Vous n'êtes pas identifié(e).

#1 2015-04-04 17:00:06

Enguerrand

Tête-à-tête au fond d'un cachot.

Le marquis de la Mortquitue se fît ouvrir la grille menant aux cachots. Il prit une torche et, laissant ses gardes à l’entrée, pénétra dans l’étroit boyau.  Au bout de quelques mètres d'un couloir de moellons noircis, un escalier menant vers les souterrains de la forteresse ouvrit sa gueule noire et inquiétante
Les marches étaient glissantes et les murs humides recouverts de salpêtre. L’odeur de moisi se mariait avec l’âcreté de la fumée produite par la résine de sa torche qui grésillait et goutait en larmes rougeoyantes.
Après une descente interminable, Il déboucha enfin dans une cave au plafond vouté, soutenu par deux rangées d’épais piliers. Une puissante odeur d’urine agressa ses narines. L’allée centrale était large et éclairée par un lumignon. 
Le garde de faction s’était levé et attendait avec le port altier du soldat faisant son devoir, le visiteur qu’il avait sans doute entendu descendre.  En voyant arriver le marquis il se raidit davantage en levant le menton et serrant les talons.

De chaque côté, dans les contre-allées, des alcôves taillées dans le roc alignaient leur lugubres obscurités. Des grilles de fer en interdisaient l’accès. Des grilles sans portes, scellées directement dans la pierre. Une façon de faire savoir à l’occupant des lieux que son séjour serait long.
Sans prêter attention au garde, le marquis prit à gauche et remonta l’allée, la tête baissée pour ne pas heurter le plafond. Il s’arrêta devant la septième grille.
Le soldat y était déjà, devançant le désir de son suzerain.
Il plaça le tabouret devant l’alcôve avant de s’esquiver.
Le marquis s’assit sans un regard pour le zélé serviteur. Cela faisait maintenant une semaine qu’il venait visiter, tous les soirs, son nouveau prisonnier et les gardiens qui se relayaient dans ce trou à rats s’étaient transmis la consigne.
L’occupant de la septième cellule avait été capturé lors de la reprise de la citadelle de Fort Austral. Il était natif d’Osterlich et se prétendait prêtre.  On l’avait trouvé à genoux, au milieu des cadavres de ses compagnons, bras ouverts, attendant la mort dans une sorte d’extase. Le marquis, intrigué l’avait épargné et enfermé dans les cachots.
Il regarda la gamelle à moitié pleine que le détenu avait laissée.

Tu n’as pas mangé la viande ? S'étonna-t-il. Elle n’était pourtant pas avariée ! Tes compagnons de cellules seraient verts de jalousie en voyant le beau morceau que je t’ai offert. Tu t’imagines bien que le menu ici est un peu plus frugal. Pourtant tu as mangé tout le gruau, cela veut dire que tu avais faim…..
- Podeszwa nous interdit de consommer ses créatures. Dit une voix sortant de l’ombre.
- Tu veux dire que ta religion t’empêche de manger de la viande ? Ton dieu est bien cruel dans ce cas ! Les miens sont beaucoup plus tolérants !
- Tes dieux n’existent pas ! Il n’y a de dieu que Podeszwa ! Tu n’es qu’un barbare ignorant et ton existence n’a aucun sens ! Tu n’es pas plus réel que les idoles que tu vénères !
- Je te trouve bien présomptueux de m’insulter dans ta position. Je n’ai qu’un mot à dire et tu mourras dans d’atroces souffrances.
- Ce n’est pas toi qui peux décider de ma mort, infidèle ! Si tu fais ce geste c’est que Podeszwa l’aura voulu ! Lui seul peut décider de qui vit et qui meurt ! Et si je dois souffrir ce sera encore sa volonté ! Je te l’ai déjà dit, tu n’es rien !
- Ainsi, quoi que je fasse, c’est ton dieu qui le veut ! C’est donc lui qui a voulu que je massacre les tiens en reprenant cette forteresse. Il n’est pas charitable avec ses ouailles, dirait-on !
- Tous ceux que tu as tués sont déjà dans son paradis. Ils goutent le lait, le miel et les joies ineffables de vivre éternellement dans son amour. Tue-moi et je les rejoindrai. Tu ne peux comprendre, Barbare, tes dieux ne sont que des morceaux de bois sculptés qui sortent de l’imagination de tes druides ! Tu joues avec eux comme un petit enfant avec ses excréments.
- Je n’insulte pas ton dieu, pourquoi insulter les miens ? Tu penses ainsi me fâcher et faire cesser ton tourment ?  Va ! Je ne te ferai pas ce plaisir ! Tout du moins pas avant que je n’en sache plus sur votre peuple et ses étranges coutumes.  Nous autres Okordiens du Rhelm et d’Helgor avons des dieux et un lieu paradisiaque comme le tien. Si nous mourrons en brave, le dieu de la guerre, Pektjaïr, nous invite à son banquet où nous retrouvons tous les héros de nos légendes avec lesquels nous trinquons jusqu’à notre retour sur la terre.
- Votre retour sur terre ? As-tu déjà rencontré quelqu’un qui soit revenu de l’endroit que tu dis, Barbare ?
- Bien sûr! Tout enfant possédant des dispositions particulières au combat, qui sait intuitivement manier l’épée ou l’arc, était au paradis de Pektjaïr avant de naître. Il est la réincarnation d’un grand guerrier, c’est une évidence.
- Un évidence pour un barbare ! C’est-à-dire rien !  Seul Podeszwa peut faire revenir les morts, s’il le souhaite ! Lui seul, car il n’y a aucun dieu à part lui ! Lui seul car il l’a déjà fait ! Je n’insulte pas tes dieux ! Comment insulter ce qui n’est pas ? Je t’insulte toi et ta croyance ridicule ! Quand tu seras mort et que tes os tomberont en poussière, que tes dieux seront oubliés depuis des générations, Podeszwa gouvernera toujours les deux mondes, car il est et a toujours été.  Parce qu’il a créé les mondes et que toute chose qui vit sur terre dans les eaux ou dans les airs, est sa création.
- Ainsi, moi aussi je suis une création de ton dieu ?
- Oui ! Podeszwa t’a créé, comme tout ce qui nous entoure !
- Et pourquoi m’a-t-il créé d’après toi ? Pour que je t’enferme dans une cellule puante et que je te fasse mourir à petits feux ?
- Les voies de Podeszwa sont impénétrables, même pour son peuple ! Mais quelles que soient ses intentions et les moyens qu’il met à les accomplir,  je les accepte car il est mon dieu, créateur de toute chose. Tant que je loue son nom, il me garde des œuvres du malin et j’avance sans peur dans la vallée des larmes et de la mort car son amour me protège.
- Bien ! » Conclut le marquis. Je vois que tu n’as pas fait beaucoup de progrès. J’ai voulu me montrer conciliant en t’offrant de la viande et tu me remercies en m’insultant moi et mes dieux. Je vais changer de tactique et te mettre au pain sec et à la pisse d’âne, on verra si cela change ta manière de voir le monde !
A demain !
En se levant, le marquis renversa le tabouret. Le bruit alerta le garde qui se précipita pour le ramasser. Le soldat se courba en deux au passage de son seigneur qui ne prêta pas plus attention à lui qu’il ne l’avait fait à l’aller. Muni de sa torche il quittait déjà les lieux comme s’il avait un besoin pressant. Décidément ce bonhomme l’intriguait. Si tous les habitants d’Osterlich étaient comme lui, occuper ce territoire ne serait pas une partie de plaisir.

