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#1 2015-09-10 02:11:55

Bélial
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L'envol de la corneille.

-Laissez les chandeliers ! La voix du Comte avait claqué, aussi forte que sa canne contre le sol dallé de la chancellerie. Occupez-vous des parchemins ! Seuls les parchemins comptent !

Les trois intendants de Karan n'entendaient jamais leur maître élever la voix. Cet énervement était de mauvais augure, ils le savaient, tout le monde dans la pièce le savait. Obéissant, celui qui tenait le chandelier jeta au sol la pièce magnifiquement ouvragée et bourra son sac de toile avec tous les papiers qu'il pouvait trouver sur les étagères. C'était pire que le pillage d'Arald en octobre 835. Ça sentait l'encre, la poussière, la cire et la plume d'oie ; l'odeur de la fin d'une ère.

Le Comte ne tenait pas en place, faisant les cent pas devant les hautes fenêtres de son cabinet. Il ne cessait de suivre la ronde des gardes du regard. À quel moment déserteraient-ils ? À quel moment estimeraient-ils que la paye n'était pas suffisante pour veiller sur un chancelier qui n'était plus chancelier ?

-J'ai trouvé l'huile.

La voix, plus que la stature du nouvel arrivant, figea tous les occupants de la grande salle.

-Kerberos... Souffla Bélial.
-Le carrosse attend devant la muraille Sud, Comte. Partez sans attendre.
-Mais nous n'avons pas fini ! Protesta l'un des intendants qui croulait sous deux sacs remplis à ras bord de papiers roulés en boule.
-Ils arrivent, Comte. Le ton de Kerberos suffit à glacer le sang de Bélial. Partez sans attendre, prenez les coursives. Je m'occupe de brûler ce qui reste.
Le Comte se précipita à la fenêtre... Les gardes avaient tous disparus. La cour et les murailles étaient désespérément vides.
-Chiasse ! Jura le Comte en frappant le sol avec sa canne. Dans ce cas... Fuyons !

Le Comte bondit en avant et s'élança avec une souplesse surprenante dans les couloirs. Les intendants se regardèrent, puis chacun prit un sac sous le bras et courut rejoindre son maître. La petite troupe parcourrait les couloirs de la chancellerie en haletant, jetant des coups d’œils inquiets au moindre tournant. Ils étaient presque arrivés aux escaliers lorsque des échos menaçant les surprirent.

Il y avait des fourches, des faux, quelques fléaux, mais aussi des marteaux et des épées. Une foule entière faites de mendiants, de poissonnières et de cordonniers gravissaient les marches. Et leur intention n'était nullement de prodiguer un soutien moral à l'ancien chancelier dans la sombre période qu'il traversait.

-V'là l'corbeau ! Attrapez-le et coupez-z'y la bite !
-Chiasse ! Jura à nouveau le Comte. Tant pis pour les parchemins...
Le Comte leva sa canne et frappa l'un des intendants dans les reins. Le malheureux perdit l'équilibre et dévala les marches sur le ventre, heurtant les vilains. Ceux-ci s'empressèrent de sortir leurs coutelas et de dépecer le bougre à même le sol.
-Ça nous laissera un peu de temps. Allez-vous deux ! À la tour !

La compagnie désormais réduite courut ventre à terre jusqu'à la grande tour et descendit les marches quatre à quatre. Le Comte jura une nouvelle fois en passant le poste de guet, qui était aussi désert que le reste de la chancellerie. Une fois dans la cour le Comte s'autorisa un dernier regard vers les fenêtres. Tout était mis à sac, deux gueux en étaient même rendus à forniquer sur des rideaux arrachés. Cependant, les petites flammes qui dansaient derrière les vitres de ce qui était jadis son cabinet le rassuraient. Aujourd'hui il avait perdu beaucoup de secrets précieux, mais ils étaient au moins perdus pour tout le monde.

-Monseigneur il faut y aller !

Le Comte opina et passa la herse. Son large carrosse aux armoiries rutilantes l'attendait contre la muraille, comme l'avait promis Kerberos. Autour, une dizaine de gardes, piques levées. Au moins le Comte se félicitait d'avoir pu en acheter quelques uns.

-Il est là, c'te charogne !

Le Comte ne s'autorisa aucun regard en arrière. Les cris et la cavalcade ne faisait aucun doute quant au fait que certains des assaillants l'avaient rattrapé. Bélial se mit à courir aussi vite que ses faibles jambes le lui permettaient. Il vit les lances des gardes s'abaisser à son arrivée. Le Comte n'avait jamais vraiment été croyant, mais il espérait sincèrement que le dieu bienveillant de la corruption s'était penché sur son cas. Lui et les intendants passèrent entre les piques les yeux mi-clos. Les bruits spongieux et les râles d'agonie leur indiquèrent que la plèbe avait été arrêtée, momentanément du moins.

Le cocher se tassa sur lui-même et tendis ses bras pour claquer les rênes.

-Non ! Intervint Bélial. Attends !
-Mais par les dieux, Monseigneur ! Il faut partir, la garde ne va pas tenir !
-Nous attendons !
-Mais qui ?

Il y eut un cri dans la foule. Puis un autre, plus étouffé. Le Comte grimpa dans le carrosse et observa la scène à travers une petite persienne. Kerberos le colosse se taillait un chemin à travers les gueux comme on fauche les blés. Son armure avait souffert. Ça ne lui empêcha pas de fendre en deux l'homme qui le menaçait avec un battoir. Il brisa le cou d'un autre sot qui agrippait son heaume des deux mains. Il se hissa dans le carrosse dont le Comte lui tenait la porte grande ouverte. Un rapide regard vers l'extérieur lui permis de mesurer toute l'étendue du désastre. La garde était submergée et ployait sous les corps.
-Mais fouettez-donc ! Hurla un des intendants, terrorisés.
Le cocher ne se le fit pas dire deux fois et les six chevaux aux larges fanons s'élancèrent en hennissant. Le Comte allait rabattre la porte lorsque des doigts boudinés aux ongles noirs se refermèrent sur sa médaille de Grand Conseiller. C'était une poissonnière, par tous les dieux qu'elle était laide.

-Donne-moi ça, vieille corneille ! T'en aura pas b'soin là où y t'mettront !
-Avale, la gueuse ! Gémit le Comte. Avec ça tu pourras nourrir les putains qui te servent de filles jusqu'à la fin de tes jours.
Joignant le geste à la parole, Bélial sortit une petite dague en argent de sa manche et la planta dans la bouche de son agresseuse. La tête de la vieille chouette se balança en arrière et son corps tomba dans le vide. La roue arrière lui passa dessus, secouant toute la voiture, puis tout redevint calme. Enfin. Le Comte se laissa retomber dans l'habitacle, rattrapé par les mains de ses intendants. Il s'assit et arrangea ses vêtements. Il était peiné de la tournure des évènements, Bélial aimait beaucoup cette petite dague ; une manufacture de la belle Centrum et un cadeau du Vicomte Spleen. Autre temps, autres mœurs. Plus rien n'était pareil aujourd'hui.

-Vous avez-pu faire ce qu'il fallait ? Demanda le Comte qu'il eut retrouvé son souffle.
-Oui, tout le cabinet a pris feu. Répondit Kerberos en retirant son heaume. Cependant, il n'y avait pas que les rapaces habituels à prendre la chancellerie d'assaut. J'ai vu des hommes en armes arborant des blasons bien connus. Soit ils étaient là pour vous, soit ils étaient là pour vos affaires.
-Probablement les deux.
-Quoi qu'il en soit vous leur avez échappé de peu.
-Qu'allons-nous faire ? Demanda un des intendants d'une voix plaintive.
Le Comte regarda par la persienne, les flèches de nacre du palais royal brillaient sous les derniers rayons de ce soleil crépusculaire.

-La capitale n'est plus sûre. L'Ouest et le Sud saignent déjà, il n'y a aucun refuge pour moi là-bas. Nous allons donc regagner le Nord, au plus profond du Pays de Karan.
-Mais il y a le Prince Arcadio là-bas... Et le Marquis Sametue ! Et le Marquis Kripton !
-Précisément. C'est la raison pour laquelle mes attaques doivent partir de là-bas.
-Vous allez les attaquer ? L'intendant n'était pas sûr de comprendre.
-D'une certaine façon... Kerberos, vous vous souvenez du Marquis de la Mortquitue? Demanda le Comte.
Le colosse sourit de toutes ses dents. Les gens prenaient Kerberos pour une brute sans cervelle. C'était sa taille, c'était ses mains en forme de couvercle de tonneau, c'était son crâne chauve et son front avancé... Mais ses yeux. Dans ses yeux brillaient une lueur de malignité qui ne s'éteignait jamais. Les gens prenaient Kerberos pour une brute sans cervelle, c'était souvent leur dernière erreur.

-Monseigneur ! Intervint l'intendant le plus âgé. Vous ne pouvez pas recommencer ! Je veux dire... La dernière fois ça s'est bien terminé mais... L'enquête n'est même pas finie.
-Oui. Coupa Kerberos, comme si l'intendant n'avait jamais parlé. Je m'en souviens très bien.
-Réunissez vos hommes. Dit Bélial d'une voix étrangement éteinte. Son regard se reporta sur la capitale, dont il essayait de graver le souvenir dans sa mémoire si précieuse. Trouvez-les, attrapez-les et égorgez les. Leurs femmes, mais aussi leurs petits. Surtout leurs petits. Vous aurez la délicatesse de commencer avec la reine et le dauphin.
-Ce sera laid.
-Pour ne pas changer.
-Monseigneur... S'exclama l'intendant. Le Prince Antoine ne sera jamais d'accord pour une telle... action.
-Ce qu'Antoine de Samarie ignore ne peut porter préjudice à Antoine de Samarie. Ils m'ont appelé "régicide" et cela ne les a pas arrêté. Il me faut donc aller un peu plus loin cette fois... On dit que la vengeance est un plat qui se mange froid, je préfère la servir en friture.
-Il y aura un déchaînement de haine comme Okord n'en a jamais connu.
-La folie primera. Car je ne plante pas ma lame ici. Le Comte posa un index sur son cœur. Mais là. Le doigt pointa sa tempe. Vous avez déjà perdu un enfant, Monsieur l'intendant ?
-Je... Non, Monseigneur. Les dieux m'en préservent.
Le regard du Comte suivit l'ombre projetée par la grande porte de la citée.
-Croyez-moi, la mort d'un enfant peut détruire même le plus solide des hommes.

Dernière modification par Bélial (2015-09-10 09:50:24)


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#2 2015-09-10 22:58:52

Spleen
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Re : L'envol de la corneille.

L’homme au visage crispé tourna brusquement la tête en entendant la porte s’ouvrir.
Son geôlier la lui retourna immédiatement d’un coup sec

« Pas bouger, c’est pas bouger, on a dit. » grommela-t-il.

D’un pas ferme, Spleen vint se positionner face au prisonnier.
« Bon, je viens de pendre tes copains. Il est quand même sympa, ton maître, de m’offrir ces belles décorations pour mes chênes… »
Un sourire apparu au coin des lèvres du mercenaire. Puis, très doucement, son bras coula dans sa ceinture d'où il sortit une dague à la lame noire comme du granit. Il la regarda, pensif, la fit tourner de son poignet pour en vérifier l'équilibre, et l'approcha du prisonnier.
« Mains en avant, espion. » prononça-t-il d'un voix éteinte.
Le geôlier colla une claque à l’homme, qui, rétif, finit par tendre ses mains en tremblant. Spleen leva la dague d’un geste vif, prêt à l’abattre sur la nuque du prisonnier, qui ferma les yeux dans un petit couinement craintif.

Quand il les rouvrit, ses liens étaient coupés.
« Retourne voir ton maître, le comte Bélial. Présente-lui mes respects et rappelle-lui mon amitié, malgré ces... événements.
Ah, et dis-lui que ma chasse commence : il comprendra. »

Dernière modification par Spleen (2015-09-10 23:48:18)


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#3 2015-09-11 18:58:56

Bélial
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Re : L'envol de la corneille.

-... et il a dit que sa chasse commençait.

Impassible, le Comte Bélial avait écouté le récit de l'espion sans l'interrompre. Ses vêtements étaient en haillons, son visage maculé de crasse, il était exténué. Alors, très calmement, le maître des lieux se leva de son trône et s'empara d'une carafe remplie de vin. Il servit deux verres et en donna un à l'espion.

-Vous l'avez mérité.
-Merci, Monseigneur.
Le pauvre homme arracha presque le verre des mains de son maître. Il l'avala goulument le précieux breuvage.
-Qu'on m'apporte de quoi écrire, ordonna le Comte. Amenez également mes sceaux, de la cire et un coffret. Et par les dieux, donnez à manger à ce pauvre ère !

