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#1 2018-10-29 02:08:11

Carmen

Incertitudes

Prologue

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La salle des doléances du palais de Guarida était bondée.
On n'aurait pas cru cela possible.

Les architectes lui avaient volontairement donné des proportions immenses, presque comparables à celles d'un Katadra, en étirant démesurément sa hauteur et sa longueur, pour que le chaland ressente bien son infinie petitesse par rapport au pouvoir.
Mais ce jour-là, dés l'aube, les portes du palais avaient vu se masser une foule anxieuse de serfs, d'artisans, de commerçants, de marchands et de bourgeois, une foule dont la taille n'avait rien à voir avec les quelques paysans qui venaient là d'habitude pour contester un lopin de terre ou un héritage. Les rumeurs bruissaient bon train à voix basse au sein de cette plèbe. Et quand les portes s'ouvrirent, la marée humaine avait pénétré les lieux dans un chuchotement général, répercuté et amplifié par les voûtes de la salle.

Depuis presque une heure maintenant que la Marquise Carmen se faisait attendre, le peuple amassé là avait peu à peu délaissé les murmures, chacun prenant ses aises pour se faire entendre de son voisin, si bien que la mer de chuchotis s'était transformée en brouhaha assourdissant.

Un peu à l'écart de la cohue, un homme vêtu de soieries aux teintes vives, le visage desséché comme si sa barbe grise d'une demi-coudée en avait aspiré toute l'eau, s'abîmait dans la contemplation du plafond.

« Eh bien, mon bon, vous allez vous coincer à l'équerre, à rester dans cette position ! »

Le tisserand Tarcas redressa la tête et grimaça dans sa longue barbe en voyant la figure replète qui l'interpellait en criant, volume global oblige. Il répliqua, amer comme à son habitude :

« J'admire ces voûtes, permettez ! C'est tout de même avec notre argent qu'on les a construites !
- Ah, ça... C'est votre droit le plus strict, concéda Alfonso Cucharón, armateur récemment implanté sur les terres de la marquise et déjà réputé, dont les doigts délicatement sirupeux portaient autant de bagues qu'ils le pouvaient. Ce que j'en disais, c'était pour votre santé.
- Je vous remercie, je vais bien. Enfin, de corps, je vais bien. Pour le moment. Je sens déjà la bile qui me monte. Vous avez entendu la rumeur ?
- Bien sûr. Je ne serais pas là aujourd'hui sans ça. Et vu la cohue qu'il y a ici, je dirais que nous ne sommes pas les seuls.
- Par Goben, si ça se confirme, il ne nous sera rien arrivé de pire depuis les Grandes Calamités.
- Allons, Tarcas, n'exagérez pas tant. Ce n'est pas non plus une invasion qu'on nous annonce.
- C'est tout comme ! Une alliance des seigneurs du Cygne avec ceux de la Croix d'Azur ! Mais on aura tout vu ! Que dis-je, une alliance ? Une union ! Si ce n'est pas une promesse de guerres à tout crin, ça, qu'est-ce que c'est ? Vous n'avez peut-être pas connu ça, vous, qui venez de Ressyne ou de je ne sais où, mais avec la guerre, qu'est-ce qui vient ? Les pillages, les bourgs et les cultures brûlées, les nouveaux impôts pour reconstruire les armées ! Et le pire de tout, les routes qui se gorgent de criminels à l'affût ! Mais qu'avait-elle besoin de sortir de ses prières et de ses coucheries, notre marquise ?
- Allons, Tarcas...
- Non, vraiment ! Cela fait des années qu'elle partage son temps entre s'agenouiller à la chapelle le jour et faire pousser des cornes à son mari la nuit, à tel point que celui-là, on ne le voit plus, tant il passe de temps à la chasse pour oublier. Et elle aurait mieux fait de continuer comme ça ! Les femmes ne devraient jamais se mêler de politique, je vous le dis.
- Mon bon Tarcas, intervint un troisième homme, votre voix de crécelle s'entend de loin. Et à défaut de respect envers votre suzeraine, vous pourriez au moins faire montre de prudence. »

Le nouvel arrivant était vêtu bien plus sobrement que ses confrères, mais pas moins richement. Son habit était taillé dans un satin noir aux reflets rouges, qui renforçait encore son teint pâle. Anton Wartz, banquier, âgé, se taillait son chemin vers les deux compères, accompagné de ses deux fils aînés qui écartaient les dernières épaules qui gênaient son passage.

« De prudence ? » Tarcas eut un petit rire nerveux qui secoua sa carcasse sèche. « Alors qu'au coin de chaque rue on trouve des gamins qui chantent Amen Amen ?
- Notre marquise a certes un goût pour la chanson. Mais entre les murs de son palais, vous seriez bien inspiré d'être plus discret dans vos critiques. Il n'est pas bon de provoquer inutilement sa chance.
- Vous êtes bien prévenant, Wartz, ce n'est pas votre habitude... » Cucharón, l'armateur replet, arborait un sourire moqueur.
« C'est purement professionnel, le rassura Wartz. Je n'aimerais pas que ma réputation soit salie parce qu'un de mes partenaires d'affaires se retrouve au pilori. Quoi qu'il en soit, reprit-il en direction de Tarcas en baissant la voix, sur le fond, je suis d'accord avec vous... Nous venons de connaître une période de prospérité longue et fort profitable. Le commerce nous était ouvert avec tous les marchés d'Okord et d'Estybril, malgré la froideur diplomatique que le Cygne a affichée face à nos nouveaux voisins. Si la rumeur d'une alliance avec la Croix d'Azur est fondée, il y a de fortes chances que notre marquise et ses pairs repartent en guerre tous les quatre matins, et que cette période touche à sa fin.
- Allons, allons, mes bons amis. Ne voyez pas tout en noir. » Cucharón posa la main sur l'épaule du vieil Anton Wartz. « Je suis certain que nous saurons tous profiter des opportunités qui vont découler de cette alliance. Il suffit d'être un peu espiègle en affaires. Tenez, moi, par exemple. Quand j'envoie un bateau commercer avec la Valésiane, je le mets aux couleurs d'Estybril et tout se passe à merveille. Et quand j'en envoie un vers Gratz, je le fais diriger par un sudordien qui parle osterlichois, et le tour est joué.
- Vous, c'est différent, rétorqua Tarcas, très sec, vous avez un pied à droite et un pied à gauche. Vous ne faites qu'échanger. Quand on cultive de la soie comme moi, on a peur de voir ses mûriers partir en fumée, on ne peut pas s'enfuir avec ses bateaux. »

On sentait une angoisse profonde dans ses propos, qu'il masquait par une virulence à la limite de l'agression. Cucharón haussa des sourcils surpris. Il allait formuler une réponse, mais un bruissement intense se mit à envahir la salle, et Wartz, en homme sage, interrompit le débat entre ses deux confrères.

« Je crois que la marquise vient d'arriver. Nous ferions mieux de remettre cette discussion à plus tard, à tête reposée » ajouta-t-il, dirigé vers son ami tisserand.


La marquise était enfin là, effectivement, dans une robe carmin, l'épée au côté et les bottes au pied. C'était une tenue habituelle de sa part, quand il s'agissait de remplir ses fonctions vis-à-vis du peuple. Mais le rouge et l'épée avaient ce jour-là une signification tout autre pour les gens venus la solliciter, et la couleur sanguine ne fit que renforcer leur angoisse. Avant même qu'elle ne soit montée sur l'estrade où l'attendaient son chambellan et son sénéchal, le petit peuple présent dans les premiers rangs l'assaillit de questions toutes posées plus fort les unes que les autres. Les sergents qui assuraient le service d'ordre avaient toutes les peines du monde à retenir la poussée de la foule. Carmen traça calmement sa route, leur accordant un simple regard. Elle s'assit sur sa chaire sans un mot.

« Faites silence ! »

La voix de stentor du vieux chambellan fit son effet. La foule se tut. Le chambellan interrogea sa dame du regard, ne sachant trop quelle était la marche à suivre devant autant de gens venus là pour un même sujet. Carmen lui fit un signe de tête approbateur, qu'il comprit comme "faites comme d'habitude". Circonspect, mais obéissant, il posa la question d'usage :

« Quelqu'un a-t-il une doléance à présenter ? »

Bien évidemment, la réponse fut positive. Et bruyante. Et désordonnée au point d'en être inaudible. Tous ceux qui voulaient s'exprimer gueulaient à tout rompre pour se faire entendre. Le vénérable conseiller s'était attendu à une déferlante, mais il eut du mal à tenir sa posture, luttant pour ne pas se boucher les oreilles. Il tapa violemment l'estrade à répétition avec sa longue canne.

« Silence ! Silence ! Pas tous à la fois ! SI-LENCE ! » N'arrivant pas à l'obtenir, il enchaîna : « Que quelqu'un parle pour tout le monde ! »

Une voix s'éleva alors du tumulte.

« Moi ! »

C'était un petit bout de femme qui avait levé le bras, une marchande de petits pains, toute menue mais forte en gueule. Sa main levée dépassait à peine des têtes de ses voisins. Tout le monde en ville la connaissait bien pour son franc-parler, et tout le monde fut sans doute ravi de lui déléguer sa parole, tant elle inspirait confiance. Le chambellan lui fit signe de s'exprimer. Consciente de l'importance du moment, la petite dame fit un effort puissant pour réunir toute sa science de la belle langue, et prit son plus bel accent du Sudord.

« Madame la marquise, je crois bièn qu'on est tous venus là pour une seule chause. » Des murmures d'approbation l'encouragèrent à continuer. « Est-ce que ce serait vré, ce qu'on antand, que vous allez... jouèndre votre politique avecque celle de la croix d'azure ? » 

La foule se taisait, attendant impatiemment la réponse. Carmen la lui fournit de la manière la plus simple.

« Oui, cela est vrai. »

Le vacarme reprit de plus belle en réaction à cette confirmation. Les coups de canne et les injonctions au silence du chambellan ne faisaient plus aucun effet face à la transformation de l'anxiété générale en vraie peur. Carmen, quant à elle, demeurait imperturbablement assise, impassible. Le volume se baissa immédiatement quand on entendit de nouveau la voix de la marchande de pains :

« Mais Madame, est-ce ce que ça veut dire qu'il vat'y avoire de nouveau la guère ? »

La foule approuva bruyamment la question, se transformant en un concert de phrases paniquées. Carmen décida de se lever. Une nouvelle fois, le tumulte s'assagit.

À la surprise de l'assemblée, la marquise répondit à son tour par une question :

« Quel métier exercez-vous, brave dame ? »

Étonnée, la marchande hésita avant de répondre :

« Euh... Je vands des petits pains, madame. »

Carmen sourit.

« Es-tu contente de la qualité des pains que tu vends ?
- Eh bièn, par ma Fé, oui ! Ils sont moelleux comme nul otre, chauds et fondants à cœur ! Pour vous dire, ce ne sont pas des paings, ce sont des friandises ! » s'exclama la petite dame, dont l'éloquence de rue vantait du matin au soir les mérites de sa marchandise. Carmen continua, sur le même ton :

« Étaient-ils aussi bons que tu le dis, il y a dix ans ?
- Il y a dix ans ? Je ne saurais guère vous dire, ma noble dame, il y a dix ans je ne vandais pas de paing, et pour tout vous dire j'étais lavandiaire.
- Et pourquoi n'en vendais-tu pas ? »

Les murmures reprenaient dans la salle. Tout comme la marchande, les gens ne voyaient pas où Carmen voulait en venir. Alors que la marchande hésitait, Carmen reprit :

« Tu ne vendais pas de pain, parce que jusqu'alors, le pain d'ici était dur, ou bien il était hors de prix. On n'aurait jamais pu en vendre à la criée dans la rue comme tu le fais, personne n'en aurait voulu. Sais-tu ce qui a fait que ce soit possible aujourd'hui ? »

La marchande roulait des yeux, cherchant avec ses mains à exprimer l'incompréhension.

