Vous n'êtes pas identifié(e).

#1 2019-01-31 21:21:07

Des Armoises

"L'avenir souriait dans un songe d'orgueil..."

- "Debout !"

Des Armoises toisa son fils cadet.
Des pieds jusqu'à la tête.

Les braies flottant sur ses chevilles. Les jambes pâles, longues pour un adolescent. La verge un peu penaude, quoiqu'encore effrontée. La taille bien prise de sa mère, son allure élancée aussi. Les épaules déliées.
La tête en pénitence, roidement inclinée.
Sous la masse de cheveux châtains piquetés de paille, par dessus les pommettes empourprées et le nez déomulien, ses grands yeux clairs baissés pour celer la colère d'avoir été "coupé".
Ardent, comme Brunissende.

- "Renaud, mon fils. Faites-moi donc le plaisir de ranger vos couilles."
Le baron désigna la porte d'un geste las, et une jouvencelle s'élança hors des écuries dans un tourbillon de foin, de blondeurs et de tendres rondeurs.
- La fille du queux ?
Hochement de tête.
- Ainsi, il ne te suffit donc pas de lui dérober ses saucisses. Il te faut également mordre à sa géniture.
- N'est-elle pas à croquer ?
Nicolas dut retenir un sourire.
La peste soit de l'insolent !
- Engrosser les servantes, c'est service d'écuyer ?
Page, tu étais navrant. Mais c'est empirant que tu avances en âge. Tapageur, querelleur, chapardeur, coureur...
- Fils d'un aboyeur !"

A la surprise du fils, le père retint sa main pour demeurer songeur.
Puis, d'une voix douce :
- "Il est temps pour toi de t'affranchir de ma botte et de mes reproches.
Tu m'as supplié, m'arrachant au Brabant, de te montrer Okord, ses gens et leurs manières.
Découvre-les par toi-même.
Je te chasse pour un an, Renaud, et te condamne à l'errance.
Emmène ta morgue, cette bite et ton couteau sur les chemins du monde. Tu verras qu'ils sont semés de ronces.
Leur piqure instruira.
Combats qui tu l'entends, séduis qui tu voudras, Mords la poussière, puis crache-la.
Grandis. Endure. Apprends.
Mon grand chat maigre...
J'ajoute encore deux ordres à ces commandements :
Fais l'honneur à ta lame de servir des gens droits et, qui que tu deviennes, finalement...
Reviens-moi."


dabGd.jpg

Renaud de Vallombreuse, 16 ans.

Dernière modification par Des Armoises (2019-02-01 23:33:15)

#2 2019-02-01 11:00:37

Diego Guevara de la Pampa
Inscription : 2018-11-22
Messages : 151

Re : "L'avenir souriait dans un songe d'orgueil..."

A l'attention du Seigneur des Armoises,
Sans Épée,
Baron de Vallombreuse et autres tenures,

La Maison d'Hespérides a ouï dire votre souhait de voir votre cadet aller à la rencontre du monde et de ses vérités.

Qu'il soit en vostre demeure connu que le Nord lui offre l'opportunité d'élargir ses horizons.

Les Confins n'ont pas beaucoup, mais lorsque peu l'on a, plus enclin à partager l'on devient.

Il est important que vous compreniez que, si Renaud émet le désir de s'aventurer parmi nous, il ne sera point reçu comme l'héritier de votre prestigieuse Bannière.

En les Confins l'on est reconnu par ce que l'on accomplit, pas ce dont on se réclame.

Les terres frontalières sont inhospitalières, et les vertus des peuples qui y vivent sont simples.
Il s'agit d'exiger de chacun ce que chacun peut donner, et cela commence par soi même.

Je peux vous promettre trois choses:
- Il trouvera équité lorsque ses actions seront regardées, et devra observer avec modestie avant que d'agir
- Il trouvera soutien s'il se montre loyal à ses engagements, et devra donc les prendre avec mesure
- Il gardera ses braies fermées, le froid des hivers d'ici fend les pierres millénaires.

Un proverbe de la Marche rappelle que d'un Homme il ne reste que ce que les petites gens racontent de lui à la veillée.

