vos propres victuailles, messire ?
-Oui, certes.
-Aaah, parfait, je n'ai pas douté un seul instant de votre prévoyance messire Darmón, vous pourrez faire mettre les denrées périssables au cellier, elles y seront bien à l'abri, normalement les pluies devraient être derrière nous, mais sait-on jamais avec ce qui est tombé ces dernières semaines... »

Volumineuse volubilité. Il est des hommes qui ne changent pas.

« Mon bon Hernan, coupa le baron avant que l'intendant ne reprenne, je goûte fort ta sollicitude. Cependant mes hommes sont fourbus. Où le magnat veut-il que j'installe mon camp ?
-Ah ça, messire, il ne m'en a même pas touché mot ! Tout pressé qu'il était d'aller à la bataille, enfin je ne devrais pas médire, c'est le fils de feu le magnat après tout, que Podeszwa l'ait en Sa Sainte Garde. »

Le bon Hernan se signa par réflexe. Il allait enchaîner sur une anecdote, mais le regard dubitatif du baron le ramena au sujet.

« Et bien, euh... Sans doute voudrait-il que vous restiez à l'extérieur, pour pouvoir le rejoindre vite s'il est besoin. Mais que diable, entrez donc en les murs ! J'ai de la place partout, des écuries vides et des baraquements pour trois cents hommes, et ceux qui ne logent pas pourront toujours planter leur tente dans la cour du château, ou en contrebas. Podeszwa m'est témoin que je ne laisserai pas une troupe aussi providentielle être la proie des loups et des coupe-jarrets ! »


Moins d'une heure plus tard, les portes du bourg étaient sagement refermées, et le camp achevait de s'établir dans l'enceinte du château. Le moins qu'on puisse dire, c'était que les hommes n'étaient pas fâchés de poser enfin leurs fesses sur quelque chose de sec. Leurs jambes douloureuses bénissaient le magnat d'être parti sans eux. Les seigneurs, quant à eux, se retrouvèrent dans la grande salle du donjon autour d'un veau à l'estouffade, avec la mère, le tout jeune frère et les deux sœurs du magnat, le vieux diacon du bourg et l'intendant Hernan, tout heureux d'avoir de nouveau une garnison convenable dans sa ville. Amelia de Hazk était enchantée de revoir son père et ses frères. Le vieux diacon semblait lui aussi aux anges. De sa voix suave, il ne tarissait pas de questions sur la santé de la famille du baron restée là-bas, puisque cela faisait maintenant un certain temps qu'il ne les avait vus, et sur le voyage depuis Hazk en cette saison, qui avait dû être bien éprouvant. Darmón s'efforçait d'y répondre entre deux bouchées, devant l'auditoire attentif que constituait la fratrie du magnat. La sœur aînée était de l'âge de ses deux fils, la cadette devait avoir celui d'Eusebio, et toutes deux s'émerveillaient à écouter ce récit. Le passage sur la participation de Zyakan à pousser les chariots dans la boue eut notamment droit à un vif succès, et des rires de leur part, qui forcèrent l'intéressé à se concentrer sur ce qu'il mâchait pour ne pas trop rougir des joues, sous le regard las de Taell.

En guise d'échange de bons procédés, Hernan et le diacon renseignèrent leurs invités sur les dernières nouvelles de la guerre. Dans l'Est, les ducs Robert et Odon avaient enfin joint leurs forces et allaient sans doute marcher sur la capitale, car on affirmait que leurs armées étaient bien plus imposantes que prévu. Face à eux, on ne savait pas grand-chose des manœuvres de Baldir, si ce n'était qu'il s'appliquait consciencieusement à mettre le feu à tous les seigneurs potentiellement rebelles que ses hommes arrivaient à attraper. Le diacon osa affirmer que le royaume tenait là une preuve que ce tyran était véritablement contrôlé par Ciemnota, et mettait tout en œuvre pour que le chaos règne sur Terre.

À l'inverse, la partie Sud du royaume était pour le moment dans un attentisme généralisé. Tout à l'Ouest, le kciaz de Gratz était clair dans son discours : il ne bougerait pas tant qu'on ne s'attaquerait pas à lui. Vue la prospérité de ses terres et la puissance de son armée qui avait su profiter de son éloignement pour n'être mêlée à aucune histoire depuis des lustres, il était vraisemblable que personne ne soit assez fou pour venir s'attaquer à lui. Les fidèles vautours de Baldir, quant à eux, rassemblaient leurs troupes pour venir en aide à leur souverain. En fait, à peu près tous les seigneurs de la région rassemblaient eux aussi leurs armées. Mais en dehors de Clodolón d'Al-Ahard et de ses vassaux, jusqu'à maintenant, aucun n'avait pris ouvertement parti pour l'un ou l'autre camp, malgré la haine légitime que tous vouaient à Baldir. Ils devaient attendre un signe, un oracle... un indice de la victoire future de l'un ou l'autre camp.

Ils en étaient là de la discussion quand un sergent ouvrit les portes en coup de vent.

« M'sieu l'intendant ! L'ost du magnat revient !
-Hein ? Mais... on ne nous a prévenus de rien !
-Ben m'sieu, on nous signale l'arrivée d'une grosse troupe aux couleurs d'Al-Ahard.
-Je vais voir ça. Ne vous dérangez pas de votre repas, mes bons seigneurs, les guetteurs doivent avoir pris leurs espoirs pour la réalité.
-Je vous accompagne, fit le baron en se levant. »

Grimpés sur le chemin de ronde du donjon, ils purent tous deux constater que les guetteurs ne se trompaient pas. Une armée imposante arrivait dans leur direction en ordre de marche. Le sergent efflanqué leur pointait du doigt les oriflammes, indiscernables d'ici mais d'après les guetteurs c'était bien de gueule au lion d'or, parti de sable à la tour d'argent, les armes d'Al-Ahard.

« C'est vraiment très étrange, messire Clodolón m'aurait prévenu s'il comptait faire demi-tour.
-Il a peut-être rencontré plus fort que lui, grommela Darmón.
-Je crains que vous n'ayez raison... Je ne compte là que la moitié de son ost, au mieux. Que Podeszwa nous préserve... »

Le burgeister sentait le fumet du désastre s'immiscer dans ses narines. Si les armées conjuguées d'Al-Ahard et des barons de Novar et de Kretzk étaient tombées sur parti capable de leur faire rebrousser chemin à cette vitesse, ce n'était pas sa petite piétaille à lui, Hazk, qui allait y changer quoi que ce soit.

#6 2019-07-05 16:53:46

Luis

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

PREMIER SANG



« Le magnat est blessé ! Nous sommes poursuivis, ouvrez vite les portes ! »

C'était ce que criait le cavalier qui était parvenu aux portes, en avant de l'avant-garde. Le regard paniqué du bon Hernan croisa celui du burgeister, par pur réflexe de n'agir qu'avec l'assentiment d'un noble. Darmón cria de faire ouvrir les portes, et le message passa d'archer en archer le long du mur d'enceinte, jusqu'à la lourde herse et à la grande porte de la ville.

« Allez trouver le diacon et votre apothicaire, ordonna Darmón à l'intendant. Et vous, fit-il au sergent, allez sonner le branle-bas à mes capitaines. Qu'ils mettent tout de suite des archers sur les murs. »

Si l'ennemi était à leurs trousses, même s'il n'était pas encore visible, il faudrait être prêts.

« Quant à moi, je vais à leur rencontre. »

Le baron dévala les escaliers, et courut aux écuries récupérer un cheval. Il surprit Rudolf, son écuyer, en discussion avec un bol de soupe jusqu'aux moustaches.

« Presse-toi de me seller un coursier ! Vite ! »

Quand Darmón franchit la herse du château, déjà, les strolatz de la garde du magnat arrivaient, escortant un palanquin bâché.

« Faites place ! » Criaient-ils à la populace qui grouillait dans les rues, chacun se hâtant pour rentrer chez soi. « Le magnat est blessé, place ! »

Ils avançaient au petit trot, aussi vite que le pouvait un chariot avec un blessé dessus. Darmón de Hazk arriva à leur hauteur au galop.

« Où est l'intendant Hernan ? » l'alpagua le chef des strolatz, dont la panique tendait la voix.

« L'intendant est parti chercher le diacon et l'apothicaire. Qu'est-il arrivé ?
-Nous avons été pris au piège, par traîtrise. Le magnat a été écrasé sous son cheval, écartez-vous du chemin, que le chariot passe.
-Où sont les armées de Novar et de Kretzk ? » Demanda le baron en faisant faire demi-tour à son coursier dans la grand-rue.

« Je n'ai vu que des bannières d'Al-Ahard, poursuivit Darmón, côte à côte avec le strolatz qui se retournait nerveusement pour vérifier l'avancée du chariot.
-Les barons nous suivent, ils assurent notre retraite. Et vous, qui êtes-vous ? »

Ces foutus strolatz, toujours aussi suffisants. Celui-là était pire que les autres, comme attendu de ceux de la garde d'un magnat. Un tout jeune paltoquet, que Wolfram d'Al-Ahard aurait su faire rester à sa place, lui.

« Burgeister Darmón de Hazk. Où sont vos capitaines ? Qui a décidé de la retraite ?
-Les autres capitaines sont avec l'armée, vous leur demanderez. La priorité est de faire soigner le magnat. »

Le baron retourna la tête vers les portes du bourg, où il apercevait les troupes d'Al-Ahard qui commençaient à entrer, en bon ordre. Comme s'il prenait conscience du rang de son interlocuteur, le strolatz lui demanda soudain, sur un ton moins sec et presque anxieux :

« Vous êtes venu avec vos hommes, messire ?
-Toute mon armée.
-Chwala Podeszwa.
-Chwala Podeszwa.
-Si vous voulez m'excuser... »

Le strolatz fit demi-tour, laissant avancer le baron et ceux qui escortaient le chariot. Darmón le vit échanger des paroles à voix basse avec deux autres cavaliers de l'escorte au moment où ils passaient sous l'épaisse porte du château. Le chariot et l'escorte se frayèrent un chemin à travers les compagnies d'archers qui se dirigeaient vers les remparts, les strolatz qui couraient aux écuries et la piétaille qui finissait de s'armer en désordre.

Arrivés dans la deuxième enceinte, ils virent accourir la bedaine de l'intendant qui précédait le vieux diacon, l'homme le plus tranquille à quinze lieues alentour. L'apothicaire sec à lorgnons les accompagnait avec son apprenti. Balayant du regard les allées et venues des serviteurs, des lavandières et des palefreniers, Darmón constata avec satisfaction que ses fils sortaient du donjon en armure le casque à la main, avec le valet de Zyakan et l'écuyer de Taell. Lui-même foncerait enfiler quelque chose de plus consistant que son tabard dés qu'il aurait pu voir le magnat. Il se sentait tout nu sans son haubert, sans même casque ni bouclier.

Pour l'heure, des strolatz avaient posé pied à terre et amenaient le diacon et l'homme de médecine voir le magnat sous cette damnée bâche blanche, en ...remettant leurs casques... Pourquoi l'air s'était-il soudain tendu ? Darmón jeta un œil aux strolatz encore à cheval qui étaient derrière lui...

« Derrière vous ! »

Taell avait eu une impression bizarre à la seconde où il avait vu arriver les strolatz. Mais il n'y prêta pas attention, ça devait être une simple ressemblance. L'intendant avait paru surpris aussi mais n'avait rien dit, il devait juste être nerveux, un peu dépassé par la situation, c'était la garde du magnat, pourquoi Taell y aurait-il reconnu des hommes de Guadaljir... Jusqu'au moment où le diacon souleva la toile blanche, de sa vieille main. Les deux frères et leurs suivants avaient été tenus à l'écart, mais leurs huit yeux s'écarquillèrent en découvrant qu'à l'intérieur du chariot, il n'y avait que de la paille. Taell fut le premier à réagir. Par réflexe, il leva les yeux vers son père, resté à l'écart. Le strolatz juste derrière lui allait...

Darmón de Hazk évita le coup de taille par miracle, peut-être l'action du cri de son fils. Son cheval se cabra.

« Traîtres à Baldir ! »

Taell para de son écu la masse qui allait lui fracasser l'arrière du crâne. Il laissa tomber son casque par terre sous le choc, discernant du coin de l’œil son père qui cabrait son cheval et partait au galop, quatre cavaliers se lançant sur ses talons.