« C'est grâce à la levure que les armées d'Okord ont découvert en Carovar. »

Carmen se mit à marcher, calmement et posément, sur l'estrade, tout en développant sa pensée.

« Le Carovar a été conquis lors d'une guerre affreuse. Il a été mis à feu et à sang. Les armées carovariennes ont été décimées sous le nombre, et toute la campagne brûlait. Les terres ont été annexées au royaume d'Okord. Les boulangers qui se sont installés là-bas avec leurs seigneurs ont découvert que les boulangers de Carovar faisaient un pain bien plus moelleux que celui d'Okord. Ils découvrirent ensuite que c'était grâce aux levures qu'ils utilisaient, qui étaient totalement inconnues dans nos contrées. Et depuis, les marchands ont exporté cette levure partout dans le royaume. C'est pour cela que les pains que tu vends dans la rue ont tant de succès, bonne dame. Et je peux confirmer qu'ils sont réellement bons » conclut-elle avec un sourire.

La foule demeurait circonspecte. La marchande était perdue par le discours de sa suzeraine. Voyant que leur oratrice improvisée était en panne, un usurier se permit de prendre la parole.

« Madame la marquise, je ne saisis pas bien où vous voulez en venir avec cette histoire de petits pains, très belle au demeurant, mais...
- Là où je veux en venir, le coupa-t-elle, profitant de son hésitation, c'est que la guerre n'apporte pas forcément que du malheur. Nous ne sommes que des créatures soumises aux volontés de Podeszwa, et ces volontés nous resteront à jamais impénétrables, quoi que nous fassions pour tenter d'en percer les mystères. Je comprends que vous soyez inquiets pour vos commerces, pour vos champs, pour vos vies et celles de vos familles. Mais chacun doit se concentrer sur la tâche qu'il remplit, à la place que lui a assignée Podeszwa. À rien ne sert de vouloir tout contrôler, car l'avenir nous sera toujours incertain. Il l'est pour moi aussi, au même titre que vous tous, dans la mesure où le Créateur de Toutes Choses peut très bien décider de mettre fin à mon existence demain si là est Sa volonté. »

Carmen laissa agir l'invocation de la volonté divine le temps d'un soupir. Et reprit, avec une autorité incontestable dans la voix :

« Ma tâche est de diriger ce domaine, et de le faire au mieux. C'est là la place qui m'est assignée. J'entends le faire avec la plus grande conviction, et j'aurai toujours à cœur de veiller à la protection des âmes dont j'ai la charge. Je vous laisse les tâches de commerce et de production de biens et de nourriture, affaires essentielles s'il en est à l'équilibre du monde. Quant à vous, laissez moi la tâche de diriger. »

Sur ces paroles, la marquise de Guarida tourna les talons et sortit de la salle.

Les sergents commencèrent à pousser la foule vers la sortie. Le brouhaha avait repris de plus belle sans que personne n'essaie plus de l'interrompre. Se tenant à l'écart du désordre du reflux, nos trois bourgeois partagèrent leurs impressions.

« Et bien, au moins elle a l'art d'esquiver les questions... commenta Cucharón, suavement admiratif.
- C'est une fumisterie, oui, grogna Tarcas entre ses dents. Elle nous relègue au même rang que les paysans, comme si ce n'était pas nous qui lui fournissions le velours avec lequel elle se torche...
- Il est vrai qu'elle aurait eu du mal à nous laisser plus que ça dans le flou, conclut Wartz avant que le tisserand n'enchaîne sur d'autres imprécations. Et le flou n'est pas bon pour les affaires. Mes bons amis, je pense qu'il faudra tirer ça au clair au plus vite, pour savoir à quoi nous préparer.
- À quoi pensez-vous, Wartz ? » Les yeux d'Alfonso Cucharón témoignaient soudain un intérêt renouvelé, tandis que Tarcas était encore à grommeler dans sa barbe.
« Je pense à la Compagnie Marchande Orcanienne. S'il y en a bien parmi nous qui doivent être au courant de ce qui se trame, c'est eux, puisqu'ils sont eux-mêmes détenus par la Confrérie du Cygne. J'irais bien demander audience à ce vieil Eris Denen.
- S'il est de vos amis, je vous accompagne. La Compagnie est tout de même le plus énorme concurrent qui soit en matière de commerce dans le Sud, je ne manquerai pas une occasion de rencontrer celui qui la dirige !
- J'en serai aussi, fit Tarcas, sombre. Et si ce vendu de Denen n'est pas capable d'intercéder en notre faveur, on le fera nous avoir une entrevue avec la marquise. Il est temps qu'elle entende la voix de ceux qui travaillent, ici. »

Les trois hommes parvinrent enfin à l'air libre, dans le vent froid qui faisait sa loi sur l'éperon de Guarida. Et, sur l'accord qu'ils venaient de conclure, ils se séparèrent.

Dernière modification par Zyakan (2019-04-18 11:04:54)

#2 2018-10-29 02:23:55

Carmen

Re : Incertitudes

De nombreuses années plus tôt, Magdalena Alighieri, la dirigeante de la Compagnie Marchande Orcanienne, florissante association de commerçants, avait été l'instigatrice d'une sombre affaire de complot visant à destituer Loth Hallgeirr, alors seigneur d'Orcanie. Elle avait payé ses actes de sa vie, et cela aurait très bien pu signer la fin de la Compagnie. Mais les seigneurs du Cygne décidèrent qu'il leur serait plus profitable de s'approprier cette entreprise en pleine expansion, et mirent à sa tête un marchand sans histoire, un homme qui saurait tenir sa place, Eris Denen. Celui-ci s'efforça d'effacer l'odeur de soufre qui traînait sur le nom de la Compagnie. En sujet zélé, il dévoua son entreprise à la bonne marche des affaires de la Confrérie du Cygne, offrant généreusement aide logistique et prix d'amis sur des ressources rares. Dans le même temps, en homme d'affaires doué, il installa des comptoirs commerciaux sur une grande quantité de fiefs de la Confrérie, notamment des entrepôts d'attache sur tous leurs ports du Grand Canal. Il mena sa barque de manière assez remarquable, si bien que la Compagnie avait pu étendre ses domaines d'activité, et était à ce jour la plus puissante entreprise de la région en tant que constructrice de navires et d'armateur, en tant que banque, et bien sûr dans le commerce proprement dit.

Le siège de la Compagnie était toujours resté le plus proche possible du pouvoir. Il avait régulièrement déménagé de capitale en capitale, au gré des changements d'influence des différents dirigeants du Cygne. Aujourd'hui, il se situait à Guarida, dans un hôtel particulier en plein cœur de la ville. La bâtisse était imposante par sa taille, mais presque austère tant elle était chiche de décorations et de signes de richesse. Après toutes ces années, la Compagnie n'avait toujours pas fini de montrer son humilité vis-à-vis du pouvoir, au moins dans sa façade.

Nos trois bourgeois, qu'un secrétaire avait poliment introduits dans le salon d'entrée, demandèrent à être reçus par Monsieur Eris Denen. Anton Wartz était un ami de longue date de celui-ci, bien que concurrent. Le secrétaire se montra des plus aimables, et il ne tarda pas à revenir de l'étage avec le sourire et à inviter ces messieurs à l'y suivre.

Eris Denen devait avoir un âge plus que mûr maintenant. Il avait des traits tout en longueur, tirés vers le bas, et un petit nez où reposaient des lorgnons. Des cheveux d'un blanc soyeux entouraient la base de son crâne lisse et bombé. Un peu voûté en avant, entraîné sans doute par son ventre nourri par une vie de dîners d'affaires, il s'avança vers ses visiteurs, la main tendue.

« Ce cher vieil Anton... Comment vont tes affaires ?
- Mieux dés que je te vois, Eris. J'imagine que tu as entendu les nouvelles.
- Bien sûr, bien sûr. Ces messieurs sont tes amis ?
- Je parlerais plutôt de camarades en l'occurrence. Je te présente Juan Tarcas, tisserand, dont tu portes sans aucun doute les étoffes régulièrement... » Les deux hommes échangèrent des salutations polies. « ... Et Alfonso Cucharón, armateur, qui s'est récemment implanté dans la région.
- Monsieur Denen, fit Cucharón en serrant respectueusement la main du vénérable homme d'affaires, permettez-moi de vous dire que j'ai beaucoup entendu parler de vous, et que j'admire votre parcours.
- Merci, merci. Alors, que me vaut votre visite ? Asseyez-vous, je vous en prie. »

Disant cela, Denen fit un signe au secrétaire qui restait à la porte. Celui-ci s'éclipsa, et reparut avec une carafe et un service de gobelets d'argent, qu'il disposa sur la petite table autour de laquelle s'installaient les quatre hommes. Tandis que le secrétaire servait le vin, Wartz expliquait ses craintes et celles de ses "camarades" au maître des lieux. Il raconta brièvement le discours de la marquise Carmen en salle des doléances, insista sur le vague dans lequel elle avait laissé l'assemblée, et conclut, adressant un sourire à son vieil ami :

« Je crains fort que notre marquise ne laisse guère filtrer ses intentions avant que les choses ne soient officielles. En public du moins. Ses conseillers doivent bien être au courant, et ce que ses conseillers savent ne doit pas avoir trop de secret pour toi... »

Eris Denen sourit en retour, mais laissa l'interrogation à peine voilée de Wartz en suspens après sa longue prise de parole, s'abandonnant quelques secondes à la contemplation de son gobelet de vin. Enfin, il dit :

« Tu m'imagines plus influent que je ne suis, mon cher Anton. Je ne suis qu'un humble marchand...
- Et la Compagnie Marchande Orcanienne est tout humblement au service de la Confrérie du Cygne. Mais justement, Eris. Tu ne vas pas me faire croire que, possédant une Compagnie prospère comme la tienne, les seigneurs du Cygne font fi de ses intérêts au point de ne l'informer de rien ?
- Pourquoi voudrais-tu qu'ils nous informent de quoi que ce soit ?
- Pour que tu évites d'accorder un prêt de dix mille écus à un araldien si ton seigneur entre en guerre avec le sien le lendemain, par exemple, comme c'est ce qui risque d'arriver s'ils se joignent à la Croix d'Azur. Personnellement, j'aimerais bien être au courant de ce genre de choses. »

Denen soupira.

« Hélas... Mon cher Anton, je vais te décevoir. Nos seigneurs ne sont pas à dix mille écus près. Si tu veux savoir ce que pense notre Marquise, interroge directement Podeszwa. C'est peut-être à Lui qu'elle parle le plus souvent en ce moment, et à qui elle confie le plus de choses. Pour ma part, je ne pense pas avoir jamais été plus à ses yeux qu'un serviteur. D'ailleurs cela ne nuit en rien à mes affaires, on me laisse œuvrer en paix tant que je fournis de menus services de temps à autre. Mais en ce qui concerne l'alliance avec les azuriens, je ne suis au courant de rien. »

Wartz passait ses doigts le long de sa moustache blanche, cherchant là l'inspiration face à l'insoluble problème d'incertitude auquel il faisait face. Voyant qu'il ne réagissait pas, Tarcas décida de prendre les choses en main.

