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#1 2020-11-18 05:27:27

Brezekiel

[B] On a toujours besoin de plus petit que soi : révolution par le bas

Brezekiel était perplexe.

Une chose était sûre, cette femme qui venait de quitter ses appartements, embaumant de parfum à la fleur de cerise tout l'étage au passage, n'était pas la sienne, et n'était plus bien vaillante. La nuit avait été prometteuse, bien qu'elle n'était pas encore terminée, la lune poignait à peine, au grand désespoir de Brezekiel.

Enveloppé entre cette entêtante odeur de cerisier printanier, minuit, et les couvertures, il méditait.
Aujourd'hui encore, un page royal venait de lui signifier le rang que le royaume avait daigné lui accorder.
Comte, aujourd'hui il était Comte. La veille encore était-il vicomte, et voici quelques mois, il avait été bien plus, jusqu'à recevoir l'insigne honneur d'être un Prince du Royaume et de servir le seul vrai Empereur d'Okord. Mais... cela était avant que des torrents de haine et de jalousie ne s'abattent sur lui, et lui inflige cachot et déshonneur.

Depuis, il s'était retiré, fuyant la Cour Royale, dont les marches dégoulinaient de la bave des médiocres et de leur vile salive, à laquelle se mêlait des relents de matière fécale. Où donc, par les Dieux anciens, nouveaux et à venir, où donc leur langue avait-elle donc bien pu traîner pour dégager pareille odeur ?

Il était ainsi désormais, à la Cour d'Okord, on se faisait un nom par la langue et non par l'épée. "Ha ha !" Ironisa le noble en repensant à la délicieuse épouse -heureusement pas la sienne- qui venait de quitter les lieux pour retourner auprès de son corniaud de mari. "Cella-là aurait pu se faire un nom à la Cour ! Elle manie parfaitement sa langue ! Ils lui donneraient du "Baronne ! Vicomtesse ! Marquise !... Ah belle Marquise, d'amour votre langue me fait mourir, mais je ne me languis point de votre amour car sur le marché des langues, j'entretiens diverses Marquises".

Il entretenait également ses demeures, une vingtaine de fiefs, qu'il ne visitait que rarement. Ils étaient tous démesurément prospère, la guerre avait quitté ses terres aussi sûrement que la volonté de se battre l'avait quitté lui. Était-ce si simple d'obtenir le calme et le silence ? Il suffisait simplement de le vouloir, et cela se réalisait ? Toujours était-il, qu'il était désormais démesurément riche. Il avait beau dépenser avec une absence totale de bon sens juste pour voir, ses coffres se remplissaient plus vite, même armé d'une pelle et en faisant tomber les piles d'or directement dans ses douves, que les paysans du coin pillaient allégrement sous prétexte de concours de pêche.

Il regardait autour de lui, les piles de missives royales. Il recevait moultes invitations populaires à des bals, des banquets, des tournois, des joutes verbales. Heureusement, l'autorité royale ne l'avait pas fait mander, il aurait eu du mal à refuser poliment sans attirer la bêtise des défenseurs inutiles, ceux qui se jettent sur une cause qui n'est pas la leur, pour venger une offense qui n'existait pas, afin de se faire admirer des sots, des niais et des naïfs. Ceux-là mêmes qui jadis s'inclinaient devant lui, qui furent prompts à cesser de lui parler lorsqu'il passa des mois entiers dans des cachots puants dans le dénuement le plus total.

Et puis, ce fut à ce moment là qu'une idée lui vint. Il était incroyablement riche, à outrance, et il constatait que, même s'il avait depuis longtemps rendu leur liberté ou nommé à un rang supérieur au sien, ses anciens vassaux, le monde était plein de vassaux. Tous ceux-là luttaient pour arracher leur subsistance de la terre ou de leur arme. Le prix du sang et des larmes était toujours payé, que l'on fut paysan ou guerrier. Son réseau d'informateurs continuait, dormant mais pas inactif, de lui rapporter des informations glanées à divers endroits, à divers barreaux de l'échelle sociale. Ainsi donc, désormais pour se battre il fallait patienter que le seigneur attaqué ait le temps de vous savoir à ses portes, puis ait le temps de s'organiser, puis ait le temps de donner des ordres à ses troupes, puis à chaque fois que vous ordonnez aux vôtres de bouger, il faut attendre qu'il l'ait vu pour poursuivre. C'était cela faire la guerre ? Lui qui n'avait vécu que pour les passions de la surprise guerrière, du frisson de découvrir une armée campée devant ses remparts au petit matin en allant se soulager sur le chemin de ronde ? C'était à vomir, il n'y avait plus rien de guerrier là-dedans. Les seigneurs et dames combattants, étaient désormais des organisateurs d'évènements guerriers, des saltimbanques en armure, des attendeurs, des demandeurs de permission. Pire que tout, grâce à leur langue, ils pouvaient désormais briller et s'élever dans la société, sans avoir jamais démontré leur compétence de chef-fe de guerre ?!