Les intendants se jetèrent des regards d'incompréhension, tout comme les serviteurs. Le Comte avait été contraint de quitter la capitale, il s'était défait de deux charges prestigieuses et le peu de pouvoir qu'il avait peiné à conquérir disparaissait comme la neige au printemps. On fit pourtant venir les serviteurs qui amenèrent un plateau chargé de pain et de charcuterie pour l'espion. On monta le petit secrétaire du Comte, qui contenait ses plus belles plumes d'oies et ses parchemins les plus précieux. Un coffret fut également déposé sur la grande table rectangulaire de la salle, il était en hêtre, cerclé d'or, d'argent avec de petits morceaux de jade incrustés dans les arêtes.

-Monsieur l'intendant, dit le Comte en achevant de terminer sa lettre. Savez-vous comment se débarrasse-t-on d'une meute de loups ?
-Pardon, Monseigneur ?
Le Comte leva son nez du parchemin.
-Une meute de loups. Répéta-t-il sèchement. Comment s'en débarrasser ?
-Hum... Eh bien, je suppose qu'on doit les chasser ?
-Faux. Le Comte noya son sceau dans la cire chaude. On brûle la forêt.
Le Comte cacheta le tout dans une enveloppe et la déposa dans le coffret. Un homme d'une stature impressionnante fit alors son entrée.
-Kerberos, auriez-vous l'extrême amabilité de mettre la tête de cet importun dans ce coffre ?

L'espion se redressa, de la manière des gens qui comprennent tardivement qu'il sont le sujet d'une conversation qu'ils peinent à saisir. Il se leva, bredouillant quelque chose. Mais la masse était déjà en mouvement. Kerberos attrapa l'espion par les cheveux et le força à s'agenouiller. Il dégaina une petite lame incurvée et frappa deux fois le cou de sa victime. Il s'approcha du Comte et déposa la tête dégoulinante de sang dans le coffret.

-Qu'en est-il de notre petite affaire ? Demanda Bélial en fermant le couvercle comme si rien ne s'était passé.
-Nous serons cinq, nous partirons cette nuit.
-Fort bien... Monsieur l'intendant ! Ce dernier braqua des yeux écarquillés de peur sur le Comte. Faites livrer le coffret à Centrum. Prenez-en soin : il s'agit d'un cadeau diplomatique.


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#4 2015-09-12 10:20:10

Spleen
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Re : L'envol de la corneille.

La tête roula au sol dans un mouvement sinistre. Celle-ci avait été bien emmaillotée, ce qui lui avait permis de ne pas encore être gâtée par les mouches. Le sang avait séché et cerclait de noirceur le cou de l’homme, comme une auréole démoniaque.
Spleen regarda distraitement les yeux révulsés de l’espion, figés dans une expression de douloureuse surprise. Puis, au bout d’un instant, il se leva et demanda son intendant.

Quelques minutes plus tard, un petit homme replet fit son apparition. Il hésita un instant à déranger son seigneur, qui semblait plongé dans une contemplation nécrophile.
« Heu… Messire ? » osa-t-il timidement.
Le mercenaire se leva doucement, et se dirigea d’un pas lent vers la large fenêtre qui donnait sur la cour. Puis il dicta d’une voix monocorde :
« Prenez les restes de ce brave homme et amenez-le à l’alchimiste. Qu’il m’en prépare un petit pot, du type n°3. Il pourra même en faire deux… Oui, j’en veux deux. Et dites-lui de ne pas trop diluer : ça accroche moins bien. »
Et comme l’intendant restait immobile :
« Vous allez le bouger, votre cul ? »
« Heu… il y a autre choses… Des nouvelles de l’Est… » On aurait juré que le gros homme était en train de s’évaporer tant la sueur suintait désormais de tous ses pores.
« Et bien ? »
« Les sires Hugues et Guilhem ont été fait prisonniers... Des milliers de morts pendant l’assaut… On dit même que »
« Par qui ? » coupa froidement le vicomte.
« Le duc Zephyx et le c… » sa voix s'éteint jusqu'à devenir muette.
« Plus fort ! » rugit Spleen
« … et le comte Bélial ! » reprit l’homme, terrorisé. D’un geste maladroit, il agrippa par les cheveux le sinistre trophée et disparut bien vite, laissant le mercenaire seul, un étrange sourire sur le visage.

La journée passa ainsi, le maître des lieux restant comme accroché à la fenêtre, contemplant le tohu-bohu quotidien d’une cour de château. Quand ils sentaient son regard sur eux, les soldats courbaient l’échine, et se signait d’un petit geste vif comme pour conjurer le mauvais sort. Il n’était pas bon que le Maître soit dans cet état, tous le savaient.

Quelques heures plus tard, l’intendant revint, et posa délicatement un petit pot en terre cuite sur le vaste bureau du Vicomte. Il allait se retirer sur la pointe des pieds, quand :
« Freyrrand ! Avons-nous pendu tous les espions du sire Bélial ? »
« Oui, maître. Le dernier sèche encore sur le petit hêtre devant le château. »
« Bien, bien… Bon, qui va-t-on envoyer alors ? »
« Heu… vous ne désirez pas lui faire parvenir votre réponse par corbeau ? »
Il y eut un petit silence, et Spleen continua d'une voix mélancolique :
« Il y a des missives qu’on ne donne qu’en main propre… »
Il réfléchit un instant, puis :
« Qui est notre meilleur chevalier ? Gaëlick, non ? Ou Enfrémont ? »
« Enfrémont, messire, Enfrémont. Il a battu Gaëlick et Melchior au dernier tournoi des… »
« Oui, oui, très bien » coupa Spleen. « Enfrémont alors. Dites-lui de seller sa monture, il portera ma réponse à notre ami. »

Puis, d’un pas lent, le mercenaire gagna son bureau. Il ouvrit le petit pot de terre cuite sur lequel on pouvait lire « n°3 », sortit sa plume de cygne noire et la trempa dans l’encre humaine.

Dernière modification par Spleen (2015-09-12 10:23:42)


Spleen le Bâtard, descendant illégitime du Mercenaire et d'une gueuse.

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#5 2015-09-12 17:24:05

Bélial
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Re : L'envol de la corneille.

-Qu'a-t-il dit ?
L'apothicaire retira son binocle et se tourna vers Bélial.
-Il n'a rien dit, Monseigneur. Il... Il agonise.

Le Comte se pencha sur le corps de l'homme étendu sur la table. Il ne portait qu'un bout de tissu blanc noué autour de la taille pour tout vêtement. Le sang commençait à en imbiber le tissu. On lui avait coupé plusieurs doigts et plusieurs orteils, ainsi que son oreille gauche. Ses jambes étaient fracturées en de multiples endroits, l'un de ses coudes formait un angle étrange. Ses yeux pochés peinaient à s'ouvrir. Bélial soupira et s'approcha du prisonnier.

-Quel dommage, Comte Hugues. Pour une fois que vous pouviez nous servir à quelque chose... Tant pis. Empalez-le sur la route d'Incognita, que tout le monde puisse le voir.

L'intendant du Comte et l'apothicaire s'écartèrent contre les murs de la cellule. La porte s'ouvrit, et deux gardes du Duc Zephyx passèrent leurs mains sous les aisselles du condamné et l’emmenèrent sans ménagement.

-Monsieur l'intendant, reprit Bélial. Vous allez rédiger plusieurs missives à l'adresse de chaque maison de l'Alliance Libre où vous louerez la bravoure du Comte Hugues qui, malgré les nombreux... moyens mis en œuvre pour le faire parler s'est muré dans le silence. Vous prendrez évidemment grand soin des détails. La première missive doit être envoyée à la fille du Comte, elle mérite de jouir de la primeur de l'information.
L'intendant opina et quitta prestement la cellule. Le Comte Bélial se retourna alors vers l'autre prisonnier, encadré de deux gardes.
-Comte Guilhem ! Bélial tapota la table de torture d'un air guilleret. Je crois que vous connaissez la suite... Allez, déshabillez-le.


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#6 2015-09-12 19:06:49

Arcadio

Re : L'envol de la corneille.


Le prince ne dîna pas cette nuit. Il décida à la place, de prendre pour compagnie une bouteille de vin du pays de San Agustin. Il se concentra sur la carte où il planifiait ses mouvements et celles des autres seigneurs de la Tour.

“Voilà où nous frapperons" , pensa t-il en reprenant une gorgé.

Le capitaine s’approcha du prince:
-Messire, si je peux me permettre, on a vu les armées des Ducs Wanderer et Gron regagner leurs terres, c’est trop risqué de continuer…
-Nous avons donné notre parole à nos alliés, nous ne les abandonnerons pas!

Il avait décidé de ne pas effectuer sa promenade nocturne, comme il avait l’habitude de faire en temps de guerre. Quelque chose le dérangeait. Il n'avait pas eu de nouvelles d’Osterord et avait un mauvais pressentiment.

A l’aube, il appris la mauvaise nouvelle, les comtes Hugues et Guilhem avaient subi une féroce attaque à Outremont: une horde de chevaliers du Duc Zéphyx et du comte Bélial avait pris le village. Ils combattirent avec bravoure, plus de 10000 hommes périrent dans la bataille.

Le prince se retourna serrant ses poings.
“Cherchez-les!” ordonna t-il.

Des centaines d’informants prirent les chemins de la Tour en quête d’information, mais le prince savait qu'il était trop tard, ses comtes, prisonniers, traversaient le canal d’Orterlich vers des terres inconnues.

Les derniers mots du comte Hugues retentissaient dans sa tête:
“J’assurerai nos terres messire, jusqu'à ma mort!”

#7 2015-09-12 22:47:09

Hugues

Re : L'envol de la corneille.

Le sang battait à ses tempes tandis que des images défilaient dans ses yeux.

un matin de Vendor, 9e phase de l'été de l'an XI de l'ère 2015

L'ost du prince Arcadio embarquait sur les ports des provinces de la Tour en Osterord. Sous un soleil radieux de grandes nefs emplissaient Port-Alana en Thurgau, ornées de fanions et de voiles blasonnées aux couleurs des seigneurs de la Tour. De larges pavesades cachaient aux yeux du monde les troupes qui montaient, et il était difficile de savoir dans quelle nef étaient les seigneurs et dans quelles nefs étaient leurs troupes. Les hommes semblaient fatigués mais certain riaient des victoires qu'ils avaient remportés. On dit que trente mille hommes étaient partis à l'assaut des hautes murailles. On dit que deux marquis et trois comtes étaient présents. On dit que de nombreux hommes sont morts et que le pillage fut sanglant. Il n'y eut pas de massacre systématique mais les soudards et autres ribauds qui accompagnent toute armée n'avaient épargné ni les coffres ni les femmes. Le prince Arcadio de son côté avait rasé les murs d'un autre fief. C'était la guerre...et pour le moment la victoire était de leur côté. Le comte Hugues avait interdit à sa fille Eleanor de quitter Roncevaux pour assister au départ des nefs. Le spectacle du retour triomphal des guerriers valeureux lui avait toujours semblé dépeindre un mensonge suprême. Il l'avait mené un jour voir le barbier qui officiait auprès de villageois blessés : trop fortunés au goût de quelques routiers, ils avaient été passé par les flammes et certaines de leurs blessures nécessitaient amputation. Il ne voulait pas qu'elle retienne un autre visage de la guerre, un jour peut-être elle régnerait et elle devait connaître le coût de la souffrance...

Le sang continuait de battre à ses tempes tandis que les images défilaient dans ses yeux. Un battement, deux battements, trois battements...Il sentait de temps à autre des éclairs de souffrance traverser son côté et une douleur sourde et lancinante emplissait tous ses membres...

Le comte Hugues se tenait debout et regardait partir au loin les nefs puissantes et leurs tours fortifiées. Son sénéchal avait cherché à l'en dissuader, il serait si démuni loin de l'ost du prince. Mais il avait reçu une mission, il avait fait un serment. "J'assurerai nos terres, messires, jusqu'à la mort". La vérité était cependant moins noble, pris dans ses serments et la fidélité à ses amis, sa rigidité morale lui dictait de poursuivre mais son esprit était las et il sentait la peur...la peur de la mort, la peur pour ce monde qui sombrait dans le chaos, la peur pour sa fille...Et puis il dépérissait chaque fois qu'il lui fallait quitter ses terres de Thurgau et d'Aamstrich. Leurs collines opulentes et la lumière dorée du matin si particulière en ces lieux était pour lui comme une flamme pour les insectes. Il s'y brûlerait...