Je lui offre l'incertitude et le risque.
Je lui offre le danger et la froidure qui s'abat sur l'armure au petit matin.
Je lui offre les courbatures de celui qui a traversé les royaumes.
Je lui offre l’exigence et l'adversité des éléments.
Je lui offre de donner aux autres ce qu'il n'aura pas, le confort, la sécurité, un repas chaud, une protection, un lit parfois.
Je lui offre de la sueur, du sang, des larmes.

J'offre à votre fils d'être lui même, et de saisir l'opportunité d'ajouter un second prénom dans l'arbre héraldique de votre famille.

J'ai retrouvé dans les archives d'Hespérides une lettre de l'un de mes ancêtres adressée à son Roy:
Dans une bibliothèque se trouve ce qui mérite d'être lu,
Ce qui a mérité d'être écrit,
Ce qui a mérité de n'être pas oublié.

Vous trouverez joint à ce message un livre relié.

Il est vierge.

Je vous demande respectueusement de le transmettre à Renaud.

Je lui souhaite, au soir de sa vie, avoir la chance de s'asseoir au coin d'un feu, et d'y lire avec fierté les lignes qu'il y aura tracé.


Votre obligé,
Don Diego,
Pair du Baswen,
Chevalier d'Hespérides.


Banneret des Marches des Héritiers
"Exige de chacun ce que chacun peut donner"
A genoux devant ma Reine, debout devant l'ennemi.

Hors ligne

#3 2019-02-03 21:51:05

Des Armoises

Re : "L'avenir souriait dans un songe d'orgueil..."

a7e2.gif

Le premier des trois hommes avait eu soin d'allumer un grand feu de bois d'aulne, de branches de pommier.
La flambée odorante de ces bûches noueuses, les hautes flammes claires au rire crépitant avaient chassé les ombres de la vieille tanière.

Le second des trois hommes goûtait au doux confort de l'âtre rougeoyant, les bottes cuites - presque - aux ardeurs du foyer.
Il tenait encore le velin du Nordien et un sourire dansait sur son visage, comme inspiré par la farandole dorée des étincelles.

Le troisième homme tournait en rond, les mains serrées derrière le dos, agité, indifférent au brasier, aux senteurs, au froid mouillé. Ses yeux fouillaient la trame du large tapis qu'il piétinait sans trêve, s'égaraient sur ses bordures semées de motifs géométriques et de caractères déomuliens dans l'espoir, peut-être, d'y trouver des réponses assurées.

Le premier des trois hommes, ganté, svelte encore dans sa tenue légère de cuir noirci, avait le cheveu long, attaché dans le dos comme l"était son épée. Par-dessus son col scintillait une caducée, qu'il portait en collier.
Une mèche tressée, épaisse, nettement séparée du reste de sa chevelure, tombait distinctement sur son épaule droite.
Pas tout à fait une coquetterie capillaire : une marque.
Vingt ans qu'il la portait.
"Affranchi, sans déshonneur, du service de l'Archiduché". Liberté de servir celui qu'il choisirait. 
Vingt ans qu'il le servait.
"A la boucle de métal brillant qu'il arborait sur sa ceinture et aux bandeaux croisés sur ses bras"*, on pouvait comprendre qu'il appartenait au corps strolatzien des Messagers.
Pargun - c'était son nom - l'épaule posée contre un pied-droit de la vieille cheminée, observa un instant celui qui l'avait arraché à son pays et, quelques fois, aux griffes de la mort.
Un étranger devenu frère, que sa famille et lui avaient suivi en Samarie, en Brabant - au coeur de l'Empire déomulien - puis au Sudord, non loin de Guarida.
Les voies de Podeswa sont bien difficiles à comprendre, songea l'impassible cavalier en observant le grand gaillard complètement avachi devant la cheminée, s'amusant - comme un gosse - à risquer le bout de ses bottes dans le feu

Le second des trois hommes avait conservé une allure juvénile. En dépit des nombreux excès (boissons, jupons) qui faisaient sa gloire dans toutes les garnisons armoisiennes, le temps glissait sur ses tempes, ses traits et sa silhouette avec une injuste bienveillance.
Sa nonchalance, et la simplicité de ses manières étaient inaltérées, de même que l'éclat de son invincible et radieux sourire, dont on ne savait jamais - sans le connaître - s'il était celui d'un ange ou d'un imbécile heureux.
"Faux lent, faux crétin, véritable ami", chevaucheur infatigable, vétéran des campagnes carovariennes, des expéditions osterlichiennes et de la défense de Ruhrkastel, Mortimer d'Arcalion était l'irremplaçable bras droit de l'homme qui s'agitait dans son dos, mûrissant la réponse qu'il convenait d'apporter au seigneur baswennien.