Il songeait à ses ancêtres, qui avaient durement bataillé pour préserver le statut de sa famille, pour lui offrir l'académie militaire dans laquelle il apprit à devenir un meneur de troupes, pour parvenir à hisser sa famille sur l'échiquier du royaume, sur le plateau de la Guerre. Désormais on gagnait davantage à se trouver à boire le thé dans le bon salon, qu'à être un brillant meneur. Il se trouvait donc autant de sots et de gueux intellectuels à commander, qu'il n'y avait d'opportunistes armés d'oreilles pour entendre et d'une langue pour se fendre d'un bon compliment auprès du niais qui détenait à ce moment là une once de pouvoir. Tout flatteur ne vit-il pas aux dépends de celui qui l'écoute ? Qui les écoute ? Les Princes ? Le Roi ?

Pas lui en tout cas, ces seigneurs se vautraient dans leurs richesses et laissaient leur vassaux agoniser, mourir de faim, lutter âprement pour franchir un barreau d'une échelle, qu'eux-mêmes n'avaient jamais qu'entraperçue. Cela en était trop, Brezekiel prit donc une décision.

-"HIRWINDEL !" Cria-t-il avec autorité pour faire mander son fidèle et vieil intendant.
-"Seigneur des Cerises ?" ironisa l'autre en entrant dans les appartements d'un pas décidé, malgré l'heure tardive il portait sa livrée de serviteur, aux couleurs de son maître, et sa longue chevelure blanche était nouée en queue sur sa nuque.
- "Si tu étais aussi fin que ton nez, vieil homme, je t'aurais déjà fait épouser une baronne sans le sous afin de t'anoblir au passage et faire de toi quelqu'un de bien".
- "Bien... comme vous ?" poursuivit-il en buvant le reste de vin dans la coupe émaillée de la dame aux cerises, après l'avoir fait tourner comme pour en humer l'arôme.
- "Ah ah ! Hirwindel ! Vil coquin ! Certainement pas bien comme tous ces pleutres et ces arrivistes ! Fais donner mes ordres à mes baillis, mes sénéchaux, mes métayers, mes argentiers. Je vais fomenter la plus belle révolution que ce royaume ait jamais vu !".
- "Partons-nous en guerre contre le Roi ?" s'étonna le vieil homme en caressant du bout de sa langue la pointe d'une plume propre avant de la plonger dans un écrin de verre, dans lequel flottait une étrange mixture bleuté, presque noire.
- "Non... il n'y a plus de guerres en Okord, même ceux qui essayent encore de se taper dessus comme nous le faisions jadis, quand nous étions des taureaux et non des boeufs castrés par l'autorité suprême, refusent de me combattre. Non... nous allons faire pire que cela... nous allons aider les pauvres à s'enrichir. Plutôt que de rédiger des quolibets, des satires ou des pamphlets, nous allons laisser les jeunes seigneurs se battre pour leurs propres droits !" Lança-t-il en levant un poing vengeur dans des cieux imagés.
- "Le problème des provinces..." s'illumina le vieil intendant.
- "Le problème des provinces mon vieux !" reprit son maître en choeur. "Il est temps que cela cesse, ces seigneurs paresseux et avides se sont bien assez engraissés comme cela. Eux-même, je crois, ne s'en rendent même plus compte, tant leur esprit est corrompu et tant ils n'essayent plus de le faire fonctionner. On est jamais plus bête que quand on se juge du fond de sa bête pensée, tout en l'ignorant en préambule".
- "Combien ?" manda le scribe attentif.
- "Ô combien bête veux-tu dire ? Je l'ignore ! Si tu..."
- "Combien souhaitez-vous donner à chaque baron afin qu'il s'élève au rang de vicomte et n'aillent réclamer à leurs suzerains les provinces qui leur sont dues, mon bon et auguste mais fatigué maître".
- "Ah !" lâcha-t-il en tournant autour de son lit comme pour faire le tri de ses pensées, dans ce capharnaüm de draps emparfumés, de vêtements hâtivement lancés qui jamais n'attinrent leur cible, si ce n'est que le sol. "Ah !" recommença-t-il... Je suis sûr que même pour se montrer généreux, il faut demander à l'autorité royale l'autorisation de bien vouloir dégrafer un peu sa bourse. Non... pas celle-là rustre imbécile !" ricana-t-il en contemplant le vieil homme qui de sa plume mimait un membre masculin savamment fixé sous le bas ventre.