« Au moins, fit-il de sa voix aigre, passablement agacé qu'il était par la passivité de ce "serviteur", si vous ne pouvez pas obtenir vous-même l'information, monsieur Denen, obtenez-nous audience auprès de la marquise. Nous ne pouvons pas rester dans le flou. Il faudra bien qu'elle comprenne que c'est une question de vie ou de mort pour nous.
- C'est peine perdue. Tout ce que je pourrai vous obtenir, ce sera une audience auprès du chambellan, qui ne vous dira rien que Sa Seigneurie ne veuille pas que l'on dise. »

Le ton de Denen était catégorique, et on pouvait sentir qu'il était déjà passé par là.

Un ange passa.

Soudain, le regard de Denen s'illumina, fugacement.

« Ou alors... »

Il laissa la phrase en l'air, fixant un point indéterminé du plafond, renversé dans son fauteuil. Les autres lui accordaient toute leur attention.

« Ou alors ? relança Wartz.
- Ou alors... Mais je ne sais absolument pas si cela pourra vous être utile... »

Les nuques des trois invités étaient tendues, chacun résistant à grand-peine à l'envie de presser le vieil homme, dont on n'aurait su dire avec conviction s'il ne prenait pas un malin plaisir à différer l'annonce de ce qu'il avait en tête.

« Ou alors, disais-je... Vous savez... quand j'ai été nommé à ce poste, la Compagnie avait toujours une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. Vous connaissez l'histoire. Alors, j'ai dû m'attacher à nouer de bonnes relations avec les nouveaux propriétaires... Et il se trouve que je me suis plutôt bien entendu avec le seigneur Loth, qui gouvernait l'Orcanie à l'époque, il n'avait pas encore été chassé du pouvoir par son frère. Je crois bien ne pas me tromper en pensant que j'ai toujours son respect aujourd'hui. Je pense qu'il comprendra vos vues si vous vous entretenez avec lui, il est assez ouvert aux questions des petites gens. Et même s'il n'a plus de terres ni de titres, il est toujours le mari de notre marquise.
- Excellente idée ! s'enthousiasma Cucharón.
- Vous croyez qu'il touche encore aux affaires du pouvoir ici ? demanda Tarcas, amer. Les bruits qui courent...
- Même s'il devait ne plus être très proche de sa femme, il le serait toujours plus que nous, le coupa Wartz. C'est une très bonne idée. Ce serait formidable si tu pouvais nous obtenir cela, Eris.
- Ce serait bien la moindre des choses... » fit Denen en dodelinant de la tête, faussement modeste.

Les quatre hommes se levèrent alors et prirent congé, et Denen raccompagna à petits pas ses invités vers la porte de son bureau.

« Pardonnez-moi si je ne vous raccompagne pas jusqu'en bas, l'hiver me rend les articulations douloureuses.
- Je t'ai toujours dit de prendre soin de toi, vieux grigou, le tança Wartz. Regarde, moi, je n'ai pas ce problème.
- Tu es encore bien vert, c'est vrai. Mais je ne m'en fais pas, même si tes jambes restent jeunes, tu retrouveras bien ta culotte de nourrisson en ton temps, lui sourit Denen. Allons, revenez demain midi me voir ici, je me fais fort de vous avoir obtenu une entrevue avec messire Loth.
- Merci, mon vieux. On te devra une fière chandelle.
- Ce sera toujours ça de pris, concéda Tarcas, relayant Wartz à la poignée de main. Merci pour votre aide.
- Merci beaucoup, monsieur, enchaîna Cucharón. Et merci pour le vin, il était fameux.
- C'est du Náscar, il n'y a que ça de vrai. »

Dernière modification par Zyakan (2018-10-29 18:27:57)

#3 2018-10-29 18:21:59

Carmen

Re : Incertitudes

Le lendemain, Cucharón et Tarcas marchaient ensemble dans les rues pentues des hauteurs de Guarida, tous deux dûment gantés et habillés contre le vent sec d'hiver qui s'engouffrait dans les venelles aux toits de tuile.

Originellement, ils devaient chacun se rejoindre, avec Wartz, à l'hôtel de la Compagnie Orcanienne. Ne connaissant pas bien la ville, Cucharón s'était égaré. Mais par un heureux hasard, il était tombé sur Tarcas au détour d'une rue, alors que celui-ci sortait tout juste de son atelier, et il fut bien content de pouvoir faire le chemin avec son camarade. Celui-ci, toujours renfrogné dans sa barbe poivre et sel, ne lui fit qu'un accueil poli, à peu près de la même température que l'air extérieur. Cela n'empêcha pas l'armateur d'entamer la conversation, en homme affable qui semblait adorer deviser. Il le fit si adroitement que Tarcas finit par se dérider un peu. Ils causèrent de tout et de rien sur le trajet, et Tarcas esquissa même un début de sourire par moments.

Ils débouchèrent sur une petite place où se tenait un lavoir, occupé par un groupe d'enfants qui chantaient. Les plus courageux se relayaient à chanter les couplets, et le groupe répondait en chœur.

Quel est don' dans la chapelle
Ce chuchotis délicat
Qui fait monter vers le ciel
Ses offrandes à Podeszwa ?

C'est la très sainte Marquise
Sous une écharpe de laine
Qui vient là d'un' voix exquise
Pour y épancher sa peine

Amen Amen Amen !

Quel est don' par la rivière
Ce chant d'une belle voix
Qui s'époumone en prières ?
* Oh ! *
Par tous les saints je la vois !

C'est la très sainte Marquise
Qui a fait tomber sa laine
Un joli berger l'a prise
Les voilà au pied d'un chêne

Amen Amen Amen !

Méfiez-vous de la belle
Nous avertit le Diacon
Mais quel est don' derrièr' l'autel
Ce doux bruit de dévotion ?

La cent fois sainte Marquise
A senti le prêtre en gêne
Comme il avait les mains prises
Elle l'aide avec les siennes

Amen Amen Amen !

« Dites-moi, Tarcas, on l'entend partout, cette chanson !
- Ne m'en parlez pas... Depuis des mois, ces foutus gamins s'en donnent à cœur joie. On raconte qu'ils inventent de nouveaux couplets toutes les semaines.
- Et ça ne choque personne ? » Cucharón paraissait pour le moins amusé de cette originalité locale.
« Le diacon de Guarida a crié au scandale. Mais c'est bien tout. Notre damnée marquise aime trop les chansons pour en interdire une qui parle d'elle.
- Heureusement qu'elle n'est pas duchesse...
- Pourquoi ça ?
- Pour la rime. »

Tarcas laissa malgré lui échapper un petit ricanement aigre. Tandis qu'ils continuaient leur route, Cucharón reprit :

« Tenez, ça me rappelle une histoire, que les valésians racontent sur l'origine du califat de Ressyne... Une princesse d'une île lointaine, très belle, doit se marier au calife, mais elle ne veut pas. Elle le trouve trop violent. Seulement, elle n'a aucun moyen de s'en échapper, le mariage a été décidé. Heureusement, un pêcheur est fou amoureux d'elle. Il est tellement fou, qu'un soir, à la veille des noces de la princesse et du calife, il monte au balcon de la princesse et lui dit "Je suis fou de vous. Demandez moi ce que vous voulez, je le ferai pour vous". La princesse est surprise par cet intrus qui débarque chez elle, mais comme ce qu'elle veut plus que tout, c'est fuir le calife, elle dit au pêcheur "emmène-moi loin d'ici". Et le pêcheur l'emmène sur son bateau. Au matin, le calife découvre que la princesse n'est plus là, et bien sûr il est furieux. Il envoie toute sa flotte pour les rattraper, avec l'ordre de les écorcher vifs tous les deux. Mais en mer, le bateau du pêcheur se fait attaquer par des pirates. Les pirates tuent le pêcheur, et vont pour s'amuser avec la princesse. Les pirates la présentent à leur capitaine, puisque selon la coutume c'est lui qui doit passer en premier. Mais au moment où il la voit, le capitaine tombe à son tour amoureux de la princesse. Amoureux fou. Il lui dit "demande moi tout ce que tu veux, je le ferai pour toi". La princesse est désespérée, elle vient quand même de perdre le seul homme qui l'a aimée jusqu'ici, elle hésite, et finalement elle lui demande "donne moi tout ton or". Le capitaine accepte. Il la ramène sur son île, et lui montre la grotte où il a caché tout l'or qu'il a amassé dans ses pillages. Le soir, il décide de se marier avec la princesse, et il organise une grande fête sur son île. La fête fait tellement de bruit que ça attire les galères du calife. Les soldats du calife débarquent et tuent tous les pirates. Ils ramènent la princesse sur la galère amirale et vont pour l'écorcher vive, mais l'amiral tombe à son tour amoureux de la princesse.
- Décidément. Elle devait être sacrément belle.
- Oh oui. L'amiral lui dit "demande moi tout ce que tu veux, je le ferai pour toi". La princesse lui demande "mets-toi à mon service avec tes galères et tes hommes." L'amiral accepte avec joie, mais ses soldats hésitent. Alors la princesse les amène à la grotte où le pirate cachait son or, et voyant cette quantité de richesses ils acceptent immédiatement. Alors, la princesse les envoie capturer le calife et raser sa cité. Ils s'installent sur l'île du pirate, la princesse épouse l'amiral et lui donne le titre de Calife, et ensemble ils font régner la terreur sur les mers. C'est une des nombreuses histoires sur la création de Ressyne.
- ...C'est particulier, comme histoire... Il y a une morale ?
- Oh, il y a tout un tas de morales, les valésians en sont friands. Une qui revient parfois, et qui colle bien à notre cas, c'est "Une femme peut faire de grandes choses. Mais si c'est le cas... il vaut mieux ne pas être son mari." »

Tarcas rit, cette fois bruyamment. Tendu comme il était, il semblait avoir un besoin intense de cette sorte d'exutoire.

« Je ne la raconterai pas à ma femme, ça lui donnerait des idées... Et j'espère que messire Loth saura arranger notre cas mieux que votre calife.
- Je l'espère aussi... Dites moi, ce ne serait pas Wartz qui arrive par là-bas ?
- Si, avec un de ses fils. Ils nous ont vus, ils nous attendent devant l'hôtel. »

Les trois hommes se serrèrent la main chaleureusement, en profitant pour se réchauffer les paumes. Anton Wartz leur présenta son aîné, qu'ils avaient déjà vu dans la salle de doléances. C'était un homme droit et sec comme son père, mais moins souriant. Il devait déjà avoir la trentaine. Il salua poliment les deux marchands, et tous les quatre se dépêchèrent de rentrer dans la bâtisse, au chaud.

Eris Denen les attendait au premier, dans son bureau. Quand ils arrivèrent, il était occupé à marcher de long en large, le front baissé. Visiblement, quelque chose n'allait pas.

« Messieurs, ... » commença-t-il avant même d'offrir à ses invités de s'asseoir, « Je crains que messire Loth ne soit pas d'une grande aide dans le cas qui vous occupe.
- Tu as essuyé un refus ? s'étonna Wartz.
- En un sens, oui. On m'a dit qu'il ne pouvait pas m'accorder d'entrevue, pour la bonne et simple raison qu'il est introuvable depuis une semaine.
- Comment ? » Les quatre hommes étaient unanimes dans leur étonnement.

« J'ai dû insister pour qu'on me donne plus de détails. » Eris Denen arrêta sa marche derrière son bureau, et posa ses mains blanches dessus. « La dernière personne à l'avoir vu est un valet d'écurie, qui l'a aidé à préparer son cheval, comme lorsqu'il partait d'habitude à la chasse. À la différence près que c'était au milieu de la nuit, et que messire Loth partait seul...
- ...Il serait parti chasser, seul ? Hasarda Cucharón, hésitant.
- C'est peu probable. Il a tout de même une main en moins. À la chasse, il se faisait toujours accompagner par son écuyer, et celui-ci jure n'être au courant de rien.
- Il serait parti... » Wartz ne finit pas sa phrase.