Zyakan eut un instant de flottement devant l'image du diacon qui s'affalait vers le sol en pissant un flot de sang par-dessous sa barbe blanche, un cri perçant de lavandière en fond sonore, et il aurait lui-même eu la nuque transpercée par une dague fine si le pied de Cristobal n'avait pas pris de flanc le genou de son agresseur. Il retrouva ses moyens juste à temps pour flanquer un coup de bouclier à la tête surprise qui plongeait vers son épaule, et Cristobal se jeta sur l'assassin pour l'accompagner au sol et l'y maintenir.

« Achève-le, vite ! »

Mais Zyakan avait à peine tiré son épée qu'un nouvel adversaire arrivait face à lui, et il dut esquiver de justesse un revers de masse d'armes.

« Non ! Non, non... Pitié ! »

Le gros Hernan reculait, tendant les mains devant lui, aveuglé par le torrent de sueur froide qui lui coulait du front. Il trébucha sur le corps désarticulé de l'apothicaire et s'enfonça en plein dans la mare de sang luisant. Les lorgnons du docte maistre égorgé laissèrent entendre un petit bruit de verre brisé sous ses fesses. Le chef des strolatz essuyait calmement sa dague en marchant, traçant un cercle de prédateur autour de l'intendant. Trois de ses hommes s'affairaient autour du chariot, mais le capitaine aimait le travail bien fait. Hernan s'était redressé à genoux, mais il n'aurait jamais le temps de se relever, il le savait. Il implora, comme ça lui venait :

« Je n'ai pas d'épée ! »

Le strolatz redressa la tête, surpris par l'argument. Il leva un sourcil en signe de réflexion, se gratta la barbe. Et puis haussa les épaules. Il saisit le bras gémissant de Hernan, et fit partir sa main pour trancher à la gor... Qu'est-ce que- Cataclop ?

Le coursier du baron le renversa comme un fétu de paille, le projetant deux mètres plus loin, en plein dans les jambes du cheval d'un des strolatz qui essayaient de le flanquer. Le cheval fit un bond de côté bizarre de surprise, désarçonnant son cavalier, alors qu'un petit bruit d'os broyé craquait dans la confusion.

« Courez appeler aux armes ! Et faites fermer les portes ! », réussit à gueuler le burgeister entre deux tailles d'épée dans le vide à ses poursuivants.

Le bon Hernan se releva immédiatement et lança son corps à pleine vitesse vers la basse cour, trop paniqué pour prendre le temps d'avoir peur.

« Aide-moi, merde, bute ce fumier !
-Tu vois pas que j'ai autre chose à foutre ! »

Cristobal s'accrochait de toutes ses forces aux bras du strolatz à terre, qui, lui, s'accrochait de toutes ses forces à son perce-maille et se démenait contre le sol pour se débarrasser de ce gamin parasite. Finalement, sur un malentendu entre deux rebonds opposés, le heaume à nasal du strolatz vint rencontrer le front du valet, bien fort, et un bon coup de jambes expulsa ce foutu malandrin contre les pavés. Peinant, essoufflé, le strolatz vainqueur se releva sans prendre le temps de remettre son casque en place et alla pour planter vite son bon acier au travers du gêneur, pour laver sa honte et passer à autre chose. Sa senestre gantée de cuir se posa brute sur la gorge étourdie, mais la lame de Zyakan tailla à ce moment une grosse et bonne encoche en plein dans le crâne rouge de sueur qui avait juste eu le temps de voir arriver un reflet métallique. La grimace surprise resta un instant en l'air. L'épée se retira avec force, aidée d'une poussée du pied contre l'épaule. Alors le corps s'affaissa en arrière, et le tintement du casque contre le pavé sonna comme un glas ridicule.

Cristobal porta la main à son cou, à moitié étouffé qu'il était.

« Tu as réussi à te libérer, finalement » Railla-t-il, éraillé.

Zyakan cracha au sol. Il avait du sang dans la bouche, l'autre strolatz lui avait méchamment abîmé l'armure, mais il avait réussi à l'avoir sur un coup de chance. Il replaça correctement le capuchon de son haubert et s'enfonça enfin son casque sur la tête.

« Relève toi et prends ses armes, fit-il à Cristobal, tu reprendras ton souffle plus tard. »

Taell et Matteo, son écuyer, étaient aux prises avec trois strolatz, et leur père était seul, toujours poursuivi, sans armure ni bouclier. Mais il était à l'autre bout de la cour, et Zyakan et Cristobal étaient à pied. Il fallait parer au plus pressé. Zyakan se rua vers Taell pour prendre de dos ses adversaires, qui l'acculaient devant la porte de la chapelle. Mais son frère le vit venir et cria :

« Le chariot ! Empêche-les ! »

Un des trois strolatz se retourna vers l'adresse du cri, et se mangea la pointe de l'écu de Matteo au niveau de l’œil, puis un joli croche-patte qui le fit valdinguer en arrière dans les marches du parvis. Zyakan planta son épée dans le creux du genou du deuxième, qui chut à demi d'un coup, surpris et hurlant, et Taell interrompit le cri avec sa masse. Au même moment, un son de cor retentit dans tout le château.

« Quoi, le chariot ?
-Va au chariot, vite ! »

Le dernier strolatz considéra vite le retournement dramatique de situation qui venait de s'opérer, et prit l'initiative de reculer vers son ami qui se remettait debout en bas des marches. Il sentit tout à coup qu'il butait contre quelque chose de froid. Baissa les yeux. Et vit une petite chose brillante et pointue qui lui sortait à peine du ventre. Cristobal frappa de nouveau, frappa et frappa encore à travers la maille, nerveusement, en maintenant le strolatz par la nuque. Il fallut que le poids inerte le fasse lâcher prise pour qu'il laisse tomber le corps mort.

Taell eut peu d'efforts à faire pour se débarrasser du dernier, qui se relevait encore étourdi et à moitié éborgné. Une feinte de l'écu à la tête, un coup de masse dans les rotules, on balaie la dextre du pied et on broie le crâne au sol, comme à l'entraînement.

« Mais quoi le chariot ? Il y en a encore là-bas ? »

Zyakan avançait mais ne comprenait pas. Le sang qui lui baignait la bouche le gênait, il cracha encore. Qu'est-ce que...

« Ouvre les yeux, il est où le chariot ?
-Ben il est... »

Il n'était plus là. On ne le voyait plus, on voyait juste un strolatz qui relevait son capitaine au visage éclaté par le coup de sabot et s'éloignait en le soutenant sur son épaule... Vers une double porte grande ouverte. Et une lueur de torche.

Taell s'était mis à courir. Les autres comprirent immédiatement.

« C'est le cellier ! Ils vont brûler nos réserves ! »

#7 2019-07-06 14:15:19

Luis

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

« Fermez les portes ! Fermez les portes ! À l'aide ! Traîtrise ! L'ennemi est dans le château ! »


L'intendant courait plus vite qu'il n'avait jamais couru, il avait dévalé le chemin vers la basse-cour, passant entre les murailles crénelées, qu'est-ce que c'était loin, pourquoi fallait-il que ce soit si loin, ses tempes allaient exploser, mais enfin il y était. La basse cour, camp de la troupe des Hazk, en pleine effervescence.


Les hommes se tournèrent vers les glapissements qui leur arrivaient dessus.


« Qu'est-ce qu'il se passe, intendant ? » Un capitaine taillé dans le roc des plateaux venait à sa rencontre : Ricardo Simas, noir farouche de barbe, de cheveux et d'yeux, portant une broigne de cuir dont l'envergure ridiculisait les tours de la ville. Hernan expliqua très succinctement la situation. Le faux magnat. Les faux strolatz. Les fausses bannières. La vraie armée. Le capitaine blêmit.


« Remontez-moi immédiatement ce putain de pont-levis ! Nous sommes attaqués ! Rappelez les archers qui sont partis sur le mur d'enceinte, tout le monde sur les remparts du château ! »


Il revint à l'intendant, le prit fermement par les épaules et le souleva.


« Où sont les traîtres ! Où sont-ils ? »


L'immense capitaine secouait la masse flottante du bon Hernan comme un flan qui grimaçait, complètement prostré. Il tenta un geste de sa main ballottée par les battoirs qui l'avaient saisi.


« Là-là-là-bas là-bas d-dans la haute cou-r ! Il y a au moins trente strolatz qui veulent mettre en pièces messire de Hazk et ses fils ! Il m'a dépêché vers vous pour- »


Le capitaine lâcha Hernan, Hernan s'effondra.


« Une compagnie avec moi, tout de suite ! Cavaliers et strolatz, à cheval, et s'ils sont pas sellés, courez ! Not'bon seigneur est en danger ! »


Il récupéra un casque et un écu, et se mit à courir vers la deuxième enceinte.


« Capitaine, cria un soldat, on ne peut pas remonter le pont-levis maintenant ! On a des hommes qui campent devant les douves !

-Sonnez le cor ! Qu'ils rentrent tout de suite ou que Podeszwa recueille leurs âmes ! »


Le cor fut sonné. L'armée ennemie, dont l'avant-garde au pas, jouant toujours le jeu de la duperie, était déjà arrivée presque en contrebas du château, entendit le cor. Et les strolatz qui étaient en tête comprirent que les choses s'accéléraient. Ils éperonnèrent violemment, lançant leurs montures au galop dans la grand-rue.



« Attention ! »


Zyakan eut juste le temps de finir ce mot qu'un carreau s'enfonçait dans son bouclier, à hauteur de sa tête. Deux "toc" sourds suivirent immédiatement, sur l'écu de Taell et celui de Matteo. Rien pour Cristobal qui suivait, fort heureusement puisqu'il n'avait pas de bouclier.


De la fumée sortait déjà du cellier, suivie par une odeur affreuse de grains grillés. Des flammes éclairaient l'intérieur, et projetaient les ombres des strolatz debout contre les murs, en train de recharger leurs arbalètes. Zyakan n'aurait pas su dire si c'était ça ou le reflet sur les casques qui l'avait sauvé.


La compagnie du capitaine Simas arriva sur ces entrefaites.

« Arbalètes ! »

Ils se baissèrent, avançant derrière leurs boucliers. Taell gueula qu'ils étaient en train de brûler la nourriture, et qu'il fallait foncer.


« Où est messire votre père ? »



Le burgeister était en difficulté. Plus tôt, au tout début de la poursuite, il avait réussi l'exploit de se laisser glisser sur le côté de sa selle et de tailler le jarret du cheval d'un de ses adversaires, qui gisait maintenant écrasé entre un mur et cinq cent cinquante kilos de chair hennissante. Un deuxième avait été désarçonné par la voltige du malheureux capitaine. À ce moment-là il lui restait encore deux poursuivants. Ceux dont il s'était débarrassé avaient été surpris. Ces deux autres là le collaient comme la misère colle le paysan, et avaient déjà manqué l'encercler deux fois comme comme deux gros chats qui chassent un moineau. Son cheval était plus agile, mais il allait vite fatiguer à cette allure. S'ils le prenaient en tenaille ou s'ils le coinçaient il était cuit. Il fallait qu'il récupère un bouclier, vite, ce petit jeu ne durerait pas longtemps et il fallait qu'il aide ses fils. Ou alors. Une idée germa en un éclair dans le cerveau de Darmón alors que son cheval longeait le mur de la chapelle, faisant fuir pour sa vie tout le petit monde du château qui se trouvait sur le chemin. Juste derrière l'angle du mur, à droite, c'était le lavoir.


Darmón fit tourner son cheval à angle droit. La pauvre bête épuisée manqua déraper sur les pavés mais elle tint le coup, et le baron libéra ses pieds des étriers et sauta.


Le coursier culbuta contre la pierre du lavoir et partit à la renverse en soulevant une immense gerbe d'écume. Darmón fut projeté en avant encore plus loin contre un rude panier de linge.


Le premier strolatz réussit parfaitement le virage, et eut à peine le temps de ravaler sa fierté en écarquillant les yeux avant le choc.


Le cheval du deuxième strolatz, lui, avait sérieusement failli déraper, et il avait dû faire un large écart de trajectoire pour éviter la chute. Il ne put que tirer sur les rênes instinctivement à la seconde d'après : le spectacle du salto de son compagnon par-dessus un autre cheval cul par-dessus tête dans un geyser bruyant d'eau bouillonnante se figea dans ses yeux, le temps qu'il comprenne l'image et que les corps des équidés achèvent leur mouvement magistral. Ce ne fut que la seconde suivante qu'il aperçut le baron en train de se relever du tas de vêtements sales éventré sur lequel il avait atterri. Alors, sans plus chercher à comprendre, le strolatz éperonna, en hurlant le nom de Podeszwa pour se redonner une contenance.


