Vous n'êtes pas identifié(e).

#1 2017-11-07 00:56:49

Rode

Chronique de la maison d'Ebbenberg-Aazhalt

armoiries

Mon nom est Rode, fils d'Odda, et héritier de la maison d'Ebbenberg-Aazhalt,

Comme l'ont fait mes ancêtres avant moi et leurs ancêtres avant eux,

J'écris la mémoire de la maison d'Ebbenberg-Aazhalt et transmets son héritage,

Comme le feront mes descendants et leurs descendants après eux,

Jusqu'au Grand Crépuscule, ultime bataille du Combat Éternel.

* * *

Je suis le premier de la maison d'Ebbenberg-Aazhalt à fouler la terre d'Okord. C'est étrange car cette région n'a jamais fait partie de nos ambitions. Nos regards ont toujours été tournés vers l'est, aux origines de notre nom. Pourtant le destin inexorable nous conduit toujours plus à l'ouest. C'est donc en Okord que s'écrira mon histoire.

Wyrd bið ful aræd.

* * *

C'est au milieu de l'automne de l'an VIII de l'ère dix-sept que tout a basculé. Mon père Odda, et son père Bomanz avant lui, étaient à la tête d'une des plus grosses flottes de Valésia. Ce fut Bomanz qui rendit une partie de sa gloire au nom d'Ebbenberg en étant le premier à inclure des bâtiments militaires au sein de sa flotte marchande.
Auparavant la sécurité des navires marchands de Valésia étaient assurée en partie par une milice privée de la république, surtout composée de mercenaires, et en partie par les autres régions qui bénéficiaient grandement de ce commerce.

Bomanz était un homme astucieux si je puis dire. En armant ses propres navires de guerre, il avait d'abord cherché à éviter les taxes liées aux escortes. Mais pour dire la vérité, ces navires n'étaient pas profitables seulement de par leur usage défensif. Piller les autres flottes en pleine mer sans aucun témoin était un excellent moyen de s'enrichir tout en affaiblissant ses concurrents. Les mercenaires de la république n'ont jamais représenté un obstacle, n'étant pas au courant des nouvelles règles du jeu ni ne s'attendant à des attaques provenant de flottes marchandes connues, l'effet de surprise était total et il n'y eu jamais de survivant pour témoigner.
Bomanz avait convaincu ses adversaires qu'il était aussi victime de ces attaques et que seuls ses gardes parvenaient à garder sa flotte presque intacte. Il avait été jusqu'à saboter plusieurs de ses bateaux pour le prouver. Ces pirates ont disparu lorsque la quasi totalité des marchands se sont mis à avoir à leur tour leur propre garde. De fait il apparaissait logique à tous que les pirates étaient partis chercher des cibles faciles sous d'autres cieux. De fait.

Celui qui raconte l'histoire peut en choisir chaque ingrédient à sa guise et Bomanz était un maître en la matière. Il était un orateur doué et charismatique et la tendance était plutôt à admirer son flair ou sa clairvoyance qu'à le soupçonner d'acte malhonnête, ouvertement du moins.
Néanmoins, son dessein n'était ni de s'enrichir ni de prendre le contrôle de la république, mais bien de reconquérir ce qui appartient aux Ebbenberg. Mon grand-père a toujours œuvré en ce sens, utilisant sa richesse pour mettre sur pied une armée capable de cette conquête. Les politiciens de la république ne voyaient évidemment pas d'un bon œil la création de cette armée. L'influence et les appuis de Bomanz, ainsi que quelques cadeaux, ou quelques menaces, suffisaient pour étouffer toute protestation et s'assurer une certaine tranquillité pour mener ses affaires.

Malheureusement, mon père, aussi rigoureux et efficace ait-il été, n'était pas aussi doué que Bomanz pour les affaires politiques.

Les familles les plus influentes de la république avaient toutes suivies notre exemple, et chacune disposait d'une petite armée. Nous avions la plus imposante, et si elle n'était nullement destinée à nuire à la république, elle inquiétait néanmoins les autres membres du parlement et leurs alliés.
Nous ne l'avons compris que trop tard, lorsque les conspirateurs se retrouvent armés il n'est plus qu'une question de temps avant que les intrigues politiques ne se transforment en guerre civile.