Tous observèrent le silence, chacun réfléchissant aux implications de cette disparition. Eris Denen finit par rompre la réflexion de ses pairs.

« Messieurs, je me désole de ne pas pouvoir vous être plus utile. Cependant, vu comme j'ai dû batailler pour obtenir ces informations, vous êtes sans doute les premières personnes à l'extérieur du château à les entendre, à part moi. Ce départ date d'il y a maintenant huit jours, et je ne doute pas que la rumeur enfle bien tôt si messire Loth ne reparaît pas, mais d'ici là je vous remercierais de ne pas le crier sur les toits, cela me mettrait dans une position délicate.
- Tu peux compter sur notre entière discrétion, Eris. Merci pour ton aide malgré tout. »

Comme la veille, les invités prirent congé de leur hôte, mais la vigueur des poignées de main n'était pas la même.

Tarcas était resté songeur, en retrait des autres, jouant avec sa longue barbe. Au moment de serrer la main de Denen, il lui posa une question qu'il semblait chercher à formuler depuis un moment :

« Monsieur Denen, ce valet d'écurie... Vous avez pu l'interroger personnellement ?
- Hélas non, j'ai dû me contenter d'un des aides du chambellan. Pourquoi ? »

Le tisserand répondit d'une voix qu'il chargeait ostensiblement de sous entendu :

« Parce que je trouve cela étrange, que le mari de notre marquise disparaisse quelques jours avant la naissance d'une rumeur d'alliance politique...
- Que voulez-vous insinuer ?
- Vous me comprenez bien. » Les petits yeux noirs de Tarcas avaient une lueur mauvaise.
« Allons, Tarcas, vous fabulez. Quel intérêt aurait eu Dame Carmen à se débarrasser de lui ? Elle n'aurait eu qu'à passer outre son avis s'ils avaient été en désaccord.
- Peut-être, peut-être. Il n'empêche que nous n'avons qu'un témoin, et que vous n'avez pas pu l'interroger directement...
- Allons, Tarcas, par Goben ! s'emporta Wartz. Reprenez-vous ! Ce sont là des accusations graves que vous portez à l'encontre de notre suzeraine, et sans aucune preuve !
- Mon intuition, Wartz, me dit qu'il y a du louche là-dessous.
- Votre intuition ! Et bien dites-lui, à votre intuition, qu'elle ferait bien d'arrêter de vous souffler des suspicions qui pourraient vous coûter la tête. Allons, j'en ai assez entendu. Messieurs, je vous salue. »

Et sur ces paroles, Wartz descendit l'escalier et sortit du bâtiment, suivi en retard par son fils, que ce départ précipité avait surpris. Denen et Cucharón se regardèrent, regardèrent Tarcas.

« Ce bon Anton est trop intègre pour faire un bon banquier, je lui ai toujours dit, soupira Denen. Cependant je suis d'accord avec lui sur ce point : ici, nous sommes entre initiés, mais hors de ces murs, gardez-vous de répéter de pareilles pensées, monsieur Tarcas. »

Tarcas grommela.


Fin du prologue

Dernière modification par Zyakan (2019-04-18 11:03:39)

#4 2019-02-03 03:41:55

Carmen

Re : Incertitudes

[HRP]
Le premier post de Guerre Arald-Cygne d'Azur fait le lien entre celui-ci et les précédents de ce topic, et introduit le personnage de Miguel Cordero.
Ce post ci-dessous fait notamment référence aux événements de La mécanique de l'ombre (de Karan, K-Lean), déroulés quelques lunes plus tôt.
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« Tu le tiens de source sûre ?
- Aussi sûre que je te vois.
- Hmm. »

Carmen de Guarida se passait le pouce entre les lèvres, assise sur le bord de la table d'ébène qui trônait au centre de son bureau privé. Il était tard, le soir, et les candélabres de la pièce faisaient danser les ombres floues des plis de sa robe sur le bois noir ciselé. Son maître-espion, l'homme affable et rondelet qui se curait les ongles avec un poignard, assis en face d'elle, se plaisait à promener son regard sur ce que l'on devinait en-dessous des plis, et qu'il connaissait déjà bien. Sentant que la réflexion de la comtesse allait durer, il se força à rester professionnel, quitta son sourire béat, et raconta l'histoire avec plus de détails, comme il aimait à le faire :

« C'est par un soldat de Fort Torksay que je l'ai su. Son vieux père est un bon revendeur de ragots, mes hommes vont souvent flairer par chez lui pour avoir des nouvelles fraîches. Comme c'est chez un allié, on ne risque rien, pourquoi se priver. Il leur a raconté ce que lui avait raconté son fils : un homme important était venu se réfugier dans les geôles du seigneur Cynomric, et le fils en question l'avait retrouvé pendant sa garde, tout frais empoisonné dans sa cellule. Le fils en était tout retourné, mais pour autant il a pris son devoir très au sérieux, et n'a pas précisé à son père quelle était l'identité de ce pauvre type. Alors mes hommes sont allés le trouver, et après quelques pintes de calvok, le gamin s'est confié à eux, trop heureux de se soulager de son poids.
- Et il a dit textuellement "le comptable des Karan" ?
- Il avait bien bu, donc je ne te garantis pas l'articulation, mais il a dit ça, oui. Il a même précisé "le maître des comptes de Ténare". Je te passe tous les "enculés de Karan" et autres noms d'oiseaux.
- Et tu dis que ça s'est passé la même nuit que...
- Oui.
- Que le meurtre de l'intendant d'Oseberg... Carmen plissa les yeux. Tu es vraiment sûr de ce que tu me dis ?
- Si je ne t'en parle que maintenant, ce n'est pas pour rien. Je préfère garder ce genre de choses secrètes jusqu'à ce qu'elles soient certaines. »

Carmen n'arrivait pas à se faire à l'idée.

« Pourquoi est-ce que Cynomric n'en a rien dit ? »

Miguel Cordero fit signe qu'il n'en savait rien. Il hasarda, d'un ton volontairement peu convaincu :

« Peut-être en a-t-il parlé à l'Empereur. Après tout, il est sensé être son maître-espion.
- Peut-être... Mais vu le froid qui règne entre l'Empereur et le Cygne d'Azur, je m'étonne qu'il en ait parlé à Taas-Trof sans nous informer.
- Peut-être... Approuva suavement Cordero, en reprenant l'intonation de sa suzeraine. Ou peut-être en a-t-il parlé.
- Comment ça ? »

Cordero sourit.

« Peut-être en a-t-il parlé aux seigneurs que cela concernait... »

Carmen s'était raidie, suspicieuse.

« Qu'est-ce que tu essaies de me dire ?
- Peut-être.... N'as-tu pas été mise au courant ?
- Je suis une des dirigeantes du Cygne d'Azur. Comment aurais-je pu ne pas être mise au courant ? »

La comtesse de Guarida se mordit instantanément la lèvre après avoir posé cette question. Elle connaissait la réponse, et la haïssait plus que tout au monde. Et son maître-espion allait se faire un malin plaisir de la lui distiller, goutte après goutte.

« Une des dirigeantes... D'un ordre qui se vante de ne pas avoir de dirigeants. D'un ordre, qui se vante de ne reconnaître que le mérite de chacun... Qu'est-ce que tu as apporté au Cygne d'Azur, rappelle-moi ? »

Carmen ne répondit pas.

« Tu as apporté le prrrrestige du Cygne, poursuivit Cordero qui se moquait ouvertement. Tu as apporté ton titre de Marquise et tes sept vassaux... Et qu'est-ce qu'il en reste aujourd'hui ? »

Carmen demeurait silencieuse. Elle ne daignait même pas transpercer Cordero de son regard devenu noir. Il ne fallait pas. Il ne fallait pas, car en ce moment même, ses nerfs la piquaient avec des aiguilles tout le long de ses bras et de ses jambes, et commençaient à l'aiguillonner au-delà du supportable. Elle sentait grandir en elle le feu de la Terre qui lui dévorait les entrailles. Toute la rage des dragons et des volcans poussait ses organes hors de son corps, lui hurlait de vomir des torrents de lave, de désintégrer cet aventurier pour son insolence et de faire tisser un paillasson avec ses tripes, d'envoyer les cohortes de ses cavaliers labourer les terres de ces seigneurs de pacotille, les embraser comme une motte d'étoupe et ne laisser derrière eux que des petits tas de cendre, puis de déchaîner sur eux la fureur des dieux, anciens, nouveaux, tous, d'ouvrir la terre aux endroits de leurs châteaux et de les engloutir jusque dans les abysses les plus profondes, et que Podeszwa fasse que leurs noms n'aient jamais existé, pour qu'il n'en reste rien, nulle part, sur Terre ni dans aucune mémoire d'homme.

De tout cela, peu, très peu, dépassa de l'enveloppe charnelle de Carmen.

Ce très peu fut assez pour que Cordero change son arbalète d'épaule.
Sentant qu'il avait peut-être poussé le bouchon un peu loin sur ce sujet sensible, il se fit enjôleur, enrobant sa voix de miel.

« Peut-être est-il temps que l'on te reconnaisse de nouveau à ta juste valeur... Je suis certain que l'Empereur sera ravi de voir ton écriture. J'ai vu comment il te regardait. Lui, au moins, est un homme de goût. Il saura apprécier la loyauté d'une de ses plus belles sujettes. »

Carmen leva la tête. Posa la main sur le manche de sa dague. Dégaina, et la planta dans l'ébène de la table. Des montagnes de neige éternelle ensevelissaient son coeur, chauffé à blanc. Lucide à un point qu'il lui semblait ne jamais avoir atteint, elle articula d'une voix blanche, mécaniquement, comme si cela coulait de source :

« C'est une bonne idée. Je vais faire ça. »

Assis dans son fauteuil, toujours le poignard entre les doigts, Cordero s'était figé un instant. Il avait beau être imperturbable, l'état de la comtesse le mettait tant soit peu mal à l'aise, comme une nette sensation de danger incontrôlé. Il se redressa très délicatement, rangea son poignard sans faire le moindre bruit, et salua le plus fugacement possible pour prendre congé. Carmen lui répondit d'un bref signe de tête.

Mais, alors qu'il était à mi-chemin de la porte, le maître-espion ne put s'empêcher de poser une dernière question :

« Au fait... J'ai vu qu'on préparait beaucoup de chevaux, hors les murs. Il se passe quelque chose ? »

Carmen entendit ces mots couler de sa propre bouche comme s'ils étaient doués d'une volonté propre :

« Rien qui te concerne pour le moment, mon cher, chacun ses secrets. Mais tu pourras bientôt te rassurer sur ce que j'apporte à mes alliés. »

Dernière modification par Zyakan (2019-02-04 00:10:56)

#5 2019-02-04 00:04:45

Carmen

Re : Incertitudes

Sitôt qu'il fut hors des appartements de Carmen, Cordero referma la porte de service derrière lui comme un superstitieux, le plus silencieusement du monde, veillant à ce que le le pène ne fasse pas le moindre couinement et que le chêne massif coulisse sur ses charnières comme un baiser sur joue de pucelle.

Quand enfin ce geste fut accompli, il crut pouvoir chasser l'air de ses poumons un bon coup pour évacuer la tension dans laquelle l'avait mis l'entretien qui venait de se dérouler. Jamais il n'avait vu la comtesse dans un tel état. D'habitude elle ne se retenait pas de tempêter mais c'était... habituel, c'était son tempérament et ça ne manquait pas de charme. Là, ...elle en était rendue à être réellement inquiétante. Froide et prête à tuer. Pourtant il avait jusqu'ici été parfaitement loyal, parfaitement irréprochable, parfaitement et impeccablement irréprochable et loyal... Il profitait de ses fonctions de couverture, mais qui ne le fait pas ? C'était réellement inquiétant. Si elle commençait à perdre sa raison de la sorte, il allait devoir prendre ses dispositions plus tôt que prévu, changer ses plans... Enfin pour cette fois il en était sorti sans encombre... Mais juste au moment où il allait relâcher un soupir de soulagement bien mérité, il remarqua qu'il n'était pas seul dans la cage d'escalier. L'ombre massive qu'il avait prise sans faire attention pour une colonne de grès le regardait, impassible.