Nicolas des Armoises était le troisème homme.
Indifférent à l'humidité glaçante du mantel qu'il n'avait pas pris peine d'arracher à son épaule gauche, il arpentait sa chambre de Beaumanoir en tous sens, sans cesser de marmonner, soupesant chaque mot de la lettre de Diego dont Mortimer, qui avait encore de  bons yeux - le bougre de salopard - avait fait lecture à voix haute.
Il s'arrêta d'un coup :
- "Pargun, le messager du Nordien est-il bien traité ?
- La mère Lahaie pourvoit à tous ses besoins, seigneur."
Avait-il entendu ?
Sa marche infernale avait déjà repris. Le chevalier sans épée semblait avoir vieilli de dix ans depuis le départ de son fils.
La culpabilité, l'inquiétude s'étaient emparé du visage habituellement sévère de l'homme qui s'épuisait désormais dans le travail.
Risquer la vie de Renaud, pour des principes. Le condamner, dans un élan d'autorité. Comme il le regrettait !
A présent, il fallait être à la hauteur de ce châtiment et donner à l'enfant, s'il vivait, une preuve de l'affection qu'il peinait à montrer : Un héritage.
Pargun commandait le service de messagers - inspiré du modèle osterlichois - qui galopaient d'un bout à l'autre d'Okord pour reconstruire le domaine perdu du Samarien. Depuis la condamnation de Renaud à l'errance, leur activité avait doublé.
Des Armoises interrompit à nouveau son infernale sarabande :
- "Morty ! Voici ma réponse au seigneur baswennien. Prends note, je te prie.

Honorable Diego,
Chevalier d'Hespérides
Pair du B...

- Il est désormais Consul, seigneur, intervint le strolatz. On vient de l'apprendre.
Nicolas souleva le sourcil, un peu surpris.
- Consul ? La monarchie est renversée ?
- Non. Il semble que le système politique baswennien soit devenu bicéphale.
Des Armoises haussa les épaules.
Soit. C'était affaire de Baswenniens.

Bon...

Honorable Diego,
Chevalier d'Hespérides,
Pair et Consul du Baswenn,
Chevalier d'Hespérides,
Seigneur de Marchombres,

Je tiens, d'abord, à vous féliciter pour la qualité de vos services de renseignement.
Je n'imaginais point que l'éducation de mon fils Renaud et son discret départ de Guarida puissent susciter l'intérêt de votre noble Maison, dont les agents savent probablement fort bien rouler des hanches.
Notez bien que je n'en prends nul ombrage. Je suis heureux pour mon fils qu'un seigneur de valeur puisse le considérer, avec sérieux, comme une recrue potentielle.
Je dis "seigneur de valeur". Peut-être conviendrait-il d'écrire "seigneur de valeurS".
De fait, vicomte, vous êtes un homme selon mon coeur. Je partage sans réserves votre passion pour l'équité, la loyauté ou la simplicité. En réalité, il semble - à vous lire - qu'on entre en Baswen comme on entre en chevalerie.
Peut-être que si j'avais été plus jeune - et avais cru en votre roi - j'aurais pu me laisser moi-même tenter par l'ambitieux projet - politique et moral - que vous essayez de construire.
Vous ne manquez pas d'ambition, de toute évidence.
Or, l'ambition de construire quelque-chose de grand n'a rien de condamnable.
Je vous souhaite, seigneur, le meilleur dans cette périlleuse affaire.
J'espère, de tout coeur, que vous parviendrez à préserver vos principes de toute corruption, et votre coeur de toute amertume.

Eussé-je croisé votre chemin il y a deux ans, peut-être vous aurais-je confié Renaud, pour qu'il devînt page en votre demeure.
Je crains que Dame Carmen, pour laquelle je nourris une profonde amitié, se soit montrée trop indulgente à son égard.
Trop maternelle, peut-être ? Renaud, malgré ses fautes, n'a jamais eu à craindre d'autre baguette que celle d'un brave cuisinier.