Il donna l'ordre de réunir les bannières, mais interdit aux familles de suivre, contrairement à l'habitude. Il avait regardé la veille les plans de bataille avec le comte Guilhem, ils pourraient sans doute remplir la mission qui leur avait été confié : prendre puis tenir la forteresse d'Ostrie, seule province du lys au sein des terres de la Tour en Osterord. Il n'avait aucune animosité envers le duc Zephyx. Celui-ci n'était point bavard et leurs contacts avaient été si rares qu'il aurait pu ne pas le reconnaître en le croisant par hasard.

Le sang battait à ses tempes tandis que les images défilaient dans ses yeux. Un battement, deux battements, trois battements plus rapides....une seconde il perdit connaissance, puis les images surgirent à nouveau. Tous ses membres n'étaient plus que souffrance, il ne saurait même plus dire combien d'os il lui restait.

un midi de Vendor, 9e phase de l'été de l'an XI de l'ère 2015

Les trébuchets et les mangonneaux envoyaient leurs pierres à une cadence infernale. Les équipages manœuvraient les lourdes machines dirigés par les voix des contremaîtres et engingneurs qui les forcaient malgré le soleil de plomb à faire jeter plus vite les pierres sur les murailles...Bientôt, une brèche se fait jour et c'est la curée. Tandis qu'un dense essaim de flèches s'abat sur les quelques défenseurs qui tentent de combler la percée, des flots rugissant se précipitent par l'intervalle entre les murs et se déversent dans les rues. La consigne avait été claire : il fallait trouver et tuer en priorité les architectes qui conduisaient la reconstruction des murs. Une simple cavalcade devait pouvoir s'emparer du fief, et le raid mené la veille sur Ostrie avait été arrêté par des palissades de fortune que les espions passé quelques heures auparavant n'avaient pas constatés.

Il semblait que sa tête allait exploser. Ses sensations étaient perturbées et il ne savait plus par quelle parcelle de sa chair le sang ne coulait pas. La douleur lancinante se fit plus forte et les milles dards qui traversaient son corps criaient à la mort de le prendre. Mais son esprit était encore là, il se concentra sur sa respiration comme le nganga lui avait appris et la douleur se fit lointaine. Elle était toujours aussi forte, mais comme mise à distance. Les images revinrent devant ses yeux...

#8 2015-09-12 22:48:24

Hugues

Re : L'envol de la corneille.

à suivre...

#9 2015-10-03 00:20:53

Bélial
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Re : L'envol de la corneille.

HRP-Avec l'aimable autorisation de Godefroy.-HRP

-Vous avez regagné toutes vos charges, monseigneur... N'est-ce pas le principal ?

L'intendant regretta immédiatement ses paroles. Bélial de Karan n'avait jamais été le genre d'homme à se "contenter" de quelque chose. Surtout pas de quelque chose qu'il n'obtenait pas lui-même. Pourtant, il n'y eut nulle remarque cinglante de la part de la frêle silhouette qui faisaient dos aux officiers du Comte. Bélial était debout, devant une fenêtre au cadre noirci par les flammes et aux carreaux explosés ; il contemplait silencieusement les jardins dévastés de la Chancellerie. Les trois jeunes nobles qui l'accompagnaient furetaient timidement dans les salles et les anti-chambres, à la recherche de coffres qui n'avaient pas été utilisés comme fosses d'aisances et de parchemins qui n'avaient pas été dévorés par les flammes. L'incendie s'était cantonné à trois couloirs, une bonne chose en fin de compte.

Sous les yeux de Bélial, les gardes royaux effectuaient à nouveau leurs rondes, déambulant au milieu des parterres détruits et des haies décapitées.

-Okord est toujours le royaume de Godefroy. Sa Majesté continue de vous écouter, monseigneur. Ça aurait pu être pire...
Avec une extrême violence, le Comte leva sa canne au dessus de sa tête et la brisa sur le plancher.
-Les rênes d'Okord sont à moi ! Et à personne d'autre ! Bélial se tourna vers ses intendants. Il était méconnaissable, transfiguré par une colère tenace, qui bouillait en lui depuis son plus jeune âge. Que savez-vous du mérite ? Rien. Vous êtes ici grâce à votre famille. Que savez-vous de la douleur d'obtenir votre bien en vous battant ? Que savez-vous du calvaire de la bâtardise et de la pauvreté ; et contre attente de parvenir au cœur du royaume ? Rien, absolument rien.

Un silence glacial tomba dans les vestiges du cabinet, aucun des intendants ne désiraient le rompre, c'est à peine s'ils se permettaient de respirer. Bélial jura et lança le pommeau de sa canne brisée à travers la fenêtre, elle tomba dans l'herbe avec un bruit mat. Le Comte se mit à marcher parmi les cendres. Il n'était pas furieux de ce qui était arrivé à la Chancellerie, ni même d'avoir subi une défaite. Bélial de Karan n'avait rien vu venir, et il se détestait pour cela. Fort de ses opinions, il n'aurait jamais pensé que la Ligue des mercenaires parviendrait à fédérer autour d'elle les grandes factions d'Okord et à mener une guerre de front avec le Lys.

Pour la première fois de sa vie, il se sentait nu et fragile. Pour la première fois de sa vie, il gouttait au désagréable sentiment qui avait dut étreindre le cœur de ses victimes. Berné, dans les grandes largeurs.

Le Comte arrêta ses murmures et s'immobilisa, soutenant le regard pétrifié des intendants.

-Tout est histoire de dépendance. Sa voix était désormais bien plus calme. Ses yeux, animés d'une lueur de défi. C'est le point faible de la Chancellerie. Elle repose sur la royauté.
-Monseigneur, vous ne pourrez jamais en faire un membre indépendant du pouvoir royal.
Bélial sourit.
-Pas la Chancellerie, juste sa garde.
-Pourquoi le Roi vous autoriserait-il à jouir d'un corps d'armée personnel ?
-Car il n'aura confiance en personne et qu'il voudra connaître la cause de son malheur. Qu'on m'apporte un parchemin, une plume et de l'encre. J'ai mis ce plan en attente trop longtemps...

Les deux autres intendants rapportèrent immédiatement ce que le Comte avait ordonné. Celui-ci tira un petit tabouret couvert de suie et entreprit d'écrire, penché sur un buffet renversé. Il roula le parchemin et le donna à l'un des jeunes intendants.

-Envoie ça à Kerberos.
L'intendant opina et attrapa le message. Bélial retourna près de la fenête, humant l'air nocturne de la capitale. Il avait bien cru ne jamais la revoir.
-Il va y avoir du changement.

______________________________________________________________________________________


Tout le monde aimait Alpaïde de Terra. Des manants aux plus hautes familles d'Okord, de l'humble pêcheur jusqu'au riche marchand, même au sein du palais royal ; la bonne réputation de la maîtresse du Roi faisait l'unanimité. Douce, humble, généreuse, Alpaïde faisait partie de ces rares personnes qui ne feignent pas. Elles se présentent aux autres vraies et entières. Des comètes dans un univers où les ambitions acides et les faux-semblants sont la règle. Qui aurait médit sur celle qui visitait les léproseries ? Qui aurait trouvé à redire sur celle qui s'était jointe aux soigneuses pour panser les blessés durant la dernière guerre contre l'Osterlich ? Ses psaumes sur la paix et les arts étaient connus de tous. Son regard bleu aurait suffit à transformer le plus redoutable des barbares en un chiot inoffensif. Oui, Alpaïde de Terra était ce que l'on appelait communément une belle personne.

Elle n'était pas de celles qui exigent ou qui jalousent. Patiente et dévouée, elle aimait son Roi, elle aimait aussi l'enfant que les dieux leur avaient donné. Un garçon aux cheveux blonds et qui rieur. Il allait bientôt avoir l'âge d'être instruit, Alpaïde avait quelques noms de précepteurs en tête, même si l'idée lui faisait un peu peur. Elle ne cachait rien, mais savait faire taire certaines émotions. L'inquiétude d'une mère ne peut être tempérée, peut importe le nombre de nourrices.

Endurer, Alpaïde savait le faire probablement mieux que quiconque. Enfant elle avait connu la peine, elle avait aussi connu l'horreur, mais là où d'autres auraient cédé à la facilité, séduits par les sirènes de la détestation et de la vengeance, Alpaïde s'était reconstruite ; souriant au monde qui l'entourait.

Ce soir, comme à son habitude, elle allait porter à son garçon un bol de lait de chèvre additionné de miel. Un plateau dans les mains, vêtue d'une simple robe en lin, elle aurait pu passer pour une servante si tous ceux qui la croisaient ne baissaient la tête pour la saluer. Alpaïde n'était pas de celles qui s'avancent avec dédain, la tête haute, un port altier vissé au corps. Non, elle remerciait le garde qui lui tenait la porte, elle connaissait les noms de ses enfants et savait si son cousin s'était remis de sa récente blessure à la cuisse infligée lors du dernier tournoi.

La chambre était baignée dans la pénombre, deux chandelles mourantes éclairaient faiblement le lit ; l'enfant dormait à poings fermés. Alpaïde sourit et déposa le plateau sur un petit secrétaire. Elle ramassa un livre abandonné sur un fauteuil en osier, il était relativement imposant et relié de cuir. Elle se débarrassa de ses chausses et, soulevant la couverture, se glissa dans le lit. La sensation d'humidité la fit bondir. D'abord, Alpaïde pensa que la couche avait été souillée, puis elle vit le rouge sur ses jambes et sur sa robe. Le livre lui échappa des mains. Elle resta là, pétrifiée. C'est avec une main tremblante qu'elle se résolut à retirer la couverture. Le matelas était imbibé de sang, le visage de son fils lui apparut alors terriblement pâle.

Il y eut un bruit derrière le paravent. Une main gantée écarta un des pans et un homme immense apparut, masqué et tout de noir vêtu. Il portait deux dagues à sa ceinture.

-Soyez damné. Alpaïde avait dit cela sans haine, le plus doucement et le plus simplement du monde. Ce n'était pas un souhait mais une affirmation.
-C'est déjà fait, répondit Kerberos.

Alpaïde retourna dans le lit et passa une main sous le corps de son enfant, l'autre se perdit dans ses cheveux blonds. Sa voix claire comme le cristal fredonnait une vieille comptine. Kerberos se rapprocha ; trois pas lui suffirent. Il s'arrêta puis dégaina une de ses dagues ; celle qui n'avait pas servi. Alors, Alpaïde braqua sur lui son regard. Deux saphirs perdus dans la neige.

-Faites-le.

Elle ne cillait pas. Il ne s'agissait ni de courage ni de résignation, mais d'autre chose que Kerberos n'arrivait pas à identifier ; tout ce qu'il savait à cet instant précis c'est qu'il se sentait... gêné. Comme jamais auparavant. Alpaïde allait répéter son ordre lorsque le mécanisme s'actionna enfin. Le poignet se déverrouilla, le coude se détendit et la lame pénétra la gorge d'Alpaïde, sectionnant la carotide d'un coup net. Alpaïde écarquilla les yeux, mais ne fit rien pour empêcher le sang de couler. Au contraire, elle reposa confortablement sa tête sur les oreillers et continua à passer ses doigts fins sur le crâne de son fils ; à peine secouée de léger soubresauts, elle continua de fixer l'assassin jusqu'à la fin.

Kerberos déglutit. Il essuya sa lame sur les draps et la rengaina. Ses doigts coururent sur les chandelles, les éteignant complétement. Puis il ouvrit la fenêtre et déroula le grappin enroulé autour de sa taille. Kerberos l'accrocha au même endroit que lors de sa montée, puis il enjamba la rambarde et se laissa descendre dans les jardins royaux. Agenouillé dans un bosquet, il s'immobilisa complétement et écouta. Une paire de solerets s'éloignait sur les remparts en face de sa position. Kerberos compta mentalement jusqu'à dix puis s'élança jusqu'au mur d'enceinte. Il ramassa une pierre et frappa trois coups secs sur les pavés. Une silhouette s'activa en haut des murs et une corde tomba du ciel. Kerberos grimpa rapidement, aidé par les solides bras de son acolyte. Il ne se formalisa pas du garde égorgé à ses pieds.

-C'est fait. Partons maintenant. La relève a lieu bientôt.

Dernière modification par Bélial (2015-10-03 00:21:56)


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#10 2015-10-06 05:37:43

Godefroy

Re : L'envol de la corneille.

La chasse avait été si bonne. Trois sangliers, dix perdrix et plusieurs faisans. Ah, les jeunes chasseurs et certains chevaliers faisait bien mieux, oui, mais au moins, je ne suis pas hors du jeu, se dit Godefroy.

-Rentrons, j'ai hâte de faire un banquet.

