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Elle s'éveilla d'un rêve où elle noyait un enfant.
Le songe lui collait encore au corps, et, empêtrée dans ses rets, elle tressaillit. Ses mains se resserrèrent convulsivement. Un gémissement s'échappa de ses lèvres, puis un second sursaut la secoua, achevant de la faire émerger entièrement.
Amélianne se redressa sur sa couche avec un grognement. Elle passa une main lasse sur son visage. Soupira.
Foutu rêve.
Un regard vers la fenêtre lui apprit que l'aube poignait à peine. Inutile d'essayer de se rendormir : elle savait qu'elle n'y parviendrait pas. Quittant son lit, elle alla poser son regard sur les terres de son fief. Sa chambre à coucher se situait dans la plus haute tour du château, lui offrant une vision inégalée du territoire dont elle avait hérité.
Au loin, dans les champs, les serfs commençaient à s'affairer. Ils étaient encore trop peu, et trop de terres en friches entouraient celles cultivées. Amélianne savait qu'ils ne produisaient pas assez de nourriture pour répondre aux besoins du fief. Leurs réserves s'amenuisaient de jour en jour. La famine les guettait.
Ruminant son inquiétude, elle resta un long moment à contempler l'activité de ce début de journée. Dans la cour, les hommes d'armes s'entraînaient à l'épée et à l'arc, tandis que les palefreniers s'occupaient des chevaux. Plus loin, une équipe de maçons renforçaient les murs afin de consolider les défenses du fief.
Si elle se tenait tranquille, immobile, Améliane parvenait à imaginer qu'elle était un rouage dans cette grande chaîne, prêt à être activé. Juste un rouage qui allait remplir son rôle. Elle se sentait mieux lorsqu'elle s'accrochait à cette idée. Ses responsabilités n'étaient plus aussi lourdes.
Elle finit par se vêtir et quitta sa chambre. A peine était-elle sortie dans le couloir qu'elle fut alpagué par son chambellan.
D'un âge indéterminé, Ambroise partageait une certaine ressemblance avec un hibou à l'air vaguement mécontent. Ses sourcils broussailleux menaçaient de s'enfuir des limites de son visage pour aller coloniser le vaste monde extérieur. Ses yeux étaient perçants, et vous donnaient toujours l'impression qu'il venait de découvrir votre plus grand secret lorsqu'il les posaient sur vous.
- Dame Amélianne, la salua-t-il. Il y a urgence ! ajouta-t-il d'un ton grave.
- J'en suis consciente, Ambroise. Nos réserves de nourriture sont au plus bas, et…
Il la coupa d'un grand geste de la main. Ses sourcils se haussèrent, puis redescendirent.
- Non ! Je parle de l'encre bleue ! Nous n'en avons plus ! C'est terrible !
Il asséna cette dernière phrase tel un chevalier abattant son épée sur le cou offert d'un ennemi à terre.
Amélianne cilla.
- Ambroise…
- C'est l'encre avec laquelle nous signons toutes nos missives officielles ! Sans cela, plus de signatures ! continua le chambellan.
- Ambroise…
- Sans signature, nous ne pouvons plus envoyer de missives ! Et sans missives…
Il marqua une pause.
- Plus de missives, conclut-il d'un air triste et désemparé.
- Ambroise, reprit Amélianne, profitant du silence morose que lui accordait son interlocuteur. Nos gens ne peuvent pas se nourrir d'encre. Nous sommes d'accord ?
L'homme cligna des yeux.
- … oui, concéda-t-il après un temps de réflexion.
- La priorité est donc la nourriture, et c'est à ce problème que je consacre mes efforts.
- Mais… et pour l'encre bleue ? demanda Ambroise d'un air perdu.
- Utilisez de l'encre normale.
- De l'encre normale ! s'écria le chambellan, sa voix atteignant des aiguës impressionnants.
Amélianne secoua la tête et reprit son chemin à grandes enjambées, abandonnant son chambellan qui demeurait bouche bée. Elle avait fort à faire aujourd'hui...
Dernière modification par Amélianne (2019-02-20 23:11:37)
Le pigeon roucoula.
Amélianne lui caressa le poitrail d'un doigt léger.
- Que m'apportes-tu, petit oiseau ?
Elle récupéra la missive accrochée à la patte du pigeon, et brisa le sceau qui la scellait, l'ouvrant avec précaution. Le papier était de belle facture, et d'une qualité qui aurait fait verdir Ambroise de jalousie. Les dépenses du fief étaient limitées, le papier qu'Amélianne avait à disposition était grossier, et il y en avait bien peu.
La jeune femme parcourut le message, et un sourire se forma sur ses traits.
La missive était du Baron Arn de Lamétoile, un seigneur qui lui était inconnu (l'inverse eut été étonnant, Amélianne ne connaissait de nom que quelques rares seigneurs parmi les plus puissants). Il lui proposait de devenir son suzerain, avec tout ce que cela impliquait.