* * *

Ce jour de Saedor, dix-neuvième phase de l'automne de l'an VIII de l'ère dix-sept, nous avions rendez-vous en pleine campagne pour une réunion du parlement, à quelques lieues de la capitale Mohdenia. L'endroit avait été choisit pour sa neutralité afin de remplacer la chambre parlementaire, celle-ci ayant disparu dans un incendie deux jours avant. Apparemment aucun autre endroit, ni l'une des salles du palais, ni le théâtre, ni une dizaine d'espaces tout à fait utilisables n'avaient satisfait l'ensemble des patriciens.
Officiellement il s'agissait d'un accident, mais cela faisait plusieurs années que l'ambiance était délétère et personne n'était dupe. Malgré cela, l'objectif d'un tel sabotage restait obscur puisque personne n'était visé en particulier. Il était aussi improbable que cela soit pour empêcher la prochaine proposition de loi d'être débattue. Il était question de permettre au parlement de réquisitionner troupes et matériel militaire dans le cas où la république serait menacée, sur demande du podestat bellorum. Cette mesure était motivée principalement par l'attitude du califat de Ressyne qui lorgnait dangereusement sur les richesses de Valésia au point que les escarmouches de plus en plus fréquentes devenaient un réel problème pour les marchands. Les familles patriciennes y étaient donc largement favorables et il semblait de toute façon bien inefficace de retarder de quelques jours les premières délibérations d'un processus qui devait durer plusieurs semaines.

« Quelle coïncidence, avait grogné mon père, c'est le piège le moins subtil de toute l'histoire de la république.
— Qui peut avoir intérêt à faire ça ? avais-je demandé.
— Aucune idée mais que Tiwaz me foudroie si c'est un accident. J'ai mis Arnulf et ses hommes sur le coup. Et quelque chose sortira forcément de la réunion.
— Nous y allons quand même ? m'étonnais-je.
— Nous n'avons pas le choix. Personne ne l'a. Ne pas y aller reviendrait à se désigner coupable.
— Alors il faut y aller en armes et en nombre. Ou ne pas y aller. Arnulf a déjà empêché un sabotage de notre dernière cargaison, il faut attendre de savoir qui s'en prend à nous.
— L'un ou l'autre nous rendrait suspects, tous se ligueraient contre nous. Ceux qui ont fait ça n'attendent que ce genre de faux pas. Non nous agissons normalement. Par ailleurs cela facilitera le travail d'Arnulf. »

Ainsi le lendemain nous avons chevauché avec une dizaine d'hommes de confiance jusqu'au campement provisoire élevé au milieu d'une vaste clairière. Il n'y avait aucun signe distinctif permettant de savoir quel patricien était déjà sur place. Les tentes bien que colorées étaient toutes très simples et manifestement dressées à la hâte, laissant penser que personne n'avait l'intention de séjourner trop longtemps.
Les bois entourant le camp pouvaient dissimuler des troupes, mais les gardes, qui portaient tous le tabard de la république, semblaient détendus et je finis par me convaincre que j'étais inutilement méfiant.

J'aidais nos hommes à dresser le camp tandis que mon père entrait dans la tente centrale. Et le temps s'est presque arrêté. Cela a duré quelques secondes mais je m'en souviens comme plusieurs heures. Les hommes ne sont pas sortis des bois mais des tentes. Mais ils sont sortis trop tôt. Trop nerveux, trop pressés d'en avoir fini. J'ai crié vers la tente centrale. Nos chevaux n'étaient pas dessellés. J'ai saisi la bride, le pommeau de la selle. J'ai vu mon père sortir en écartant la tenture. L'instant suivant, un liquide rouge s'échappait de sa bouche. Puis la lame est ressortie par devant.
Ce choc me fit entrer dans un état étrange. Il s'agit de ces moments de transe où l'on va plus vite. Pied à l'étrier. On voit en premier. Se hisser sur la selle. On anticipe, tout. Passer la jambe. Tout devient facile. Presser les genoux. Ils ne peuvent pas m'atteindre. Ulper réagit immédiatement, bon cheval. Un soldat bloque le passage. Épée dégainée. Ulper charge. Le soldat est trop nerveux, pas sur ses appuis. Ulper sait exactement ce qu'il doit faire. Il tend le cou pour mordre. Le soldat esquive mais il n'a plus le temps de parer mon coup. Bon cheval.