"Je pense que la somme de deux millions leur permettra d'achever quelques murs et toitures et de nourrir une première armée afin d'aller chasser des barbares invasifs, des fanatiques ou des voisins arrogants. J'ai connu des ennemis, dans le temps, qui étaient les trois, heureusement pour la bienséance, ils sont presque tous morts depuis. Je te laisse voir avec mes argentiers comment ventiler au mieux l'or et les boisseaux de blé, ne donnez pas tout de l'un ou tout de l'autre, on ne saurait nourrir ses hommes en ayant que de l'or, et l'inverse.
- "Et l'inverse... c'est couché sur le vélin Seigneur... Nous restera-t-il de quoi vivre après pareille donation ? Votre père aurait-il apprécié le geste ?".
- "Mon père, qu'il repose en paix s'il plaît au fantôme de ma mère, est mort depuis deux décennies Hirwindel. Que veux-tu que cela lui fasse ? De plus, je te rappelle que les ressources familiales ont été multipliées par cent depuis mon arrivée à la tête de notre Maison, même si j'en donnais les trois quarts, il resterait encore dix fois plus à ma mort, qu'à ma naissance. Je ne lèse pas la maisonnée je te rassure, ses coffres seront de nouveau plein dans quelques mois, tu sais bien que je n'arrive pas à les vider.
- "Une armée s'occuperait de vous les vider efficacement, auguste Maître. Des armes de sièges vous aideraient également à ralentir le flot de coffres cheminant de vos fiefs vers votre capitale, mais...".
- "Non, l'idée aurait été tentante dans un monde cohérent, mais notre royaume a perdu toute commune mesure. De nombreux seigneurs jadis puissants, ont laissé leurs citadelles tomber en ruine, d'autres ont carrément quitté notre royaume, ceux qui restent ne combattent pas, ou alors par courbettes interposées, sans violence, sans âme, sans honneur bien qu'ils en partagent les bénéfices à la fin de leurs guerrières courbettes. Non... je vais causer une révolution sociale, en aidant le bas de la pyramide à s'élever, je veux voir quelle forme cela donnerait. Les grands de ce monde n'auront plus d'excuses à conserver la gestion de quatre, cinq, six voire sept provinces pour eux seuls, quand une vingtaine de vicomtes verra le jour, l'oeil vif, la main leste, le pommeau sorti et fièrement pointé vers le bas afin de soutenir une lame virilement dressée vers les cieux. Cela fait trop longtemps que les puissants se cachent derrière des excuses pour masquer leur avidité, faisons tomber le rideau et regardons si nous pourrons ramener un peu de bon sens dans ce royaume... Sinon...".
- "Sinon rien du tout... jeune Maître", le coupa le serviteur en pointant un doigt d'avertissement devant le visage du noble. "Sinon rien du tout, je vous défends de l'envisager. Personne d'autre que le fils du vieux Maître, ne peut diriger les fiefs familiaux, et personne ne dirige ses fiefs en quittant le royaume dans lequel ils se trouvent ! Personne !" conclut-il plus fort qu'il ne l'aurait voulu. Il se pencha, attrapa la coupe cristalline dont Brezekiel allait faire usage, fit de nouveau tourner le vin, le but d'un trait, reposa la coupe et s'en alla sans se retourner.

De nouveau seul, Brezekiel se roula entre minuit et les couvertures, sur son lit. "Cela fait une trentaine de barons à pourvoir en richesse... j'espère que les coffres tiendront le choc, il faut toujours finir ce qu'on commence. Einh les amis ?" termina-t-il en levant le verra qu'il s'était rempli, en direction d'un vieux blason au mur, une tenture défraîchie mais finement cousue qui affichait encore fièrement un cygne bleu en train de charger.

Dernière modification par Brezekiel (2020-11-18 05:39:04)

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