Eussé-je reçu votre missive il y a une semaine, sans doute aurais-je ordonné à mon cadet de gagner sans délais votre Marche lointaine, pour qu'il puisse éprouver les morsures du froid et des reproches. Il sait déjà celles de l'épée. Les Maîtres d'escrime guaridiens savent donner du plat et du bâton et, dans la cour d'exercices, nombre de "camarades" brûlaient de châtier l'étranger déomulien qui échappait aux corvées et embrassait leurs soeurs dans le cou.

Des Armoises jeta un regard soupçonneux à Mortimer qui prenait la dictée, d'un air parfaitement innocent.

Hélas, noble Diego, mon fils a déjà pris le chemin de l'errance, et j'ignore où Clova voudra mener son pas.
Peut-être la providence guidera-t-elle son palefroi jusque dans vos Marches nordiennes ?
Je garde votre livre, avec l'espoir de pouvoir lui remettre dans un an. Je compte chaque jour.
Je voudrais bien, Ami, qu'il me revienne en homme du Baswen.
Baswennien, certes. Mais surtout de retour. Et finalement un homme.

Avec grand respect,

Des Armoises

-"Tu as bien tout noté, Morty ?
Transmets donc ce torchon au Boutonneux. J'ai rarement vu l'égal de son trait."

- "Pargun, des nouvelles de Trois-Boules ?
- Pas depuis deux jours, Mais cessez de vous tourmenter. Les vétérans de la Galerne sont difficiles à semer.
Vous auriez moins de crainte, seigneur, si vous aviez plus de foi."

Des Armoises se figea : ça, c'était un coup bas...

----------------------------
* Cf. post d'Eugénée Anet dans le chapitre : "A la recherche de la Horde".

Dernière modification par Des Armoises (2019-02-03 22:04:28)

#4 2019-02-07 22:27:49

Des Armoises

Re : "L'avenir souriait dans un songe d'orgueil..."

[Quelques jours auparavant, côte du Keranéraz]

Il me semble que, jamais, l'armure de mon père n'avait été si près de rompre.
A l'instant où Carmen déposait sur mon front un long baiser d'adieu, murmurant - maternelle - une antique bénédiction guaridienne, je surpris le regard qu'il posait sur nous deux.
J'y distinguai la peur, le chagrin, les regrets.
Puis, un battement de cils, et tout était muré.
Cependant, je savais.
Un seul geste de moi, et la digue cédait.
Une seule parole. Tout était pardonné.
Par Clova, comme il les espérait !

Pourtant, je n'ai rien fait.
Impassible. Sévère.
Indifférent à son souffle altéré.
Son visage était pâle, et son dos se voûtait.

Oui, j'ai puni mon père.
Changé mon châtiment en redoutable fer, enfoncé dans son flanc.
Je me regardais faire avec effarement.

Comme la barque s'éloignait de la grève, luttant contre la houle pour gagner le Moqueur, j'observais les vagues monter à l'assaut de sa haute silhouette immobile.
Figée, comme nos coeurs.
Fermée, comme nos faces.
Je compris d'un seul coup que je lui ressemblais.
Nous étions faits d'orgueil, des cheveux jusqu'aux pieds.
L'orgueil qui fait des orphelins de fils.
L'orgueil qui condamnait au froid, et à la faim.
L'orgueil, notre cuirasse, notre faiblesse. Forteresse du malheur armoisien.
L'orgueil contre lequel m'avait mis en garde Dame Carmen, citant un Sage de Solède (élève dissipé, je n'ai su retenir son nom) :
"Quand l'orgueil chevauche devant, honte et dommage suivent de près".
Le voyage s'annonçait agité.


42zw.jpg

Dernière modification par Des Armoises (2019-02-07 22:34:50)

#5 2019-02-14 22:20:29

Des Armoises

Re : "L'avenir souriait dans un songe d'orgueil..."

xnam.gif

On dénombre au moins deux choses sinistres en Okord.
Mon humeur, et ce qu'on nomme assez platement "Grand Canal", traître morceau de mer qui reçoit dans le cul l'hommage d'Abrasil et s'ouvre, en ingénu, au baiser des Fournaises.
Toute cette eau corrompue a une odeur malsaine.
J'ai froid.

Le Canal, "Notre Mer", est de sombre couleur. C'est un piège liquide dont les contours placides cèlent de bien mauvais fonds.
Courants vicieux. Rochers à fleur d'eau, Elévations sableuses. Ressyniens. Et là, dessous la coque, quelques monstres marins...
Tombeau de milliers d'hommes, aux corps jetés depuis les rives, balancés des navires ou happés sur les ponts.
Entre l'ossuaire, les profondeurs et moi : une poignée de clous, quelques planches de bois.
J'ai peur.