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-09 00:03:44)

#2 2015-04-05 18:10:52

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

Le lendemain de sa visite à son étrange prisonnier, le marquis de la Mortquitue se promène sur les remparts de sa forteresse de Fort Austral.  Le terme de rempart est un peu usurpé.  En réalité il s’agit d’une palissade un peu élaborée. Deux centaines d’ouvriers s’agitent en contrebas du mur de bois.  Ils préparent le terrain pour recevoir les premiers moellons du mur de pierre que le marquis veut ériger. Il sait qu’il n’aura pas le temps de finir cette construction avant la prochaine attaque des barbares.
Peut-être n’aura-t-il même pas le temps de poser les premières pierres, mais il se plait à penser que la garnison qu’il a amenée sur ce rivage hostile sera suffisante pour repousser toute attaque. Et puis il est là ! Ses hommes ne s’en battront que mieux. Chacun d’eux vaut déjà deux barbares quand il ne les accompagne pas.
Depuis qu’il est arrivé, les éléments ont favorisé ses projets, à commencer par le temps radieux et cette brise constante qui permet à ses bateaux de traverser la mer sans encombres. Si celui-ci devait changer et si une tempête empêchait tout retour et tout ravitaillement, ils seraient, lui et ses soldats dans une situation critique, mais son astrologue lui a promis le beau temps pour tout un mois et même peut-être plus.
Un groupe de charpentiers arrive à sa hauteur. Ils sont cinq à transporter un tronc équarri pour, sans doute, solidifier la palissade. Le marquis se déplace un peu pour leur laisser le champ libre quand, soudain, un des hommes lâche la poutre et se lance sus à lui le couteau en avant en criant :
« Meurs chien d’infidèle. »
Le marquis n’a pas le temps de réagir que l’un des gardes de faction a déjà abaissé sa hallebarde sur laquelle l’agresseur vient s’empaler.
Faute de main d’œuvre venant d’Okord, le chef de chantier recrute des locaux et, par précaution, le capitaine des archers, qui n’a aucune confiance dans ces recrues, a posté un garde tous les dix mètres.
L’homme pousse un cri horrible alors que l’acier lui déchire les entrailles. Il tombe à la renverse et meurt en hurlant :
  PODESZWA !
Ses compagnons ont assisté à la scène sans bouger, mais leurs regards chargés de haine ne laisse aucun doute sur leurs sentiments. Trois autres gardes se sont précipités et encadrent leur seigneur, l’épée au clair. Bientôt c’est le chef de chantier qui arrive, pâle comme un linge et la bouche remplie d’excuses.
Monseigneur, ils sont tous de mèche, je vais faire pendre ces quatre-là pour l’exemple !
- N’en faites rien !  Répond le marquis.   Je ne suis pas mort ! Inutile de les tuer. Faites-les simplement fouetter !
- Bien Monseigneur ! Cinquante coups ?
- Vingt seulement ! Il faut qu’ils puissent reprendre le travail dès demain.  Nous manquons de main d’œuvre, vous le savez bien !
- Tas de chiens galeux ! » S’emporte le chef de chantier à l’adresse des charpentiers. Vous devriez vous prosterner devant son excellence et le remercier pour sa mansuétude.
Il les pousse devant lui en les fustigeant au moyen d’une baguette en osier tressé qui ne le quitte jamais.
Le marquis poursuit son inspection comme si de rien n’était. Il ne faut pas qu’il montre à ces hommes qu’il les craint en renonçant à sa visite. Il perdrait la face et les attaques, comme celle qu’il vient de subir, se multiplieraient.
Arrivé au pied d’une tour de guet, il grimpe l’échelle qui lui permet d’arriver sur la plate-forme. De là il contemple la plaine qui s’étend devant la forteresse. Il a fait raser la forêt sur deux cent pas pour fournir le bois nécessaire à la construction du fortin et pour créer une zone dégagée n’offrant aucun abri à d’éventuels assaillants. En se tournant vers le nord, il contemple la mer et l’horizon au-delà duquel se trouve le royaume d’Okord et ses chères provinces. Aucune fortification n’a été prévue de ce côté-là ! Les barbares sont d’excellents cavaliers mais de piètres marins. Quant aux pêcheurs du coin, ils ne risqueraient pas leurs vies dans une aventure aussi risquée que d’attaquer une puissante garnison même en la prenant à revers.
Le soleil baisse sur l’horizon. Des soldats sont en train de dresser des bûchers à la lisière de la forêt. Ils seront allumés pour la nuit et permettrons aux guetteurs  de détecter tout mouvement suspect autour du fort.
Soudain l’éclat du soleil devient éblouissant. Le paysage qui était si paisible est inondé d’une lumière aveuglante. Le marquis surpris a beau se protéger les yeux, il chancèle. Il lui semble entendre le tonnerre puis une voix résonne dans sa tête.

Pourquoi t’en prendre à mon peuple ! Entend-il distinctement. Ce n’est pas avec des murs que l’on gagne le cœur des hommes.
Abasourdi le marquis s’agrippe au garde-corps et ne peux s’empêcher de mettre un genou à terre. Le flash n’a duré qu’une seconde ou deux, trois tout au plus, mais il se sent faible comme après un effort violent. Il rouvre les yeux pour découvrir l’apparition qui lui a parlé mais ne voit rien. Le soleil est toujours à la même place diffusant une lumière dorée qui fait briller la mer dans laquelle il va se noyer, les serfs sont toujours pliés en deux, chacun sur son ouvrage et les gardes, impassibles, pique en l’air, inspectent, méfiants, les allers et venues des uns et des autres.
Le marquis se redresse, incrédule, encore éprouvé par l’expérience qu’il vient de vivre. Il scrute la forêt, la plaine, les nuages cotonneux qui envahissent le ciel vers l’Est. Il cherche à comprendre ce qui lui est arrivé et ne trouve aucune explication. Ce n’est quand même pas le contrecoup de cet attentat ridicule. Il n’a même pas eu le temps d’avoir peur, si tant est qu’un homme l’agressant lui ait déjà procuré cette sensation par le passé.
La fatigue sans doute ! 
Il décide de redescendre de son perchoir, c’est bientôt l’heure de sa visite à son curieux prisonnier.