Le royaume était calme, les conseillers faisaient leur travail sans trop broncher, les jeunes seigneurs se bataillait encore de ci de la mais pas ce qu'on avait pu connaitre à une certaine époque. Mieux encore, le flot de jeunes chevaliers s'établissant laissait présager un bel avenir au royaume. Sur la route du retour, un cavalier de la garde royale, un nouveau corps en cours de création, arriva, le destrier halletant.

- Sire, votre famille.
- Quoi? Qu'ont t'ils? Ou sont ils?
- A la résidence d'été sire. Votre femme.... Votre femme à été tuée.
- Et mon fils ?
D'un ton apeuré, il devenait froid
- Blessé grièvement, les apothicaires ne sa...

Le cheval aurait pu mourir sous les coups de bride, Godefroy s'en moquait et n'attendit pas la fin de la phrase, sa bien aimée était morte et la dernière chose au monde qui pouvait survivre d'elle se tenait entre la vie et la mort, là, seul, entouré par de sombres inconnus incompétents qui allait lui faire d'interminable saignées.
La résidence d'été était une nouvelle cité et n'était pas gardé fortement, peu connaissait son existence et encore moins aurais pu savoir que tous s'était réunit ici pour une chasse. Les gardes ne levèrent pas les yeux à l'approche du cheval royal et c'était mauvais signe. Quelques ruelles richement décoré plus loin et les apothicaires étaient tous la, ces oiseaux de mauvaise augure, devant leurs maudite boucheries qu'ils appelaient de leurs mot "la maison du repos éternelle" à parler entre eux, la mine triste. La religion de Podeswa commençait à gangrener l'ordre et se répandait, ce qui irritait profondément Godefroy, lui, le roi athée

- Où est mon fils, OU EST MON FILS ?

Personne ne broncha ou n'osa lever les yeux, seuls certains ne purent retenir un regard furtif vers la maison. Godefroy descendit en hâte et entra brusquement. L'odeur y était insoutenable et le manque de lumière donnait un aspect de magie noire au lieu. Le petit corps était la, inerte, à coté de sa femme, elle aussi étendue paisiblement. Ses deux seuls amours, envolés, juste devant, si proche et si loin à la fois.

Aucun mot ou pensée ne put se former durant un temps qui put paraitre des heures, puis lentement, Godefroy alla voir les deux corps.
Alpaïde était comme à son accoutumée, splendide, dans un linge taché de sang. Seule une légère trace à la gorge, fine, précise, mortelle, qui pourrait passer inaperçu dénotait. Ses meilleurs chasseurs ne savait pas tuer les bêtes aussi précisément.
L'enfant, lui... lui, c'était différent. Son linge de nuit était imbibé de sang, et des jarres autour de lui, au niveau de ses bras et jambes recueillait encore les dernières petites gouttes de sang qui lui restait.
Comment un si petit corps, innocent, frêle à pu donc être ainsi charcuté.


Le plus vieux des apothicaires entra et s’avança, lentement et dis d'un ton monocorde

- Mon roi, votre fils n'a pas survécu, nous avons prié Podeswa pour lui, nous lui avons fait toutes les saignées que nous avons ...

La dague état sortie, presque seule de son fourreau, au moment de l’énonciation du dieu mais le coups n'avait pas pu être retenu après le mot "saignée". Le crane était transpercé de part en part puis lâchant la dague, le corps s'affaissa lourdement, sans un mot de plus

- Comment avez vous seulement oser pu charcuté mon fils comme un animal ?


Il y eu une période de trois jours, comme le veux la coutume pour que le mari, seul, se recueille et fasse préparer l'enterrement, qui allait avoir lieu dans quelques jours. Au crépuscule du troisième jour, Godefroy fit mander un de ses lieutenant les plus fidèle

- Tu va me retourner chaque chaumière, chaque château de ce royaume pour trouver qui est l'enfant de putain qui m'a arraché mon joyau. Tu va me le retrouver et tu va me l’amener. Vivant. Et tu va me trouver qui est derrière ça. Engage les mercenaires si il le faut, je me moque du prix, je me moque si le royaume doit être mit à feu et à sang mais le veux.

le lieutenant ne demanda rien et partit mais il entendit un dernièr mot, à peine inaudible, glaciale

- Vivant.

#11 2015-10-06 12:59:40

Enguerrand

Re : L'envol de la corneille.

Le comte regardait la missive royale comme un objet céleste. Un de ces cailloux tombés du ciel sans qu'on puisse dire leur provenance et qui emplissent l'esprit de questions.
Ainsi le fils du roi avait été assassiné. et l'on demandait à chaque seigneur de participer à la traque. Il s'agissait de fournir le moindre indice pouvant mettre les prévôts du roi sur la piste du ou des meurtriers. Cavalier solitaire, troupe sans gonfanon, il fallait signaler le moindre déplacement suspect dans ses provinces.
Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
Cette nouvelle faisait remonter le souvenir douloureux d'un autre attentat. Celui perpétré contre son propre fils et qui couta la vie de sa tendre épouse. Des questions sans réponses se mirent à envahir son esprit...
Pourquoi laisses-tu mourir les innocents, Podeszwa? Est-ce vraiment ta volonté? Que veux-tu nous dire par ce sacrifice? Pourquoi ne pas l'avoir sauvé comme tu l'as fait pour mon fils?

Il fût distrait de ce pensées par le toussotement de Pylade de Basétage.

Ce courrier royal représente-t-il un quelconque danger pour votre seigneurie? Je la vois soudain très pâle. Dit l'intendant quand le comte leva les yeux sur lui.

Le fils du roi est mort. Répondit Enguerrand sans donner plus de détail.

Ah! Fit simplement l'intendant et il se garda bien d'en savoir davantage.

La prévôté royale nous demande des informations. Dit Enguerrand en se levant. Tu demanderas à nos percepteurs de l'octroi s'ils ont remarqué un homme seul ou un petit groupe suspect dans nos provinces....Et tu écriras un courrier de condoléances au roi.

- Bien Monseigneur! Tout en se courbant en deux, Pylade ne put réprimer une grimace. Il allait perdre un temps précieux pour une quête inutile. Qui ne veut pas se faire remarquer, évite l'octroi. Les percepteurs n'ont jamais rien annoncé, même quand un ost a réussit à pénétrer les terres du seigneur jusqu'à Fort Austral. S'ils ont été incapables de voir cinq mille hommes suspects pourquoi en verraient-ils un seul?

Que dois-je mettre dans la lettre de condoléances, Monseigneur?

- Le baratin habituel en pareil cas. Je compatis à la douleur, etc...Enfin tu trouveras bien. C'est toi le lettré.
Je vais à la crypte me recueillir sur le tombeau de mon épouse et prier Podeszwa, c'est là que tu me trouveras si nécessaire.

Pylade regarda son seigneur partir. Il prit la missive abandonnée sur le fauteuil de chêne et la parcourut.
Il ne put réprimer un sifflement.

Pour une nouvelle, c'est effectivement une nouvelle!

#12 2015-10-10 18:52:05

Bélial
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Re : L'envol de la corneille.

-Pour qui œuvrez-vous ? Valésiane ? Les Fournaises ? Osterlich ? Des agents sont-ils présents sur le sol okordien ? Parlez !
-Je... Je n'en sais rien...

Le bourreau inséra la tige métallique sous la plaie et appuya ; la côte ploya et déchira la peau, émergeant à l'air libre. Le Baron Displayed hurla. L'écho gagna le couloir des cachots, laissant le Comte Bélial de marbre. L'ennui le gagnait. Ce n'était pas tant que les suppliciés refusaient de parler, mais ils ne racontaient pas ce qu'il voulait entendre. En tant que Chancelier il avait promis des résultats. Jusque là, il ne fournissait au Roi que des soupçons, des hypothèses et des conjectures. Encore une autre semaine à ce rythme là, et il serait bientôt la risée de la capitale. Le fin limier aveugle. Bélial entendait déjà les marquis trop poudrés se gausser. Certes, la récupération du château de Cair Cilbur avait été une aubaine ; et si le Vicomte Shaner ne réapparaissait pas cette partie du plan fonctionnerait... Mais même le travail de faussaire le mieux réalisé au monde ne valait les aveux d'un coupable.

Les prévôts royaux seraient bientôt à Karst, et Bélial de Karan savait qu'il n'aurait rien de concret à leur donner.

-Monseigneur, j'ai la solution. L'apothicaire tenait dans sa main un petit bol rempli d'une mixture pâteuse et grisâtre. Ergot de seigle, datura et jusquiame. Mal préparés ces ingrédients sont terriblement dangereux. Mais avec le dosage approprié vous tenez là le moyen de briser l'esprit d'un homme, il sera aussi malléable que de la patte à pain.
Le Comte garda le silence ; il était à court d'option.
-Fort bien, faites-leur avaler.

L'apothicaire sourit et Kerberos frappa trois coups sourds à la porte du cachot. Le bourreau ouvrit. Après qu'on lui eut expliqué la procédure il s'empara d'un entonnoir. Le Comte laissa l'office être accompli et se dirigea vers une autre cellule. La garde qui faisait le planton déverrouilla la porte, dévoilant un petit homme dégarni aux doigts noircis par l'encre. Il était penché sur une table qui croulait sous des piles de parchemins vierges ou chiffonné. Les murs étaient garnis de bibliothèques généreusement fournies, un lit confortable aux couvertures en peaux d'ours se cachait dans un coin. Le collier de plomb autour du cou du prisonnier ne laissait guère planer le doute quant à son rôle : il s'agissait d'un esclave.

-Mon bon Seigneur ! Se réjouit-il en agitant la plume d'oie qu'il tenait. J'ai terminé !
Il brandit également ce qui ressemblait à une lettre, magnifiquement calligraphiée et pourvue de nombreux sceaux royaux. Elle était écrite en osterlichois.
-Vous êtes content de votre travail ? Demanda Bélial, une pointe d'amusement dans la voix.
-Mon bon Seigneur ! Vous pouvez douter de moi, mais pas de mon éducation ni de mon talent. Dois-je vous rappeler que j'étais l'intendant d'une prestigieuse maison avant les rafles d'été ?
-Non, mon brave. Ça je crois que nous le savons tous... Mais cela ne vous empêchera probablement pas de nous le faire remarquer une fois prochaine.
Le petit homme tendit la lettre au Comte d'un geste impérieux. Bélial l'analysa rapidement ; il ne la lut pas car il ne comprenait pas l'osterlichois, mais la texture du papier et la forme des sceaux étaient stupéfiantes.
-Un travail remarquable, en effet... Souffla Bélial.
-Je serais donc affranchi ? Demanda le petit homme, un étrange sourire au bord des lèvres.
-Oui, mon brave vous serez affranchi.
-Ah ! Une affaire rondement menée. Quels plats pour ce soir ?
-Mais ceux que vous avez demandé : faisan rôti aux truffes dans sa sauce au poivre.
-J'en ai déjà l'eau à la bouche !

Bélial de Karan était forcé de le reconnaître, il l'aimait bien. Même en haillons et couvert de chaînes, il ne se départissait pas de ses manières d'homme de cour. Et rien ne semblait entamer son moral. Bélial sortit de la cellule et s’approcha de Kerberos.

-Fais vérifier le contenu par un autre esclave osterlichois, murmura le maître à son fidèle en donnant la lettre. Si ce pompeux personnage m'a mystifié, tu t'en débarrasses.
-Et s'il vous a fidèlement servi ?
-Tu feras de même.

Sans rien ajouter, Bélial rejoignit la première cellule. L'apothicaire brûlait des plantes dans un petit respectable fermé qu'il appliquait sur le visage du Baron, celui-ci avait les yeux mi-clos, plongé dans un état second. Après quelques minutes, le vieil homme arrêta les fumigations et plongea sa préparation dans une bassine remplie d'eau ; la fumée se dissipa.

-Alors ? Redemanda brutalement le tortionnaire.
Le supplicié ouvrit sa bouche plusieurs fois de suite, comme un poisson hors de l'eau.

-Oui... Peut-être... Peut-être que j'ai fais ça...
-Et il y avait qui d'autre dans l'affaire ? Le ton était moins bourru, plus suggestif.
-Le Baron Kouki... Le Vicomte Shaner... Les deux noms avaient été prononcés laborieusement, comme s'il s'agissait de deux questions.
-Vous travailliez pour quelqu'un. Vous savez qui.
-Osterlich ? Oui, peut-être... J'ai payé des hommes... Ils venaient du Sud, je crois. Ou de l'Est ?

L'apothicaire s'approcha du Comte, visiblement ravi.

-Rassurez-vous, Monseigneur. Le doute ne durera pas. Son esprit est en train de fabriquer des souvenirs. Bientôt il sera convaincu de ses actes.
-Du moment qu'il se cantonne à cette version et qu'il ne va pas également avouer qu'il a tué Gweddnidrup... C'est tout ce que je demande. Le Comte se tourna vers le garde. Qu'on aille chercher mon secrétaire personnel : il y a ici des aveux à signer.