« Tuez les tous ! Pas de témoin ! Tuez les tous !», j'entendais aboyer derrière moi. Ils nous couraient après mais nous étions déjà trop loin, et plus rapide. Ils n'abandonneraient pas mais ils nous ont laissé une chance. Ils n'ont pas attendu assez longtemps. Ils n'ont pas tout prévu. Ils ne nous ont pas encerclés. Ils n'avaient pas de chevaux prêts. Ils ont commis toutes les erreurs. Pourtant j'étais celui qui s'enfuyait. Celui qui venait de voir son père poignardé dans le dos.

Sept hommes galopaient avec moi. « Aux baraques ! » leur criais-je. Je voulais aller aux casernes et revenir avec l'armée entière. Je voulais me venger. Je voulais tous les tuer. Tout brûler. Tout détruire.
Nous galopions vers les faubourgs de la cité où l'armée stationnait quand un cavalier apparu sur la route. Il galopait à toute allure dans notre direction. Il ne ralentit qu'en arrivant à notre hauteur et fit demi tour pour se placer à mes côtés. Je reconnus alors Eolfric qui était l'un des hommes d'Arnulf et l'un de nos meilleurs éclaireurs.
« Sire Rode ! Arnulf est mort ! Où est Sire Odda ? Je dois lui parler! »
Je fis ralentir mon cheval, puis une fois imité par mes compagnons, je répondis.
« La réunion était un piège. Mon père est mort mais nous n'avons pas le temps de le pleurer pour l'instant. Qu'est-il arrivé à Arnulf ?»
Eolfric marqua quelques secondes de silence le temps d'assimiler ce que je venais de lui dire.
« J'étais à la villa quand Halfdan est arrivé. Il était blessé et il n'a pas tenu très longtemps avant de s'évanouir mais j'ai pu comprendre qu'Arnulf et le reste des hommes qui l'accompagnaient avait été embusqués et massacrés. Ils avaient trouvé des informations sur plusieurs attentats organisés simultanément. Je suis parti immédiatement pour vous prévenir.
— Tu ne pouvais pas arriver à temps, Eolfric, le coupais-je. Nous allons aux baraques et nous allons écraser les misérables comploteurs. Mon père sera vengé.» Nous reprîmes le galop.
Trop de choses se passaient en même temps, trop de choses étaient hors de contrôle et les tisseuses du destin n'avaient que faire de mes plans.

Alors que nous rapprochions de la cité, une scène surréaliste se dessina petit à petit sous nos yeux. Les combats faisaient rage partout où nous pouvions voir, la confusion la plus totale régnait. Des colonnes de fumée noire s'élevaient par endroit, indiquant la présence d'incendies. Aucun combattant ne prêtait attention aux neufs cavaliers qui se présentaient aux abords des faubourgs de Mohdenia.
« Qu'est-ce que ce bordel», murmurais-je. Nous longèrent les combats et prirent la direction de nos casernes vers le sud. Les combats semblaient avoir lieu dans toute la ville, ou du moins dans les faubourgs où les armées logeaient. Lorsque nous arrivâmes aux baraques, je cherchai du regard des hommes que je connaissais. Quelqu'un qui pourrait m'expliquer le désastre en cours. J'aperçus un officier en train d'essayer d'organiser en vain les hommes au milieu d'une allée. Je mis pied à terre, et les hommes firent de même. « Eolfric, reste avec les chevaux » lançais-je sans se me retourner. Les autres me suivirent à travers la mêlée, lames au clair.
Les guerriers ne nous prêtaient pas attention pour la plupart, trop concentrés dans leurs duels mortels.
« Sigwald !», criais-je dans la direction de l'officier. Il était en train de regrouper des hommes dans une cours, et hurlait lui même des ordres pour organiser un mur de boucliers. Il finit par m'entendre et ordonna aux hommes avec lui de créer un passage jusqu'à nous.
« Je n'ai que des mauvaises nouvelles pour vous, sire. Et vous avez pas l'air de pouvoir m'en donner de meilleures.
— Alors parons au plus pressé. Contre qui nos soldats sont-ils en train de se battre ?
— Sire, ils se battent entre eux. Un groupe s'est mis à massacrer sans distinction. Ils portaient le même tabard. C'est le chaos total, personne ne sait qui est dans quel camp.
— Des traîtres partout, grognais-je, des traîtres sans honneur, voilà ce qu'ils sont. Nithig les mangera tous. Sigwald, sur combien d'hommes peut-on compter ?
— J'ai réussi à en rassembler une trentaine pour l'instant sire. »
Suffisant pour faire deux rangées de bouclier de la largeur de l'allée.
« Trouve une corne et sonne l'appel. Je veux aussi une bannière et un homme qui la porter. Les masques sont tombés, ceux prêt à se battre de notre côté nous rejoindrons mais ils doivent nous reconnaître. »