Darmón plongea à terre vers le tas de chevaux pour éviter la charge et le balayage de la masse d'armes. Le destrier du strolatz se cabra en se retrouvant face au mur, juste avant qu'il n'y ait impact. Il revint sur ses jambes du mauvais côté, le cul vers le baron, la tête vers la montagne de linge éparpillée. Le temps que son cavalier le fasse se retourner, ne sachant où poser ses sabots dans le fouillis qui jonchait le sol, Darmón s'était déjà précipité sur l'autre strolatz malchanceux, celui qui gémissait, écrasé entre deux chevaux. Le baron esquiva les coups de jambe désespérés de la malheureuse monture du dessus -l'autre ne bougeait plus que par spasmes- récupéra son épée qui avait valsé au sol, assomma le strolatz coincé avec le pommeau et tira de toutes ses forces sur le bouclier auquel s'agrippait l'agonisant. Il se retourna, prêt à faire front, et c'est à l'instant où son regard se fichait dans celui du strolatz monté qui lui faisait face, que le cor de l'alerte sonna.


Entendant ça, le strolatz interrompit son mouvement de cuisses, et tira brusquement les rênes. Le cor sonnait le branle-bas chez leurs ennemis. Il ne leur restait plus beaucoup de temps. Tuer le baron aurait été un exploit, mais ce n'était pas sa mission. Sa mission, c'était le cellier, à tout prix. Il fallait qu'il s'assure que les autres avaient fait leur travail. Il tourna bride et éperonna sa monture vers là où se passait l'action.


Le baron resta interdit. En voyant que le strolatz s'en allait bel et bien, il fut même carrément outré, et se mit à l'insulter de tous les pires noms de lâches et de couilles molles qu'il connaissait, et il en connaissait un certain nombre. Malheureusement, ça n'eut pas d'effet sur la fuite de son adversaire. Alors Darmón retourna son dépit vers le tas de chevaux. La partie littéraire de son esprit chercha un mot pour décrire cet exemple flagrant de grandiose inutile. Mais chassant vite toute poésie, sa pensée revint à l'endroit vers où galopait le strolatz, là-bas à l'autre bout de la cour.


Là où se battaient ses fils.


Il jura quelque chose d'intraduisible, et se mit à courir. Il découvrit instantanément que maintenant que l'adrénaline du combat retombait, il allait devoir compter avec une cheville foulée. Il balança son épée par terre à cloche-pied. Jura. Se massa la cheville pendant deux secondes, claudiqua vers son épée, jura, la ramassa et repartit en boitant et en pestant.



En arrivant au grand galop sur la scène du cellier, le strolatz put constater deux choses : la première, hautement désagréable, était la déroute imminente de ses acolytes, submergés par le nombre. Le destin taquin avait dû faire que les choses tournent vraiment mal, puisque même les fils du baron étaient debout et tenaient les survivants en respect. La deuxième, qui compensait largement celle-ci, était le feu de joie impressionnant qui se dégageait du cellier, que les péons du château commençaient déjà à vouloir juguler, pressant les soldats d'en finir avec les pyromanes. Le strolatz loua la balance de Podeszwa de pencher de leur côté, malgré le prix qu'Il leur faisait payer. Tout en promettant intérieurement de jeûner une semaine en remerciement, il fit un calcul rapide. Ses chances de secourir ses camarades étaient faibles, même en chargeant dans le dos par surprise. Étant pragmatique de naissance, il les considéra nulles, et évacua cette hypothèse. Ses chances de s'en sortir lui-même, en revanche, étaient avérées. La troupe qui avait investi la haute cour laissait un accès libre à la barbacane, et de ce qu'il avait vu quand il était passé avec le chariot, la cour basse était en proie à un chaos qui pouvait lui permettre de passer sans casse. Il songea à retourner sur ses pas pour finir l'opération précédente, à savoir tuer le baron. Le burgeister devait être à pied en ce moment-même, et même s'il avait récupéré un bouclier, il était toujours tête nue, ce qui lui donnait à lui deux avantages certains.


Mais la poursuite qui avait eu lieu, à quatre contre un, puis trois, puis deux, puis lui tout seul, incita l'homme à la plus élémentaire des prudences. Podeszwa ne voulait visiblement pas que le baron meure ce jour. Ni lui, ni ses fils, qui avaient triomphé dieu sait comment de soldats vétérans en surnombre. Le strolatz considéra que la volonté divine était on ne peut plus claire. Il considéra également que, s'il revenait sur ses pas ou s'il perdait la moindre seconde supplémentaire à tergiverser, ses chances de sauver sa propre vie se trouveraient réduites à néant, puisque désormais une partie de la troupe qui encerclait ses camarades défaits l'avait repéré et se dirigeait vers lui. Par conséquent, il piqua des deux, et son cheval (qui certes n'avait pas eu accès à ce degré de réflexion, mais avait parfaitement senti l'hostilité émanant du groupe d'humains casqués qui arrivait en face) ne demanda pas son reste.


Quelques tirs d'arbalètes furent esquivés à la grâce de Podeszwa et le destrier réussit à filer vers l'accès à la basse cour, les pointes des lances des poursuivant passant à quelques mètres de ses flancs. Il dévala les pavés, poursuivi par les cris d' « attrapez-le » et déboucha dans la basse cour en chaos complet, où tout de même quelques soldats s'étaient retournés et préparés à intercepter un fuyard en entendant les cris. Seulement, ils n'avaient pas pensé que celui-ci puisse être à cheval. Le strolatz déboula sur eux, mit un violent coup de masse sur un casque qui persistait à vouloir l'arrêter, et passa au milieu du reste qui se jetait sur le côté. Des cris fusèrent immédiatement. Toute la piétaille qui s'organisait dans la cour basse se retourna vers l'unique objectif de ce cavalier fuyant, qui voyait la distance le séparant du pont-levis encore baissé s'amenuiser en même temps que ses chances de pouvoir le franchir, et qui priait de toutes ses forces pour que la première s'épuise avant les secondes.


Peut-être manqué-ce de clarté. Voyons la chose de dessus.


Le cor n'avait pas été sonné plus de deux minutes plus tôt. Les hommes des Hazk qui avaient dressé leur camp de l'autre côté des douves, en train de s'armer pour défendre la ville à l'époque où l'on pensait encore avoir affaire à une armée alliée et poursuivie, se faisaient tailler en pièces ou jeter dans les douves à reculons, mais certains avaient réussi à se rassembler et à effectuer une retraite digne de ce nom. Ils résistaient et ralentissaient l'assaut des strolatz de Guadaljir. Le pont-levis, que le capitaine Simas avait ordonné de lever, les attendait par pure bonté d'âme de ses manœuvres, qui étaient prêts à sauter sur les contrepoids pour faire basculer le tout mais refusaient de sceller le sort de leurs compagnons. Et à l'intérieur de la première enceinte du château, dans cette cour basse, tous les hommes qui n'étaient pas encore entassés aux créneaux ou à jeter des pierres par les hourds de la porte, ou à préparer un mur de leurs lances face à l'avant-garde ennemie, tous les retardataires donc, ceux à qui il manquait une jambière ou à qui les lacets de leur gambison avaient fait défaut, ou encore ceux qui n'avaient pas mesuré l'urgence de la situation en temps et en heure et s'étaient autorisés à récriminer sur la fatigue de leurs jambes et de leur dos après la marche forcée alors qu'il s'agissait de leur survie à tous en ce moment ; tous ceux-là donc, ceux qui étaient encore dans la cour, se retrouvèrent à avoir une cible à abattre de manière prioritaire, comme des chiens à qui on agite soudain un lambeau de chair sous le museau. Le lambeau en question, et c'est l'objet de cette vue de dessus, se retrouva donc à voir une sorte de horde fondre sur lui de tous les côtés à mesure qu'il traçait sa route -avec une célérité certaine- de l'entrée de la basse cour jusqu'au pont-levis.


Entendant qu'un ennemi leur arrivait par derrière, les manœuvres du point-levis décidèrent enfin, à regret mais pour leur vie, d'exécuter l'ordre, et sautèrent sur les contrepoids. Les lourdes charnières du pont couinèrent douloureusement. Les hommes battant en retraite furent surpris et ceux qui comprirent furent désespérés d'un coup. Cela donna la force à certains de rompre le combat et de courir vers le salut qui commençait à s'élever lentement, ralenti par le poids des hommes qui étaient debout dessus et décidèrent -se sauve qui peut- de courir eux aussi vers l'intérieur et la survie. Mais le temps que tout cela s'effectue -quelques secondes, ma foi, moins d'une dizaine- le destrier fumant d'écume et son cavalier penché sur l'encolure arrivèrent comme un esquif devançant le raz-de marée. Un homme eut la présence d'esprit d'armer sa lance vers l'hostile. Le cheval la rencontra de plein fouet et s'embrocha une épaule dessus, mais cela ne suffit pas à arrêter son élan. Il s'affaissa à demi, passa sur le soldat en brisant l'épieu, et finit sa course en plein sur le pont, jusqu'à s'écrouler définitivement, la tête et les jambes avant dépassant dans le vide. Son cavalier ne demanda pas son reste : il s'était déjà débarrassé des étriers en voyant venir le coup de lance, et il sauta dans la douve avec tout son équipement. Le poids du cheval faillit faire retomber le pont, puisque les hommes en charge des poids ne suffisaient plus à contrebalancer, mais l'instinct de survie est une chose formidable : les soldats autour s'empressèrent de s'agripper à eux pour finir de clore la porte et enfin respirer.


Cependant, Podeszwa était d'esprit farceur ce jour. Le cheval bloquait.


La pauvre bête -son corps, disons- était coincée de telle manière qu'elle demeurait accrochée au pont et refusait de permettre sa fermeture, ou même son maintien en place à demi-fermée.


Un soldat eut l'idée de faire redescendre le pont pour éjecter le cheval, d'un côté ou de l'autre peu importait tant que le pont se fermait. Instantanément une dispute éclata, car les autres refusaient hystériquement d'entreprendre quoi que ce fût qui s'apparente à l'abaissement de ce pont-levis. Le soldat argua qu'il fallait faire vite, qu'on pouvait encore agir et tirer le cheval avant que l'ennemi ne profite de l'ouverture, mais d'autres n'étaient pas de cet avis. Leurs camarades de l'autre côté devaient déjà être morts, et l'assaillant n'attendait qu'une chose, c'était qu'on descende ce pont pour qu'il puisse se ruer à l'intérieur, il ne fallait pas oublier que l'armée ennemie était bien dix fois plus imposante que celle de Hazk et qu'en première ligne se trouvaient des strolatz sanguinaires qui n'auraient aucun mal, même à pied, à se frayer un chemin à coups de masse.


Les soldats qui arguaient en ce sens étaient notamment ceux qui se tenaient agrippés à bras-le-corps, en grappes, aux sacs de sables faisant office de contrepoids et aux deux manœuvres sensés remplir l'office de balanciers.


Finalement la décision leur revint, puisque de toute façon il était maintenant trop tard pour agir autrement. On décida donc de fermer la herse par-dessus le cheval, et on considéra qu'on trouverait bien quelques objets lourds pour remplacer les hommes qui fatigueraient vite.

#8 2019-07-09 19:16:28

Luis

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

ÉTAT DE SIÈGE



« … Un cheval.
- ...Oui, messire.
-Je peux savoir ce qu'il fait là ? »

Darmón de Hazk avait un air furieusement dubitatif.

À la lueur des torches, le capitaine Mornaz, qui commandait les hommes qui s'étaient battus à la porte le midi, faisait de son mieux pour expliquer comment la pauvre bête avait pu arriver là. Mais il était évident que si la situation n'avait pas été aussi grave, le baron aurait cru que son capitaine se payait sa tête. Le capitaine Arnold d'Engeld, quant à lui, s'efforçait de ne pas sourire. C'était nerveux, sans doute, l'incongruité de la chose : L'irréprochable Hubert Mornaz, avec sa moustache blanche soignée, son front brillant et ses airs de moine, en train de détailler l'arrivée d'un cheval cul par-dessus tête en plein dans le pont-levis d'un château qu'ils occupaient depuis le midi, sous l’œil éploré d'un Hernan Alegre plus du tout allègre. Les seuls éléments qui aidaient d'Engeld à garder un air sérieux étaient les têtes que tiraient en face de lui Taell de Hazk et Ricardo Simas, ce dernier étant plus sombre que sa barbe.