Dernière modification par Enguerrand (2015-05-05 18:32:01)

#3 2015-04-06 15:03:29

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

La cloche sonne sans arrêt. Ce tintement rapide et aigrelet annonce une attaque.
Alors que le fort s’emplit des appels des capitaines et du piétinement des soldats rejoignant leur poste, le marquis prend le temps de le lever. Le tocsin ne le surprend pas. Il est presque soulagé de ce moment tant redouté qui dissipe enfin l’angoissante attente de l’ennemi. Il ouvre un œil et regarde l’étroite ouverture qui lui sert de fenêtre. Il fait à peine jour. Quelle idée de faire la guerre à une heure pareille, se dit-il !
On frappe à sa porte. Comme s’il n’avait pas entendu la cloche et qu’il fallait en plus tambouriner pour le réveiller !

Monseigneur, l’ennemi est là !
Heureusement qu’il est là, abruti, pense le marquis, sinon je ferais écorcher vif ce sonneur de cloche.
Progressivement, ses idées se remettent en place. Il ne faut quand même pas trop trainer. Cela fait des jours qu’il attend une réaction des habitants de la région. De plus, ses espions lui ont rapporté qu’un campement assez puissant se trouvait plus au sud à moins de quatre lieues. S’ils attaquent en force et s’ils ont des échelles en nombre, l’affaire risque d’être chaude.
Pris tout-à-coup d’une sorte de frénésie, il se précipite sur ses chausses et s’habille en vitesse.
L’abruti, derrière la porte, inquiet de n’avoir reçu aucune réponse, frappe de nouveau. Cet idiot serait capable d’attendre derrière cette porte que la bataille soit finie avant d’oser l’ouvrir, se dit le marquis. Il jette un œil sur son armure. Pas le temps de la mettre, un corset de buffle suffira pour le moment.
Quand il ouvre la porte, le garde allait frapper de nouveau. Il suspend son geste et rectifie sa position.

Monseigneur nous sommes attaqués ! Aboie-t-il
- Combien sont-ils ?
- Je ne sais pas, Monseigneur !
- Des mantelets, des trébuchets ? Ont-ils des échelles ?
- Je n’en sais rien, Monseigneur ! On m’a juste dit de vous prévenir !
Sans plus prêter attention à cet idiot de service, le marquis sort de sa chambre et se précipite à l’extérieur. Il dévale les escaliers  de bois qui descendent du rocher sur lequel le donjon a été édifié et rejoint la palissade que les archers ont déjà colonisée. Là, il se fraye un passage à travers eux, sur l’étroite courtine, pour rejoindre son connétable.
En l’apercevant, ce dernier lui dit :
Vous devriez revêtir votre armure, Monseigneur !
- Et vous vos chausses Messire Gilles ! Ou auriez-vous l’intention de vous battre en chemise de nuit ?
De fait, le connétable n’a même pas pris le temps de s’habiller et s’est précipité au rempart au premier son de cloche.
Ils sont encore dans la forêt, Monseigneur. Nous avons vu une troupe d’une centaine d’hommes. Leur avant-garde sans doute ! Essentiellement des fantassins et des archers ! Quelques chevaliers les accompagnent. Je n’ai vu aucun engin de siège, mais peut-être les ont-ils masqué à notre vue.
- Que font-ils présentement ?
- Rien, Monseigneur ! Ils ont disparu de nouveau sous le couvert des bois. Peut-être attendent-ils le gros de leur armée.
- Cela n’a pas de sens ! Pourquoi se montrer s’ils ne sont pas prêts au combat ? Ils perdent l’avantage de la surprise.
Qu’on selle mon cheval ! Ordonne le marquis. Et que les chevaliers d’Helgor se tiennent prêts pour une sortie.
- Une sortie ? Répète le connétable, abasourdi.   C’est prendre un bien grand risque, Monseigneur. Pourquoi ne pas attendre que l’ennemi vienne s’embrocher sur nos fortifications
- C’est un moins grand risque que de se battre en chemise, Messire Gilles ! Et si nous sortons ce sera pour deux raisons! Primo pour détruire leurs engins s’ils en ont, car alors nos fortifications seront aussi utiles qu’un voile de coton et secundo parce qu’un chevalier d’Helgor n’attend pas l’ennemi derrière une palissade en bois, mais l’affronte sur le terrain. Nous devons montrer à ces pouilleux que nous n’avons pas peur d’eux et que, loin de de nous abriter comme des pleutres, nous pouvons amener le fer jusque dans leurs rangs !.....Et, pour l’amour des dieux allez vous habiller !
Soudain une clameur formidable monte de la forêt. Une centaine d’homme débouche des futaies  et se précipitent vers la palissade en hurlant.
Quoi, déjà ! S’étonne le connétable.   Archers en position ! Hurle-t-il
Les attaquants se font cueillir par la volée de flèches qui s’abat sur eux. Les archers adverses ripostent sans faire de gros dégâts. Eux-mêmes se font décimer pas les arbalétriers dont les tirs, d’une meurtrière précision, sont efficaces à plus de cent cinquante pas.
Le marquis regarde le spectacle, étonné et soulagé ! Cette attaque n’a aucune chance d’aboutir et ces guerriers courageux se font tuer en pure perte !  Il distingue à l’orée de la forêt un homme dans une longue robe blanche galonnée de rouge. Il bénit les attaquants avant que ceux-ci ne s’élancent vers une mort certaine. Quelques cavaliers sont parvenus jusqu’au pied de la palissade et en ont arraché quelques éléments au moyen de cordes, mais ils ont payé cette manœuvre de leur vie. Quel gâchis pense le marquis.
Moins de dix minutes après le début de l’attaque, l’ennemi a disparu ne laissant que ses morts sur le terrain.

Je vais manger un morceau ! Annonce le marquis au connétable ! Si c’est tout ce que ces barbares d’Osterlich savent faire, ce n’était pas la peine de me déranger. Je vous laisse le soin de commander, mais, par pitié, essayez de revêtir une tenue plus correcte. Je ne tiens pas à humilier nos adversaires en leur opposant un connétable à poil !

Mais alors que, de retour dans sa chambre, il prend sa collation du matin, le tocsin sonne de nouveau.