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#13 2015-11-11 01:00:15

Bélial
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Re : L'envol de la corneille.

"Podir, volume XXI.

De l'utilité des inférieurs.

Le pouvoir ne se quémande pas, il se conquiert. Vous devez l'arracher des mains de vos adversaires et vous assurer que ceux-ci ne se relèveront pas. Ne faites montre d'aucune pitié. Piétinez les faibles. Brisez les forts. Aucun moyen ne doit être écarté. Mais surtout, ne soyez pas seuls.

Que ce soit durant sa conquête ou afin de le conserver, le pouvoir vous demandera d'être entouré. Fédérez par la peur et la violence. Appâtez les avides avec de l'or. Abreuvez les cruels du sang des carnages. Sachez reconnaître immédiatement les forts des faibles et avancez-vous en chef. Soyez plus avide, montrez-vous plus cruel, ce n'est que par l'exemple qu'ils accepteront de vous obéir. Vous ne trouverez aucun allié mais des outils, utilisez-les avant vos ennemis ou retournez-les à votre avantage. Vous pouvez les choisir fort là où vous êtes faible, mais assurez-vous qu'ils soient faibles là où vous êtes fort. Car vous devez être capable de vous débarrasser de votre atout le plus précieux si la situation l'exige.

Si cela vous apparaît impossible c'est que vous serez devenu l'outil et que votre atout sera devenu le maître..."

-Monseigneur.

Le Comte de Karan releva la tête de son parchemin et posa sa plume. L'intendant tenait dans ses bras une large caisse débordant d'ouvrages poussiéreux, il semblait gêné d’interrompre son seigneur.

-Oui ?
-Il s'agit des derniers livres.
-Je le constate.
-Cela signifie que nous avons fini.
-Effectivement.
-Donc... Nous partons, Monseigneur ?

Le Comte soupira. Il s'empara d'un morceau de lin noirci par le temps et l'usage et y essuya sa plume. Puis il reboucha l'encrier d'un geste sec. Enfin, il replia son parchemin, remettant à plus tard la rédaction de son héritage. Comme tous les autres volumes sur son étude du pouvoir, Bélial de Karan rangerait celui-ci à Karst, dans un coffre en fonte inviolable encastré dans un mur de ses appartements privés. Le Comte avait commencé à écrire après sa première nomination en tant que Grand Chancelier d'Okord. Même si l'envie de transmettre son savoir le hantait depuis la mort de son épouse, il se l'était toujours interdit. D'abord parce que transmettre quelque chose nécessitait d'avoir un disciple, et Bélial de Karan ne se considérait pas assez stupide pour engendrer un futur rival. Ensuite parce que coucher par écrit ses pensées lui avait toujours semblé ridiculement dangereux. Cependant, le Comte savait qu'il viendrait un temps où il lui faudrait passer la main. Et même s'il répugnait à l'admettre, chercher à assurer la survivance de son œuvre était le sentiment le plus humain qui soit.

Kerberos entra dans la haute-salle de la Chancellerie. Il écarta fermement l'Intendant de son chemin. Bélial était désormais devant une des fenêtres, observant les jardins et les remparts. Les pas du colosse résonnaient contre les murs vides. La plupart des meubles avaient été enlevés, mis à part la lourde table en obsidienne ; le Comte l'avait récupéré lorsque les troupes royales avaient embrasé les terres des seigneurs du Sud. Tout ça pour un peu d'orge, songea le Comte en souriant.

-Maître. Que voulez-vous faire ?
Kerberos restaient persuadés que même lors des pires moments, un morceau d'acier pouvait résoudre n'importe quel problème.
-Si j'avais eu vingt ans de moins ? Probablement un mariage. Répondit le Comte, le regard perdu sur les rosiers galliques. Une union royale. Parfait pour réunir les Grands Seigneurs et leurs héritiers à un même endroit. On auraient fait tuer les pères et les aînés. Cinq ou dix années de guerre plus tard, j'aurais pu choisir en toute quiétude sur la tête de quel cadet poser la couronne. Quel gâchis...

Le Comte se retourna. Il ôta sa médaille de chancelier et la jeta sur la table en obsidienne. Le morceau de métal rebondit et glissa sur le plancher. Le Comte hésita. Finalement, il s'empara de sa canne et se dirigea vers la sortie de la haute-salle, sans jeter un seul regard en arrière.

-Vous ne quitterez donc pas le Lys ?
-Quelle idée saugrenue ! S'exclama Bélial en jetant un regard surpris au colosse. Tu as encore reçu une demande de ce type ?
-Non, Maître. Je m'interroge. C'est tout.
-Ah ! Tu t'interroges trop, Kerberos. Ça a toujours été ton plus grand défaut.
-Mais alors, quelle sera votre riposte ? Vous allez les laisser vous congédiez sans rien faire ?
Ils étaient à présent dans les couloirs. La gifle que reçut le géant se répercuta en échos diffus. Le visage de Kerberos devint rouge brique. Celui d'un enfant honteux de se faire réprimander.
-Ne redis jamais ça. Siffla le Comte en posant une main ferme contre le torse aussi large qu'une tête de taureau. Kerberos se ratatina contre le mur. Pauvre ignare. Détruire un homme c'est la partie facile. Mais veiller à ce qu'une marionnette prenne sa place... Là c'est une autre histoire. La prochaine fois que tu oses me parler sur ce ton, oppose-moi autre chose en terme d'argumentation que ta confondante crédulité !
Le Comte pressa un pouce dans l'orbite gauche de Kerberos, celui-ci gémit de douleur et s'affala aux pieds de son maître.
-Pardonnez-moi ! Maître ! Arrêtez !
Kerberos avait posé ses énormes mains autour du poignet du Comte, pourtant il ne se défendait pas du petit être vicieux et pervers qui jubilait penché au dessus de lui. Dans la pénombre Kerberos ne distinguait rien. Rien à part le sourire du péché.
-Cela suffit, dit Bélial en cessant la torture. Relève-toi.
-Merci, Maître.
Le colosse se redressa, pantelant. Il recouvrait la moitié-gauche de son visage avec une de ses mains. Il tituba derrière le Comte qui avait déjà reprit sa marche.
-Pour répondre à ta question, Kerberos, nous allons attendre. Attendre et nous tenir prêts. Jacquouille est jeune et naïf, il n'a aucune espèce d'importance. Ceux que nous devons viser ce sont ses soutiens. La Maison de Roncevaux d'abord... Les dieux m'en soient témoins, j'aurais dû mettre fin la pathétique lignée de Hugues de Roncevaux quand j'en avais l'opportunité ; nous entendrons son fantôme hurler de douleur lorsqu'Eleanor tombera entre mes griffes. La Confrérie de la Plume Noire ensuite... Cette Duchesse me suppliera d'achever sa misérable vie lorsque j'en aurai fini avec elle.

Bélial de Karan descendait à présent le grand escalier principal, menant au hall de la Chancellerie ; la lumière pénétrait par de somptueux vitraux et les larges portes en chêne, tenues ouvertes par deux gardes. Devant le bâtiment, dans la grande avenue, plusieurs chars attendaient. Tous frappés du double Lys du Pays de Karan, tous croulants sous les paquets, les meubles et autres vases emmaillotés dans la laine. Les trésors d'une vie entreposés sous des peaux à peine tannées. Le Comte grimpa dans le char le plus imposant, Kerberos derrière lui. Le cocher siffla et les attelages se mirent à avancer.

-Ils veulent m'affaiblir, alors je vais me renforcer. Murmura le Comte en observant les murailles de la Chancellerie courir derrière la persienne. Ils espèrent me tuer, alors je vais survivre. Je vais m'enterrer. Je vais me faire oublier. Je vais presque disparaître. Puis je ressurgirai, plus dangereux que jamais. Ils ne sentiront même pas la lame qui caressera leur gorge.

Le Comte referma violemment la persienne. Il était littéralement rongé par une haine acide et dévorante. De celle qui ôte le sommeil et préserve de la faim. Une haine inhumaine et irréelle. Une vieille amie qui l'accompagnait depuis déjà longtemps. Aujourd'hui, elle lui était devenue aussi indispensable que sa canne.

Dernière modification par Bélial (2015-11-11 13:23:39)


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#14 2016-01-01 19:07:06

Bélial
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Re : L'envol de la corneille.

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-D'où provient-il ?
Une main retira le drap, dévoilant le corps nu d'un vieillard. La moitié gauche de son visage était dévorée par la gangrène.
-Des terres du Roi. Il a été capturé lors des derniers combats autour de Liberté Infinie.
-Il est parfait.
La main de Bélial de Karan passa au dessus du faciès mutilé, le frôlant presque. Il avait l'impression de regarder dans un de ces miroirs déformants qu'apportaient parfois les troubadours du Sud lors des grands banquets de printemps. Kerberos se décida à rompre le silence pour poser la question fatidique.
-Où désirez-vous être... Où désirez-vous qu'il soit enterré ?
Ištar et les autres retinrent leur souffle.
-Auprès d'elle, évidemment. Elle a suffisamment attendue, seule et délaissée au fond de ce bloc de marbre.
Kerberos opina. Il rabattit les pans du drap et emmaillota le corps dans une toile de jute.
-Qu'en est-il de mon héritier ? Demanda le Marquis en se redressant dans le lit. Les papiers sont-ils en ordre ?
Brahm s'approcha dans la lumière, tenant dans sa main un parchemin orné d'un sceau encore frais.
-En ordre et en règle. Mazër de Karan jouit d'une existence légale et avérée. Au besoin nous pouvons fournir trois témoins de bonne famille capables d'appuyer ces faits.
-Bien.
Trois coups sourds ébranlèrent la porte. Le Marquis regagna son lit. Une fois sous les draps, il se tortilla afin d'atteindre une petite table de chevet. Il sortit du tiroir une coupelle remplie de sang de porc et en ingurgita une lampée. Bélial fit signe à Kerberos d'ouvrir en grimaçant.
-Monseigneur ? Fit la servante de sa voix flûtée, passant timidement sa tête par l’entrebâillement de la porte. Vos médecins veulent savoir si...
Bélial toussa et cracha le sang qui baignait dans sa bouche.
-En paix ! Répondit-il d'une voix faible. Je veux qu'on me laisse trépasser en paix ! Assez de la médecine et de ses onguents putride. Que l'on m'octroie au moins une dernière nuit de sommeil. Je ne veux plus être dérangé...
Ses mots moururent sous une nouvelle quinte de toux.
-Le Marquis de Karan a été clair. Intervint Kerberos. La servante recula d'un pas. Le prochain à passer cette porte devancera le seigneur dans la tombe.
La main du colosse claqua le lourd battant de bois et verrouilla le loquet. Bélial soupira et s'essuya les lèvres sur la manche de sa chemise de nuit. Son regard se porta vers la fenêtre à travers laquelle, radieuse et argentée, la lune brillait, odieusement envoûtante.
-C'est l'heure.

Bélial de Karan quitta son lit et délaissa sa chemise de nuit pour préférer une lourde robe de chambre matelassée. Il attrapa sa canne et alla effondrer dans un fauteuil. Du satin ne dépassait que sa tête nue et pâle. Seuls ses yeux bougeaient, suivant les faits et gestes de ceux qui veillaient depuis si longtemps sur sa vie. Kerberos glissant le cadavre du vieillard sous les draps, Brahm ouvrant le passage secret, Ištar jetant la toile de jute dans la cheminée... Ysun et Fuxi s’approchèrent lentement de leur maître et glissèrent leurs larges bras sous la pupe de satin. Immobile, Bélial se laissa faire. Il ne prêta même pas attention au bruit de sa canne tombant par terre. Il en avait définitivement fini avec tout cela.

Brahm s'empara d'une torche et s'engagea dans les ténèbres, suivit par le maître infirme et ses porteurs. Ištar et Kerberos fermaient la marche. Le mur se referma sur eux dans un glissement discret. La descente fut longue dans les entrailles de Karst, longue et pénible. Bélial souffrait du froid et de la fumée dégagée par la torche. Patient, les yeux mi-clos, il endura ce calvaire jusqu'à ce que la compagnie atteigne l'arche.

Sous la montagne. Loin du souvenir des hommes. Insoupçonnée des rivaux et des envieux. La relique d'un passé oublié se dressait devant lui. Une arche gigantesque, large de cent cinquante sept pieds et haute d'autant. Incrusté dans la roche de la montagne : le crâne évidé d'un dragon. Sa gueule béante dévorait tout l'espace, sa mâchoire semblait avoir été utilisée pour former un profond bassin au milieu duquel se dressaient trois statues. Un squelette à trois têtes accompagné de deux chérubins monstrueux, leurs visages distendus en une complainte silencieuse. L'unique source de lumière provenait du plafond, cinq interstices creusés dans la roche permettait aux rayons lunaires de se frayer un passage ici bas. Pour l'heure, seuls quatre d'entre eux laissaient filtrer une faible lueur.