shieldwall

Nous avons ramassé ce dont nous avions besoin dans une baraque proche et formé les rangs, le bord gauche de chaque bouclier recouvrant celui du voisin. A ma droite Sigwald sonnait la corne à intervalle réguliers. D'autres sons de corne résonnaient comme en réponse ou parce que d'autres faisaient la même chose que nous. Derrière moi, un soldat portait la bannière jaune de la maison d'Ebbenberg-Aazhalt pour offrir un repère aux hommes désorientés.
L'allée où s'alignaient les baraquements de nos hommes n'était pas très longue, et nous la nettoyèrent rapidement. Les hommes désorganisés n'essaient généralement pas d'affronter un mur de bouclier. Nous avions deux rangées dos à dos pour ne pas être pris à revers. Nous avancions méthodiquement. Lentement pour que les hommes à reculons conservent leurs boucliers bien en place. Les bords superposés pour ne laisser aucun espace où passer une lame. Lentement aussi parce qu'il fallait enjamber les corps et garder son équilibre en marchant sur les entrailles glissantes. Les seuls hommes s'approchant de nous levaient les bras pour afficher clairement qu'ils voulaient nous rejoindre. Deux boucliers pivotaient pour les laisser passer puis se refermaient immédiatement pour recréer la paroi infranchissable.

Peu d'hommes avaient leur cotte de maille ce jour là. Les combats avaient commencés le matin, certains guerriers s'étaient déjà préparé pour l'entraînement quotidien mais la plupart n'avaient qu'une épée et un bouclier. Les traîtres infiltrés dans les casernes avaient attaqué leurs compagnons d'arme par surprise, empêchant toute organisation et tout regroupement. Le massacre s'était transformé en chaos, chaque homme se battant pour sa vie, sans savoir à qui se fier.
L'opération avait été coordonnée, dirigée contre de nombreuses familles. Le but ne semblait pas être de tuer tout le monde mais de semer le désordre. D'après Sigwald, certains des hommes qui s'étaient révélés être des traîtres s'étaient engagés depuis plusieurs mois. Nous avions des doutes et des suspicions mais nous n'avions rien vu venir de cette ampleur.

Une fois le calme fut revenu, nous rassemblèrent le matériel et chaque guerrier s'équipa pour la guerre. Une centaine d'hommes étaient à mes côtés, une fraction de notre armée initiale. Les corps et les flaques de vomi jonchaient le sol. A certains endroits il était impossible de ne pas marcher dessus. L'odeur était déjà atroce et cela allait empirer dans les heures qui viendraient.
Les hommes attendaient que je prenne une décision. Ils avaient appris la mort de mon père et ils attendaient mes ordres. Je n'étais pas prêt pour ça. Jusque là ma colère m'avait guidé, mais je devais maintenant réfléchir et commander. Et je ne savais pas ce qu'il fallait faire. Je prenais conscience que ce n'était pas possible de retourner chercher le corps de mon père. Nous serions sans doute trop peu nombreux, nous n'avions pas assez de chevaux et les hommes avaient déjà combattu. Leur demander un effort supplémentaire avec toutes les incertitudes que cela comportait n'était pas la bonne décision.
Eolfric nous avait rejoint avec les chevaux. « Sire, nous ne devrions pas rester ici. » Je hochais la tête.
« Nous allons à la villa. », annonçais-je en montant sur Ulper.

Nous n'étions pas assez nombreux pour nous aventurer en dehors de la ville compte tenu des circonstances, mais nul ne s'attaquerait à nous dans les rues. La principale faiblesse d'un mur de bouclier est sa largeur mais l'étroitesse des allées protège les flancs et le transforme en muraille mortelle.
Les combats n'avaient pas atteint la ville fortifiée elle-même. Nous passèrent avec étonnement les portes grandes ouvertes de l'entrée ouest sans apercevoir le moindre garde. D'ordinaire nous n'aurions pas pu rentrer avec autant d'hommes armés, mais cette journée n'avait rien d'ordinaire et nous sommes arrivé à destination sans croiser âme qui vive.