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-06 16:58:13)

#4 2015-04-07 12:28:03

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

Vous êtes blessé, Monseigneur !
- Cela n’est rien, juste une éraflure, Messire gilles ! Quelles sont nos pertes ?
Nous déplorons la mort de quarante-six archers ainsi que de trente-trois arbalétriers.
Lors du troisième assaut, les barbares ont réussi à prendre pied sur la courtine à l’Est du donjon. Ils ont tué un grand nombre des nôtres avant que les gardes ne finissent par les repousser. Ils savaient où attaquer, c’est certain. Je suis persuadé que les ouvriers les ont renseignés sur l’état de notre palissade.
- C’est tout ?
Quarante cavaliers et vingt-cinq chevaliers ne sont pas revenus de la charge que vous avez menée, Monseigneur. Nous comptons aussi de nombreux blessés, mais aucun si gravement qu’il ne puisse tenir son poste.
- Vous les exempterez de service et qu’on les soigne ! Nos forces sont à peine entamées ! Il est inutile de fatiguer les blessés au risque d’aggraver leur état.
Une estimation des pertes chez l’ennemi ?
- Pas loin d’un millier !
- Quel gâchis ! Attaquer une garnison retranchée à découvert, sans préparation et le faire en quatre vagues successives au lieu d’essayer de déborder l’ennemi par le nombre en une seule attaque. Quel fou peut bien les commander ?
- Un maladroit, assurément !
- Etes-vous bien sûr qu’ils se sont repliés ?
- Je crois, Monseigneur que votre charge, outre qu’elle a été dévastatrice, les a totalement démoralisé. Ils ont compris qu’ils ne pouvaient trouver que la mort à lancer ces assauts contre notre position. Il n’y a plus âme qui vive en forêt. Ils ont même retiré leurs guetteurs.  J’ai quand même fait envoyer des espions par la mer pour détecter tout nouveau regroupement de troupes. Ils en savent bien plus maintenant sur nos défenses et pourraient élaborer une attaque plus cohérente.
- Vous croyez qu’ils ont perdu mille hommes simplement pour tester nos défenses ? Je crois plutôt qu’ils sont commandés par un prêtre fanatique qui pense que leur dieu fera le travail à sa place.
- Tant mieux pour nous, Monseigneur ! Ce sont des combattants redoutables ! Je ne voudrais pas les voir sous les ordres d’un général habile ! Mais on dirait que cette victoire vous fâche au lieu de vous réjouir.
- C’est l’absurdité de cette bataille qui me fâche. Que n’acceptent-t-ils notre loi ? Je ne veux pas exterminer leur peuple, par tous les dieux ! Nous venons les délivrer de l’emprise de ces chevaliers Strolatz dont on m’a dit qu’ils se conduisaient en pillards et en assassins, pour leur apporter enfin la paix et l’ordre. Ils devraient nous accueillir en sauveurs mais au lieu de cela, ils nous prennent pour le diable en personne.
- Moi, je trouve leur réaction normale ! Il y a un proverbe dans mon village qui dit : Celui qui vient t’aider à labourer ton champ, peut aussi bien t’aider à baiser ta femme. 
Le marquis regarda son connétable d’un œil neuf
Quelle serait, à votre avis, Messire Gilles, la meilleure façon de nous attirer leurs bonnes grâces afin qu’ils arrêtent cette rébellion ridicule?
- Leurs bonnes grâces ? Vous les avez vus ! Ce sont des enragés de leur dieu. Ils se prennent pour des martyrs et nous, pour des démons tout droits sortis des quatre enfers de Waldan. La seule façon d’avoir la paix avec ces illuminés, c’est de détruire leurs temples et de crucifier leurs prêtres !
- Les idées sont comme les mauvaises herbes, Messire Gilles ! Plus on les arrache et plus elles repoussent ! Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Croyez-vous en Pektjaïr ?
- Comment ça si j’y crois ?
- Croyez-vous qu’à votre mort vous irez banqueter avec lui et les héros de notre peuple jusqu’à la résurrection ? Quel sens cela a-t-il pour vous ?
- Houlà, vous m’en demandez trop, Monseigneur ! Il tire son épée, en montre la lame et désigne son biceps. Je crois d’abord en ça, et en ça ! Ce n’est pas Pektjaïr qui tue mes ennemis à ma place, mais le don de la guerre c’est lui qui me l’a donné, et si je n’y fais pas honneur, il me jettera dans les tréfonds de la terre et Bélial mangera mon âme ! Ça c’est sûr ! Pour le reste quel sens voulez-vous que ça ait ? Vous devriez empaler votre prisonnier au lieu d’écouter ses fadaises. J’ai l’impression qu’il vous met de drôles d’idées en tête.
- Ce n’est pas lui ! Répond le marquis, le regard perdu vers l’horizon. Ce n'est pas lui.

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-07 12:34:51)

#5 2015-04-08 14:15:26

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

Monseigneur ! Un courrier nous arrive de la Mortquitue ! Il dit être porteur de nouvelles très importantes qui ne peuvent souffrir aucun délai !
Le marquis se tourne vers ses chevaliers.
Eh bien, Messires, nous reprendrons ce conseil un peu plus tard. Ce campement est puissant mais ne l’est au point qu'il faille le réduire dès aujourd’hui. Vous voudrez bien m’excuserez, je ne serai pas long. Puis s’adressant au page.
Mène ce coursier dans mes appartements, je le recevrai.

Quelques instants plus tard, un homme couvert de la poussière des chemins, aux yeux cernés par le manque de sommeil et les jambes encore arquées d’avoir chevauché sans cesse, s’agenouille précipitamment devant son seigneur et lui tend une missive.

Monseigneur, j’ai crevé dix chevaux pour vous joindre au plus vite. C’est la marquise qui m’envoie. Il s’agit de votre fils aîné.
Enguerrand pâlit et s’empresse de décacheté le pli. Il parcourt la lettre et manque de défaillir. Une boule lui monte dans la gorge. Et malgré la présence du coursier, la tête obstinément penchée sur les pierres inégales du sol, il ne peut s’empêcher de lâcher un gémissement. Ses mains se crispent sur le parchemin qui se froisse avec de petits claquements secs.
Quand es-tu parti ? Parvient-il à articuler
Il y a cinq jours, Monseigneur !
- Sais-tu le contenu de cette missive ?
- Je ne sais pas lire, Monseigneur, mais je suppose que la marquise vous mande au chevet de votre enfant. Elle m’a supplié de voler plutôt que de chevaucher pour vous arriver plus vite. Votre fils serait au plus mal…. On parle de……
- De quoi parle-ton ?
L’homme hésite.
- Le bruit circule qu’il s’agirait de la Chiasse Infernale, Monseigneur.
le marquis reprend la lettre et la lit de nouveau.

Mon ami.
Il a beaucoup plus ces derniers temps à la Mortquitue et l’eau des puits s’est corrompue. J’ai pris les mesures qui s’imposent en pareil cas. Je vous assure qu’au château, rien n’est consommé qui ne soit lavé à l’eau bouillie.
Cependant, malgré ces précautions, votre fils s’est plaint de maux de ventre hier au soir. J’ai immédiatement fait mander votre barbier et l’apothicaire à son chevet. On lui a fait boire des décoctions d’orties et il a été saigné pour chasser les mauvaises humeurs de son corps, mais malgré ces traitements, son cas a empiré et nous craignons le pire. Il ne mange presque plus et ne retient rien de ce qu’il avale. Il est si faible que le barbier m’a affirmé que vous n’aurez que le temps de le serrer dans vos bras avant que les héros de Pektjaïr ne viennent pour l’emporter sur leur char.
Mon ami je suis effondrée par cette mauvaise fortune que les dieux nous envoient. J’ai pleuré au point de n’avoir plus de larmes à verser et de m’être desséchée comme une vielle pomme. Je ne sais si je survivrai à une telle épreuve.
Tiphaine de la Pétaudière, marquise de la Mortquitue.