« Et le strolatz qui était dessus, vous l'avez récupéré ?
-Non, messire. Il a réussi à s'enfuir dans la confusion. »

Hubert Mornaz aurait sans doute préféré s'être coupé un bras, plutôt que de se retrouver avec la responsabilité de cette situation sur le dos.

« Et bien dans ce cas, le kciaz connaît tout de nous...
-On a fait prisonnier un des fils à putain qui ont mis le feu au cellier. Il est au frais au cachot, indiqua la voix de caverne du capitaine Simas. Il a le nez en sang, mais il lui reste des dents, on peut toujours tenter de lui faire dire ce qu'il sait.
-Ce serait bien. Il faut qu'on sache à quoi s'en tenir sur l'armée qui nous assiège.
-Vous pensez qu'il faut se préparer à un assaut ?
-Oui. Si l'armée de Guadaljir est ici, c'est qu'elle n'est pas à Guadaljir. Notre jeune magnat va vite s'en rendre compte dès qu'il sera arrivé là-bas. Et s'il n'est pas le dernier des imbéciles, il comprendra la manœuvre et il fera demi-tour pour nous venir en aide. À mon avis, le kciaz le sait. S'il a envoyé ces enfants de putain détruire nos réserves, c'est qu'il n'a pas de temps à perdre.
-Guadaljir est à trois jours de marche d'ici, quatre tout au plus, avec les routes trempées, intervint Arnold d'Engeld. Si Clodolón est parti d'ici avant-hier, il arrivera demain face à la ville vide, et le temps qu'il revienne...
-...Nous devrons tenir quatre jours... » conclut Darmón.

Le baron se laissa aller un instant à estimer le nombre d'heures qu'allait mettre la carcasse chevaline à puer et à attirer les mouches. Il en était écœuré d'avance. Ceci dit, dans le même temps, il se consolait en songeant que ses hommes et lui n'auraient pas à endurer l'odeur longtemps, si le château était pris vite.

De fait, la situation était catastrophique.

L'attaque leur avait coûté près de soixante-quinze hommes parmi ceux qui campaient en dehors des murs. Certes, il s'agissait de paysans armés pour la plupart, mais aussi de quelques bons lanciers. De toutes façons, aucun d'entre eux n'aurait été de trop dans leurs maigres troupes.

L'armée de Guadaljir se tenait en retrait, hors de portée des archers aux remparts. Comme l'assaut n'allait pas être lancé de nuit, elle se contentait pour le moment de mettre la ville d'Al Ahard à sac, sans que quiconque à l'intérieur du château puisse rien y faire. Vu le rapport de forces, une sortie aurait valu un suicide. L'armée de Hazk était condamnée à regarder la ville flamber dans la nuit. Quant aux gens du bourg qui tentaient de rejoindre le château, ils se faisaient percer le dos de traits ou rattraper au galop et traîner par les cheveux sur les pavés. Bienheureux étaient les possesseurs d'embarcations, qui avaient pu fuir par la rivière. Les habitants de la rive gauche, également, avaient eu le temps de s'égailler dans les forêts alentour, abandonnant leurs maisons et leurs biens à l'envahisseur. Pour les autres... Les cris s'entendaient jusque dans les bâtiments du château, même avec les portes claquées et les oreilles bouchées à toutes forces. Ou peut-être résonnaient-ils seulement dans le crâne des soldats.

Les flammes ne s'étaient pas contentées de la ville. L'incendie du cellier avait fini par être maîtrisé, mais de tout ce qui y était entreposé, on n'avait pu récupérer que des cendres et quelques sacs de blé. Il allait falloir abattre les chevaux. Les deux pauvres bêtes qui s'étaient pris le lavoir étaient les premières sur la liste. Celui coincé dans le pont-levis aurait également été prioritaire s'il avait été accessible. Mais on craignait que l'ennemi ne profite de tout mouvement du pont-levis pour faire un passage en force. Pour garder un semblant de cavalerie, il allait falloir imposer un partage et un rationnement sérieux, sans se prendre une mutinerie en retour.

Au moins, ses fils étaient en vie. Darmón ne put retenir la lueur de fierté dans ses yeux en observant Zyakan, qui était en train de se faire panser à la lueur d'une lampe à huile par l'assistant de l'apothicaire. Il faisait le dur devant la fille du magnat. Pour un premier combat, Taell et lui s'en étaient sortis de manière inespérée. Podeszwa soit loué. Sa Volonté y était sans doute pour quelque chose, de même que pour cette vision absurde d'un cul de cheval mort coincé au fond de l'arche de la porte, dont le sens lui échappait encore. Darmón espérait avoir assez de temps dans le reste de sa vie pour remercier le Créateur de Toutes Choses. Mais s'ils devaient tous mourir si prochainement, que ce soit de faim ou en se défendant d'un assaut à un contre dix, pourquoi diable les avoir sauvés de ces strolatz ?

Le baron évacua ces pensées défaitistes d'un raclement de gorge. Il prit les choses en main, car tel était son rôle.

« Hubert, Hernan va t'accompagner et te montrer tout ce qui peut servir à la défense de ce château. Je veux que tu voies tout, du donjon aux poternes.
-Bien messire, acquiesça militairement le capitaine Mornaz, pressé de se racheter aux yeux de son seigneur.
-Bien, messire... fit Hernan, beaucoup plus hésitant, je ferai de mon mieux...
-Tu feras même mieux que ça, Hernan. »

Le regard du baron ne laissait aucune équivoque. Il s'agissait d'un ordre. Mais Hernan, bien qu'étant en train de se liquéfier progressivement sous les yeux du burgeister, savait pertinemment qu'il n'était pas en mesure d'accomplir cette tâche, lui dont le cœur sensible ne tolérait la vision d'une lame que dans les mains du maître queux. Aussi, poussé par une force irrépressible, plus puissante que la peur de se révolter, qui était la peur de subir les conséquences d'un échec, il réussit à articuler :

« C'est que... je ne suis que l'intendant, et...
-Il n'y a personne qui connaisse le château mieux que toi ici ?

Le baron n'avait pas de temps à perdre avec un flan.

-Eh bien, pour ce qui est de la défense, … notre sénéchal est parti avec l'armée, et je crains qu'il ... qu'il n'y ait guère que le capitaine des gardes qui puisse être en mesure de-
-Eh bien va le chercher ! Pourquoi n'est-il pas déjà ici avec nous, ce capitaine des gardes ?
-Messire, ... c'est qu'il est au lit.
-QUOI ? »

Hernan eut un air gêné propre à donner pitié aux plus endurcis des briscards de l'état-major.

« Il... Il a glissé dans les escaliers de la tour Sud-Est il y a une semaine. Il avait une jambe et trois côtes cassées, aux dernières nouvelles, et je crains qu'il ne soit pas encore capable de marcher. C'est qu'il n'est plus tout jeune non plus, le pauvre... »

Darmón de Hazk baissa la tête, et se massa les sourcils un court instant. Ses capitaines et Taell savaient à quoi s'en tenir dans ce genre de moment, et ils se gardèrent bien de l'interrompre. Quant à Hernan, il n'avait même pas besoin de leur exemple pour ne rien oser ajouter, tant le burgeister fulminait visiblement de l'intérieur.

« Bien. » reprit Darmón, posément.

Il décida d'employer un ton volontairement rassurant.

« Tu connais le château mieux que quiconque parmi nous, Hernan. Au besoin, trouve un ou deux vieux sergents du guet pour t'épauler. Je veux que Hubert connaisse tout de fond en combles pour organiser la défense. Première enceinte, deuxième enceinte, donjons, tout, jusqu'aux plus petites échauguettes. C'est clair ?
-Oui, messire.
-Et s'il y a une poterne par laquelle un messager a une chance de passer pour rejoindre le magnat, c'est le moment de nous la signaler.
-Je... Je crois que j'ai ce qu'il faut, messire.
-Bien. Notre survie à tous est entre tes mains, Hernan. »

Le bon intendant recula pour prendre congé, s'inclinant sous la responsabilité énorme qui tombait sur ses épaules. Il partit vite rattraper Hubert Mornaz et son pas de soldat qui se dirigeaient déjà vers le logis des gardes. Arnold d'Engeld ne réussit plus à retenir son rire en voyant ça. Fils cadet d'un châtelain, il se permettait plus de libertés que les autres capitaines, pourtant plus âgés que lui. Il croisa le regard de son seigneur, et pour un peu, il se serait permis une saillie sur le fait que, si leur survie à tous était entre ces mains-là, la situation était réellement désespérée. Le baron, qui partageait sans aucun doute ce sentiment au fond de lui mais n'avait aucune envie de laisser se développer l'esprit de défaite au sein de sa troupe, n'eut cependant pas le temps de le rappeler à l'ordre, puisqu'un soldat l'interpella.

« Messire ! » L'homme arrivait du chemin de ronde. « Le kciaz est en bas des murs. Il désire parlementer.
-Ah... ? ...Bien, faites-lui savoir que j'arrive.
-Parlementer ? »

Taell avait réagi presque malgré lui. Le culot du kciaz l'avait surpris au point de le faire sortir de la réserve qu'il observait toujours dans les réunions d'état-major. Plus que surpris, il était choqué.

« Le kciaz met la ville à sac, il nous tient enfermés dans le château, il a réduit à rien nos réserves de vivres, ...qu'est-ce qu'il reste à parlementer ?
-Il veut négocier notre reddition, sans aucun doute. N'oublie pas qu'il est pressé. C'est peut-être une chance pour nous, si j'arrive à manœuvrer assez habilement. Ricardo ?
-Oui, messire ?
-Pendant qu'on va essayer de jouer avec le temps, motive les hommes.
-Bien messire. »

Là-dessus, Darmón avait une entière confiance en son capitaine Simas. Il ferait le nécessaire pour que les hommes se concentrent sur autre chose que la probabilité de leur mort prochaine. La troupe le craignait et le respectait. Sa grande gueule, sa carrure de falaise, sa dévotion au baron et son intérêt pour la vie de ses hommes en faisaient sans doute l'élément le plus rassurant dans la présente situation.

Taell et le capitaine Arnold d'Engeld aidèrent le burgeister à boitiller jusque sur le chemin de ronde, malgré ses réticences à se faire soutenir. Les deux hommes ne lui laissèrent pas le choix. Ou, plus exactement, l'autre choix était qu'ils le portent.

#9 2019-07-11 14:11:25

Luis

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

« Est-ce que ces blessures ne vous font pas mal ? »


Valentina d'Al-Ahard, l'aînée des deux sœurs du magnat, s'était approchée de Zyakan alors que l'assistant du défunt apothicaire examinait ses contusions, dans le coin de la cour où se reposaient les blessés légers. Torse nu sur son tabouret, le jeune homme, surpris, bredouilla quelque chose en reprenant précipitamment sa chemise de lin.

« Euh, non, non non. Ce ne sont que quelques égratignures, et quelques bleus. »

Dés que Zyakan eut remis son vêtement, la jeune femme releva sur lui ses yeux, qu'elle avait gardés pudiquement baissés.

« J'ai bien cru que ces hommes allaient vous assassiner, vous et votre frère.
-Ah, vous avez vu la bataille...
-Oui, j'étais sur le pas de la porte, avec ma sœur. »

L'assistant considéra les deux jeunes gens, l'un, puis l'autre. Il se racla la gorge, et sortit un petit flacon de sa sacoche, le tendit à Zyakan.

« Pour apaiser vos hématomes, messire. »

Puis il s'éclipsa.

Valentina d'Al-Ahard avait le rose aux joues. Et Zyakan ne savait pas trop quoi dire non plus, et se trouvait tout d'un coup très bête. C'est Valentina qui reprit :

« C'était la première fois que vous... vous battiez ?
-Euh, oui. C'était la première fois.
-Vous n'avez pas eu peur ?
-Oh, ...non. Pas vraiment. »

Zyakan ne mentait même pas en disant cela.

« Tout est allé très vite. Tout s'est enchaîné, et j'ai mis du temps avant de comprendre ce qu'il se passait. »

En vérité, il avait mis tellement de temps à comprendre que si Cristobal n'avait pas été là pour lui sauver la vie, il n'aurait rien compris du tout.

« J'ai tremblé pour vous.
-Ah, bon ? 
-... et pour votre frère, aussi, bien sûr. »

*

« Bonsoir, Hazk ! »

Il avait beau l'avoir déjà vu plusieurs fois, Taell avait toujours du mal à se figurer que le petit homme rougeaud au cheveu ras, là-en-bas au bord de la douve, encadré par trois strolatz, était le kciaz Ralf de Guadaljir. Ça faisait le même effet à tout le monde : n'eut été l'armure, il l'aurait pris pour un homme des champs, ou un maréchal-ferrant, dans le meilleur des cas. Peut-être même un saltimbanque, ou un braconnier, à voir les picots de barbe qui pointaient sur ses joues tannées.