Le cliquetis d'une chaîne résonna sous l'arche, suivi de brefs sanglots. Des dizaines de carcans ornaient les murs circulaires du mausolée. Tous vides à l'exception d'un seul. Une jeune fille, la marque des esclaves courrait le long de sa nuque.

-Posez-moi.
La voix du Marquis résonna. Ysun et Fuxi échangèrent un regard inquiet.
-J'ai dit : posez-moi.
Les deux serviteurs s'exécutèrent docilement, et les pieds nus de leur maître se posèrent sur la pierre froide.

Bélial de Karan resserra les pans moelleux de sa robe de chambre et s'avança vers le bassin. Celui-ci était rempli à ras-bord d'un liquide sombre et opaque. Bélial de Karan regarda son reflet et se rappela des sacrifices. Il avait toujours su que l'odieuse mixture qu'il se forçait à ingurgiter chaque matin ne le maintiendrait pas en vie éternellement. Même si tel avait été le cas cela n'aurait rapporté que de menus bénéfices. Certains commençaient déjà à se poser des questions... Vivre trop longtemps n'est pas bon. Cela altère l'esprit et le corps, surtout lorsque ce dernier est usé jusqu'à la corde. Toujours plus de bouillie, toujours moins d'effets. Bélial de Karan avait atteint le point de non retour il y a peu. Marcher avec sa canne lui était devenu impossible, Kerberos devait le porter continuellement. Il oubliait aussi des choses ; des détails certes, mais aux yeux d'un homme pour qui la mémoire était une arme continuer ainsi aurait été un suicide.

-Un suicide... Murmura le Marquis, ne pouvant s'empêcher de sourire.

Les autres n'avaient jamais compris l'attrait de Bélial de Karan pour ce bout de terre gelée. Pourquoi s'entêter à conquérir le domaine du Seigneur Dyur ? Lui qui jouissait d'une excellente position à l'Ouest. Pourquoi batailler pour établir l'esclavage sur la province ? Lui qui faisait peu cas des idéologies.

Pour le bassin. 753 âmes innocentes, pour être précis. ''Les dévoués d'un culte étranger'', c'est ce que disaient les textes. Les deux conflits avec l'Österlich avaient permis de remplir les quotas. Le Marquis s'était parfaitement accommodé des rumeurs dispensés par ses détracteurs, celles du vieux satyre faisant venir de jeunes et fraîches esclaves dans ses appartements. Si seulement...

La lune parut dans la cinquième encoche.

-Maintenant. Ordonna le Marquis.
Ištar libéra l'esclave et lui arracha ses vêtements. Elle la traîna en la tirant par les cheveux.

-Non !Pas ça...
La guerrière se contenta de relever sa victime avant de lui trancher rapidement la gorge. Avant que le flot rouge ne se déverse la guerrière avait jeté sa victime dans le bassin, tête la première. Le cadavre de l'esclave fut englouti par la marée rougeâtre.

La salle vibra légèrement et l'une des deux statues ailées se mit à vomir du sang dans la main du squelette. Bélial retira finalement sa robe de chambre. Le froid le fit frissonner. Il ne se retourna pas en étendant Kerberos s’approcher dans son dos.

-Je baise la mort, vieille folle... Susurra le Marquis.
-Maître ?
-Rien. Fais-le.

Bélial de Karan avait confiance en ses cinq gardiens. Ils les avait tous pris très jeunes ; des vagabonds, des mendiants, certains promis à des sorts pires que la mort... Le Marquis les avait nourri, formé et armé, de sorte que tous lui soient infiniment dévoués. Il leur avait même donné de nouveaux noms, destinés à inspirer la crainte dans le cœur de ses adversaires. Cette nuit, tous iraient jusqu'au bout.

Kerberos dégaina donc sa lame et la fit courir sous la jugulaire de Bélial, arrachant un hoquet à ce dernier.

Le Marquis ne put s'empêcher de porter la main à sa gorge. Le sang coulait déjà. Le vieux seigneur leva un pied incertain et le plongea dans le bassin, le sang monta jusqu'à son mollet. Le sentiment d'oppression était terrible, Bélial savait qu'il devait respirer, tout comme il savait que la prochaine goulée d'air remplirait ses poumons de sang -de vrai sang cette fois.

Il se força à avancer dans la marre sombre. Chaque pas était plus difficile que le précédent ; d'abord le genou, ensuite la cuisse, le sang l'encerclait de toute part. Bélial de Karan leva des yeux exorbités vers la statue, sa main tentant toujours de couvrir sa peau désormais poisseuse ; il sentait sa vie si précieuse s'échapper de ses doigts douloureux. C'est alors qu'une goutte timide apparut sur les lèvres du second chérubin. Solitaire, elle se suspendit un bref instant à la pierre avant de finalement tomber dans la paume du squelette. Soulagé, Bélial inspira à plein poumon. L'effet fut immédiat et le Marquis vomit un flot rougeâtre. Un mince filet de sang coulait désormais de l'autre statue. À quatre pattes, barbotant dans une moiteur métallique, Bélial regarda une dernière fois l'austère témoin de sa destiné. Puis il s’abandonna totalement au sommeil. Son corps fut instantanément avalé par les litres rouges. Trônant sur leur piédestal, les deux statues ailées vomissaient la même quantité de sang.

Autour de la rotonde la tension était palpable. Aucun des servants du Marquis n'osaient s'exprimer ou même échanger un regard. Tous fixaient le bassin, l'endroit précis où leur maître avait disparu. Ištar se permis un pas en avant lorsque quelque chose jaillit de la surface, projetant une formidable gerbe vermillon dans les airs. La guerrière interrompit son geste, stupéfaite et... écœurée. Elle ne savait pourquoi, mais l'image de ces petites poupées de bois et de cire s'imposa dans son esprit. L'être debout au milieu du bassin était étrangement difforme, sa peau lourde et gonflée coulait par endroit, comme la sève sur une branche. Mais le pire était sans doute ce hululement, amplifié par la salle, poussé d'une bouche grossière et édentée.

La créature sembla reconnaître les cinq personnages et tendit vers eux une main suppliante, dépourvue de chair. Un second cri perça dans la nuit et l'animal hideux replongea. Le sang jaillissait désormais des statues en un flot ininterrompu. Ištar dégaina son épée, sans vraiment savoir si elle désirait protéger son maître ou se protéger.

La lumière de la lune éclaira violemment le bassin. Le sang s'était mis à onduler, puis à tourner, soumis à une marrée impétueuse. Keberos s’approcha d'Ištar et posa sa main sur le pommeau de la guerrière. Lentement, le volume de sang diminua. Il semblait être aspiré par le centre du bassin. Le débit déversé par les statues se régula. La mer pourpre reculait, ne dévoilant qu'une pierre froide et sèche aux cinq serviteurs. Aucun ossements, pas le moindre cadavre, pas même ceux des nombreux esclaves sacrifiés. Alors, la lumière de la lune tomba d'une sixième ouverture, en ligne droite, dévoilant un homme nu, lové au centre du bassin.

Keberos hocha de la tête en regardant Ištar, puis il pris la décision d'enjamber les dents du dragon et de pénétrer dans le bassin. Suspicieux, ses quatre compagnons le suivirent ; Ištar ne rengaina pas pour autant sa lame.

L'homme portait une longue tignasse de cheveux bruns, légèrement ondulés. Il semblait être de stature solide et, bien que cela soit difficile d'en juger par sa position, assez beau et très jeune. Le colosse se pencha prudemment sur lui.

-Monseigneur ?

L'inconnu ouvrit un œil aussi bleu qu'un saphir et bondit sur ses pieds. Sa main droite happa le cou de Kerberos. Le guerrier tomba à genoux, suffocant. Un concert de lames dégainées attira l'attention du jeune homme. Il regarda autour de lui sans pour autant lâcher sa victime ; d'abord les quatre gardes armés, puis le bassin et enfin les immense statues qui le dominaient. La lune décrut et l'arche replongea dans la pénombre.

-Vivant malgré la douleur. Son sourire dévoila une dentition blanche et parfaite.
Il lâcha Kerberos et se mit à rire.

-Maître ?
-Ce sera Mazër de Karan, désormais. Le Marquis arracha une ailette à la spalière de Kerberos et s'élança hors du bassin.
Il plaça le morceau de métal dans la dernière trace de lumière et découvrit son reflet.

-C'est ce qui s'appelle faire peau neuve.

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#15 2016-01-11 16:09:01

De Karan
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Re : L'envol de la corneille.

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-Quelle pose conviendrait le mieux, à votre avis ?

Cintré dans une armure dorée finement ciselée, le Marquis de Karan multipliait les mines devant un grand miroir sur pieds. Les deux jeunes femmes nues affalées sur les coussins se mirent à rire à gorge déployées. De simples servantes ? De nobles dames du Lys ? Mazër ne savait plus. Il s'en fichait. Il avait eu besoin d'une distraction. Tout comme maintenant il avait besoin d'un avis.

-Tu crois vraiment que le Duc de Samarie te remarquera ? Demanda la première en attrapant une grappe de raisin.
-Oh ! Mais il me remarquera. Tous me remarqueront. En première ligne, devant les autres féaux. Je brandirai ma lame pour décoller la tête du Roi de ses épaules !
Joignant le geste à la parole le Marquis dégaina sa lame. Les rires reprirent de plus belle.
-Tu es fou, Mazër ! S'esclaffa la seconde courtisane.
-Probablement. Répondit-il en lorgnant sur son reflet au cœur de l'acier. Mais je serai bien plus qu'un simple Marquis...

Mazër de Karan se regarda à nouveau dans le miroir. L'espace d'un instant, il ne se reconnut pas. Dans cette armure dorée -son armure dorée- ce n'était plus lui. Mais un vieillard. Un vieillard au visage rongé par la maladie et la faiblesse. Le vieillard lui adressa un sourire édenté. Instinctivement le Marquis plongea son poing gauche dans le verre. Le gantelet de métal creusa un cratère étoilé. Les deux courtisanes sursautèrent. Désormais, des dizaines de reflets le contemplaient ; le Marquis reconnaissait cette fois son visage, jeune et beau. L'espace d'un instant, il avait cru à une mauvaise farce. À un tour de l'esprit.

Mazër se serait volontiers penché sur cette étrangeté, si Kerberos n'avait pas pénétré à ce moment dans la tente de commandement. Les jeunes femmes regardèrent le colosse avec une gourmandise non-feinte.

-Que veux-tu ? Demanda sèchement le Marquis.
-Vous tenir informé des manœuvres militaires que vous avez commandité au Nord...

La prise de Liberté Infinie. Une contre-attaque du Roi. La perte de près de 3000 hommes. La capture du Baron Strategio. Mazër de Karan écoutait un murmure, un écho. Ses yeux fixaient le miroir brisé. Son poing vibrait autour du pommeau de son épée.

-Je veux qu'il crève ! Hurla-t-il.

Dément. Le Marquis abattit sa lame sur une commode, puis sur le lit et enfin dans les coussins. Les courtisanes s'enfuirent en hurlant. Kerberos tenta de maîtriser son maître, mais celui-ci était déjà sorti de la tente. Sa lame découpa les toiles et les piquets.

-Je veux qu'il crève ! Je veux que sa femme crève, je veux que ses enfants crèvent ! Je veux pouvoir me rendre sur les ruines fumantes de son domaine et pisser sur son cadavre !
-Monseigneur ! Tout le monde vous regarde...

Le Marquis n'en avait cure. Sa lame découpa un pylône en bois et un des chapiteaux s’effondra comme un soufflet. Le large bras de Kerberos saisit alors le Marquis sous l’aisselle et le traîna à l’intérieur.

-Toi ! Ordonna le fidèle serviteur à un lancier karanien qui faisait le planton. Aide-moi à ramener le Marquis dans sa tente !

Le soldat obéit et attrapa les jambes de son seigneur. Suspicieux, Kerberos jeta un bref coup d’œil dans le campement du Lys, espérant que ni le Duc Antoine ni le Prince Zephyx n'aient fait partie des curieux attroupés près des quartiers de Karan. Ce qui n'empêcha pas le Marquis de donner de la voix...

-Sois damné, Roi Jacquouille ! Sois damné toi et les tiens !


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#16 2016-02-24 22:00:01

De Karan
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Re : L'envol de la corneille.