« Ah, haaa... » se força-t-il à plaisanter, reprenant immédiatement une contenance. « Diego... Pour un peu tu m'aurais fait peur. »

La lame lige ne répondit pas. Ses yeux cernés de plis secs toisaient le maître espion depuis deux têtes plus haut sans laisser paraître la moindre expression de sympathie.

« Ta maîtresse est dans une drôle d'humeur aujourd'hui, tu sais » chuchota Cordero d'un ton complice.

Le visage buriné ne faisait voir aucune réaction.
Cordero avait entendu beaucoup de choses sur le protecteur de la comtesse. Il savait qu'il était dévoué à la protection de Carmen depuis qu'elle était toute jeune, déjà du temps où son père gouvernait Guarida. Il avait entendu parler du fait qu'à l'époque, ils étaient deux, deux frères jumeaux. Il avait entendu qu'au cours d'une expédition dans la mer des fournaises, le frère de celui-là s'était fait tuer pour défendre sa suzeraine, et que celui-là lui même avait été laissé pour mort par leurs assaillants.... Et qu'il était revenu, quasiment estropié, depuis la Valésiane jusqu'en Solède pour raconter ce qu'il s'était passé. En termes de loyauté, ce Diego était loin au-delà d'un chien de berger.

Miguel Cordero savait pertinemment qu'il n'obtiendrait jamais rien de lui contre sa maîtresse.

Pire que ça, il lui était arrivé de discerner une petite lueur étrange dans les yeux du colosse, les fois où il le croisait en sortant des appartements de la comtesse, alors qu'il venait de la b- de l'honorer. Il en aurait mis sa main au feu, cette lueur devait être ce qui se rapprochait le plus chez ce genre d'hommes d'une manifestation de jalousie.

Donc, non seulement Cordero n'en obtiendrait jamais rien, mais sans doute ce Diego n'attendait-il que le plus petit geste de sa dame pour lui enfoncer sa masse d'armes en travers des dents.

Mais allez savoir pourquoi, il se sentait une espèce d'affection particulière pour ce type que tout opposait à lui, qui lui était parfaitement inutile et qui n'hésiterait pas à le tuer le jour venu. Quelque chose de l'ordre de la réciprocité, peut-être. Quien sabe. Toujours est-il que le maître espion prit cordialement congé du garde du corps et laissa ses jambes dévaler l'escalier à vis en arborant un grand sourire benêt. L'humeur de la comtesse lui donnait des motifs d'inquiétude, mais pour l'heure la vue de Diego lui avait ôté ses soucis.


* * *


« Qu'est-ce, cè qui t'a mis dans un état pareil ? »

Carmen sursauta.

Absorbée dans ses pensées, elle n'avait pas entendu la porte de sa chambre s'ouvrir, ni la femme s'approcher dans son dos. Elle réalisa qu'elle avait toujours la main serrée sur le pommeau de la dague qu'elle avait enfoncée dans la table. Prise en défaut, elle attaqua.

« Depuis combien de temps es-tu dans mon dos ?
- Tu as abîmé bois précieux, comtesse... » fit Yasmine, nullement impressionnée, en désignant la lame plantée dans l'ébène. « C'est cette homme qui te a mis dans cette état-là ? »

Les gens du palais appelaient Yasmine la sorcière noire. Carmen se plaisait à penser qu'avec le temps, cela n'était plus que par habitude. Les gens... Les gens exagéraient toujours. Cette femme n'était ni sorcière, ni noire. Herboriste, maîtrisant des secrets ancestraux, et brune de peau, rien de plus. Carmen avait pu voir des gens vraiment noirs, en Valésiane. Yasmine n'en était pas là. Mais le mystère excite toujours les langues.

Carmen soupira, laissa aller sa tête en arrière, et répondit d'une voix lasse...

« Non, ce n'est pas Cordero qui m'a mise dans cet état.
- Tu es sûre ? »

Yasmine avait fait le tour de la table, et était venue poser ses mains sur les épaules de la comtesse, chassant la cascade de ses cheveux. Celle-ci se laissait faire. Une chaleur mille fois douce commença à se diffuser dans son dos. Après quelques instants, Carmen admit :

« Bon... Il y a participé... Mais ce qu'il disait est vrai. Il ne faisait que... Hmmm... m'aiguillonner... »

Les combats d'exercice de la soirée avaient été rudes, et Yasmine savait parfaitement où appuyer pour délier les nerfs de sa maîtresse. Ses pouces s'enfonçaient dans la chair aux endroits qui en avaient besoin.

« J'aurais dû me... Hmmm... me contrôler... C'est parce que- »

Carmen s'interrompit soudainement, à tel point que Yasmine crut qu'elle lui avait fait mal. Mais la comtesse restait silencieuse. La confidente reprit son massage, et, précautionneusement, relança sa maîtresse.

« ...Parcè que quoi ?
- Je n'ai pas envie de t'en parler. Je ne sais pas ce qui m'a pris. C'est juste que j'ai les nerfs... hmmm... en pelote en ce moment... Je crois qu'il me faudra à nouveau de tes herbes...
- Comtesse, tu sais què je n'en ai plus. »

Yasmine sentit sous ses doigts les épaules se tendre.

« Débrouille-toi. Trouves-en. À n'importe quel prix.
- Bien, comtesse... obéit-elle, s'efforçant de la tranquilliser. Je ferai selon te volonté »

Yasmine poursuivit le massage en silence, sentant peu à peu les muscles de Carmen fondre sous ses doigts, et l'ire de la comtesse se dissoudre.

« Mais, concernant ton espion... » osa-t-elle hasarder après un long temps de volupté.

Carmen ne lui répondit que par un soupir, comme pour ne pas sortir de la torpeur à laquelle elle s'était abandonnée. La confidente hésitait à parler.

« ...Et bien ?
- ...Non, oublie, comtesse. Une apréhènsion. Rien dè plus. Je vais te faire couler un bain de lait d'ânesse, et puis je m'occuperé du bleu que tu as à l'épaule. »

Yasmine n'avait jamais été très bavarde sur son passé, et avait simplement raconté qu'elle venait d'un archipel lointain de l'Est, et qu'elle avait très tôt connu une vie d'esclave, revendue d'île en île, et razziée à l'occasion. Ses talents lui valaient au moins d'avoir une grande valeur. Pour une esclave. Depuis douze ans que Yasmine déployait ses talents pour elle, Carmen n'avait jamais regretté le prix auquel elle l'avait arrachée à ce bourgeois de Valésiane.

Elle était sensiblement du même âge que Carmen. Et, tout comme la comtesse, elle paraissait sans mal avoir dix ans de moins, voire quinze. La masse de ses cheveux frisés retenus dans leur filet brillait de mille reflets de nuit. Sa peau cuivrée, mate, était lisse et douce. C'était là tout son art. Ne pas vieillir. Ne pas vieillir, et plaire encore. Séduire. Rester, malgré les années, un objet de désir pour les mâles. Éviter les grossesses non souhaitées qui en résultent. En ce sens, cette femme était bel et bien une sorcière. Elle réussissait des prouesses là où le commun avait abandonné depuis longtemps, et elle conférait à Carmen le pouvoir de défier le temps.

Tandis que la sorcière noire disparaissait dans la chambre, la comtesse de Guarida resta à contempler sa dague, toujours enfoncée à la verticale dans le bois noir, orné de mille arabesques délicates. Silencieusement, elle saisit le manche de l'arme, et de nouveau, la planta dans la table. Encore. Et Encore. Et encore.

Dernière modification par Zyakan (2019-02-08 21:43:49)

#6 2019-02-05 01:16:36

Carmen

Re : Incertitudes

Sipremost, deux jours plus tard.
Lunor, 4ème, II, Dix-neuf.
Lice du château.


Carmen s’appuyait contre le mât de la tente qui avait été dressée pour elle à proximité des lices. Elle avait renvoyé ses écuyers, quasiment à coups de pieds. Son armure d’apparat gisait en tas, juste enlevée, à peine poussiéreuse. Le bruit de la foule et les clameurs du tournoi lui donnaient envie de vomir. L’idée que des festivités et des joutes se déroulent en cette ville depuis plus de deux semaines, l’idée de toute cette montagne d’or dépensée en faste, en luxe, en poèmes, en chansons, en dons généreux à la population à trente lieues alentour, qui en faisait couler à flots le contenu des tavernes, l’idée que tout cela n’avait servi qu’un seul but… minable, médiocre, tordu, contraire à tout principe d’honneur… Un simulacre.

Pourquoi avait-il fallu qu’elle dise oui à cette idée ignoble ?
Attendez.
C’était elle qui- Non.
Ça ne pouvait pas être elle qui l’avait proposé.
Cela ne se pouvait pas.
Cela ne se pouvait pas.
Aucunement. Jamais -Mais il fallait absolument redorer le blason de la maison- Pourquoi ? Qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Elle s’était voilé la face, c’était évident. -Non, elle savait depuis le début- Elle n’avait pas pu avoir une idée pareille. Elle, Carmen de Guarida - Pour sa maison - On l’avait droguée pendant tout ce temps, c’était forcé. Comment sinon aurait-elle pu tolérer - Pour son fils - une chose contraire à ce point à tous ses idéaux. Non. Elle s’était droguée elle-même, elle avait fermé les yeux, elle - Elle s’en remettrait. Elle oublierait. L’Histoire oublierait - elle avait ravalé la bile qui lui bouillait dans la gorge, elle avait...

« rrrRRAAAAAAH ! »

Son poing frappa sauvagement le mât de la tente qui n’avait rien demandé à personne. La seule surface solide à portée de sa rage.

Le bois qu’elle rencontrait, c’était le visage du champion de la maison Galdor, ce grand tas de muscles informe, idiot et ignare, capable d’agir contre son serment de chevalier comme le dernier des- Comme- Comme elle- Comme elle. Comme elle. COMME ELLE.

Elle frappa encore.

Elle frappa avec la même force qu’elle aurait dû mettre dans son épée, et qu’elle n’avait pas mise. Elle frappa avec la même volonté précise et froide qu’elle aurait dû mettre dans sa lance, et qu’elle n’avait pas mise. Elle frappa avec la même violence déchaînée qu’elle avait mise, enfin, dans ses poings, et qui avait martelé le corps et le visage de l’infâme benêt jusqu’à le tuméfier. Elle frappa avec la même violence dont le vicomte Xypocat avait fait les frais quand leur combat était venu ensuite.

La douleur dans ses poings la contraignit à s’arrêter. Le mât en avait pris pour son compte, ses phalanges avaient imprimé leurs marques.
C’était un bois tendre.
Peut-être ce bois souffrait-il, lui aussi. Peut-être n’était-il pas fait pour cette vie, pour ce monde sale et brutal... Lui non plus.

Carmen posa sa main sur les marques, caressa le bois, tendrement. Elle posa son front contre le mât. Et puis elle réalisa qu’elle était en train de ressentir de l’empathie pour un mât de tente.

Elle n'allait pas bien.

Elle avait besoin de Yasmine. De Yasmine, et de ses herbes. Au plus vite.
Elle devait quitter au plus vite cet endroit maudit, ce caniveau sale, cette rigole purulente, ce terrier de larves de rats morts.