« Si le soir devait être bon, ça ne serait pas grâce à vous » rétorqua le baron, goûtant fort peu une politesse qui s'apparentait à de l'humour de mauvais goût. « Qu'est-ce que vous voulez ? »

Le kciaz sourit à pleine dents. Il aurait presque eu l'air de quelqu'un qui vous invite à sa table.

« Allons, ne faites pas cette tête-là, baron ! Ce n'est pas avec vos gens que mes soldats s'amusent, ce soir !
-Je ne vois pas de différence. Ce sont les gens de mon suzerain, et j'ai juré de les défendre. Vos arrangements avec l'honneur m'insupportent au moins autant que vos méthodes de bandit.
-Que voulez-vous, qui ne tente rien n'a rien... Je dois admettre que ma manœuvre était plutôt culottée. Mais elle a payé, non ? Vous vous préparez à une période de vache maigre, à ce qu'on m'a dit ? »

Ce damné strolatz lâcheur de chevaux avait bel et bien survécu et rapporté l'étendue du désastre. Darmón se demandait même s'il ne faisait pas partie de ceux qui flanquaient le kciaz, le casque à la main. Il était trop loin pour distinguer assez bien leurs traits. Ralf de Guadaljir relança, narquois :

« Et puis, de la part d'un rebelle à son roi, parler d'honneur est plutôt malvenu, vous ne trouvez pas ? »

Le burgeister serra les dents, et referma ses mains sur la pierre du rempart. Qu'un infâme vautour de l'espèce de ce kciaz ose discuter d'honneur, et qui plus est en parlant de ce Baldir la Sangsue... Avant que Darmón ne réplique sous l'effet de la colère, Arnold d'Engeld se pencha à son oreille.

« Messire, Guadaljir a l'air parti pour vouloir discuter. Si vous me le permettez, je suis sûr qu'à la distance où il est, un bon arbalétrier pourrait l'abattre.
-Quoi ? Mais vous n'y pensez pas sérieusement ! C'est contraire à toutes les règles !
-Sauf votre respect, messire, lui-même n'a pas été loin de faire la même chose, et son décès résoudrait un certain nombre de problèmes dans l'immédiat. »

En bas, n'ayant pas de réponse, et ses interlocuteurs s'étant cachés à sa vue derrière un créneau, le kciaz poursuivit, depuis le bord des douves :

« Vous savez que dans l'Est, il y a aux dernières nouvelles cinq ou six seigneurs rebelles qui ont déjà été rattrapés et brûlés pour hérésie ? »

Taell avait l'air, pour une fois, non pas choqué, mais plutôt dégoûté de la proposition d'Engeld, comme d'une chose sale mais qui serait malheureusement nécessaire. Quant à son père, son esprit était coincé dans l'allée et venue entre formuler une réponse au salaud qui les narguait en contrebas, d'une part, et soupeser l'idée effarante de son capitaine, de l'autre. Ses convictions étaient réellement heurtées.

« Je ne peux pas faire ça.
-Ralf de Guadaljir est peut-être l'esprit le plus retors de la région, poursuivit Arnold d'Engeld. Notre jeune coq de magnat va se faire manger tout cru face à lui, et nous avec. »

« Baldir n'aura aucune pitié pour les traîtres, vous le savez aussi bien que moi, continua le kciaz. Et vous savez tout aussi bien que votre révolte pitoyable n'a aucune chance d'aboutir. Il vous manque un chef. »

« Père, il est vrai que ce serait vous rabaisser au même niveau que ce serpent, mais...
-Mais il a démontré lui-même qu'il était un serpent, justement, rebondit le capitaine d'Engeld. Personne ne l'y a forcé. Vue sa réputation -et vous avez vu qu’elle n’est pas déméritée- je crois qu'en dehors de Baldir, personne ne vous tiendra rigueur si vous tiriez un trait sur sa trogne, messire. »

« Votre jeune magnat sera écrasé sans pitié, son armée sera éparpillée et sa famille finira sur le bûcher. J'y veillerai personnellement, et je veillerai à ce que ses vassaux subissent le même sort... Du moins ceux qui auront persisté à le suivre dans sa trahison. »

La mâchoire de Darmón se durcit instantanément en saisissant la dernière phrase du kciaz, et en comprenant où il voulait en venir. Il jeta un regard à Arnold.

« Allez-y. Faites ça. Tout de suite. »

Arnold d'Engeld inclina furtivement la tête, glissa un « Essayez de le retenir le temps qu'il faut » et disparut vers ses soldats en se baissant par-dessous le mur pour être invisible d'en bas. Le baron repassa la tête dans l'échancrure du créneau pour répondre enfin à son ennemi.

« Où voulez-vous en venir, messire ? »

Ralf de Guadaljir sourit une nouvelle fois de toutes ses dents. Ça allait mordre à l'hameçon, enfin. Il se mit à déambuler tranquillement le long de la douve.

« Voyez-vous, baron, tout est question d'interprétation. Votre armée ne s'est pas jointe à l'ost d'Al-Ahard... Au contraire, vous avez fait cap sur la ville, et vous l'avez investie. Il n'y a pas eu de combat entre nous quand mes troupes sont arrivées, si l'on excepte le petit accrochage sans conséquence à l'extérieur du château – nous pourrons dire qu'il s'agissait d'une erreur. Au bout du compte, un observateur pourrait croire, sans trop de mal, si on voulait bien le lui laisser croire, justement, que vous m'avez offert la ville. »

Nous y étions. Cette raclure de rigole allait essayer de le retourner. Darmón était révulsé de l'intérieur, c'était épidermique. Le kciaz n'aurait pas pu lui faire une insulte plus violente. Il réussit cependant à contenir sa rage en pensant à l'arbalétrier qu'allait ramener Arnold et, pour dire le vrai, cela lui fit comme une bouffée d'air réjouissante. Un sourire lui vint même quand il décida de jouer le jeu de son interlocuteur et de plonger ses mains entières dans le lisier.

« En clair, messire kciaz, vous voudriez que je vous offre le château aussi ?
-Exactement. Et je vous compterai alors parmi les plus fidèles féaux de Baldir. Vous rejoindrez mon ost, et, ensemble, nous irons défaire votre ancien suzerain, déloyal à sa parole.
-Et qu'est-ce que j'y gagnerais ? »

Ralf de Guadaljir rit franchement.

« Mais la vie, baron ! La vie pour vous et vos gens. C'est déjà énorme. »
-La vie après avoir trahi mon suzerain ne me sera pas très chère, messire. Et mes enfants seront marqués du sceau des traîtres, en admettant que votre parti gagne. Je ne peux pas laisser le nom des Hazk être sali pour si peu.
-Votre nom ne sera pas sali, Hazk, au contraire. Dés que Baldir sera rétabli dans son bon droit de pleine souveraineté sur le royaume, vous serez noté au nombre de ses défenseurs de la première heure.
-Vous avez l'air bien sûr de vous quant à la victoire de votre sangsue.
-C'est qu'il ne peut pas en être autrement » sourit benoîtement le kciaz, les mains jointes. « Baldir est le successeur du Szwiastun, et ne saurait fléchir. »

Les ailettes du nez de Darmón se retroussèrent malgré lui. Il jeta un œil furtif du côté où était parti Arnold, et constata que le capitaine ne revenait toujours pas. Il fallait gagner encore du temps. Inspirant profondément, il réunit toute la mauvaise foi dont il était capable.

« Donc, si je comprends bien, messire, Podeszwa veille sur vous. Vous n'avez donc pas besoin de mes hommes. Qu'est-ce qui me garantit que vous n'allez pas ordonner le massacre dés que je vous aurai ouvert les portes ?
-Baron, vous mettez ma parole en doute ? »

Guadaljir aurait presque eu l'air choqué. 
Un véritable comédien.
Le burgeister ne se laissa pas démonter, mais il dut faire un effort visible pour contenir la virulence de sa voix.

« Oui, messire ! Je mets en doute la parole de quelqu'un qui a voulu me faire assassiner !
-Comme vous y allez, Hazk... Mes hommes ont fait du zèle, voilà tout. Mais vous savez, la volonté de Podeszwa a tout de même besoin des hommes pour s'accomplir. Et en admettant… en admettant que je n'aie pas besoin des vôtres, j'ai besoin des miens, y compris de ceux que je perdrais en lançant l'assaut sur vous. »

Pendant que le kciaz parlait, Darmón sentait la sueur perler sous ses aisselles. Pourquoi est-ce que ce foutu bâtard de châtelain d'Engeld tardait autant ?

« Ceci étant dit.. Je comprends vos réticences, Hazk. »

En disant ça, Ralf de Guadaljir avait eu le sourire du renard qui sent la poule prête à céder à ses avances. Il lança, en écartant les bras, théâtral :

« Que désirez-vous, baron ? »

Enfin ! Arnold revenait en catimini avec trois arbalétriers de la troupe, penchés en deux pour ne pas être vus depuis le contrebas. Par-dessous la muraille, Darmón leur fit signe d'activer très sérieusement la manœuvre.

« La région va grouiller de bourgs qui n'auront plus de maîtres. Faites votre choix ! »

Darmón jetait un regard à ses hommes qui se mettaient en place et bandaient les cordes. Il devait encore retarder le kciaz, à tout prix, il fallait... Qu'est-ce qu'il venait de dire ? Emporté par la tension, il cria :

« Je veux Al-Ahard ! »

Et, là, pour la première fois depuis le début de leur entretien, le kciaz fut réellement surpris. 

Les yeux grands ouverts, il fut pris d'un rire court, comme une toux. Il se ressaisit vite cependant, et, sincèrement admiratif, répliqua :

« Et bien, Hazk ! Je vous avais mal jugé, vous ne manquez pas de culot, vous non plus ! »

 Darmón s'était efforcé de fixer ses yeux sur le kciaz pour ne pas dévoiler le pot-aux-roses en faisant la navette en permanence avec les arbalétriers, mais son cerveau ne lui obéissait plus. Il ne réalisait qu'à moitié ce qu'il venait de dire.

« C'est une proposition qui demande réflexion ! Si vous le voulez bien, messire burgeister, je vais prendre la nuit pour y songer. »

Disant ça, le kciaz tourna les talons.

« À demain, Hazk ! De toutes façons vous ne comptez pas bouger d'ici, n'est-ce pas ? »

Et il s'en alla en riant.

Hors de portée.

Arnold adressa une tête complètement éperdue au baron, tout en laissant ses mains exprimer la plus totale incompréhension, désignant successivement Darmón, puis le kciaz qui s'en allait sans se retourner, désormais beaucoup trop loin. Les trois arbalétriers qui venaient de bander leurs cordes se regardaient entre eux, regardaient leurs chefs, attendant les ordres en ne comprenant pas très bien non plus.

Darmón enfonça sa main dans le bas de son visage, s'appuyant le menton sur la pierre du rempart.

« Bon. » fit-il à travers sa main après de longues secondes. « Organisez les tours de garde. Il sera toujours temps de le tuer demain. »

#10 2019-07-13 12:23:30

Luis

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

Le réveil fut difficile pour tout le monde. Dans les rues d'Al Ahard, les soudards qui avaient passé la nuit à piller, boire et violer traînaient leur gueule de bois sur le pavé, certains glapissant encore des chansons paillardes avec ce qu'il leur restait de voix, drapés dans des étoffes souillées en guise de dignité.

Chez les défenseurs, on se méfiait des ruses du kciaz comme de la peste. Les tours de garde avaient été stricts, au désespoir de ceux qui y avaient été assignés, forcés d’assister au spectacle, aux râles, et aux bris de verres et de vies.

L'intendant Hernan avait montré au capitaine Mornaz une poterne discrète qui donnait sur les berges de la rivière. De nombreux jeunes et moins jeunes éclaireurs s'étaient portés volontaires pour sortir du château par cet endroit, et aller prévenir le magnat de la situation, mais Tomás, le plus fidèle coursier du baron, s’était interposé.

« C'est un suicide. »

Son expression ne laissait aucune place au doute sur ce qui attendait les téméraires qui oseraient tenter le coup. On ne le surnommait pas La Sombra pour rien. C'était autant à propos de ses habits toujours noirs que de son habitude à tout voir mal finir.