Un bruissement. Un sifflement. Un murmure ? Mazër de Karan releva la tête. Il n'était plus étonné, ni même inquiet, mais franchement agacé. Il ignorait si ça venait du vent glacial sifflant entre les pierres du Château de Karst ou si tout n'était que dans dans sa tête... Le jeune duc serra le livre qu'il tenait contre sa poitrine et s'empara de sa torche.

-Il y a quelqu'un ? Demanda-t-il en se penchant derrière les rayonnages.

La porte de la bibliothèque s'ouvrit brutalement. Mécaniquement, Mazër laissa tomber son livre et dégaina une dague accrochée à sa ceinture. Ištar et Ysun se tenaient dans l'encadrement, étonnés. Derrière eux, les deux jeunes servantes reculèrent d'un pas.

-Un problème, monseigneur ? Ištar parut soucieuse à la vue du Duc. Lui qui aimait les belles toilettes et les bijoux rutilants ne portait pour tout vêtement qu'une toile de jute et une paire de braie. Il déambulait dans la bibliothèque depuis le matin. Depuis qu'il avait reçu la missive de ce... Aäkran Peau-de-Serpent. La guerrière porta la main au pommeau de son épée, ne sachant si elle devait se méfier d'une menace tapie dans l'ombre ou de son propre maître.
-Rien... Mazër rengaina sa lame, presque à contre cœur. Il remarqua une missive serrée dans le poing d'Ištar. Que voulais-tu me dire ?
-J'ai eu des nouvelles du corps expéditionnaire. Kerberos et Brahm sont prisonniers à Erindwal, une ville gundorienne...

Elle lui expliqua tout. Toute l'histoire. Lui resta debout, immobile, les yeux fixes. Il écouta patiemment, jusqu'au dernier mot. Plus il éclata, en un évitable geyser de rage. Mazër de Karan n'était ni grand, ni bien bâti... Mais pendant ses crises de colère il savait déployé une véritable force secrète ; une réserve de puissance qui semblait inépuisable. Il renversa une étagère, taillada des ouvrages, renversa des tables et balança un fauteuil à travers la fenêtre. Le Duc vomissait un flot inextinguible de cris et d'injures.

Cela dura quelques longues minutes, puis le feu s'éteignit, aussi soudainement qu'il avait commencé. Mazër de Karan se laissa glisser le long d'une étagère affalée sur le sol et ramassa l'ouvrage qu'il était venu chercher. Il resta assis par terre, remarquant quelque chose qui dépassa de la reluire éventré de l'ouvrage.

-Ce prêtre avait donc raison...
-Maître ?
Mazër releva les yeux sur sa protectrice.
-Paie la rançon. En totalité. L'affaire ne semblait plus avoir a même importante pour De Karan, cela se sentait à son ton. Ysun, jusqu'au retour de Kerberos tu seras mon ombre. L'osterlichois acquiesça. Qu'on me donne une plume et un parchemin, je dois rédiger une lettre...


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#17 2016-05-01 17:46:23

De Karan
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Re : L'envol de la corneille.

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Mardor, 26e phase de l'hiver de l'an IV de l'ère 16
Plaine d'Atem, à l'aube.

-La fragrance d'un vieux cadavre putréfié... La douce torpeur d'une matinée d'été...
-Monseigneur ?

Mazër de Karan se retourna vers l'officier, les yeux injectés de sang. Cela faisait déjà plusieurs semaines que les simples murmures susurrés à son oreille s'étaient mués en de véritables voix, résonnant dans son crâne. Elles ne lui accordaient aucun répit. Quand elles se taisaient enfin, c'était pour laisser place à d'étranges images ; les difformités d'un esprit malade. Il y avait des bons jours, où le Comte parvenait à être lucide, et les mauvais. Aujourd'hui était un très mauvais jour.

-Monseigneur ? Les hommes attendent vos ordres.
Kerberos jeta un regard inquiet vers son maître. Garder le secret sur son état serait bientôt aussi difficile que de découvrir un remède au mal qui le rongeait. Mazër avait posé les yeux sur la citée d'Atem, qui attendait elle aussi, derrière ses murs. Le visage du jeune Comte se liquéfia, passant progressivement de l'étonnement le plus innocent, à une colère sincère. Il dégaina Mordante et attrapa l'officier par l'épaule.

-Déflorez-moi ces murailles ! Ordonna-t-il, la bave aux lèvres.

Les étendards furent hissés tandis que hurlèrent les cornes.

On agita les fanions. Les trébuchets gémirent les premiers, comme autant de navires malmenés par le vent. Par petits groupes, les hommes se pressèrent derrières balistes et béliers tandis qu'une pluie de roches se déversait sur la ville saxonne. La réponse des défenseurs fut terrible. Un premier trébuchet karanien explosa près du Comte lorsqu'un projectile incandescent le frappa, les servants se noyèrent sous l'huile chaude. Kerberos agrippa le Comte par la taille. Il le fit chuter de son cheval au moment où une poutre enflammée s’abattait sur lui. Mazër se releva, se dégageant brutalement de l'étreinte de son sauveur. Au pied des murailles les béliers croulaient sous les pierres et la poix balancées depuis les hourds. Atem n'était pas seulement une riche citée, elle faisait aussi partie des mieux défendues de la région. Son mur de ronde pouvait se satisfaire d'un seul homme par poste de vue et plusieurs herses succédaient à un pont levis qui nécessitait quatre moulins de manœuvre. Il faudrait bien plus que quelques pierres pour entamer les hautes murailles qui se dressaient devant les karaniens et les spartiates.

Mazër de Karan se releva, couvert de boue et de suie. Il ramassa l'épée des ducs de Samarie et la pointa vers les beffrois.

Les premiers rangs résonnèrent de clameurs guerrières, reprises bien vite par le Corps Expéditionnaire karanien. A mesure que les tours de siège s'avançaient lentement vers les murailles, les huskarls chargés de la protection du Comte frappèrent les boucliers de leurs haches.

-Des cendres dispersées par le vent... Murmura Mazër.


***


Atem, Place de l'Université, peu avant midi.

Les carcasses noircis des engins de siège fumaient et sifflaient dans les douves. Cependant, au prix d'un effort de titan une brèche avait été ouverte. L'armée karanienne s'y engouffra comme un seul homme, avide d'en découdre.

Peu d'hommes d'armes, beaucoup de miliciens, quelques habitants équipés de piques et de haches. Mazër ne comprenait pas.

Le pont levis fut pris rapidement et abaissé, laissant le reste des troupes déferler en masse dans la citée d'Atem. Il n'y avait pourtant aucune trace d'une quelconque armée saxonne. Les huskarls remontèrent les rues, ils défoncèrent les portes et les premiers cris de terreur s'élevèrent dans Atem.

On avertit le Comte de Karan que plusieurs patriciens de la ville s'étaient réfugiés dans l'Université. Il s'y rendit, solidement entouré par le Corps expéditionnaire. Les saxons s'étaient barricadés avec leurs familles dans la grande tour. Plusieurs robustes paires de bras furent nécessaires pour faire sauter le madrier condamnant les portes de la Salle d'Astronomie.

Ils devaient être une quinzaine, peut-être plus. Richement vêtus et accompagnés de quelques hommes d'armes : certainement les gardes des grandes familles de Saxe.

-Qui. Est. Genrich-Wittekind d'Atem ? Demanda le Comte de Karan en hachant chacun de ses mots.
Un petit homme replet se dégagea timidement du groupe de patricien.
-C'est... moi, Monseigneur. Je suis un des patriciens de la citée d'Atem. Voici ma femme, Lara. Mes fils, Rech et Tito. Ainsi que ma fille...
-Je sais qui vous êtes. Le coupa sèchement Mazër. Ce que j'ignore c'est où se trouve votre maître et seigneur : le Comte Bürlocks.
Genrich avala sa salive.
-Le Comte a... quitté Atem tard dans la soirée d'hier. Pour son fief de Hödron.

D'abord, rien ne sembla fissurer le masque de froideur que s'était construit Mazër. Puis, insidieusement, de légers tremblement parcoururent ses épaules. Alors, il abattit Mordante sur la large table qui le séparait des patriciens. Il le fit de nombreuses fois, tantôt sans rien dire, tantôt en jurant, tantôt en hurlant comme un damné. Parchemins, grimoires et cartes vomirent des myriades de papillons blancs comme la neige. Les sphères armillaires et les compas se tordirent dans des bruits incongrus. Puis soudain, le chêne craqua et la table se fendit en son juste milieu.

-Toi ! Hurla le jeune Comte en attrapant Kerberos par la nuque. Avertis le Comte Zedicus immédiatement. Bürlocks ne doit pas quitter Hödron.
-Ce sera fait, opina le colosse. Et pour eux ? Son regard se porta sur les patriciens, enlacés les uns aux autres dans un coin de la pièce.
Mazër de Karan soupira. Des hautes fenêtres parvenaient les complaintes des femmes violées et des enfants hurlant de peur. Un crépitement et du verre brisé semblait également indiquer que quelque chose brûlait dans la ville.

-Qui a suffisamment d'autorité pour traiter avec moi des termes de la réédition d'Atem ?
Genrich se sut enfin sauvé.
-Moi ! S'écria-t-il. Monseigneur, en tant que plus ancien patricien de...
-Parfait. Mazër se retourna vers Kerberos. Pends-le par la fenêtre, que tous puissent le voir.
-Quoi ? Genrich avait blêmi. Monseigneur il doit y avoir une erreur.
-Tu feras également couper les mains de ses deux fils. Acheva cruellement le Comte de Karan. La femme de Genrich poussa un cri d'horreur. Mazër jeta un rapide coup d’œil à la jeune femme rousse qui se mit dans les bras de sa mère. Amène aussi sa fille dans ma tente, murmura cette fois Mazër à l'oreille de son protecteur. Pour le reste, mettez la ville à sac et brûlez le temple de Appeltrëow. Je crois que ça plaira à nos amis hurskarls.

Mazër de Karan rengaina Mordante, laissant les hommes qui l’entouraient exprimer leur joie barbare.

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Dernière modification par De Karan (2016-05-01 17:46:55)


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#18 2016-06-06 18:04:41

De Karan
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Re : L'envol de la corneille.

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-Combien sont-ils ?
-Vingt mille chevaliers et près de quarante mille autres montures, quinze compagnies d'archers et plus de souffleurs de flammes que je n'en ai jamais vu !
La tension était palpable dans la salle d'arme. Penchés sur la grande carte de commandement Mazer de Karan et Jorkän di Limoos, Baron de Cair Cilbur, haussaient le ton.
-Vous m'avez mis dedans ! Tonna le Comte.
-C'est la guerre, de Karan. Rétorqua Jorkän de sa voix rocailleuse. Elle aurait éclaté demain ou le mois prochain.
-Ça n'empêche pas qu'ils vont entrer dans Cair Cilbur, et de là tout Karan leur tend les bras.
-Pas si nous livrons bataille !
Mazër regarda Jorkän de haut en bas, comme s'il avait dit une énormité. Jorkän di Limoos s'était illustré au sein du Corps Expéditionnaire, en tant que combattant nordique. Malgré ses cinquante ans bien tassés, il savait encore manœuvrer son marteau de guerre, aussi bien que ses troupes. Engoncé dans sa lourde armure, Jorkän étaient de ceux capables de déclencher une guerre parce que la paix les ennuyait.
-Vous êtes fou...

Le Comte passa la porte qui donnait sur les remparts. La multitude de casques brillants sous les premières lueurs de l'aube, la clameur des milliers d'hommes rassemblés aux portes de la Preskill ; il en eut le tournis. Sur le chemin de ronde et dans les petites coursives, les soldats karaniens attendaient fébrilement les ordres...

-Il faut fuir... Murmura Mazër, les doigts crispés sur la pierre. Il se retourna vers les soldats qui le regardaient sans comprendre. Fuyez. Fuyez pour vos vies !
Le manche d'un marteau de guerre s'abattit sur son crâne.
-Je crois que le Comte ne se sent pas bien. Allez l'allonger dans ses quartiers. Deux soldats échangèrent un bref regard avant d'obéir, soutenant Mazër par les bras. Quant à vous autres, préparez-vous à vous battre ! Il désigna les armées de la Plume de son gantelet rouillé. Regardez ces braves emplumés venu là pour la guerre. Il serait impoli de les faire attendre. Serrez les genoux ! Nous sommes à Karan ! Je n'ai pas tenu face aux hordes du nord pour me défiler devant une vieillarde et ses mignons ! Qui me suit, bon sang ?
Une clameur répondit au Baron, qui souriait sous sa barbe rousse.
-Seigneur, un cavalier en approche !
Jorkän se retourna. Un héraut de la Plume Noire approchait, juché sur un cheval blanc. Les arbalétriers se saisirent de leurs armes. Jorkän leur fit signe de les baisser. L'officier s'arrêta à cent pas des remparts.