villa

La villa était construite selon le modèle traditionnel valésian qui consiste en une enceinte rectangulaire à l'intérieur de laquelle les bâtiments s'organisent autour d'une cour centrale. Contrairement aux baraques en torchis et chaume qui composent les faubourgs, les murs sont en pierres blanchies à la chaux et des tuiles aux teintes argileuses navigant entre toutes les nuances d'ocre, rouge et brun.
Généralement faisant face à la porte principale, la maison du maître se distingue par sa taille et ses colonnades et possède généralement sa propre cour intérieure. Certains l'agrémentent d'un bassin, mais cela me paraît être une idée stupide. Les moustiques.

Nous entrèrent par la porte cochère, et tombèrent sur une scène pour le moins singulière. Un homme au style inimitable s’époumonait au milieu de la cour. L'homme portait un pourpoint à l'alliance de couleurs des plus improbables, mélangeant vert, orange, turquoise et indigo. Les plumes de paon qui ornaient son couvre-chef et sa cape d'un jaune or éclatant virevoltaient au gré de ses mouvements. Bien que de dos, je reconnus tout de suite mon ami Angus d'Arlebois. Il agrippait par le col Eoric, un jeune garçon écuyer à mon service.
« Personne ne sait rien alors ! Ni toi, ni toi, ni toi ! Ni toi non plus, extrait d'ectoplasme ! » tonnait-il en gesticulant, son bras libre désignant des personnes au hasard. « Envoyez quelqu'un le trouver ! Ne restez pas plantés là comme une bande d'ostrogoths de carnaval ! Je dois le voir de toute urgence vous dis-je ! »

Je restais assis sur ma selle quelques secondes, attendant qu'il me remarque. Mais l'urgence de la situation me fit rapidement renoncer au spectacle qu'il offrait et je mis bruyamment pied à terre. Angus se retourna et prit enfin conscience de la centaine d'hommes qui venaient de pénétrer dans la propriété.
« Angus, mon ami, lâche donc ce pauvre Eoric, il n'y est pour rien », dis-je d'un sourire triste. Son bras retomba, permettant à mon écuyer de réajuster sa tunique.
« Rode, tu es là. » Il me rendit mon sourire puis son visage reprit son air grave.
« Je dois voir sire Odda, je dois vous parler à tous les deux, c'est très urgent. Je pense que tu comprends pourquoi » ajouta-t-il en laissant traîner son regard sur les troupes qui emplissaient la cour. Je lui décrivis brièvement les évènements de la matinée.
« Mais des gardes sont arrivés au galop au palais il y a un peu plus d'une heure, ils ont dit que vous aviez tenté un coup d'état ! Et que sire Odda menait l'attaque. Le podestat Crassius vous a déclaré hors-la-loi sur le champ !
— Les enfants de catin, grognais-je. »
Le puzzle commençait à prendre forme dans ma tête. Celui qui raconte l'histoire peut en choisir chaque ingrédient à sa guise et nul seigneur d'Ebbenberg ne narrait celle-ci.

Cette île n'avait plus rien de bon à m'offrir. Je n'avais d'autre alternative que de quitter l'archipel. Je donnais quelques ordres pour que les affaires et des vivres soient empaquetées puis je fis signe à Angus de me suivre dans la maison.
« Les lois de Valésia sont claires, devenir un criminel ne change rien aux droits de propriété. Je vais te faire un papier qui te rendra propriétaire de nos terres et biens. Et dès demain tu iras l'officialiser au bureau des propriétés. Tous les documents sont là, tu as tout, dis-je en montrant un coffre.
— Je ne sais pas quoi dire. Je suis honoré et je te remercie mais peut-être as-tu pris ta décision trop vite. Nous allons rétablir la vérité et démasquer ces misérables écornifleurs. Tu pourras revenir très vite. Ma famille a des appuis, nous pouvons t'aider.
— Non, cette république est bien trop corrompue. Mais je voulais effectivement te demander de faire quelque chose pour moi. »
Je lui expliquais mon idée tout en préparant les documents de succession.