« Même si les soudards de Guadaljir sont occupés à piller la ville, les rues seront forcément surveillées, et les portes aussi. Il n'y a aucune chance de sortir d’Al Ahard avec un cheval.
-Qu'est-ce que tu proposes, Tomás ? » lui demanda le baron, qui le connaissait depuis longtemps. Il savait qu'il n’annonçait jamais un désastre sans exposer de solution.

« Je vais y aller, messire. Seul, et sans cheval, par la rivière. Les chevaux ennemis doivent être parqués à l'extérieur de la ville, j'en récupérerai deux dans leur enclos et si Podeszwa le veut, je m'enfuirai avec. »

Comme à un saint qui offre un miracle, le burgeister lui donna sa bénédiction.
Tomás partit donc, en pleine nuit, nu dans l’eau froide de la rivière, poussant devant lui le petit radeau qui portait ses vêtements. Darmón le regarda s’éloigner de la berge avec une appréhension qu’il peinait à dissimuler.

Au petit matin, à l'heure où les chanceux qui avaient réussi à se boucher les oreilles assez fort pour fermer l’œil émergeaient de leur repos, et où les autres maudissaient ce qu'ils pouvaient et se mordaient la main pour se maintenir éveillés, on était sans nouvelles de lui. L'espoir étant une chose ténue, on considéra que cela constituait une bonne nouvelle en soi, puisque l'ennemi n'aurait pas manqué d'exposer son cadavre bien haut s'il avait réussi à l'intercepter.

Le rationnement du matin commença tout de suite à mettre les hommes dans de mauvaises dispositions.C'était là-dessus que Darmón et son état-major avaient les plus grandes craintes. Le moral des troupes allait faiblir bien plus vite que leur état physique. Des mauvaises rumeurs commençaient déjà à circuler au sein de l'armée de Hazk, certains soldats n'hésitaient pas à prétendre que les gens du château avaient des réserves cachées. L'atmosphère était en bonne voie pour se dégrader très vite.

Les seules personnes à n'être pas atteintes par le climat ambiant étaient Zyakan de Hazk et Valentina d’Al Ahard, qui étaient partis faire une visite du château. La mère du magnat avait ordonné à la jeune suivante de Valentina de servir de chaperon à sa maîtresse, à la plus grande joie de Cristobal qui les accompagnait lui aussi.


En milieu de matinée, le kciaz revint sous les remparts, rayonnant, et pour une fois rasé de frais.

« Bon matin, Hazk ! » claironna-t-il une nouvelle fois.

« Comment se passe votre séjour ?
-Au mieux, jusqu'à ce que je vous voie, messire kciaz » répliqua Darmón de Hazk sur un ton clairement inamical.

Cette fois-ci, le burgeister avait pris les devants : les trois arbalétriers de la veille étaient déjà en position avec une douzaine de leurs compagnons, à genoux derrière les créneaux, l'arbalète prête, parés à se lever, épauler et abattre leur cible avant qu'elle n'ait le temps de réagir.

« J'ai réfléchi à votre proposition, enchaîna le kciaz sans faire cas de l'humeur de son interlocuteur. La nuit porte conseil, comme dit l'adage. »

Taell, à la droite de son père, était tendu à l'idée de ce qui allait suivre. Il priait intérieurement Podeszwa de faire que les traits atteignent leur but, tout en L'implorant de comprendre et de pardonner leur geste. Arnold d'Engeld se tenait sur la gauche, légèrement en retrait du créneau, attendant à tout instant de devoir transmettre l'ordre de tir, ses muscles prêts à l'action.

« Je vais jouer franc jeu avec vous, baron. Il serait plus agréable de discuter de ces choses dans une tente, avec un bon verre de vin, mais les circonstances ne s'y prêtent guère. Pour tout vous dire, je comptais garder Al-Ahard pour mon propre compte. »

Darmón de Hazk savourait l'instant. Bien que le meurtre d'un seigneur, en rupture de toutes les règles de la chevalerie et de toute la philosophie podeszwite, ait quelque chose qui lui hérisse les poils, l'engeance mortelle et purulente que représentait ce kciaz était une abomination dont il arrivait à concevoir la mise à mort comme un devoir moral. Le fait que celui-ci se complaise dans la fange de ses manigances ne gâtait rien. Darmón pressentait que Guadaljir n'allait pas tarder à lui offrir la ville sur un plateau tentateur, et s’imaginerait qu'une telle infamie lui assurerait le changement de loyauté de la maison Hazk. Face à cette saleté, le baron tenait dans sa main quelque chose qui s'apparentait à une justice divine.
Cela l'exaltait.

« Mais votre proposition, qui m'a semblé parfaitement hors de propos dans un premier temps, a eu le mérite de m'ouvrir les yeux... »

Bien sûr, la sentence qu'il allait faire s'abattre sur ce très méprisable représentant de l'humanité ne mettrait fin ni au conflit, ni au règne de Baldir l'Infâme, ni au péril qui pesait sur les vies de ses enfants, de sa femme, de leurs gens... Ralf de Guadaljir avait des fils, tous aussi pourris jusqu'à la moelle que lui. Même s'ils n'avaient sans doute pas encore l'esprit aussi tordu que leur père, ils seraient conseillés par ses hommes de main, plus pervertis par Ciemnota les uns que les autres. Et l'armée de Guadaljir continuerait d'être une épée de Damoclès dans la région, surtout si en face d'elle, Clodolón d'Al-Ahard se comportait comme un coq sans tête.

« Réunir sous mon autorité les villes de Guadaljir et d'Al-Ahard me serait extrêmement profitable. Mais... je crains justement que cela le soit trop. Mon bien aimé seigneur Baldir -le tout puissant- a beau être un ange de bonté, il est probable qu'il voie d'un mauvais œil une telle ascension d'un seigneur du Sud, loin de sa divine autorité. »

En vérité, et malgré les espoirs qui avaient pu naître dans le camp des révoltés, la victoire des seigneurs rebelles était on ne peut plus incertaine. Tous les rapaces loyaux à Baldir étaient de la même trempe dégoûtante que ce Ralf. Les seigneurs dignes de ce nom qui se soulevaient contre eux devraient lutter contre des esprits rompus au calcul et à la duperie... Et contre des forces supérieures, comme ici où ils se trouvaient à un contre dix.

« Je crois donc préférable de m'étendre plutôt sur les petits bourgs sans importance que laisseront derrière eux vos pairs de Novar et de Kretzk. Ce sera plus discret aux yeux de mon magnifique souverain, et, somme toute, tout aussi profitable pour ma maison. »

Tant que la masse des indécis et des attentistes ne se déciderait pas à soutenir la rébellion...

« Quant à Al-Ahard... Vous faites un magnifique candidat au titre de magnat, Hazk. »

L'espace d'un instant, la volonté du burgeister, qu'il aimait comparer à un monolithe ancien couvert de mousse fraîche, fiable et droit, vacilla.

Il réalisa qu'il avait devant lui deux avenirs opposés et, dans sa main, le pouvoir de choisir l'un ou l'autre.
Le premier, plus qu'incertain, tracé de flammes et de sang, avait de lourdes chances d’aboutir à la réduction à néant de son nom et des êtres qui lui étaient chers, et n'avait pour lui que la droiture de l'honnêteté.
Le deuxième était affreusement pernicieux, et sale, mais il lui offrait l'image d'un titre, d'une prospérité et, surtout, l’assurance de la survie.

Il dut se l'avouer à lui-même : à cet instant, Darmón de Hazk douta.

« Votre fille aînée héritera naturellement des biens de son défunt mari Clodolón, dés qu’il aura connu le sort qui est dû aux traîtres. Et si cela ne suffit pas, ce brave Clodolón dispose, m'a-t-on dit, d'une jeune sœur ravissante. Il suffira que votre aîné l'épouse, et même les plus réticents n’auront rien à dire contre vous. »

À côté du baron, Arnold d'Engeld et Taell commençaient à se poser des questions sur son silence.

« Qu'en dites-vous, Hazk ? »

« Messire ?
-Père ?
-Je... »

« J'ai besoin de temps pour réfléchir ! » lança soudain Darmón à l'adresse du kciaz. Taell et d'Engeld ouvrirent des yeux ronds. Stupéfaits.

Le kciaz, quant à lui, prit un air intrigué.

« Allons, Hazk, qu'est-il lieu de réfléchir ? C'est vous-même qui m'avez demandé Al-Ahard ! Ce que je vous propose est la chance de votre vie ! À votre place, n'importe quel homme sur Terre aurait déjà sauté des remparts pour me baiser la main ! »

« Mais enfin, messire, qu'est-ce que...
-Père... Vous ne voulez tout de même pas réfléchir sérieusement à sa proposition ?
-J'ai besoin de temps... » répéta le baron, qui s'enfonçait les doigts dans les sourcils, non plus comme s'il les massait mais bien comme s'il voulait les faire rentrer à l'intérieur de son crâne.

« Mon brave messire baron de Hazk, loin de moi le désir de vous presser dans votre décision, mais si vous ne me donnez pas de réponse dans la minute qui vient, je lance l'assaut, comme je l'avais prévu initialement. Vous comprendrez fort aisément que je ne veuille pas attendre ici le retour de votre suzerain pour des palabres qui s’avéreraient vaines. »

« Je ne peux pas décider comme ça du sort de mes gens et de ma maison, grogna Hazk, désemparé, à son fils et à son capitaine.
-Père, vous n'allez pas vous soumettre à cette crapule immonde ?
-Messire, articula d'Engeld, le plus posément possible malgré ses mâchoires qui se tendaient. Vous l'avez déjà décidé. Ce fils de chien ne vous laissera jamais gouverner Al-Ahard, il rasera la ville, comme tous les fiefs qui se sont révoltés contre Baldir, et il vous fera assassiner comme il a toujours fait. »

« Je tiens à vous faire savoir, Hazk, poursuivit le kciaz qui n'en démordait pas, que j'avais prévu de faire razzier tous les villages environnants aux premières lueurs de l'aube. Vous auriez dû voir les fumées d'ici. J'ai retenu mes hommes, en signe de bonne foi. »

« Il ment, messire. Il veut simplement gagner le château sans perdre un homme. »

« Vous pouvez épargner à vos hommes une mort certaine, et parfaitement inutile, baron. Votre sens de l'honneur ne vous commande-t-il pas de les protéger ? »

Darmón sentit sa nuque se raidir.

Il grogna :

« D’accord. Abattez-le. »

En contrebas, le kciaz fixait le haut des remparts, essayant de distinguer quelque chose parmi les dos et les nuques qu’il voyait s’agiter entre les créneaux.

« La minute est écoulée, Hazk. Vous êtes-vous enfin décidé ? »

Alors, Darmón de Hazk se dressa au rempart, transfiguré par un sourire méchant presque béat qui lui emportait la gueule, et cria :

« Mon choix est fait, Guadaljir ! »

Et les arbalétriers surgirent aux créneaux, à la surprise totale du kciaz et de ses hommes. Immédiatement, une quinzaine de claquements secs se firent entendre, et les traits fusèrent en direction de l'autre côté des larges douves.

Deux des strolatz de l'escorte tombèrent. Le corps du kciaz eut un violent mouvement de torsion sur le côté et tomba.

Un concert de cris de joie se déclencha la seconde suivante sur le rempart.

Les strolatz valides, en bas, s'étaient précipités sur leur seigneur et leurs camarades pour les relever. Le baron de Hazk soupira de soulagement, appuyé sur le rempart. Taell restait mesuré, mais d'Engeld, lui, ne masquait pas sa joie. Les tireurs congratulaient entre eux ceux qui avaient fait mouche.

Mais les effusions cessèrent vite.

« Il est vivant ! » lâcha un arbalétrier, surpris.

Un trait l'avait bien atteint au visage, qui était noyé de sang. Mais le kciaz se tenait sur ses deux jambes, appuyé sur l’épaule d’un de ses strolatz, et l'on entendait d'ici ses râles de souffrance et de colère. Il était bel et bien en vie. Ses hommes l'aidaient à s'éloigner le plus vite possible hors de portée des remparts.

#11 2019-07-26 17:17:35

Luis

Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

« Et ça discute... »

La suivante de Valentina d'Al-Ahard regardait de loin sa maîtresse discuter avec Zyakan, assis côte à côte sur la margelle du puits aux siérines.