C'était la solution à tous les problèmes d'Amélianne.
- Tu tombes à pic, petit oiseau.
- Rouh, répondit le pigeon.
Amélianne lui proposa de l'eau et un peu de graines afin qu'il reprenne des forces des forces pour son voyage de retour. Puis elle partit dénicher de l'encre et du papier et s'attela à la rédaction de la réponse. Il lui fallait connaître plus précisément les valeurs du baron de Lamétoile avant de lui jurer fidélité, mais au vu de la franchise qui transparaissait dans ses phrases, elle ne doutait pas qu'elles correspondaient peu ou prou aux siennes…
L'expression crispée qui taraudait le visage de la jeune femme depuis de nombreux jours s'atténua enfin. L'espoir naissait...
Le char chargé de vivres franchit les portes de Haute Fontaine, tiré par deux chevaux robustes.
Amélianne laissa échapper un profond soupir de soulagement tandis qu'elle regardait ses gens défaire les paquetages et commencer à les stocker dans leurs greniers.
Intérieurement, elle remercia une fois de plus le Baron de Lamétoile. Elle lui avait déjà exprimé sa gratitude dans une missive envoyée un jour plus tôt, mais elle était si reconnaissante qu'elle aurait pu encore lui dire "merci" 400 fois, et pas une ne serait de trop.
Ses gens ne mourraient pas de faim.
Un bref échange par pigeons voyageurs avait suffi à Amélianne pour déterminer que le Baron de Lamétoile ferait un excellent suzerain, et elle lui avait juré fidélité en mettant tout son cœur dans son serment.
En plus de nourriture, le baron Arn avait également fait parvenir une somme en or non négligeable. Amélianne réfléchissait à ce à quoi elle allait l'employer. Il fallait acheter et entraîner des chevaux afin de disposer d'une troupe armée pour se défendre des brigands et éventuel seigneur ennemi qui voudrait s'attaquer à leur fief… La muraille nord devait être renforcée davantage, et une tour de plus au coin sud serait bien utile…
Distraitement, elle compta sur ses doigts.
Voyons voir, si elle achetait une dizaine de chevaux, et employait cinq maçons de plus, et en tenant compte de…
Un toussotement derrière elle lui fit perdre le fil de son calcul.
- Je vous écoute, Ambroise, dit Amélianne sans se retourner.
Il y eut un second toussotement, plus appuyé.
Soupirant, Amélianne fit volte-face.
Apparemment satisfait, son chambellan s'inclina devant elle, puis déclara :
- Dame Amélianne, j'ai cru comprendre que notre nouveau suzerain nous avait envoyé une cargaison d'or.
- C'est exact.
- Cet or nous sera bien utile, indiqua Ambroise tandis que son sourcil gauche se soulevait bien plus haut que l'autre, lui conférant l'air d'un hibou inquisiteur.
- Absolument. Il y a des chevaux à acheter, des troupes à entraîner, et des murs à renforcer.
Le sourcil gauche d'Ambroise rejoignit le premier.
- Et ? dit-il.
- Et vous avez raison, ce n'est pas tout, il nous faut également faire construire une tour de guet afin d'améliorer nos défenses.
Les sourcils de son interlocuteur demeurèrent soulevés, tandis qu'il marmonnait quelque chose dans sa barbe. Ça ressemblait à :
- Grmmmblrrrjamaisécoutégrmbblr.
- Vous avez quelque chose à dire, Ambroise ? s'enquit Amélianne patiemment.
Un sourcil descendit, remonta. Amélianne attendit qu'il atteigne son apogée, puis posa une main sur l'épaule de son chambellan.
- C'est à propos de l'encre, c'est ça ?
Le hibou leva sur elle des yeux plein d'espoir.
- L'encre bleue ! asséna-t-il d'une voix à la force retrouvée.
- Eh bien, je suppose que l'on peut allouer une petite somme afin de racheter de l'encre bleue.
Les yeux d'Ambroise s'éclairèrent.
- Ah ! Vous ne le regretterez pas, ma Dame ! Je suis heureux de voir que vous avez retrouvé le sens des priorités.
Amélianne hocha la tête, renonçant à argumenter.
- Bien, je vais de ce pas prendre les dispositions nécessaires afin que cette terrible pénurie d'encre prenne fin ! annonça Ambroise d'un air de conquérant.
Elle le regarda s'éloigner en se retenant de rire... puis se rendit compte qu'elle n'avait pas spécifié de somme. Grossière erreur. Si elle lui laissait libre champ, il risquait bien de tout dilapider...
Amélianne abandonna définitivement ses calculs pour courir après son chambellan.
Dernière modification par Amélianne (2019-02-27 21:49:47)