Dernière modification par Rode (2017-11-29 15:31:51)

#2 2017-11-29 18:18:58

Rode

Re : Chronique de la maison d'Ebbenberg-Aazhalt

A l'extérieur de la maison, deux femmes attendaient que nous sortions. Je connaissais alors leurs noms mais au moment où j'écris ces lignes, il m'est impossible de m'en souvenir. L'une des deux, la plus hardie, se lança.
« Sire Rode, nous voudrions vous parler d'une chose...
— Faites court, la coupais-je sèchement.
— Vous savez que nos maris ne sont pas à votre service, commença-t-elle. »
Je savais en fait ce qu'elle allait dire avant même le premier mot. Je le craignais depuis que j'avais pris la décision de partir. J'avais ignoré cette peur, espérant que ce moment n'arrive jamais. Mais il était là. Une boule s'était formée dans mon ventre. J’eus soudainement envie de vomir. La femme avait du prendre la crispation sur mon visage pour de la colère et n'avait pas osé finir sa phrase. Je fis un geste de la main en direction d'Angus. « Vous travaillez pour lui maintenant. »

Je m'assis sur un muret. Combien feraient la même chose et combien embarqueraient à mes côtés ? Qui me suivrait et qui me resterait fidèle ? La décision logique pour eux était de trouver une autre famille à servir. Seul un idiot déciderait de tout abandonner pour me suivre dans l'inconnu. Je ne voyais qu'une seule issue. Qu'est-ce qu'un seigneur que personne ne daigne suivre. Je serais le dernier de ma lignée et l'histoire oublierait vite la maison d'Ebbenberg-Aazhalt.

Des bottes apparurent là où mes yeux scrutaient le sol quelques instants plus tôt.
« Sire Rode, tout est prêt, nous partons à votre signal. »
Je levai la tête. Sverri se tenait devant moi, la main posée sur le pommeau de son épée. Il avait été mon maître d'arme depuis que j'avais eu l'âge d'apprendre à me battre, et il avait pris en charge l'essentiel de mon éducation. Nous nous entraînions toujours ensemble, mais il n'était pas qu'un simple professeur à mes yeux.
« Qui est prêt à partir ? répondis-je. Pour qui ne serait-ce pas plus raisonnable de s'engager auprès d'une autre famille ? Toi y-compris, tu sais que tes talents sont reconnus sur tout l'archipel. Tu n'as pas à me suivre.
— Sottises que vous dites, sire. Vous ne vous débarrasserez pas de votre vieux maître aussi facilement. Quant aux autres, ce n'est pas bien compliqué. Regardez. »
Il se tourna en direction de la cour et claqua des mains pour réclamer l'attention. Les visages se tournèrent vers lui.
« Ceux qui ne veulent pas suivre le seigneur Rode peuvent déguerpir tout de suite ! tonna-t-il. Celui qui change d'avis dans deux jours je lui découperai moi-même le gras des fesses ! »
Il revint vers moi.
« Et voilà, problème réglé, fit-il avec un grand sourire. Sire Odda était un seigneur apprécié de ses hommes. Il inspirait de la loyauté. Ne vous inquiétez pas trop. »

Et en effet, quelques serviteurs étaient sortis par les portes de service, certains étaient mêmes venus me l'annoncer avant, mais c'était là toutes les pertes que j'avais à déplorer. Aucun des soldats n'était parti. Je réalisais qu'eux aussi avaient été trahis. Je pouvais compter sur eux.

Angus se tenait à mes côtés au moment de donner le départ.
« Bonne chance. Je sais que tu n'aimes pas beaucoup Podeszwa, mais je prierais pour toi Rode.
— Je pourrais m’accommoder de la bénédiction de Podeszwa pour cette fois, souris-je. »
J'étreignis Angus puis grimpai sur le dos d'Ulper. Nous nous mîmes en route.

quais

Les rues étaient toujours vides. Les portes et les volets toujours clos. La ville semblait figée, retenant son souffle en attendant le dénouement des événements dont elle était le théâtre. Ce sentiment disparu néanmoins en arrivant à destination. Par contraste, les quais présentaient une activité tout à fait normale, sans effervescence particulière mais des hommes chargeaient et déchargeaient les bateaux comme il était possible de les voir faire tous les jours.
Nous avions un entrepôt sur les quais et des places de port réservées. Malheureusement seul un bateau, Brimwyrm, était à quai et l'entrepôt était vide. Nos autres navires, de transport ou de guerre, étaient partis quelques jours plus tôt avec une cargaison dont je n'entendrais plus jamais parler.