« Il a rien à faire de mieux qu'à visiter tous les recoins du château, ton maître ? »

Hilda, un petit brin de fille, brune comme ce qu'il était resté des vivres du cellier, était du même âge que sa maîtresse, ou peu s'en fallait. Elle gardait un œil vigilant sur les deux tourtereaux timides, et Cristobal gardait ses yeux sur elle.

« Je crois que c'est surtout ta maîtresse qui l'intéresse.
-Ça, merci. Prends moi pour une truffe. »

C'était assez évident, s'ils restaient dans ce coin de la haute cour à l'écart du passage, ça ne devait pas être pour admirer la terre battue ou la tour carrée.

« J'me doute bien que c'est ma maîtresse qui l'intéresse, ton nigaud de chevalier. Mais je peux te dire qu'il a point intérêt à l'approcher de trop près, avec ses airs de pas savoir de quoi il cause. S'il se passe quelque chose qu'il ne doit pas se passer, je vais me prendre des coups de verges, moi. Et je peux te dire, le père Junot, quand il frappe... Quoi ? Qu'est-ce qui te fait rire ? »

Cristobal s'était mis à pouffer bêtement.

« Mais quoi ?
-Thh... Tu te prends des coups de verge ?
-Ben oui, qu'est-ce que... Aah, d'accord. »

Cristobal pouffa franchement.

« Oui, bon, ça va, t'as compris ce que je voulais dire. »

Il essayait de se retenir, mais ça ne faisait qu'empirer. Il en serait devenu rouge.

« T'en ferais pas un peu trop, des fois ?
-Mais c'est juste que... toi, t'imaginer prendre des... Haha ! C'est pas possible.
-Ah bon ? Et pourquoi non, s'il te plaît ?
-Ben, t'es trop jeune. »

Cristobal avait abandonné son rire d'un coup. Il parlait avec une évidence absolue.

« Ça se voit bien, que t'as jamais rien fait avec un garçon.
-Pardon ? »

Hilda était piquée au vif.

« Dis voir, t'as vu ma tête ? Tu m'as prise pour une fille de bonne famille, p'tit merdaillon ? Tu crois que mon pucelage il allait me rester jusqu'à ce que mon cocu de père me trouve un mari ?
-Ooh, alors t'es plus pucelle ?
-Ben non, nigaud.
-Comment je peux en être sûr, moi ?
-Comment ça, comment tu peux en être sûr ? Je te le dis, ça devrait te suffire. »
La jeune femme commençait à voir où voulait en venir le valet.

« T'aurais-tu un quelconque intérêt sur la question de ma virginité, dis-moi ? »

Cristobal sourit.

« C'est que j'ai repéré ce matin un grenier bien chaud, juste au-dessus du lavoir, et j'ai pas l'impression qu'y ait grand-monde qui y passe.
-Ah, t'es bien du genre à aller fureter partout, toi. Allez, enlève ta main de là, faut que je garde l’œil sur les maîtres et j'aime point la façon qu'ils ont de se rapprocher. »

Cristobal se résigna à patienter.

« Mais dis voir... continua Hilda, fixée sur la scène, c'est qu'ils vont s'embrasser.
-Ah ? ...Ah oui, on dirait bien qu'ils sont partis pour. Tu ne les interromps pas ?
-Je sais pas, la douairière m'a juste dit "rien de déshonorant". C'est déshonorant, un baiser ?
-Ho, là, ne me demande pas ça à moi !
-Mais- Mais qu'est-ce qu'il attend, ton nigaud de maître ? …... Il voit pas qu'elle est presque à lui tendre les lèvres ?
-..... Non, il voit pas, on dirait.
-Mais... Mais vas-y, bon Dieu ! Qu'est-ce qu'il attend, c'est pas vrai ça ?
-Ah... ?
-Aaah... ? »

« Zyakan ! »

Les deux couples de jeunes gens sursautèrent en même temps. Taell arrivait à grands pas, le casque à la main. Zyakan se leva d'un trait, pudique. Cristobal se leva d'un trait, discret.

« Je t'ai cherché dans tout le château, tu n'entends pas l'appel aux armes ? Tout le monde doit être en état de se battre, le kciaz a ordonné l'assaut sur nos murs. »

Zyakan discernait les paroles de son frère à travers le brouhaha guerrier du château qu'il redécouvrait brutalement à l'instant même. Il devait avoir un air légèrement ahuri sur son visage, car Taell resta une seconde à le regarder, et le pressa.

« Allez ! »

Aussitôt, comme une marionnette qui vient de se faire enfiler, Zyakan hocha la tête avec ferveur, et partit au pas de course rejoindre le front. Au bout de deux pas, il s'arrêta, mû par un réflexe, et se retourna vers Valentina d'Al Ahard. Il ne sut rien dire d'autre en guise d'adieu qu'un eeeeh... qui lui fit écarter les mains, mais Valentina avait très bien compris et lui sourit. Alors Zyakan lui jura la première chose qui lui passa par la tête, et s'en fut en courant.


« L'a été défiguré »
« C'est affreux, on lui voit la mâchoire »
« C'est diablerie qu'il ait survécu, je vous dis »
« Paraît que ça lui ressort par la gorge »

« Et bien, Zyakan ! »

Darmón se tenait sur le rempart, au milieu des soldats. Presque tous avaient la tête au créneau, le regard fixé en face.

« Pardon, père.
-Tu t'excuseras si Podeszwa nous accorde de survivre. La saison des amours est déjà terminée, mon fils, regarde ce qui va nous tomber dessus. »

Le baron, coiffé de son heaume à nasal et gorgerin de maille, désignait l'autre côté des douves, d'où bruissait une rumeur violente.

Sur la berge, il n'y avait pas âme qui vive. Pas un chat. Pas même un rat, sur toute la largeur d'herbe entre entre le bord du large fossé et le début des habitations du bourg.

Entre les maisons, à l'inverse, c'était une fourmilière. Les soldats de Guadaljir grouillaient. Il y en avait partout. Dans chaque interstice entre les bâtiments, il y avait au moins deux boucliers de front. Et ça gueulait, et ça s'agitait. D'autres boucliers et d'autres casques venaient s'agglutiner par derrière à chaque instant, dans ce qui ressemblait à une masse de désordre.

Zyakan écarquillait les yeux devant le spectacle. Aussi loin que les remparts lui permettaient de voir à droite et à gauche, c'était pareil : des soldats partout, prêts à donner l'assaut.

« J'ai envoyé Taell défendre la partie Ouest avec Ricardo Simas, l'informa le baron. J'espère qu'il pourra profiter d'une leçon de meneur d'hommes. Arnold et Hubert commandent la partie Sud. »

« Père ? osa demander Zyakan une fois qu'il eut bien embrassé le spectacle. De quoi parlent les hommes ? Qui a été défiguré ? »

Le burgeister grogna.

« Le kciaz. »

Darmón avait encore cette histoire au travers de la gorge, au sens figuré.

« Cette ordure voulait nous suborner, et faire de nous des traîtres à l'honneur. J'ai ordonné sa mort. Mais Podeszwa a fait dévier les traits des arbalètes, il a seulement été blessé. Ses hommes l'ont ramené au camp, mais on n'a pas arrêté d'entendre ses cris de rage jusqu'ici. Je crois bien que l'assaut qui se prépare n'est que le fruit de sa colère. »


Le château d'Al Ahard était installé dans l'intérieur d'un méandre de la rivière qui coupait le bourg en deux. Le donjon, vieille et grande bâtisse carrée, contrôlait le passage fluvial à l'endroit où les rives étaient les plus resserrées. Autour du donjon s'articulait la haute cour, au dos collé à la rive, qui abritait notamment la chapelle et le cellier. Le donjon et sa cour étaient assis sur ce qui, à Al-Ahard -bourg plat- ressemblait le plus à une élévation de terrain.


La haute cour était fermée par une barbacane en étranglement, dotée d'un double châtelet d'entrée. Ses murs dataient de quelques générations, et auraient mérité d'être surélevés, mais la dénivelée leur conservait une hauteur décente. Pour arriver au châtelet, l'assaillant devait longer toute une longueur de rempart. Celle-ci était garnie de hourds couverts, permettant aux défenseurs de laisser s'écraser sur les têtes ennemis les diverses choses lourdes ou brûlantes qui leur tombaient sous la main.

L'enceinte extérieure, quant à elle, ceinturait tout le château, protégeant les autres bâtiments comme le maréchal ferrant, ou le logis. Elle comptait comme principal atout défensif le fossé de huit pieds de large, profond de cinq, qui déviait l'eau de la rivière et transformait le château en presqu'île.
En dehors de cela, le mur extérieur n'avait rien de phénoménal. Il était dépourvu de hourds – quel intérêt de jeter des pierres dans l'eau- et s'articulait autour de son châtelet d'entrée simple, doté d'un pont levis aux trois quarts levés où pourrissait un cheval mort, de deux bastions -demi-tours ouvertes vers l'intérieur- et de trois grosses tours, une carrée à chaque extrémité où le rempart atteignait la rivière, et une ronde qui surplombait le châtelet, pour pouvoir l'arroser si d'aventure il était pris.



Les trompes sonnèrent. D'un bout à l'autre de la fourmilière, les soldats se mirent à beugler, et avancèrent, le bouclier en avant. Darmón de Hazk ordonna à pleine voix de retenir le tir.

Les assaillants portaient avec eux des échelles et des pavois de fortune, faits à la va-vite en fixant des pieds de bois au dos d'une porte. Ils les posèrent le long du chemin jusqu'au bord des douves.

À partir de là, ce fut un massacre.

Les assaillants qui posaient le pied dans les douves se retrouvaient en un pas avec de l'eau jusqu'au cou. Ils essayaient tant bien que mal de garder leur bouclier au-dessus de la tête, mais finissaient forcément au bout de quelques instants à vouloir nager, ou surnager, et étaient alors libres de recevoir une flèche ou un trait, ce que les défenseurs ne se privaient pas de leur envoyer. Les blessés et les hommes atteints par la panique étaient incapables de rebrousser chemin, poussés par le flot des assaillants. Ils étaient coincés entre les flèches et la noyade, et hurlaient de peur ou de douleur comme des possédés.


Cet assaut -cette tuerie- ne dura pas longtemps. Les cris dissuadèrent les suivants d'avancer avec trop d'enthousiasme, jusqu'au moment où ils cessèrent tout à fait d'avancer. Aussi furieux que fût le kciaz, il dut se résigner -lui ou ses capitaines- à faire sonner la retraite avant que l'affaire ne tourne à la débandade générale.

Du côté des défenseurs, les pertes étaient faibles : une dizaine d'hommes à peine, pour la plupart blessés alors qu'ils se penchaient entre les merlons pour tirer.

En haut des remparts, on s'autorisait des cris de joie. La journée était gagnée : après un pareil revers, il n'y aurait pas de nouvel assaut avant le lendemain au moins.

#12 2022-07-31 22:22:52

Sköll
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Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

Il n'y eut pas d'assaut le lendemain.
On espéra un moment que le kciaz meure de sa blessure, mais Ciemnota, dans sa turbulence, devait veiller sur lui.

Le surlendemain, troisième jour de siège, l'armée de Guadaljir se massa au seuil des rues du bourg au petit matin, avec force cornes et beuglements. Les défenseurs étaient tous aux créneaux, dans l'attente du pire.

« La douve de notre côté est mal entretenue. À plusieurs endroits, ils passaient quasiment sans problème. » avait annoncé Ricardo Simas deux jours plus tôt, quand on avait fait le bilan de la tentative désordonnée.
Taell, qui le secondait sur le rempart Ouest, avait hoché la tête, soucieux.

On se regarda gravement. Ulrike d'Al-Ahard était présente, en tant que mère du magnat. Et Amelia d'Al-Ahard, la femme de celui-ci, aussi. Elles avaient tenu à rappeler à leurs loyaux défenseurs qu'elles étaient maîtresses en ce château, comme personne ne songeait à les inviter aux réunions de crise. Autant que les militaires aguerris, elles en étaient consicentes : la douve était le plus valable de leurs dispositifs de défense. Et on n'allait pas envoyer des gens curer le fossé avec l'ennemi à cinquante pas... Darmón résuma la situation en portant sa caducée à ses lèvres.

« Ils n'étaient pas bien préparés. » fit-il. « Podeszwa veuille qu'ils n'aient rien remarqué, et qu'ils n'insistent pas de ce côté-là.
-Et s'ils insistent ? » avait demandé Zyakan.
« Ils passeront. » dit Taell.