Le marquis finit de froisser le parchemin et, de rage, le jette dans la cheminée.
Laisse-moi seul ! Aboie-t-il à l’attention du coursier, comme s’il le tenait responsable du malheur qu’il apporte. Ce dernier ne se le fait pas dire deux fois et détale, peu disposé à affronter l’ire de son seigneur.

Mais le marquis a perdu son énergie. Il est subitement vidé de son influx nerveux, comme une poupée mécanique dont le ressort est détendu, il  se laisse lourdement tomber sur un fauteuil et reste là, prostré.
La Chiasse Infernale tue aussi surement qu’un couteau planté en plein cœur. S’il s’agit bien de cela, son fils est condamné. Qu’a-t-il fait pour mériter pareille punition ?

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-12 19:31:24)

#6 2015-04-09 09:56:52

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

Soudain, comme prit d’une inspiration subite, Le marquis se lève et courre à la porte qu’il ouvre avec violence.
Au garde qui se tient derrière en permanence, il ordonne qu’on aille chercher le prisonnier du septième cachot et qu’on lui apporte  séance tenante!
Une bonne demi-heure plus tard, à bout de patience, alors qu’il s’apprête à aller voir ce qui se passe, on lui apporte enfin le prêtre. L’homme, plus mort que vif, est soutenu par deux gaillards qui le tiennent par les bras.

J’ai failli attendre ! Dit le marquis en guise d’accueil.
C’est que, Monseigneur, il n’était pas très présentable ! S’excuse un des gardes.   Il a bien fallu qu’on le décrotte ! Il pue encore un peu, mais c’est rien à côté de c’que c’était.
- Bien ! Posez-le et laissez-nous !

Les gardes obtempèrent et lâchent le prisonnier qui, incapable de tenir debout, s’effondre sur lui-même. Ils le regardent vaguement étonnés et tournent les talons.
Quand ils ont quitté la pièce, le marquis s’approche du prêtre et s’assure que ce dernier a toujours sa conscience. L’examen le satisfaisant, il va s’asseoir dans un large fauteuil et le contemple quelques instants. Ne pouvant tenir en place il se lève de nouveau et se met à marcher de long en large. Puis il se rassoit comme s’il ne savait quelle attitude adopter en face de cet homme.
Il prend sur lui pour garder un ton calme, malgré le ressentiment qui l’habite et se décide finalement à parler.

Ton dieu a jeté un maléfice sur ma famille ! Commence-t-il.

Sans doute pour me punir de massacrer les tiens !

Parle-lui ! Si tu arrives à l’amadouer, non seulement tu seras libre mais je te couvrirai d’or.

Le prêtre essaye de se redresser pour adopter une posture plus convenable devant un grand seigneur, mais ses articulations douloureuses refusent de lui obéir.
Ce n’est pas mon dieu, Barbare ! Répond-il dans un râle. C’est Podeszwa, le seul dieu, créateur de tout l’univers ! Il n’y en a pas d’autre.

Le marquis bondit de son fauteuil. Il résiste à l’envie de donner du pied dans ce corps meurtri qui geint, affalé sur la pierre froide. Il hurle :
Unique ou pas, tu es bien un de ses prêtres ! Les prêtres ne sont-ils pas les intermédiaires entre les hommes et les dieux ? Parle-lui et implore-le d’épargner mon fils ou je te fais bruler vif!

- Pourquoi m’écouterait-il ? Répond l’autre d’une voix éteinte.   Si tu veux prier Podeszwa, Barbare, fais-le ! Et laisse-moi mourir en paix.

Le marquis tourne autour de l’homme, en proie à une excitation qu’il a de plus en plus de mal à contrôler.
Dis-lui que je suis prêt à lui sacrifier dix moutons si cela peut le calmer ! Ou alors une vierge, s’il préfère ! J’irai même jusqu’à deux ! Qu’il demande ! Son prix sera le mien !

- Podeszwa n’est pas fâché contre toi, Barbare ! Il te met à l’épreuve. Ce que tu prends pour une punition est au contraire une bénédiction. Tu existes à ses yeux !  Il t’honore en te sortant du néant où tu te complaisais ! Tes moutons, tu peux les garder, comme tes vierges. Il ne veut pas de sang !

- Que veut-il alors ? Crie le marquis. Que je quitte cette terre ? Pourquoi laisser mes dieux m’accorder la victoire, dans ce cas? Le tien serait-il sournois au point  de ne pas aider son peuple loyalement dans la guerre mais de poignarder ses ennemis dans le dos ?

- Interroge ton cœur, Barbare, et tu auras ta réponse. Tu sais déjà qu’il est ton dieu également. Tu ne demanderais pas sa clémence dans le cas contraire. Sois humble et tu l’entendras.

Le marquis tombe à genoux devant le corps du prêtre. Totalement désemparé par la mort prochaine de son fils unique, Il flanche.
J’ai entendu sa voix ! Avoue-t-il au bord des larmes.

Le souffle manque au prêtre dont la voix s’éteint peu à peu. Il fait un effort cependant pour répondre
Si tu le reconnais comme ton dieu, il t’écoutera, Barbare ! …….. Il n’est rien que Podeszwa ne puisse réaliser………. Renie tes idoles de bois……….. accepte sa volonté. ………….Il t’accueillera comme son enfant……. car le pardon de Podeszwa…. est…. infini.
- Mon Dieu qu’ai-je fait ? Tu meurs ! S’exclame le marquis en prenant le prêtre dans ses bras.
Ne meurs pas, prêtre, j’ai besoin de toi !

Tu as fait la volonté de Dieu …….et donné un sens à ma vie……… Que Podezswa en soit loué pour l’éternit…….

Les pauvres mains meurtries tombent au sol alors que la tête part à la renverse. Le prêtre vient d’expirer. Le marquis le presse sur sa poitrine en sanglotant.
Alors, redressant la tête, le regard tourné vers le ciel comme pour s’adresser aux nuages et répondre à la voix qu’il avait entendu l’avant-veille, il interpelle le dieu de Baldir et pour la première fois le nomme.

Podeszwa, Dieu d’Osterlich, sauve mon fils et je te reconnaitrai comme Dieu unique et tout puissant, créateur du monde et de tout ce qui vit. Sur mon honneur j’en fais le serment !