Le problème était qu'un seul bateau n'était pas suffisant. Accompagné de Sverri, j'allais voir Andel Ostrov, un armateur dont le chantier était le plus proche. Prétendant ignorer tout de la situation, il me dit n'avoir qu'un seul bateau disponible et en avoir besoin. Mais qu'il pourrait faire un effort pour un certain prix. Exorbitant évidemment. Je me retournai vers Sverri, resté en retrait.
« Garan nous a bien proposé un bateau pour la moitié de ça ? demandais-je, Milos Garan étant un constructeur concurrent.
— Et il en a deux à vendre, il nous laisse choisir lequel, enchérit-il. »
Je revins à Ostrov.
« Bien évidemment, tes bateaux sont réputés et je préférerais faire affaire avec toi, fis-je avec un grand sourire.
— Je suis honoré de votre confiance messire, mentit-il. Dans ces conditions, je peux descendre à soixante-quinze.
— Quarante.
Il secoua la tête.
— Parce que c'est vous, soixante-cinq. Mais c'est le dernier prix, en dessous je ne m'en sors pas. J'ai une famille à nourrir sire, vous le savez.
— Cinquante. Et cinq pour ta pauvre famille, concédais-je. Cinquante-cinq. Voilà, dis-je en posant une bourse sur la balance. Ne me prends pas pour un imbécile, ça n'aide pas.
— Sire vous m'égorgez ! Soixante !
— Je vais vraiment le faire si tu insistes. Je ferai des économies, fis-je en tirant légèrement mon épée hors de son fourreau. »
— Cinquante-cinq mille pièces d'or alors, marché conclu ! S'exclama-t-il, tout sourire.
— Et c'est plus que ce que vaut ton rafiot, vieil escroc.
— Peut-être, mais vous n'achetez pas qu'un bateau aujourd'hui, sire. »
Rusé salopard. Il avait raison bien sûr. Je hochai la tête et lui remis la somme.

Ainsi, je devins propriétaire de la Sterne dont je donnais le commandement à Sigwald, tandis que je prenais celui de Brimwyrm. Nous larguâmes les amarres aussitôt l'embarquement achevé. Alors que nous quittions l'enceinte du port, une foule d'hommes armés se déversa sur les quais. Quelques minutes trop tard.

Cependant je savais que nous échappions à des ennemis d'un côté pour nous précipiter dans les griffes d'un autre. La flotte du Califat de Ressyne patrouillait autour de l'archipel depuis quelques semaines et pillait systématiquement tous les navires qui avaient le malheur de croiser leur route.

Le port de Mohdenia possède trois chenaux d'accès. Mon intention était d'aller vers l'est, mais je ne voulais pas rendre la tâche trop facile à d'éventuels poursuivants. Je choisi d'emprunter le chenal sud qui nous mènerait hors de vue du port de Mohdenia avant de reprendre le cap vers notre destination.
Le vent de sud-est nous obligea à ramer pendant deux bonnes heures avant de passer les Vilaines, trois rochers qui marquaient la fin du chenal. Le temps d'y parvenir le vent ne s'était pas arrangé et avait à présent tourné est. Nous devions redoubler d'effort pour quasiment faire du surplace. Ce fut notre bénédiction.

ships

Des voiles rouges et or ornées d'un aigle noir à deux têtes surgirent face à nous, et si le vent nous avait permis d'avancer nous n'aurions pas eu la moindre chance. Une dizaine de navires de guerre ressyns, plus longs, plus rapides et ne transportant que des guerriers filaient vers le nord. Le soleil qui commençait à descendre à l'ouest joua en notre faveur car il nous permis de les voir en premier. Je tirai sur la barre pour faire demi-tour, et Sigwald m'imita sur la Sterne. Je lui criai d'attendre avant de déployer la voile. Cela nous aurait fait repérer immédiatement, et je comptais gagner le plus de terrain possible avant qu'ils ne nous prennent en chasse. Cela ne prit pas très longtemps mais nous avions gagné un peu de temps. Nous envoyèrent les voiles tandis que les navires ressyns réglaient leur cap sur nous.

Nous avions pris de l'avance et ils avaient perdu un peu de temps pour virer et régler leurs voiles, mais ils finissaient malgré tout par nous rattraper. Ce n'était plus qu'une question de temps. Ils étaient devenu assez proche pour que le vent d'est porte jusqu'à nous leurs insultes, rituel classique avant un abordage et qui ne laissaient aucun doute quant à leurs intentions.