Ce n’était pas si grave.
Il n’y avait pas mort d’homme.
Elle oublierait.
Elle s’y ferait.

À cette pensée, elle eut un renvoi, et vomit.

Dernière modification par Zyakan (2019-04-18 11:21:23)

#7 2019-02-10 16:33:40

Carmen

Re : Incertitudes

Le dos sur une pierre tapissée de lichens,
Face aux roseaux pliés par la brise de mer,
Lassé par cette terre à la mauvaise haleine,
Un jeune homme assez beau faisait la moue, amer.

Son cœur lui criait tout de ces fables de guerre
Que brassent les routiers dans les tavernes sombres.
Sa tête de jeune fou, loin de les faire taire,
Joignait son plaidoyer à ces rêves en nombre.

Il se voyait déjà en haut d'un destrier,
Affrontant une armée d'hommes sans foi ni loi,
Faire voler en éclats un rang de boucliers
Et planter son épée au défaut d'un pavois.

Il se voyait mener une troupe fidèle
De briscards aguerris et de fiers chevaliers,
Faisant halte au coucher pour courir la donzelle
Et repartant du lit sans jamais s'attacher.

Pourtant...

Pourtant il restait muet, sage, pensif et coi
Perdu dans les marais à cent lieues de l'appel,
Suivant à regrets ce qui était sa loi :
Les termes trop concrets d'un ordre maternel.

Le visage mangé par une barbe jeune,
Il menait sans y croire un fief de huit cents âmes,
Que sa mère avait fait établir...

...
Jeune ? ...

Brune.
Barbe brune. 

Le visage mangé par une barbe brune,
Il menait sans y croire un fief de cinq cents âmes,
Que l'on avait établi lors d'une nuit sans lune
Pour... mettre dans les marais des flammes...
Hmm.

Non. Ça ne veut plus rien dire.

Le rimailleur se caressa la barbe en guise d'inspiration. Deux secondes plus tard, il pinçait un nouvel accord.

Le visage mangé par une barbe rêche,
Il menait sans y croire un hameau ridicule
Qu'il devait faire creuser à la bêche
Pour y pouvoir planter des tubercules.

Amusant, mais très moyen. D'ailleurs, dans le fond, est-ce que je sais seulement pourquoi ce maudit fief a été établi là ? ...Et puis, de toutes façons, qui s'en préoccupera ? 

…Et puis, de toutes façons, qui se préoccupera de mes vers ? 

Bon.
Il est temps de retourner jouer au seigneur. L'humidité de ce pays finira par faire pourrir mon luth.

Luis de Guarida se releva, tout engourdi, de son fauteuil de mousse, ramassa son instrument, et flatta de la main la brave pierre qui lui tenait lieu de dossier. Le soleil se couchait sur les étangs fangeux, et déjà la brume du soir se levait. Il épousseta son bliau et ses braies, et partit en ruminant par le chemin tracé entre les chênes tortueux.

Dernière modification par Zyakan (2019-02-10 16:35:44)

#8 2019-02-12 19:45:17

Carmen

Re : Incertitudes

Amariz, en Solède
Avant que la nouvelle du tournoi de Sipremost ne se soit répandue jusqu'au Sudord.



« Tiens, mets ça avec le reste. Et fais attention, ce est fragile. »

Cianna acquiesça, prit la petite fiole de verre entre ses doigts, et se mit à l'emballer précautionneusement dans une étoffe. L'adolescente faisait son affaire avec des gestes précis et un sérieux qui firent sourire Yasmine. Cette gamine valait de l'or.

Elle ne payait pourtant pas de mine. C'était un petit bout de pas-loin-de-femme, à peine plus épaisse qu'un sac d'os et pas beaucoup plus haute que large, avec une dent de travers et des cheveux noirs bizarrement frisés. Elle paraissait sortir de la rigole, et c'était bien le cas. Même si le service au palais lui avait donné des habits neufs, l'air sur son visage oscillait toujours entre la fouine et le chien de terrier.

Pour ne rien gâcher, comme si Cianna était réellement un mélange de ces deux animaux, elle apprenait vite et elle était honnête. Elle ne disait rien, et elle était consciencieuse comme pas deux, Yasmine ne l'avait encore jamais vue casser quoi que ce soit. C'était pour cette raison qu'elle lui donnait la responsabilité des petits objets fragiles et précieux, à elle, plutôt qu'à l'autre lourdaud qui les accompagnait.

Demetrio Garcia, lui, se trimballait les deux sacs remplis de cinq livres de bottes de chanvre chacun, plus des fontes de selle remplies de végétaux divers, le tout par-dessus sa cuirasse, son gambison, l'écu accroché dans son dos, ses bajoues moustachues et le ventre conséquent qui ouvrait la voie au petit groupe parmi la foule que brassait la foire d'Amariz. Le soleil de midi rajoutait encore du poids à ce fourbi, et les heures passées à arpenter les rues de la ville lui paraissaient des années.

« Oh, m'dame, finit par demander le sergent par-dessus son épaule, n'y tenant plus, d'une voix étrangement fluette pour ses proportions, quand est-ce qu'on s'en r'tourne à la chariotte ? Chuis là pour vous escorter, moi, pas pour servir de mule. Pis c'est midi bientôt, j'commence à avoir le ventre qui m'parle fort avec tous ces fumets de rôts dans l'air. »

Garcia ne se plaignait pas pour rien, l'atmosphère était saturée de parfums de nourriture et d'épices, au point que Yasmine elle-même sentait que son déjeuner était bien loin derrière.

« J'ai presque tout ce que me faut, cria-t-elle pour atteindre l'oreille de l'énorme sergent. Prends gamine avec toi et retourne à la voiture si tu veux, je vous rejoindrai. »

L'énorme soldat ne se fit pas prier. Il lâcha un « merci bien m'dame ! », et partit à fendre la foule en quatrième vitesse, bousculant les badauds à grands coups de bide.

Après avoir vérifié que Cianna s'engouffrait bien dans le sillage bigarré du sergent, Yasmine partit en quête de ce qui lui manquait. C'était peu de choses, à dire vrai, de simples champignons séchés, mais ils ne poussaient guère dans la région et elle ne connaissait ici qu'une seule personne pour les lui fournir. Encore fallait-il qu'il soit venu pour la foire. L'homme en question faisait son trajet depuis Brecheliant, à l'autre bout du Sudord, et allait jusqu'à Gratz en Osterlich. Autant dire qu'il ne passait pas à chaque lune.

Une bourgeoise la bouscula, et continua sa route en marmonnant une vague excuse, ou peut-être n'était-ce même pas une excuse.

Quand elle sortait du palais de Guarida, Yasmine mettait des robes discrètes et cachait ses cheveux dans un voile, mais elle ne dissimulait pas son visage. Et, bien qu'il ne soit pas tant que ça plus foncé que celui d'un sudordien exposé au soleil des champs, nombre de passants la reconnaissaient. Elle entendait les surnoms qui se murmuraient parfois à son adresse, surprenait de ci de là un regard fugace, pressé par une crainte superstitieuse... C'était pour cela que Carmen lui avait adjoint un garde du corps pour tous ses déplacements. "On ne sait jamais ce qui peut passer par la tête des gens."
Ainsi Yasmine n'était plus esclave, mais n'était pas libre pour autant, et n'était pas près de l'être dans ces terres.

Son fournisseur était bien au rendez-vous. Le petit homme à la longue barbe grise se leva même de son tabouret de toile et fit le tour de son étal pour venir la saluer.

« Ma meilleure cliente ! Comment vas-tu, collègue ? »

Yasmine sourit au marchand, qui était décidément toujours aussi bon commerçant. Il devait avoir le même âge qu'elle mais la courtisait comme une donzelle. Après tout, il ne le savait pas. Elle allait lui répondre mais, avant qu'elle ait pu commencer sa phrase, le marchand se pencha près d'elle et lui fit à voix basse :

« Le strolatz qui te suit, il est avec toi ?
-...Quel stro-
-Ne te retourne pas ! Fais comme moi, souris, fais comme si de rien n'était. »

Yasmine sentit son cœur accélérer. Quelqu'un la suivait ?

« J'avais un doute jusqu'à maintenant, mais il a vraiment l'air de t'attendre, poursuivit le petit homme. Je ne peux pas quitter mon étal, tout serait fauché avant que je revienne. Faisons notre affaire comme s'il n'était pas là, et dés que c'est fini, va rejoindre la grand-rue, par là. Il y aura forcément des soldats du guet. Mais pour l'amour de Podeszwa, ne cours pas, et ne te retourne pas. »

La sorcière noire acquiesça, faisant de son mieux pour avoir l'air détendue. Qui pouvait bien en avoir après elle ? Un soldat, en plus ? Elle regretta très fort d'avoir renvoyé ce bouffi de Garcia au chariot en sentant qu'une sueur froide commençait à perler sous ses aisselles, bien différente de celle provoquée par la chaleur ambiante. Si ce damné marchand se moquait d'elle, elle le lui ferait payer... Mais il n'avait pas l'air de se moquer.

Avec des gestes mécaniques, Yasmine enfourna les deux pots de terre cuite dans sa besace, et versa les écus sonnants dans la paume de son "collègue". Elle devait faire de grands efforts pour s'empêcher de jeter un œil derrière elle. Puis elle le salua, ne sachant pas d'où venait ce ton naturel qu'elle employait à sa plus grande surprise, et se mit à marcher à pas mesurés vers la grand-rue. Quelle idiote elle avait été ! Ce gros tas de Garcia, pourquoi avait-il tout le temps faim ? Son propre estomac se mit à gargouiller étrangement à mesure qu'elle voyait le bout de la rue approcher. Elle ne prêtait plus aucune attention aux passants et aux passantes qui s'écartaient sur son passage, ne se demandait plus si l'air sur leurs visages était de peur ou de mépris. Est-ce qu'il y avait seulement quelqu'un derrière elle, ou bien est-ce que tout ça n'était qu'une sombre blague de ce vieux vicieux ?

Yasmine jeta un œil par-dessus son épaule.
Il y avait vraiment un strolatz qui la suivait. Et il n'avait pas une gueule à dire la messe.

Sans réfléchir, elle accéléra le pas. Son cœur, lui, accéléra plus encore.

La grand-rue n'était plus qu'à vingt toises, et la foule était dense maintenant, il fallait jouer des coudes au milieu des gueulantes des vendeurs de poules. Dix toises. Elle y était presq...

Ce son qu'elle venait d'entendre, glaçant ses oreilles au milieu de la cohue, c'était le glissement d'une lame hors d'un fourreau.

Elle y était, et, et, en face, à vingt toises encore, il y avait trois soldats du guet qui plaisantaient avec l'accorte serveuse d'un vendeur de calvok. Yasmine ne pensa plus à rien. Immédiatement, par réflexe nerveux, elle se mit à courir.

Et immédiatement, avant que son deuxième pied ait pu décoller du sol, elle sentit une main gantée se refermer sur son bras, et une pointe d'acier appuyer dans son dos.

#9 2019-02-13 21:17:21

Carmen

Re : Incertitudes

« Suis-moi sans faire d'histoire » lui intima la voix du strolatz qui venait de l'agripper, et qui tenait sa dague posée sous ses côtes. Yasmine déglutit. Sa gorge était incapable d'émettre un son. Elle hocha la tête nerveusement, d'un mouvement minuscule, à peine visible.

Tout en gardant un œil sur les hommes du guet, le strolatz l'entraîna dans une rue minuscule à proximité. La ruelle était déjà à peine assez large pour trois personnes de front, mais les maisons à encorbellement se rapprochaient tellement les unes des autres à partir du premier étage que même le soleil de midi ne pénétrait plus jusqu'au sol que par un rai de lumière sur la terre battue.