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-09 10:02:10)

#7 2015-04-11 23:36:59

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

Le marquis a traversé la mer, laissant Fort Austral à son connétable.
Accompagné d’une dizaine de ses plus fidèles chevaliers, il a chevauché à travers les monts et les forêts du Valfortin. 
Il a traversé le Rhelm et ses immenses plaines herbeuses.
Il est arrivé en Helgor et a rejoint la puissante citadelle de Nidaigle.
C’est là qu’il a ordonné que son fils soit mené au risque que le voyage ne le tue.
Nidaigle est bâti sur les flancs d’une haute montagne à plus de mille mètres d’altitude. L’air y est d’une limpidité cristalline et l’eau de source qui vient du glacier est réputée pour sa pureté.
Le marquis a gravi le chemin qui serpente à travers la forêt de mélèzes pour atteindre le château.
Rongé par l’inquiétude, il a grimpé, quatre à quatre, les marches menant au donjon et il est parvenu au chevet de son fils.
L'enfant est si petit. Il semble perdu dans le grand lit tendu de blanc. Deux cheminées qui se font face dévorent d’énormes buches dans un doux crépitement. Les serviteurs silencieux attendent dans les coins de la pièce. La marquise est à genoux au côté du lit, bras en avant pour tenir la petite main de son fils dans les siennes.
Quand il aperçoit son père, le visage émacié de l’enfant s’éclaire. Sa tentative de sourire se termine en grimace. La sueur a collé ses cheveux sur son front brulant.
Le marquis se précipite de l’autre côté du lit. Il s’assoit et, sans tenir compte des remarques de l’apothicaire qui l’avise du risque de contagion, très délicatement, comme s’il s’agissait d’un objet extrêmement précieux et fragile, il prend son fils dans ses bras.

Je suis bien aise de vous voir mon père ! Dit l’enfant d’une toute petite voix rauque. Mais je suis bien fâché de vous causer tant de soucis. Mère m’a dit que vous quittiez la guerre pour me voir.
- La guerre est terminée, mon fils ! Dit le marquis, les yeux embués de larmes.
Nous avons vaincu nos ennemis et conquit une nouvelle province.  Je suis rentré parce qu’il me manquait de vous voir !
- Maintenant que vous êtes là, la mort n’osera pas venir, n’est-ce pas, père !
Malgré les larmes qui lui coulent le long des joues, le marquis essaye de garder une voix légère.
- Non, elle n’osera pas ! Je vous défendrai avec mon épée et le héros de Pektjaïr repartira seul dans son char, je vous le promets.
La marquise ne peut retenir un sanglot.
Ne pleurez pas mère ! Vous avez entendu ? Père est là maintenant pour me défendre.
- Et vous pourrez vous défendre aussi, mon fils, car j’ai rapporté des trophées prit à nos ennemis. Je vous donnerai une belle dague avec un manche tout en ivoire et une garde incrustée de pierres.
- Oh oui ! Et vous m’apprendrez l’escrime, n’est-ce pas, Père !
- Oui mon fils et vous aurez un cheval aussi. Un petit, à votre taille et je vous ferai faire une armure.
Le marquis s’essuie les joues avant de reposer son fils, qui s’enfonce doucement dans un gros édredon de plumes. Ce visage de l’enfant devient grave.
Mon père, je ne serai jamais un grand guerrier comme vous, pardonnez-moi !
- Bien sûr que si, Charles ! Pourquoi dites-vous cela.
- Parce qu’un grand guerrier n’a jamais peur. Et moi, avant que vous n’arriviez, j’avais peur que la mort me prenne. Le vieux Tiburce m’a dit qu’elle m’amènerait au paradis de Pekjaïr qui est un endroit merveilleux, mais ou je ne vous verrai plus jamais, ni vous ni mère.
Le marquis arrive à sourire à son fils.
- Un grand guerrier domine sa peur. Il la combat et triomphe d’elle. Mais elle est dans nos cœurs à tous depuis que Bélial l’y a mis. Quand tu seras grand, tu apprendras à la dominer et à la vaincre. Je t'y aiderai, mais pour le moment, il faut te reposer. Je suis là maintenant et il ne t’arrivera rien.
L’enfant ferme les yeux, son visage est plus serein. Le marquis se lève doucement et se dirige vers la sortie après avoir fait signe à l’apothicaire qui le rejoint de l’autre côté de la porte.
Comment est-il ?
- C’est la fin Monseigneur ! Répond l’homme de l’art, le visage grave.
Nous avons fait tout ce que nous pouvions, mais notre science est impuissante contre la volonté des dieux. Votre fils ne devrait pas voir le jour se lever, hélas.
Les poings du marquis se crispent au point de faire blanchir les articulations. Une envie de meurtre sur la personne de cet apothicaire lui traverse l’esprit. A la place il pousse un profond soupir.
Je vais aller prier !  dit-il en tournant les talons.

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-14 16:29:21)

#8 2015-04-14 11:19:57

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

Depuis la mort d’Origo, la nuit est envahie par l’esprit de Bélial. C’est le monde des aveugles et des prédateurs fourbes. C’est un univers hostile pour l’homme qui n’a eu de cesse de vaincre l’obscurité en maitrisant le feu.
Mais il est des nuits ou malgré le feu, malgré les toits de chaume et les murs de pierre, la présence des dieux est tangible au point qu’on pourrait percevoir leur royaume. Il est des nuits ou le monde visible pourrait disparaître, emporté par le caprice de l’un d’entre eux.
Quand de lourds nuages noirs drapent le ciel dans un linceul funéraire, quand le vent mugit à travers la forêt, réveillant les âmes défuntes, quand les arbres se tordent et prennent la forme de vieillards arthritiques, quand l’eau du ciel fouette les visages et fait pleurer les plus endurcis, les dieux parlent aux hommes et leur annoncent leur funeste destin.

C’est ce genre de nuit qui s’est abattue sur Nidaigle. Une nuit propice à l’arrivée du passeur. Une nuit où ceux qui sentent la mort, guettent, avec angoisse, le grincement sinistre de son tombereau et le pas lourd de son cheval.
Le marquis est seul.
Il est monté au sommet d’une grosse tour ronde, dominée par l’énorme donjon carré qui montre sa face de pierres ruisselantes à chaque éclair. L’orage monte de la vallée. Il escalade les flancs de la montagne et ses gros nuages turgescents sont comme les vagues d’un océan furieux à l’assaut d’une falaise.

Cette nuit le marquis est prêt à affronter le fils de Waldan et ses cohortes de démons, mais c’est Podeszwa qu’il prie.
Il prie un dieu étranger car son trouble est si grand qu’il a ébranlé ses croyances les plus enracinées.
La mort au combat est aussi naturelle que celle du vieillard, mais la mort de son propre enfant est révoltante. Si Podeszwa est bien le seul créateur du monde, si c’est lui qui a donné la vie à tout ce qui marche, vole ou nage et s’il veut le punir, qu’il le prenne lui et non son fils. Voilà ce que le marquis lui crie du haut de sa tour.
Il a ôté son pourpoint de velours et tous les insignes de son rang.
C’est en chemise qu’il se présente à Dieu ; comme un pénitent qui vient demander pardon.
Les éclairs qui zèbrent le ciel et le tonnerre qui les accompagne semblent lui répondre. C’est la voix de la colère de Podeszwa. Il reçoit avec humilité cette réprimande et la pluie glacée qui l’accompagne.  Il s’abime dans la contrition. Il est prêt à tout accepter de ce dieu vengeur. Qu’il le foudroie, si c’est son désir, pourvu que son fils soit épargné.