Taell était tout-à-fait conscient d'être sur la première ligne quand cela arriverait. Amelia, sa soeur aînée qui l'avait vu si peu depuis qu'il était parti en pagerie, échangea un regard avec lui, d'une telle tristesse que le silence dura jusqu'à ce que quelqu'un change de sujet. Ou peut-être était-ce seulement Zyakan qui resta incapable d'en détourner son attention pendant un moment.

Vue du rempart, la troupe braillarde n'était qu'un grouillement informe de boucliers, de casques et d'échelles de bois. Zyakan essayait d'estimer si l'ennemi s'était massé pour profiter de la faiblesse du rempart Ouest, mais la seule chose qu'il pouvait dire avec certitude, c'était que l'épisode allait être violent.

Comme pour le contredire, rien ne se passa.

Les soldats de Guadaljir tempêtèrent un bon moment, et puis plus rien. L'assaut avait dû être annulé.

Le jour suivant fut un nouveau réveil en fanfare. Aux aurores, encore plus tôt que la veille, l'armée du kciaz était de retour et braillait plus fort que jamais. Ils avaient quantité d'échelles, des mantelets, et ils avaient même un bélier.

Les défenseurs tirés du lit se préparèrent en hâte. Mal habillés, avec les lanières du casque qui pendent, ils attendirent le choc, chacun à son poste.
Et rien ne se passa.

Le cinquième jour de siège, même chose.

Le sixième jour, encore un faux assaut.

Le septième jour, rien.
Jusqu'au midi, où les troupes de Guadaljir allèrent jusqu'à s'approcher carrément, et à jeter des rochers dans le fossé pour le combler en plusieurs endroits. Mais ils n'insistèrent pas et se retirèrent en emportant leurs blessés.

Il n'en avait pas fallu autant au soldat moyen pour comprendre que le kciaz se payait leur tête, et que ce petit jeu pouvait durer. Selon ce qu'Arnold d'Engeld racontait en privé, ça durerait « jusqu'au jour où il aura rendu fou suffisamment d'entre nous, et où on ne sera plus assez nombreux à se montrer aux créneaux. Et là, il lancera l'assaut. »

« Ou alors, » ajoutait-t-il, d'un ton léger et sans importance, sans qu'on sache s'il parlait sans espoir ou avec beaucoup de prudence, « ou alors le magnat arrivera avant.
-Et Guadaljir fuira ?
-C'est possible. »

C'était probablement pour épargner le moral de ses interlocuteurs qu'il ne dévoilait pas les autres "possibles". Sur Zyakan, ça fonctionna. Sur les capitaines, l'effet était moins sûr. Sur les dames, persone ne le sut. Ulrike d'Al-Ahard était un modèle de rigueur, et Amelia, sa bru, ne comptait pas se permettre la moindre faiblesse devant elle. Quant à Taell... Taell avait servi comme page chez le kciaz. Bien sûr qu'il savait. Si le château ne pouvait pas être pris, il serait brûlé.


La faim était devenue rampante. Les odeurs de grillades parvenant du bourg étaient encore plus cruelles que ces simulacres d'assaut à répétition. Avec la chaleur brutale qui était tombée sur la ville, les hommes se sentaient devenir faibles.

« C'est même pas la chaleur, c'est juste qu'y a pas d'air. » disait Hilda en époussetant le foin de ses vêtements, avant de les remettre à contrecœur. « On est mieux dans notre tenue d'Ève et d'Adam, quand même... » Ce n'était pas Cristobal qui allait la contredire, lui qui aurait probablement été privé de ration si on avait vu à quel point il la dévorait des yeux.

On avait déjà consommé les bêtes de somme. La mort dans l'âme, le burgeister ordonna qu'on commence à abattre les chevaux. Il voulut montrer l'exemple en sacrifiant sa jument de remonte la première, mais Ulrike d'Al-Ahard fit valoir sa préséance. Elle était encore maîtresse chez elle, après tout, même si la part de ses hommes dans la garnison était réduite à peau de chagrin. En tant que douairière, elle ne tolérait pas qu'un hôte se sacrifie avant elle. Elle fit donc abattre sa propre monture et les montures de rechange de son fils. 
La différence ne fut que symbolique. Les chevaux non plus n'avaient plus que la peau sur les os. La jument du baron suivit immédiatement.

Parlant de chevaux....

La pauvre bête coincée dans le pont-levis était devenue une charogne en même pas deux jours. Personne ne voulait l'approcher, encore moins mettre les mains dedans pour la dégager. Et Darmón de Hazk refusait catégoriquement qu'on abaisse le pont, même pour un motif aussi pressant. Il craignait trop que Guadaljir ait laissé un détachement à l'affût, et rien ne pouvait garantir qu'il serait facile de déplacer le cadavre du cheval.

Une nuit, on attrapa trois hommes qui s'étaient introduits dans le château. Ils étaient trempés, ils ne portaient que leurs chausses et un emmailottement autour du visage (sans doute pour se protéger de la puanteur), et chacun d'entre eux avait un sac rempli de cadavres de rats. À l'évidence, ils étaient là pour empoisonner les puits. Il ne faisait aucun doute qu'ils s'étaient introduits par cette ouverture désespérément faisandée.
Les trois larrons furent pendus aux créneaux en guise de réponse à l'envoyeur.
Et dans la nuit, on tira au sort une équipe pour dégager la dépouille du cheval.

Le huitième jour, l'armée de Guadaljir reprit son horaire habituel : le petit matin.

Le neuvième jour,  il n'y avait toujours pas d'armée de secours en vue.

Clodolón d'Al-Ahard n'était-il donc toujours pas prévenu que l'ennemi était dans sa ville ? Chaque jour on espérait être prévenu de l'arrivée de son armée, au moins avoir un signe, quelque chose. Maintenant, Darmón craignait pour la vie de son fidèle homme de main qu'il avait envoyé en messager. S'il n'était pas encore tombé sur l'armée du magnat depuis tout ce temps, c'était que d'autres étaient tombés sur lui.

Le dixième jour, toujours aucun signe des secours.
Le onzième jour, la mince cavalerie de Hazk était déjà réduite de plus de moitié. Les chevaux, faméliques, se disputaient les derniers brins d'herbe de la cour alors même qu'on les menait par la longe jusqu'aux cuisines.

Le matin du douzième jour, après encore un assaut "pour rire", des troubles éclatèrent. Un petit groupe de soldats avait tenté de violer une servante du château. Le maréchal-ferrant s'était interposé, et maintenant il était sur le point de se faire trucider (après en avoir blessé cinq). Il y serait passé, si la troupe rendue à l'état de hyènes n'avait été dispersée à coups de bâtons.

Selon Hubert Mornaz -pour ceux qui parvinrent à l'entendre à travers sa moustache que de moins en moins de mots traversaient- ce genre d'incident arrivait étonnamment tard. On pouvait remercier le kciaz avec son petit jeu. Malgré l'épuisement nerveux qu'il provoquait pour les défenseurs, ce rappel constant de la menace participait peut-être à sauver la discipline dans un pareil état de famine.

"Le kciaz doit bien se marrer" était devenu une expression récurrente chez les défenseurs qui avaient encore de l'humour. À ce stade, peu de monde. La plupart des mortels souhaitaient seulement que sa balafre s'infecte et qu'il en crève. Seuls les plus indécrottables boute-en-train parvenaient encore à déchirer un sourire dans leurs propres visages.
Cristobal en faisait partie.

« Zyakan, tu devrais vraiment arrêter de tourner autour du pot avec ta magnate. » conseillait-il, allongé contre son bouclier, à l'ombre d'une tour sur le chemin de ronde. Déjà pas bien gros à l'origine, il approchait désormais du calibre d'une aiguille à coudre.
« On sera p'tet tous morts dans deux jours ou demain, qu'est-ce que t'attends ? »

Zyakan manqua glisser en détournant le regard du créneau. Il buta sur les mots en rétorquant que non, ils discutaient, c'était très bien comme ça.

« Discuter c'est bien, je dis pas. On est bien forcés t'façons. Mais bon, ça va cinq minutes, non ? »

L'échange -disputé dans un tel état de fatigue qu'on aurait pu croire à un débat d'ivrognes- se poursuivit jusqu'à ce que Cristobal lâche une provocation finale :

« Ben dis-donc. Moi qui croyais que t'avais réchappé de l'école du diacon. En fait ils t'ont pas loupé, là-bas. T'as plus rien dans les chausses. »

Ce fut l'écuyer de Taell qui interrompit leur pugilat, à grand-peine.


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#13 2022-08-07 16:04:39

Sköll
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Re : Osterlich, le goût des cendres au petit déjeuner

« Frère Zyakan ? »

Le duc Zyakan se redressa. Le garçon qui buvait ses mots était prêt à lui secouer les jambes. Il lui reprocha :

« Vous vous êtes endormi. Vous êtes vieux.
-Il serait sans doute bon de remettre la suite à demain, frère Zyakan. » intervint le frère Esmer pour couper court à l'excès de franchise de son novice. « Le jour est sur le point de se lever, vous devez être exténué. »

Le diacon Esmer s'était voûté. Son crâne n'était plus si lisse, et sa barbe avait pris la teinte des cendres. Zyakan secoua faiblement la tête.

« Je ne dormais pas. »

Le novice n'était pas convaincu.

« Je... pensais, simplement. Je repensais. »

Zyakan se passa une main sur le visage, comme pour chasser les fantômes qui s'étaient accumulés.

« Nous pouvons continuer. »

Le diacon était fatigué, mais il était aussi inlassablement curieux de ce qui pouvait se tapir au fond de l'âme de ses semblables.

« Et à quoi pensiez-vous, frère Zyakan ? » demanda-t-il.
« À ce moment. Juste après m'être battu avec Cristobal, j'ai quitté le chemin de ronde. J'ai été rejoindre Valentina. Elle s'occupait des blessés avec les autres femmes du château- »

Il s'interrompit. Corrigea.

« En fait, je pensais à elle. »

« Je vous ai raconté ce qu'il se passait pour les autres, mais pas pour moi. Ce siège, je ne l'ai pas vécu comme eux.
Quand je disais à Cristobal qu'avec Valentina, "on discutait"... Je n'étais pas doué pour parler de ces choses-là, à l'époque. Aujourd'hui c'est pire : j'ai peur. Tout ce qu'il m'en reste, c'est ce souvenir, et j'ai peur de tout ruiner avec mes mots. »

Le frère Esmer allait murmurer une parole d'encouragement, quand Zyakan reprit.

« Mais je ne veux plus fuir. »

Le diacon se tut, et laissa dire.

« Elle était une lanterne irradiante. Son regard éclairait toute chose d'un jour nouveau, même la plus sombre des situations. Je n'avais jamais connu ça, et tout d'un coup je n'aurais plus su vivre sans.

« Même sans avoir jamais quitté Al-Ahard, elle savait des tonnes de choses, bien plus que je n'aurais su en apprendre à l'école du diacon. Elle aurait pu avoir dix ans, vingt ans de plus que moi. Elle racontait les choses les plus savantes du monde en s'excusant de sa propre naïveté, et moi je la suivais, sans tout comprendre, mais sans même me sentir bête.

« Mais ce n'est même pas ça.

« J'avais l'impression qu'avec elle, je parvenais à voir les gens comme ils étaient. À voir les choses, le monde comme il était. Elle avait un don pour toucher le fond des choses.

« Mais ce n'est même pas ça...

« On se comprenait.

« Fondamentalement, nous nous comprenions.

« J'étais naïf à crever. Je pensais avoir la vie devant moi. Si j'avais seulement compris que ce serait la seule fois de ma vie où je pourrais partager une telle intimité avec quelqu'un, j'aurais passé mes journées et mes nuits avec elle sans dormir, sans manger, sans rien faire d'autre qu'échanger le fond de nos âmes. »

Le vieux duc s'excusa. Il n'avait pas l'habitude de fondre en larmes devant d'autres gens. Le frère Esmer, la main sur son épaule, murmurait des paroles de réconfort pendant que le novice amenait un mouchoir. Ils craignirent un moment que Zyakan ne se tienne plus, tant ils devaient le soutenir.

Frère Esmer profita d'un moment de calme pour relancer la mémoire de son seigneur sur des pistes moins sombres, ou, au moins, plus précises :

« Et quand vous êtes allé la retrouver... Que s'est-il passé, alors ? Vous lui avez avoué votre amour ? »

Zyakan le regarda comme une morne plaine regarde un ravin. Il hocha la tête.

« Elle ne partageait pas vos sentiments ? » demanda le diacon, anxieux.
« Si, si.
-Et bien alors... ?
-Alors la guerre. »


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