Au bout de quelques mètres, la rue tournait à angle droit. Le strolatz la fit poursuivre jusque après le virage, et Yasmine constata qu'ils avaient débouché sur un cul de sac. Arrivé là, l'homme la fit s'arrêter, par une vive pression sur son épaule.

Et rien ne se passa.

C'était pourtant le lieu parfait pour un assassinat, pour un viol, ou même seulement pour qu'il lui dérobe sa bourse. À ce stade, Yasmine était réellement surprise d'être encore en vie et intacte. Elle osa enfin demander.

« Qu'est-ce ce vous me voulez ? »

Elle ne reçut qu'un grognement en réponse. Quelque chose comme "tais-toi" ou "ne bouge pas".

Elle risqua un œil par-dessus son épaule. Le strolatz tenait toujours la dague pointée en bas de son dos, mais il regardait vers l'endroit d'où ils venaient, comme s'il vérifiait que personne ne les suivait, ou comme s'il attendait quelqu'un.

L'occasion était trop belle et ne se représenterait pas, surtout si l'homme attendait des amis à lui. Yasmine fit volte-face et saisit à deux mains le poignet qui tenait la dague, pour faire lâcher prise à l'assassin.

Mais il ne lâcha pas. Le strolatz tourna un visage surpris et peu aimable vers sa proie, levant un sourcil par-dessus ses yeux globuleux. Yasmine comprit qu'elle n'aurait pas l'avantage. Elle changea de tactique et voulut lui planter ses doigts dans les yeux. Elle ne réussit qu'à lui griffer le visage, ce qui fit quand même lâcher prise au strolatz, qui grogna de douleur... Et qui, en réponse, envoya un crochet du droit au visage de la femme, qui s'étala dans la ruelle sale.

« Laisse-la tranquille, Hernan. »

Une silhouette s'était dessinée dans la sortie de la venelle, juste sous le rai de lumière qui tombait du ciel.

Yasmine eut un choc. Elle avait reconnu l'homme immédiatement, et ses joues blanchirent comme si elle avait vu le diable. Elle se figea par terre, en espérant peut-être que faire le mort pouvait empêcher le démon de s'intéresser à elle.

« Nous sommes entre vieilles connaissances », fit délicatement Miguel Cordero en s'approchant, son insupportable sourire aux lèvres.

Le strolatz prit l'avant-bras de Yasmine et la fit se relever sans ménagement. Son visage déjà peu engageant faisait une moue étrange qui le rapprochait de la gueule d'un mérou.

« Comment te portes-tu depuis la dernière fois que nous nous sommes vus ? demanda Cordero en Ressynien, avec une bienveillance trop appuyée pour être honnête.
-Qu'est-ce que tu me veux, shaïtan ? Cracha Yasmine, immobile face à lui, l'insultant dans la langue du califat. Elle sentait que le coup de poing lui avait éclaté la lèvre, mais ne faisait pas le moindre geste pour essuyer le sang qui coulait.
-Je veux savoir pourquoi tu as rompu notre pacte. »

Yasmine écarquilla les yeux. Cette phrase venait de lui faire l'effet d'une lame qui se pose sur sa gorge. Elle répondit au quart de tour.

« Qu'est-ce que tu veux dire. Je n'ai pas rompu notre pacte.
-Tu mens, esclave. Toute trace de politesse venait de disparaître. Ta maîtresse m'a parlé comme parle une démente, il y a deux soirs. Ne me dis pas que tu n'écoutais pas aux portes. Ça ne peut être que parce que tu as délié ta langue. »

Cordero fixait ses yeux perçants dans les siens pour y détecter le moindre signe de faiblesse. Mais Yasmine ne se laissa pas démonter.

« Je n'ai pas dit un mot à qui que ce soit. Ni sur qui tu es, ni sur ce que je t'ai vu faire. Ton nom n'est jamais sorti de ma bouche ici, créature des enfers. »

Cordero fronça les sourcils.

« D'accord. Je te crois. »

Yasmine sentit une bonne part du danger de mort être évacué tout d'un coup. Elle se paya le luxe d'enfin passer une main sur le bas de son visage, et sentit le sang chaud s'étaler dessus.

« Mais si tu dis vrai, continua Cordero, tout d'un coup plus pensif, alors cela veut dire que j'ai besoin que tu me rendes un service.
-Quoi ?!? »

La surprise de Yasmine était réelle. Et sa peur, tout autant.

« Tu veux que moi je te rende service ? À toi ? Mais quelle espèce de fils de chien es-tu ? Même une méduse est plus respectable que toi ! 
-Du calme, du calme.
-Que je garde le silence sur ce que tu as fais dans la Mer du Nord, c'est une chose, mais je ne veux rien avoir à faire avec toi, engeance de sirène ! Je ne veux pas perdre mon âme !
-Du calme, sahira. De toutes façons tu n'as pas le choix. »

Le strolatz s'était rapproché en voyant la virulence des propos de Yasmine, même s'il ne comprenait pas la langue. Cordero lui fit signe que tout allait bien.

« Si les mille morts que j'ai à te proposer ne suffisent pas à te contraindre, ...je me suis laissé dire que ta petite apprentie comptait beaucoup pour toi. Tu accorderas peut-être plus d'importance à mes supplices si je les inflige à ta petite protégée, devant tes yeux ?  Comment est son nom, déjà ? Anna, Maria, ...Cianna ?
-Kafaa ! Kafaa ! Arrête ! Je vais faire ce que tu me demandes, ne la touche pas. »

Yasmine était presque à genoux devant lui. Cordero, ou quel que fut son nom, savourait l'instant.

« Mais je me demande quelle action ignoble tu peux bien vouloir me demander, Alf' Halatn Wafaita, que ton nom pourrisse sous ta chair sur sept générations.
-Oublie tes légendes de bonne femme, vieille folle. Oublie ce nom-là, aussi. Ce n'est pas le mien. Jamais tu ne sauras le mien. Je veux juste que tu me renseignes sur ce que dit et fait la comtesse.
-Tu veux comploter contre elle ? Je le savais... Tu es le diable, le Lev'hatan en personne...
-Mais non, mais non, arrête tes imprécations, sahira, sorcière ! Je ne complote pas contre elle, au contraire, je ne veux que son bien. Je ne veux que la prospérité de sa maison. Mais si elle doit tomber dans la folie, je veux le savoir à l'avance. Je prends mes précautions, rien de plus. »

Yasmine ne disait plus rien.

Cordero lui prit le visage dans sa main.

« Tu devrais soigner cette lèvre vite. Tu as un beau visage, ce serait dommage qu'il s'infecte. »

Elle ne lui répondit pas que sa main de père de tous les porcs était l'infection la plus redoutable qu'elle puisse craindre. Elle se força à l'indifférence la plus totale.

Cordero marmonna quelque chose au strolatz, qui leva un sourcil, s'approcha de Yasmine, et se mit à grands coups de gants à épousseter consciencieusement sa robe de toute la saleté qu'elle avait ramassée en allant au sol.


Quand Yasmine revint enfin au chariot où l'attendaient les autres, un bon quart d'heure plus tard, elle avait une lèvre enflée, le menton et le bas des joues couvert de sang séché, et promenait devant elle un regard éteint.

Sa réponse à ses compagnons qui se pressaient pour la secourir fut qu'elle avait glissé, et qu'elle était tombée contre la margelle d'un puits.


Un honnête marchand un brin joufflu et un strolatz aux yeux globuleux observaient la scène de loin, dans la foule.

« Dis-donc, demanda le strolatz, il s'est passé quelque chose entre elle et toi ? Elle gueulait tellement fort que j'ai eu peur qu'elle ramène tout le quartier.
-Non, non, tu sais... C'est une sorcière, elle lance des malédictions, c'est une habitude. Elle doit me prendre pour un de ses démons favoris...
-Elle roulait des yeux comme ça, c'était impressionnant. En tous cas tu lui fais vraiment peur.
-Hé. C'est mon métier. Et je dois dire que tu m'as bien aidé sur ce coup-là ! » mentit Cordero. La peur qu'il intimait à Yasmine était loin au-dessus d'un coup de dague.
« Héhé, c'est mon métier,... pas mal. Moi aussi c'est mon métier ! »

Le strolatz rit un petit peu, et puis s'arrêta en constatant qu'il riait seul. Il reprit :

« Au fait, comment ça se fait qu'tu parles le ressynien, toi ? »

Cordero se tourna vers lui. Pour une fois, il avait entièrement cessé de sourire. Le strolatz changea aussitôt de sujet.

« Et donc, donc, je me disais... Tu lui demandes de t'raconter ce qui se passe pour voir pourquoi la comtesse fait ses crises, d'accord. Mais si jamais, en fait, c'était elle, là, avec ses herbes du mal et ses fleurs de je sais pas quoi, qui lui r'tournait le ciboulot, à la comtesse ?
-J'ai tout prévu, ne t'en fais pas. Ça aussi c'est mon métier. »

Dernière modification par Zyakan (2019-06-23 00:31:45)

#10 2019-06-20 12:53:20

Carmen

Re : Incertitudes

Il y a quatre ans.
Mardor 4ème, hiver de l’an II, ère Dix-Neuf.
Une phase de lune après le tournoi truqué de Sipremost



Qu'est-ce donc au pied d’la bannière
Fait tourner les yeux d’la piétaille ?
Qui don' met donc genou en terre
Et retarde la bataille ?


La généreuse Marquise
Passe en r'vue ses capitaines !
Elle vérifie que la ch’mise
Est boutonnée jusqu'à l'aine !

Amen Amen Am...


Les voix des gamins s'interrompirent net en voyant arriver à travers la brume la petite troupe à cheval. Ils s'égaillèrent dans la ruelle sans demander leur reste. Le marteau du maréchal-ferrant cessa de tinter. Comme les autres chalands qui s'activaient dans le froid de la rue, il regarda passer les cavaliers, au pas sur la neige qui crissait sous les sabots. Parmi les gens du bourg, il y en eut peut-être pour sourire en voyant que la marquise était parmi eux, et tous ôtèrent leur chapeau, mais ils restèrent tous en place, en silence, jusqu'à ce la troupe soit passée.

« Il y a quelque chose de changé... Je n'aime pas ça. »

La marquise sentait ses lèvres gercées par le froid. Elle fixait le chemin de terre qui menait à la motte de Llovizna, perdue dans la bruine de saison, et ne pouvait s'empêcher de goûter une amertume au fond de sa gorge.

« Il y a quelques jours, ces gamins ne se seraient pas interrompus. Et pour un peu ils auraient couru autour de nous en chantant.
-C'est peut-être le froid.
-Hah. »

La réponse de l'homme qui chevauchait à sa droite la fit rire malgré elle.
Bien sûr que non, ce n'était pas le froid. Miguel Cordero le savait aussi bien qu'elle, puisque c'était lui qui l'avait informée de ce qui se passait ici, à Llovizna.

Le froid lui donnait les joues et le bout du nez tout roses et brillants, ce qui accompagnait magnifiquement son perpétuel sourire, celui là-même qui, installé sur un visage jovial et bien en chair, le faisait régulièrement passer pour quelqu'un d'inoffensif aux yeux des gens non avertis.

« Je ne plaisantais qu'à moitié, reprit Cordero. Le froid y est pour quelque chose... Ça fait trois jours que ton fils a laissé ces messieurs au même endroit. »

Quand ils débouchèrent sur la place majeure, les strolatz de l'escorte lâchèrent des jurons d'étonnement en découvrant le spectacle.