Au petit matin, la colère de Podeszwa s’est calmée. C’est un ciel lavé de ses nuages qui commence à pâlir vers l’Est. Le paysage est encore marqué par les séquelles de la fureur divine et l’environnement bruisse des milliers de ruisseaux éphémères qui sont nés de cet épanchement.
Le marquis est allongé à même la pierre glacée.   
C’est là que les serviteurs, partis à sa recherche, le trouvent.
Il les entend l’appeler.

Monseigneur ! S’alarment-ils en le voyant si misérable.  Votre fils !
Le marquis serre les dents. Il ne veut pas entendre.

Mais le ton des serviteurs n’est pas grave. Ils sont, au contraire, triomphants et pressés d’annoncer la nouvelle.
Votre fils est sauvé, Monseigneur ! La fièvre a disparu. Le mal s’en est allé !

Alors le cœur du marquis chavire. L’allégresse le submerge et balaye l’énorme poids qui l’écrasait. Il pleure et rit en même temps. Le monde lui semble merveilleux. Il embrasse ses serviteurs qui partagent son bonheur. Il se sent léger comme une plume et à nouveau fort comme un lion.
Au moment de quitter la terrasse crénelée qui domine la vallée, le soleil apparaît.
Surgissant d’une crête, l'astre, magnifique d'incandescence, inonde la terre de sa lumière éblouissante.

Alors le marquis, devant l'extraordinaire beauté de la nature renaissant à la vie, tombe à genoux et lève les bras en offrande au Dieu tout puissant.

Podeszwa, S’exclame-t-il, à la grande surprise de ses serviteurs.

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-14 16:27:17)

#9 2015-04-24 15:47:20

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

Monseigneur, puis-je vous parler ?
- T’ai-je jamais interdit de le faire mon brave Tiburce ?
- Non, certes ! C’est un honneur que vous me faites depuis bientôt trente ans, mais l’affaire est délicate et je ne sais, à vrai dire, comment l’aborder.
- Diantre ! Le vénérable Tiburce, qui déjà conseillait mon père, prend des précautions oratoires. L’affaire doit être bigrement délicate, en effet. Allons ! De quoi s’agit-il ?
- il s’agit de l’exécution prochaine du dénommé Ribaud.
- Hé bien ?
- Monseigneur, je viens vous demander la grâce pour cet homme.
Le marquis de la Mortquitue se raidit.
Impossible.
- Ou alors qu’on le fasse fouetter ! Mais le bûcher !  Monseigneur, c’est une punition terrible que le peuple assurément ne peut comprendre.
- Il a insulté Podeszwa !
- Certes ! Je ne puis le nier. Il a craché par terre au passage de la procession et je reconnais bien volontiers qu’il s’agit là d’un crime odieux qui mérite châtiment. Mais la mort, Monseigneur ! Et par ce moyen qui fait frémir.
- Contrairement à ce que tu crois, mon bon Tiburce, il ne s’agit pas ici de châtiment mais de rédemption. Celui pour lequel tu requiers la grâce va l’obtenir de Podeszwa. La purification par le feu permettra à son âme pervertie par le démon de monter au paradis.
- Excusez-moi, Monseigneur. Je ne pensais pas que vous aviez fait vôtres, les paroles de ce prêtre que vous avez fait venir d’Osterlich. Vous n’auriez jamais tenu pareil discours il y a encore un mois.
- C’est qu’il y a un mois encore j’étais perdu dans les ténèbres de l’ignorance et de la superstition. Mais Podeszwa m’a ouvert les yeux et m’a fait prendre conscience de sa puissance et de ma condition. Il m’a accueilli malgré le poids de mes péchés et je dois maintenant m’acquitter de la dette qui est la mienne.
- Je comprends bien, Monseigneur, mais nos gens ne sont pas habitués à cette nouvelle religion. Il faut leur donner le temps de se faire à ces nouveaux rites et d’abandonner leurs anciennes pratiques N’avez-vous pas dit que Podeszwa était un dieu bon et généreux envers ses ouailles. Ne peut-il comprendre leur problème et se montrer patient ?
- Mon bon Tiburce, Podeszwa est la patience même ! Il comprend les hommes comme personne ne peut les comprendre puisqu’il les a créés. Et il les aime, tu peux en être certain. Son amour va jusqu’à l’acceptation des crimes les plus odieux quand ils sont commis par ceux qui n’ont pas reçu son divin message. Mais les hommes qui lui résistent alors même qu’ils ont reçu sa lumière, ceux-là sont possédés par le démon. C’est faire œuvre de bonté que de les libérer des chaines de l’asservissement. Le bûcher n’a d’autre but que de laver l’âme de ce malheureux.
- Votre grâce ! Se pourrait-il que le possédé évacue le démon par d’autres moyens. Il pourrait se prosterner devant Podeszwa, faire le tour du château à genou en implorant sa grâce….cela ferait beaucoup d’effet sur nos gens et entrainerait des conversions…. Surtout si Podeszwa lui pardonne et montre ainsi sa grande mansuétude. A dire le vrai, je crains que cette exécution n’ait un effet très négatif sur le peuple et qu’il rende votre dieu responsable de la mort d’un innocent.
- Innocent ?
- Dans le sens d’imbécile, Monseigneur ! De rustre, de bête à manger du foin.  Ce Ribaud ne sait ni lire ni écrire, c’est un vacher. Son geste n’était pas dicté par le démon mais par une niaiserie sans nom. Quel homme sain d’esprit pourrait nier la puissance du Dieu qui a sauvé votre fils ?
Le reste de nos gens sont, d’ailleurs dans le même état. Leur pauvre esprit n’est pas capable de recevoir la noble parole de Podeszwa. Il faudrait d’abord les soustraire à la crasse de leur misérable condition avant que de leur montrer cette lumière aveuglante.
Faites bâtir une basilique à la gloire de Podezswa afin de célébrer son culte. Le peuple, alors, sera impressionné et se prosternera devant sa munificence, mais immoler l’un des siens en son nom ne fera qu’attirer la haine de ce dieu étranger. Je suis persuadé que c’est le prêtre qui exige cette exécution. Or si Podezswa doit se manifester c’est à travers votre voix qu'il doit le faire et non celle de cet homme, car c’est à vous qu’il a donné sa grâce en sauvant votre fils.
- Ce prêtre est un saint homme !
- Je le reconnais bien volontiers, Monseigneur ! Mais c’est vous et non lui qui êtes l’élu de Dieu. Ecoutez votre cœur ! Podeszwa vous a donné sa lumière, écoutez-là et faites droit à sa clémence.
Le marquis de la Mortquitue reste pensif. Depuis qu’il s’est converti et qu’il a fait venir ce prêtre, le peuple semble se détourner de lui. Les hommes sont de plus en plus réticents à se convertir, malgré la clarté évidente de la parole divine. Peut-être Tiburce a-t-il raison. Les processions et les offrandes ne suffisent pas et le supplice d’un homme, même s’il sauve son âme, n’a aucune vertu éducative sur le peuple.
- Je te remercie pour ta franchise, mon bon Tiburce ! Je vais y réfléchir!
Dit-il en guise de congé.