Mais parce que nous étions en automne ou parce que les dieux étaient de mon côté, personne ne nous aborda. Le soleil n'était plus qu'une lueur orange sur l'horizon, et menaçait de disparaître complètement d'un instant à l'autre. Nous pouvions voir les visages des guerriers ressyns, à quelques encablures de pouvoir envoyer leurs grappins. Soudainement les hommes qui nous lançaient des injures se retournèrent. J'entendis quelques bribes d'un langage que je ne comprenais pas. Puis nous les distancions à nouveau. Leurs rames s'étaient immobilisées. Ils arrêtaient la poursuite. Mon jeune écuyer Eoric se tourna vers moi.
« Sire, pourquoi s'arrêtent-ils ?
— Ils ont oublié le rôti sur le feu, fis-je.
— Le rôti, Sire ?
Je souris.
— Il fait quasiment nuit, expliquais-je. C'est plus risqué d'attaquer, facile de perdre un bateau dans ces conditions. Je n'aurais pas demandé aux hommes de ramer comme des forçats si le combat avait été inévitable.
— Doivent aussi s'être rendu compte que nous ne transportons pas de marchandises, avança Eolfric, qui tenait encore une arbalète dans ses mains. Je hochai la tête.
— Trop petite prise pour le risque à prendre. Je me tournai vers les bancs. Continuez à ramer, on est pas arrivé ! »
Il n'y avait pas besoin de maintenir un rythme aussi soutenu, mais je ne voulais pas risquer de revoir ces voiles au petit matin. Sur la Sterne Sigwald me fit signe que tout allait bien également.

Nous avons continué à ramer quelques heures puis nous avons passé le reste de la nuit à la voile seule. Le vent mollit au milieu de la nuit, ce qui était une bonne chose. Le ciel était couvert et nous étions en pleine mer. Le risque de s'échouer est moindre mais nous n'avions aucun repère pour nous diriger. Mieux valait ne pas couvrir trop de distance.

brume

Le vent tomba complètement à l'approche de l'aube et une brume épaisse nous engloutit, empêchant de distinguer quoi que ce soit au delà des plats-bords. Petit à petit la lumière s'intensifia mais toujours diffuse, si bien qu'il était impossible de repérer le soleil pour s'orienter. La Sterne était invisible. Nous restâmes immobiles au milieu de cet air de coton, scrutant en vain la blancheur environnante.

Lorsque le nuage se dissipa enfin après quelques heures, nous retrouvèrent avec soulagement les quatre points cardinaux et la Sterne qui avait dérivé un peu plus au nord mais toujours visible. J'orientai Brimwyrm dans cette direction et les rames nous propulsèrent facilement à travers une mer d'huile.

Nous continuâmes vers le nord pour retrouver les côtes d'Osterlich. Nous n'avions eu le temps de prendre des provisions que pour quelques jours, et je ne savais pas combien de temps nous allions naviguer. En outre certains des hommes n'étaient pas contre remettre les pieds sur le plancher des vaches après une nuit en mer. Nous arrivâmes en vue de la côte en fin de matinée et continuâmes vers l'ouest sur quelques milles avant d'apercevoir une fumée claire s'élevant de ce qui devait être un village de pêcheurs. Nous fîmes escale le temps d'acheter des provisions supplémentaires et d'entendre les dernières rumeurs. L'homme avec lequel je fis affaire eut l'air ravi de sa vente, pour un prix qui m'avait paru pourtant très raisonnable. En revanche, je n'appris rien d'intéressant, l'homme ne savait guère plus que le nombre de nœuds à réparer dans ses filets.

Nous avons poursuivi vers l'ouest. Repartir dans l'autre sens aurait été trop risqué. La flotte ressyne serait toujours dans les parages et je ne pouvais être sûr que la flotte valésianne n'y était pas aussi. A l'ouest, il y avait deux possibilités. La première était Okord, ce royaume en guerre permanente que les plus grands empires n'arrivaient pas à soumettre. Je m'intéressais plutôt à la seconde option un peu plus au sud. les Marches des Fournaises. Cette fédération commerciale me paraissait idéale pour remettre sur pied la maison d'Ebbenberg-Aazhalt.

Mais nul n'est maître de son destin, et les trois tisseuses avaient d'autres plans.

Wyrd bið ful aræd.

Dernière modification par Rode (2017-11-29 18:20:57)

Pied de page des forums

Propulsé par FluxBB