Nous autres, sur le Moqueur, accourons du Suroît toutes voiles gonflées, et le nez du navire transperce les nuées.
J'ai vu les eaux frémir, puis se gonfler soudain. Je soupçonne les vents de dangereux desseins.
Je vais faire sur moi.

Un gabier, paternel, juste avant de partir faire un pas sur la hune, dépose dans ma main un petit pot d'étain.
-"Des fois, on voit des vagues hautes comme des murailles, mais celles d'aujourd'hui font la moitié de ça.
Trois gorgées de kramlang, et tu les aimeras !"
Le voilà qui s'élance - joyeusement ! - dans les haubans qui tanguent, la mâture qui craque et les voiles qui claquent.
Valésian et taré.

Trente vents, paraît-il, règnent sur le Canal.
Flots de plomb. Ciel de cendres. Erreurs magnétiques.
Sur la dunette arrière, mon visage ahuri, ravagé par les tics.
Je cherche quelque chose qui ne serait pas gris.
J'ai la gerbe.

Je conchie cette flotte, les hommes au pied marin, tous les dieux aquatiques - quand bien même ils auraient de jolis petits seins.
J'emmerde le Canal, infoutu d'être un fleuve asservi, ou un lac paisible.
Le second - presque aussi jeune que moi - l'a répété plusieurs fois, d'une voix déraillante, mais solennelle :
- "C'est un grand bras de mer."

Le bras de mer me donne une leçon de géographie physique. Il me gifle, me crache à la gueule.
Un bras de peu d'honneur.
Un amer intérieur.
Un...
Le gabier rugit soudain, depuis son fief de toiles, de cordes et de vent :
-"He-ho petit monsieur, regarde droit devant !"

Il me fallut du temps et du courage pour tanguer comme un homme jusqu'au gaillard d'avant.
Je discernai alors un long rempart de pierre blanche - ou peut-être de craie - hérissé de tours et de toits comme des pointes de lance tournées vers les nuages.
Une citadelle entière s'avançait dans la mer comme pour la défier. Un fanal brillait à l'un de ses sommets et je crus - une seconde - que c'était pour moi seul qu'on l'avait allumé.
Au pied de cet ouvrage, la mer tapageuse perdait tout son courage et mourait sur la grève en douces vagues argent.
Falcastre ! Grand Paux ! Enfin !
Je fis un pas de danse. La tête me tourna.
Il n'y avait plus goutte dans le vieux pot d'étain.

dqdi.png
Grand Paux. Voir "Falcastre" in "Gouvernement d'Okord", par Aldegrin de Karan

Dernière modification par Des Armoises (2019-02-17 21:19:40)

#6 2019-02-17 23:37:54

Des Armoises

Re : "L'avenir souriait dans un songe d'orgueil..."