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-24 23:35:40)

#10 2015-04-29 23:04:49

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

A la garde !
L’appel résonne dans les couloirs déserts du château de Nidaigle. Au bout de longues minutes les premiers lanciers arrivent sur la courtine nord en s’interpelant. Le vieux Tiburce, adossé à un créneau, les observe. Quand il estime qu’il y en a suffisamment, il désigne un grappin coincé dans l’angle de la pierre.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
- ça ressemble à un grappin. Se hasarde l’un des gardes pour meubler le silence qui s’est soudain emparé des hommes.
Je ne vous demande pas ce que c’est, crétins ! Je vous demande ce que ça fout là !
Devant le mutisme des soldats, il fulmine.
J’ai bientôt soixante printemps et il faut que ce soit moi qui découvre ce genre de chose ! A quoi sert que vous fassiez des rondes si c’est pour passer à côté de ça ! Quelqu’un s’est introduit dans le château ! Fouillez-le moi de fond en comble!
- Mais, Messire Tiburce, nous ne sommes que dix et le château est immense.
- Débrouillez-vous ! Demandez de l’aide au personnel des cuisines, aux palefreniers, aux porteurs d’eau, que sais-je et doublez la garde devant les appartements de sa seigneurie.
Puis, avisant deux lanciers en particulier. Que faites-vous là, vous deux ? Qui vous a remplacé ?
- Ben, on a appelé à la garde, alors on est venus. Personne ne nous a remplacés ! Fallait attendre la relève ?
Le vieux Tiburce s’en arracherait les cheveux. Le marquis a quitté le château pour répondre à l’appel du Prince Zédicus qui formait son ost à l’Est. Il a pris avec lui ses chevaliers et ses meilleures troupes et ne lui a laissé que des jeunes idiots ou des paysans mal dégrossis.
Retournez immédiatement à votre poste et priez Pektjaïr que l’intrus n’ait pas franchi la porte de nos seigneuries, car, si c’est le cas je vous fais écorcher vif et enterrer dans le sel.
Les deux hommes déguerpissent à toutes jambes, suivis de leurs renforts tandis que les autres se partagent les zones du château à fouiller.
Après une heure de recherches infructueuses, le vieux Tiburce retourne à la porte des appartements de la marquise. Quatre hommes sont postés devant, sur le qui-vive. Ils ont dégainé leurs épées en plus de la lance qu’ils tiennent baissée prêts à embrocher le premier inconnu.

- Personne n’est rentré ?
- Personne, Messire !
- C’est bien ! Ouvrez l’œil !
Au même moment, un des gardes apparait au détour du couloir.
Messire Tiburce, on a retrouvé le corps d’un mitron aux cuisines, le cou brisé.
Mais alors que le vieux serviteur allait le suivre, un grand cri se fait entendre en provenance des appartements de la marquise. Il se précipite et la découvre à l’étage supérieur, terrorisée, le regard horrifiée braqué sur le drap à moitié défait du lit dans lequel repose son fils. Ce dernier crie aussi en réponse à la terreur de sa mère mais ne semble pas savoir ce qui se passe.
Il ne voit pas qu’une grosse bestiole noire se débat dans les plis blancs du drap.
Sans se donner le temps de la réflexion, le serviteur se jette sur la cotonnade, entortille la bestiole, tire à lui le reste du tissu et jetant le tout à terre le piétine sauvagement. Les gardes qui l’ont rejoint regardent la scène ébahis.

Qu’est-ce que c’était ? Demande la marquise qui a pris son enfant dans les bras pour le calmer.
Tiburce fouille le drap à la recherche de l’insecte.
Je n’en sais rien votre seigneurie, ça ressemblait à une grosse araignée.
Mais alors que tous ont le regard fixé sur le drap pour voir l'arachnide,  la marquise sursaute et se met à crier de nouveau.
Il y en a une autre et elle m’a piqué. Hurle-t-elle.
Et elle quitte le lit avec le petit Charles en pleurs.

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-30 20:21:11)

#11 2015-04-30 11:34:33

Enguerrand

Re : Tête-à-tête au fond d'un cachot.

A sa seigneurie Enguerrand de la Pétaudière, marquis de la Mortquitue et de Beaujeu, comte de Valdorge de Quéribus et d’autres lieux, Gouverneur de cinq provinces, chevalier de l’ordre de la fleur de Lys

Monseigneur,

Le malheur a encore frappé votre maison.
Une tentative d’assassinat a été perpétrée contre votre fils, mais, qu'il soit loué, Podeszwa l’a de nouveau couvert de sa divine protection puisqu’il est indemne. On a retrouvé dans sa chambre pas moins d’une dizaine de scorpions bleus. 
Si je parle d’assassinat, c’est que ces arachnides sont inconnus dans notre belle province d’Helgor. D’après notre érudit, ils n’infestent que les marigaux des côtes basses et sablonneuses. Il apparaît donc que ces bêtes extrêmement venimeuses ont été transportées jusqu’ici.
Un inconnu a justement profité de la faiblesse de la garnison pour s’introduire dans la place. Nous n’avions pas lieu de craindre un attentat de ce genre et c’est la raison pour laquelle le château était si peu gardé, mais j’ai immédiatement demandé au primus de Pignerol de nous dépêcher une compagnie d’archers. L’individu est resté introuvable et il a sans doute fui, son forfait accompli. Nous n’avons retrouvé de son passage, que le corps d’un petit mitron dont il avait broyé le cou d’une seule main.
A la lumière de ces évènements, l’apothicaire m’a confirmé que la maladie de votre fils aurait pu être le fait d’un empoisonnement. Je pense que l’on s’acharne contre la vie de cet innocent enfant et qu’à travers lui, c’est vous qui êtes visé.
Vous avez sans aucun doute un ennemi implacable, d’une cruauté sans nom et aussi fourbe qu’il est malfaisant. Nous allons prendre, ici toutes les mesures pour contrer les menées diaboliques de ce monstre, mais je vous conjure d’en faire autant de votre côté.  Vous devriez ne rien mangé ni boire qui n’ait été goûté au préalable et porter de jour comme de nuit une cote de maille dessus votre chemise.
J’en arrive à la plus pénible part de ce courrier pour vous annoncer que si Podezswa a bien protégé votre fils, il n’en a pas été de même pour votre épouse.
La marquise a été piquée par ces bestioles de l’enfer en protégeant votre héritier. Leur venin est foudroyant et sa nature déjà affaiblie par l’épreuve de la maladie n’y a pas résisté.
Je vous avais promis de veiller sur votre famille à votre départ pour l’ost et j’ai failli à ma parole. C’est un manquement grave qui mérite un châtiment. Si ce n’était la responsabilité de la garde de votre fils, je me serai déjà puni moi-même, mais j’attends avec hâte votre retour et la sentence qui me délivrera.
Votre très humble et très fidèle serviteur.

Tiburce.

Dernière modification par Enguerrand (2015-04-30 16:12:50)

Pied de page des forums

Propulsé par FluxBB