La grande place de Llovizna n’était rien de plus qu’une place de village, entourée des rares maisons du bourg à avoir plusieurs étages. Des stalactites de glace pendaient aux enseignes. Ce jour-là, il n’y avait pas un chat. Tout au plus quelques archers du guet qui se réchauffaient les mains à un brasero. Et, vide, la place était rendue immense. Elle le paraissait, en tous cas, quand on se fixait sur ce qu'il y avait au centre, sur l'estrade de justice.

Trois piloris avaient été montés, et trois hommes y étaient attachés, la tête et les bras dans les trous. Mais ce qui était offert à la vue des passants qui arrivaient par la grand-rue, ce n'était pas leur tête. Tous les trois avaient le pantalon baissé, exhibant une plume enfoncée quelque part. 

Carmen écarquilla les yeux une seconde. Certes, elle avait déjà eu des échos des accès de violence de son fils. Rares, et surprenants. Elle avait vu les bleus et les coquards d’un domestique qui avait contredit ses caprices, quand il était plus jeune. Il avait toujours été corrigé à la verge pour ce genre de comportements. Mais quand Cordero lui avait rapporté le châtiment infligé à trois jeunes hommes qui avaient chanté Amen Amen sous ses fenêtres, elle n'avait pas voulu une seule seconde croire Luis capable de quelque chose comme ça.

Il y a des limites à la décence.

Carmen jeta l'ordre aux archers du guet de détacher sur le champ ces trois pauvres bougres. Les soldats engelés furent surpris de l'ordre, et surpris surtout de reconnaître le visage de la marquise du Suroît. Ils s'exécutèrent promptement, craignant sans doute de se prendre un savon et de se retrouver à leur tour à se geler les miches au sens premier du terme. Les trois suppliciés retrouvèrent leurs pantalons et leur dignité et furent enveloppés dans des couvertures. Deux des jeunes hommes étaient transis, on aurait pu les croire pris de convulsion tant ils tremblaient. Le troisième tenait à peine debout. Tous les trois étaient blancs, proches du bleu.

« Il va falloir que j'aie une discussion sérieuse avec Luis. »


*


« Messire Luis ? Y veint juste ed'rentrer d'el chasse, il doit êt' aux écuries à c't'heure, mame la marquise. »

Carmen laissa sa troupe en plan avec les chevaux et partit vers les écuries d'un pas qui dissuada tous les gens du château sur sa route de la distraire de son objectif, même pour la saluer.

« Luis ! »

Le jeune homme affairé à côté de son cheval se retourna, surpris, en entendant la voix de sa mère. Le harnachement de cuir et de fourrures de sa tenue de chasse lui aurait presque fait une carrure d'homme. Il avait maintenant vingt-trois, ou vingt-quatre ans... Il aurait dû être un homme fait, comme son père Loth au même âge : musclé, charnu. Presque trapu. Au lieu de ça il était encore chétif, maigrelet comme un adolescent, au point qu'il rappelait plus son oncle Viserys le fou. Pourtant Carmen n'avait pas le moindre doute sur l'identité du père. À cette époque ça n’avait pu être personne d'autre que son mari. L'hérédité Hallgeirr était une arnaque.

Luis posa la selle qu'il avait dans les bras. Il plaqua en arrière sa tignasse décoiffée et trempée de sueur qui lui venait dans les yeux et resta planté là, ne sachant pas trop à quoi s'attendre face à cette visite dont il devinait l'objet, mais qu’il n’avait pas prévue. Alors que Carmen approchait à pas déterminés, bousculant un palefrenier qui ne s'était pas écarté à temps du passage, il tenta :

« Il y a longtemps que vous êtes arrivée, mère ?
-À l'instant, répondit-elle, glaciale. Et je suis tombée nez à nez avec les serfs que tu as humiliés, si on peut dire nez à nez. Je les ai fait libérer, et j'ai ordonné à tes hommes de leur donner un repas chaud. J'espère que tu as une bonne explication à me fournir pour traiter comme ça tes paysans. Ils auraient pu mourir de froid.
-Ce ne sont pas des paysans, ce sont des fils de bourgeois... corrigea Luis.
-Raison de plus. Les gens de ton bourg ont droit à ton respect. »

Sa mère faisait une demi-tête de moins que lui, mais il se sentait tout de même obligé de baisser les yeux devant elle. Il sentit ses joues rougir, lui qui avait une sainte horreur de ça, et devant ses gens, en plus.

« ... Ces hommes se sont trouvés à brailler dans les rues des couplets obscènes à votre égard. Ils vous ont gravement insultée, mère.
-Insultée ? »

Carmen avait toussé le mot, comme suffoquée. Elle le répéta, essayant de prendre la mesure d'à quel point son fils était loin de la réalité.

« Insultée ? Pour une chanson innocente comme celle-là ? Chwala Podeszwa, j'en ai vu d'autres ! Si on devait mettre au pilori tous les impertinents qui se moquent de leurs maîtres, surtout quand ils ont bu, les champs seraient vides de monde ! »

Au même moment, les strolatz de l'escorte parvinrent à l'écurie avec les chevaux. Miguel Cordero les accompagnait. Luis le remarqua, et eut une grimace de dégoût en voyant son sourire. Il comprenait maintenant comment sa mère pouvait être au courant. Il lui rétorqua, soudain beaucoup plus dur :

« Puisque vous étiez déjà informée, pourquoi me posez-vous la question, mère ? Et puisque n'importe quel aventurier peut contester mes décisions auprès de vous, pourquoi prétendez-vous que j'ai le pouvoir sur ce fief ?
-Mon fils, fit Carmen en baissant d'un ton devant l'arrivée de ces nouveaux spectateurs, je t'ai donné les clés de ce fief pour que tu apprennes à gouverner. Et gouverner, ça veut dire être juste. Tant que tu auras des décisions d'enfant comme celle-là, je serai toujours là pour te rappeler à l'ordre.
-Vous appelez ça une décision d'enfant ?
-Oui, laisser des gens attachés dans le froid pendant trois jours avec le pantalon baissé et une plume dans le cul, sous prétexte qu'ils ont chanté une chanson grivoise, j'appelle cela une décision d'enfant. J'appelle ça un caprice, signe d'un emportement démesuré. Il faut que tu apprennes à faire la part des choses. »

Luis serrait les dents et les poings de plus en plus fort à mesure que sa mère lui faisait la leçon, en plein milieu de ses écuries, et à mesure que les domestiques, attirés par l'esclandre comme des mouches, arrivaient au compte-gouttes pour assister au spectacle. Il s'efforçait de garder une contenance, de se tenir droit et digne.

« On ne peut pas mettre des gens au supplice pour tout et n'importe quoi. Surtout pas comme ça. C'est le principe de la justice. C'est toi, le garant de la justice, quand tu es un seigneur. C'est ton devoir vis-à-vis de tes gens, c'est ta place. Leur place à eux est de te nourrir, ta place à toi est de les diriger de manière juste. Tu n’as pas à les humilier plus que de raison, ou à leur faire risquer la mort pour des broutilles comme celle-là. Eux, ce sont des gens sans instruction, sans élégance, ils ont le droit d'être répugnants et vils, mais toi tu as le devoir de te placer au-dessus d'eux. C'est ta raison d'être.
-...Mère, vous ne vous rendez pas compte...
-Je ne me rends pas compte de quoi ? De l'affront qui m'est fait à chaque fois que des gamins chantent Amen Amen ? Qu’ils chantent que je me roule dans l’herbe avec un berger ? Mais qu'ils chantent ! Qu'ils en fassent une geste, même ! Elle ne fait pas de mal à une mouche, cette chanson, et moi même elle me fait rire.
-Vous êtes sure que votre sbire vous a tout raconté, mère ? »

Carmen eut un temps d'arrêt.

« Comment ça ? » demanda-t-elle en jetant un coup d’œil en coin à Miguel, qui haussait un sourcil étonné.

Luis prit une inspiration serrée.

« Les couplets qu'ils chantaient...
-...Et bien ?
-Ça n'avait rien à voir avec ceux que chantent les enfants. »

Carmen leva un sourcil à son tour. Luis releva les yeux et soutint son regard. Dans ses pupilles noires s'était allumée une rage meurtrière. Il éprouvait soudain une furieuse envie de faire mal. D'une voix à demi étranglée, il se mit à fredonner.

« Quel est donc sous l'étendard
Cette robe qui s'agenouille
Et qui tourne autour d'un dard
Sans en oublier les-
-SORTEZ ! »

Le corps de Carmen s'était raidi. Elle répéta en hurlant à tous les gens des écuries qui s'étaient agglutinés sur les rambardes, à ses soldats qui s'étaient approchés :

« SORTEZ TOUS ! IMMÉDIATEMENT ! »

Tout le monde reflua en désordre vers l'extérieur. Luis, lui, s'était mis à chanter beaucoup plus fort. Il braillait comme un ivrogne.

« C'EST NOTRE PUTAIN D'MARQUISE
QUI DEMANDE L'AIDE DU DUC
À LA BONNE HAUTEUR ELLE S'EST MISE
ET MAINT'NANT ELLE EN TIRE LE SUC »

Sa voix s’étrangla. Carmen, face à lui, tremblait de colère. Elle avait levé la main pour le gifler, mais s'était interrompue. Finalement elle abandonna son geste. Luis la regardait droit dans les yeux.
Maintenant, ils étaient seul à seul.

« Mère...  Je ne veux même pas savoir s’il y a un fond de vérité dans ces insultes. Ce que vous avez fait avec le duc Kratas ou avec son intendant…
-Je n’ai rien “fait” avec eux.
-... je ne veux pas en entendre parler, poursuivit Luis. Mais pourquoi ce tournoi ?  Et pourquoi tous ces ...amants, que vous collectionnez ? Il avait craché ce mot. Je me sens sali à chaque fois que j'entends votre nom dans la rue. À chaque fois, j'ai l'impression que mon père reçoit une gifle. Vous bafouez son honneur. Comment voulez vous que je ne me sente pas bafoué aussi ?
-Laisse ton père en dehors de cela. » lui intima Carmen d'une voix blanche.

« Comment voulez-vous que je le laisse en dehors de ça ? Vous l’avez méprisé, vous l’avez traité comme un moins que rien...
-J'ai toujours veillé à ne pas lui faire de mal.
-C'est pour ça qu'il a disparu ?
-Luis, j'ai aimé ton père. Et je l'ai toujours respecté. Mais depuis que son frère l'a chassé du pouvoir, il n'a plus été que l'ombre de lui-même.
-C'est faux...
-Il avait perdu sa main droite.
-Mère...
-Bien des hommes ne se relèvent pas de moins que ça.
-Mère, pour l’amour de Dieu, arrêtez de le salir ! »

Carmen se tut.

« Mon père vous aimait. Quand vous avez disparu dans la mer des Fournaises, et que tout le monde vous croyait morte, il a été le seul à ne jamais baisser les bras. Vous ne l’avez pas traité comme il le méritait. »

Carmen ne répondit pas.

« ...Et ce tournoi ? Ce simulacre de tournoi ? »

Luis toisait sa mère.

« Vous n’avez pas d’”explication” à me fournir pour cela, mère ?
-Je n’ai pas à t’en fournir.
-Ah. Bien.
-Je n’ai pas à justifier mes décisions auprès de toi.
-Même les plus mauvaises qui soient…  »

Le ton de Luis était mordant.

Carmen aurait pu dire beaucoup de choses. Rappeler le simple fait que si elle avait été un homme, jamais on ne lui aurait reproché ses aventures. Donner des raisons claires et précises de ses faits et gestes. Ou remettre à sa place ce petit morveux avec une violence légitime.

Tout cela, Carmen le garda pour elle. À la place, elle répliqua, sans colère.

« Quand tu seras au pouvoir, mon fils. Tu comprendras tout ce que veut dire “prendre des décisions”. »

Dernière modification par Zyakan (2019-06-20 13:56:01)

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