pds1.jpg

A présent que ses pieds bottés de cuir chamoisé ne reposaient plus sur le plancher glissant d'un navire, mais sur de solides et très anciens pavés moétiens, le jeune Renaud de Vallombreuse - contraint à une errance d'un an par un père mieux capable de tonner que d'étreindre - se sentait revivre.
Le dos délibérément tourné au Grand Canal, qu'il exécrait, le jouvenceau reprenait des couleurs et s'émerveillait d'un rien, tant était profond son soulagement de n'être plus en mer.
La brise marine, adoucie, jouait avec ses boucles et caressait sa peau. Le pâle soleil d'hiver lui semblait un flambeau.
Le poids écrasant de sa solitude nouvelle, la douleur lancinante de son ressentiment se supportaient bien mieux dans les tumultes du vieux port de Grand-Paux.
Les navires de toute l'ancienne Ohm - dromons déomuliens, galères valésianes,  caraques okordiennes, cogues osterlichois (et même quelques naves abrasiliennes de cents tonneaux) venaient y mouiller, nombreux, profitant d'une rade exceptionnelle et d'installations remarquables :
Quais de pierre munis d'anneaux de métal. Entrepôts. Ancrages et chenaux dédiés au transfert de marchandises entre les navires de mer et les barques fluviales arpentant le Lacert.
Transporteurs, armateurs, négociants.
Main d'oeuvre qualifiée, et milice solidement charpentée.
Tout, ici - conditions naturelles et action politique -  était propice aux échanges, au commerce et...à la taxe douanière.
L'or des Karan se déversait sur les quais, en abondance. On voyait - au bout de longues hampes - leur fier dragon de gueules s'étirer dans le vent pour surveiller les débarcadères d'un oeil féroce.
Le port était également pavoisé aux couleurs du seigneur Maximilien de Grand-Paux, dont les armes - d'azur au cep de vigne d'or - rappelaient agréablement la réputation des lieux en matière de production vinicole.
Renaud avait parfois vu l'oeil de son père s'attendrir, à la dégustation d'un Château Aulus.
Tout récemment, un Laetitia Moetiae, parfaitement "sombre et capiteux", l'avait aidé à glisser la main dans le corsage d'une fille de forgeron.
Aelis ? Aelith ? Quel était son prénom...?
ll avait fait coup double, dérobant à la brute la belle et le cruchon.
Le jeune-homme se lécha les babines, au tendre souvenir.
Il se demanda si les filles de Falcastre étaient jolies.
Pour l'heure, l'univers était tout de muscles et de sueur.
Portefaix,  débardeurs, aconniers, arrimeurs et puis...les contremaîtres !
-"Embarquez les tonneaux ! Débarquez les ballots ! Des peaux ? Pour les Tanels !  Les pioches d'Osterlich ? Hangar des Montagnettes ! Gaffe aux soies valésianes. Elles tombent à l'eau, ta tête suivra !"
Pierres à bâtir, sel, chevaux, beurre, harengs, bois sudordien, céréales, viande.
Armes. Engins. Draps de bure, miel, cuirs, étains, cloches et mercenaires.
Odeurs de goudron, de chanvre, de cordages. Relents d'épices et de poisson.
Mille marchandises ! Mille façons de les nommer !
Renaud se laissa étourdir par le brouhaha. Dans cette fourmilière, il se sentait vivant.
Depuis le large, la cité semblait froidement majestueuse, tel un diadème posé sur le silex et la craie de Félisière.
Mais le coeur de la belle était effervescent.
Le sien était ardent, comme il découvrait la sensation exaltante de sa nouvelle liberté.
Il jeta un coup d'oeil à un colosse qui ahanait sous le poids d'un madrier de Solède.
Condamné à ployer, à plier. Sous la charge, les insultes. Porter, se briser, crever comme un chien.
Vie de merde.
Le hobereau s'étira.
Il était jeune, vif, bien né, joli garçon.
Cousue sous son pourpoint, une bourse coquette, emplie d'écus d'Okord, de livres karaniennes. Bien serrées dans son poing, des lettres de crédits.
Il soupira d'aise, et porta la main à sa hanche.
Le spathion des chevaliers déomuliens (lame droite, double tranchant) ornait fièrement son côté, dans un fourreau ouvragé offert par son grand-père.
Dans son dos - il s'efforçait parfois de ressembler à un Pargun, en plus nonchalant - était suspendu le sabre à un tranchant qu'on nommait paramerion.
- "Deux épées, cher papa", murmura-t-il.
Un sourire peu mature fleurit sur son visage.
Il claqua des doigts en désignant sa malle, et dix petits chats maigres, dix gamins du vieux port s'écharpèrent pour avoir le privilège de le servir.
Echevelé, la narine sanglante,  la manche crasseuse et déchirée, le vainqueur d'une brève mais féroce mêlée s'inclina devant lui.
- "M'nomme Garin, m'sire. A vot' service."
Le pouilleux - qui ne devait pas avoir plus de douze ans - rassembla ses forces et hissa le coffre sur son épaule avant d'attendre les instructions, le visage stoïque mais le corps tremblant.
- "Une auberge, avec des filles et du vin. Tu connais ?
Le garçon acquiesça.
- Des belles filles, du bon vin ?
Le garçon hésita. Puis hocha de nouveau la tête.
- Mais je veux des draps propres.
Il fallut à Garin un moment de réflexion pour résoudre l'équation.
Son visage s'éclaira.
- Suivez-moi, vot'seigneurie."
Renaud, sans hésiter, lui emboita le pas.
Pour la première fois.

486q.jpg

#7 2019-03-03 00:19:23

Des Armoises

Re : "L'avenir souriait dans un songe d'orgueil..."

czjl.jpg

C'est peut-être parce qu'il en avait perdu trente et une, que Baudoin Silène - oiseau de nuit et très mauvais sujet - avait une dent contre le monde entier.
Voir paraître ce dernier croc n'était jamais bon signe, puisque l'arsouille ne souriait jamais que lorsqu'il préparait un mauvais coup.
Or, l'ultime ratiche exposait aux lumières hésitantes de la taverne toutes ses nuances de gris depuis deux ou trois bières.
La chance tournait enfin...
Le petit homme d'aspect inoffensif, qui approchait sa cible avec méthode et de patientes précautions, n'avait de princier que le prénom.
Figurez-vous une sorte de gringalet gourmand - maigres mollets mais ventre rond - dont les épaules étroites (et le cou gras) seraient surmontés d'un visage placide et remarquablement niais, sur lequel on aurait écrasé - un peu au hasard - un nez bulbeux et rosacé.
Tels étaient Baudoin - et son genre de laideur - qui inspiraient spontanément une vague pitié. Rarement la peur.
Il aurait fallu, le croisant, connaître sa réputation dans le quartier de la Pulpe, débusquer l'inquiétante chafouinerie d'un rictus ou saisir, par hasard, un regard étincelant de haine pour éprouver une saine inquiétude.
Baudoin savait dissimuler, le plus souvent, la noirceur presque constante de ses intentions, passant maître (bel exemple de résilience, ou d'accomplissement de son potentiel) dans l'art d'avoir l'air d'un parfait abruti, voire d'un débile léger.
Ainsi notre larron gagnait-il sournoisement sur sa victime, pas à pas, en buveur anonyme. Un parmi tant d'autres, venus s'abrutir dans ce rade crasseux.
Baudoin avait pris soin de ne pas s'étourdir, et glissait lentement sur sa gauche, vers le cadeau des dieux.
Le pigeon était à deux tabourets de sa main droite. Si leste, si légère, si précise. La travailleuse.
Sa main gauche, la tueuse, se cachait dans une poche, et caressait amoureusement le manche d'ébène de son stylet valésian. Au cas où...
La temps d'une respiration, et la canaille s'était approchée d'un pas.
Un tabouret, entre lui et la cible.
Un beau jeune-homme aux boucles brunes.
Grand.
Baudouin ne pouvait pas sentir les grands.
Lui mettrai un coup de surin dans le croupion, pour le plaisir. Peut-être deux. Happy hour.
Noble, à n'en pas douter. Pour boire à la Grande Alose, il fallait être pauvre ou décadent.
Et avoir très soif.
Le garçon passait commande avec une pointe d'accent, difficile à définir, et avec une voix désormais pâteuse.
Bourré, le salaud de grand...
Imprudent, aussi.
Il avait donné congé à son petit larbin à l'oeil vif, un vrai chiot des docks - un gars des Pépins - qui aurait pu poser problème.
Grand, noble, bourré, imprudent et...riche.
La chance tournait enfin.
Comme elle était dodue, cette belle escarcelle si mal nouée au ceinturon.
Un jeu d'enfant. C'était presque trop facile...
Il se tenait à présent derrière le jeune crétin, qui n'avait rien vu venir.
Sa bouche s'étira en un affreux sourire, il murmura une bénédiction à Virdumar, la main travailleuse avança doucement et...
on lui tapota doucement sur l'épaule.
- Hein ?
Le puissant crochet fit exploser son foie à la seconde où il se retournait.
La douleur mit trois secondes pour remonter les filets nerveux jusqu'au cerveau, tandis que son corps - échappant à tout contrôle - se pliait violemment.
On le retint, avant la chute.
"On" portait à la ceinture une étrange corde lestée d'une boule de pierre.
Baudoin n'eut pas vraiment l'opportunité d'approfondir sa découverte  du suruchin.
Il essayait surtout de trouver de l'air.
Il était encore en train de chercher lorsqu'un gros poing ganté vint pulvériser son malheureux tarin.
Avant de sombrer dans l'inconscience, le lascar de Grand-Paux eut une pensée reconnaissante pour Dame Fortune.
Sa dent était intacte.
Jour de chance...

https://www.youtube.com/watch?v=89g1P_J40JA

Dernière modification par Des Armoises (2019-03-03 19:54:58)

Pied de page des forums

Propulsé par FluxBB