-Que s'avance le Comte Mazër de Karan, Seigneur de ces terres. Justice lui sera faite pour le sac de Mahoudo.
-Voyez-vous cela ! S'exclama le Baron. J'ai autre chose à te proposer : retourne voir Ayla de Marchombres et dis-lui que Jorkän di Limoos a bien plus de couilles qu'elle n'en aura jamais ! Et vas-y à pieds !
Jorkän leva le bras. L'arbalétrier à sa gauche tira un carreau qui toucha le cheval en pleine gorge. L'animal s’effondra en ahanant. Le jeune officier ramassa sa bannière et retourna dans le rang au pas de course sous les rires des karaniens. Bien vite, les cors de la Plume se mirent à mugir.

-Monseigneur, quels sont vos ordres ?
-En tuer le plus possible. Répondit Jorkän, les yeux perdus sur la masse en mouvement. Quant à vous, faites envoyer un message au Poing : il faudra libérer le Comte... Et enterrer nos corps.
Le capitaine opina du chef. Jorkän ramassa son marteau et descendit les marches de pierre, retrouvant des hommes pétris de peur.
-Avec moi, les gars ! Nous avons des volailles à plumer !

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Enchaîné dans sa cage, le Comte se contentait de ruminer ce cuisant échec ; sous les regards goguenards des soldats qui passaient devant lui. La Plume avait monté le camp nom loin de Fort Beren. Des feux avaient été allumés pour cuir le gibier. Le vin coulait déjà. La victoire était belle.

-Eh, Comte de mes couilles : ta pâtée.
Un capitaine de cavalerie jeta à travers les barreaux une gamelle remplie d'un infâme brouet qui se reversa de moitié.
-Il faut que je pisse. Répondis Mazër, contenant tant bien que mal sa colère.
-Eh ben ? Pisse.
-Ce ne sera pas à moi de nettoyer...
-Attends ! Le capitaine se tourna vers un petit groupe d'homme qui faisait tourner une gourde de vinasse. J'en veux trois pour accompagner ce bâtard à l'orée du camp. Faut qu'il pisse.
Un premier homme casqué s'avança immédiatement. Le reste du groupe délibéra un moment avant de décider qui serait les deux autres.
-Remuez-vous ! Beugla le soldat près de la cage. J'ai faim.

Finalement un jeune écuyer fut envoyé avec un autre soldat accompagner le capitaine. Ce dernier ouvrit la cage et défit la corde qui retenait le Comte. Celui-ci restait néanmoins avec les mains entravées. Le capitaine tira sur la corde, Mazër tomba dans l'herbe.

-Je te crèverai moi-même, fumier.
-C'est ça. Ricana le capitaine. Et moi je chie de l'or... Allez, debout.

Ils emmenèrent le Comte derrière les chariots de vivres, le mettant face aux bouleaux qui entouraient le camp. Le regard de Mazër se porta loin devant lui, tentant de percer la végétation pour y déceler quelque chose...

-Qu'est-ce que t'as là ? S'exclama soudain le capitaine. Il attrapa les poignets du prisonnier : un morceau de métal biseauté s'échappa de ses doigts. Petite charogne, t'espérais te faire la belle. Il dégaina son épée. La Princesse veut pas qu'on te tue... Mais j'imagine que s'il te manque un doigt ou deux elle le verra pas. Tenez-moi cet enfant putain, vous autres !

Alors que rien ne le laissait présager, le soldat casqué sortit une dague de sa ceinture et la planta dans la gorge de l’écuyer. Le capitaine se retourna, abasourdis. Mazër passa la corde autour de son cou et se jeta en arrière. Le troisième soldat s'empara de son épée et la leva au dessus de sa tête. Une flèche vola à travers les branches des bouleaux et se ficha dans sa poitrine.

-Je t'avais dis que je te crèverais ! Murmura Mazër au visage violacé du capitaine.
Le soldat casqué enfonça sa dague dans son ventre.

-Pas le temps d'attendre. Dit la voix de Fuxi sous le casque. Il tendit sa main et remit le Comte sur ses pieds. Vous pourrez remercier le Duc Sametue. C'est grâce à lui que nous avons pu vous retrouver.
Istar sorti des fourrés, un arc dans une main.
-Qu'est-ce que vous faites ? Murmura-t-elle sèchement. Ce n'est pas le moment de bavarder : Kerberos nous attend avec les chevaux.

Mazër cracha sur le cadavre du capitaine et suivit ses hommes.


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#19 2016-06-10 20:59:31

De Karan
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Re : L'envol de la corneille.

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Les cris. La grande place de Cair Cilbur en était emplie. Des vociférations. Des hurlements. Des acclamations. Des vagissements. Une huée incompréhensible et inepte. Ils étaient tous là. Marchands, paysans, mineurs, tanneurs, forgerons... Ivrognes et prêtres. Bourgeois et manants. Pauvres et riches. Aucun d'eux, aucun de ceux ayant assisté à la bataille de Cair Cilbur quelques jours plus tôt, n'auraient manqué pour rien au monde la vision du Marquis Piotr sur l’échafaud.

Un. Un de ceux aux dix-sept bannières. Un des treize ayant anéanti l'armée karanienne. Trois jours auparavant, Jorkän di Limoos, le vieux baron, avait donné sa vie dans une bataille perdue d'avance.

Aujourd'hui, son fils jetait un regard des plus sévères sur le Marquis. Vöz di Limoos était un homme d'une trentaine d'année aux cheveux bruns et courts. Plus grand que feu son père d'une tête, il n'en était pas moins le portrait craché. Les mêmes yeux verts. Le même visage, en moins buriné. Les mêmes cicatrices, en plus roses...

-Monseigneur, est-ce bien raisonnable ? Piotr de la Tourette est un seigneur respecté, d'une Maison ancienne...

Vöz leva un gantelet étincelant devant le visage de l'intendant. Il avait promis à son peuple que les coupables seraient punis. Cette phrase lui paraissait vide de sens. Coupables ? Innocents ? Innocents de quoi ? Seuls le degré d’atrocité variait. Un infime différence de faits. Être sûr de reposer dans la lumière éternelle le moment venu, et non brûler au cœur d'un univers cataclysmique. Tel était le lot de ceux qui prenaient les armes ; et les utilisaient.

Cair Cilbur méritait justice, mais pas la vérité.

Vöz savait pertinemment à quoi il s'exposait. Mazër de Karan n'était pas connu pour être magnanime ; même si ce dernier se plaisait à le dire. Ordre lui avait été donné de mettre le Marquis aux fers et de négocier sa rançon. Le jeune Baron avait fait mander son bourreau avant même de finir la missive qu'il avait sous les yeux. La douleur du deuil était réelle. Mais plus que cela, la nécessité de faire ses preuves. Il devait montrer, plus encore au peuple de Cair Cilbur qu'au Comte de Karan, qu'il était à la hauteur de son héritage.

Piotr venait de s'agenouiller. La foule s'exclama, puis se tut à la vue du bourreau qui approchait : une immense épée dans les mains. Il plaqua la tête du condamné sur la souche. Sous l'auvent de la tribune, Vöz di Limoos se leva de son fauteuil. Il tendit un bras, droit devant lui. Le bourreau s'empara de son arme et la dressa vers le ciel sans nuage. Elle brillait de mille feu.

-Justice pour Cair Cilbur ! Déclara le jeune baron en abaissant son bras.

Une clameur s’éleva de la grande place...

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#20 2016-06-15 23:36:34

De Karan
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Re : L'envol de la corneille.

Thème
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Piteux et tremblant. Les cheveux collés par la crasse et le sang séché. Son armure -sa si belle armure dorée- bosselée, au plastron éventré. Il boitait.

Le Duc Mazër de Karan franchit les portes de Camaloth au moment précis où le Marquis Piotr de la Tourette y rentrait, enfermé dans une boite. En temps normal, Mazër aurait certainement sourit, lancé une pique bien sentie. Pas aujourd'hui. Pas ainsi, avec les bras de deux gardes de la Plume Noire le soutenant par les aisselles. Lui, le grand Mazër de Karan, qui empestait la vieille pisse.

La belle mais terrible Istar, Fuxi au visage masqué, Ysun l'ancien strolatz, Brahm et son visage poupin. Et devant eux, Kerberos le colosse. Ceux que l'on avait appelé "le Poing de Bélial." Les voir réunis tous les cinq était rare. La libération de leur maître valait pareil honneur. Pour lui ils auraient tout donné. Ils auraient renié leurs propre croyances. Certains d'entre eux jouissaient d'une renommée relative hors de la province de Kül. Hommes de mains, assassins de bas étages, garde d'élite du vieux Bélial puis de son héritier, le fougueux Mazër... Mais fallait vivre au Pays de Karan pour comprendre. Kerberos et les autres ne se contentaient pas de tirer l'épée pour une quelconque somme d'or ou en vertu d'un serment suranné. Non. Ils étaient la preuve vivante de ce que l'homme était préparé à accomplir, plongé dans les pires méandres de son existence. La maladie. Le deuil. La pauvreté. Un vieux dicton dit qu'une fois au fond du trou, un coup de pied dans la vase permet de remonter à la surface. Mais parfois, quelque chose de profondément malveillant darde hors du limon. Un tentacule de vilenie qui jamais ne relâche son étreinte. Un lien indestructible qui entraîne sa proie dans les ténèbres. Rien ne filtre ici bas, ni la bonté, ni l'espoir. Ne subsiste que le remord et le dégoût de soi. Nul salut pour ceux pris dans le tourbillon, juste le malheur.

Là où les soldats karaniens virent arriver un prisonnier à l'allure misérable, eux voyaient leur raison de vivre. Kerberos serra les dents -aussi fort qu'Ysun crispa ses poings.

Les gardes laissèrent Mazër à dix pas de la monture de Kerberos puis ils repartirent prudemment à reculons. Le Duc se retourna, jetant sur Camaloth un étrange regard. De la même manière que la lumière révèle les nombreuses aspérités d'un mur, le soleil de cette matinée d'été balaya le visage de Mazër. Le Duc de trente ans semblait en accuser soixante de plus. Ce n'était pas visible. A peine une impression. D'infimes ridules sur une peau si jeune. L'espace d'un court instant, Mazër parut vieux, terriblement vieux. Ancien comme un grimoire depuis longtemps oublié sur une étagère poussiéreuse. Le pire étant sans doute son regard, incroyablement fixe. Il apercevait les silhouettes de ses geôliers, juchés sur les remparts.

Ils l'avaient laissé partir.

Ils étaient parvenus à mettre le mal au fond d'une boite, pour finalement décider de le laisser s'envoler.

Aussi vénérable qu'un chêne millénaire, Mazër pivota sur lui, actionnant ses jambes fatiguées. Il laissa la forteresse derrière lui et claudiqua jusqu'au char. Kerberos mit pied à terre. Il se précipita presque, donnant le tronc d'arbre qui lui servait de bras à son maître éprouvé. Les quatre autres cavaliers descendirent de leurs montures. Ils s'approchèrent doucement, d'une démarche lente et inexorable. Des phalènes attirées par une étrange lueur au cœur d'une nuit sans lune.

Ils ne disaient mot.

Kerberos finit par porter Mazër, tandis qu'Istar ouvrit la portière, Brahm et Fuxi déployèrent le marche pied, Ysun ferma la marche. Le chef de troupe resta benoîtement l'étendard à la main. Quoi qu'aussi étonné que ses officiers, il décida de donner ordre au cortège de faire marche. Ainsi les karaniens retournèrent chez eux.

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Dans le char, les cinq libérèrent le Duc de son armure, puis ils le dévêtirent. Chacun s'empara d'un linge propre et d'un baquet d'eau et tous lavèrent le corps abîmé du seigneur okordien. Celui-ci restait impassible, les yeux grands ouverts, fixés sur le plafond de bois sombre, dorloté par ceux qui partageaient la douleur de sa chair. Son esprit vagabondait de songes en songes, dressant la peinture lugubre d'un Okord remanié. Trait après trait, sa toile se tissait. Verts vallons devenus cendres, champs de blés baignant dans le sang vermillon, temples pillés.

Ses lèvres craquelées s’entrouvrirent, laissant échapper un faible souffle, à peine un murmure. Le vent d'automne sifflant entre les frêles rameaux condamnés à un hiver vigoureux. Une lame caressant la chape de son fourreau.

-Le temple.
Kerberos leva les yeux de la main dont il ôtait la saleté.
-Maître ?
-Le temple. Répéta la voix. Vous remplirez le bassin. Encore.
-Ne devrions-nous pas attendre encore quelques années ? Certains se posent déjà des questions...
-Il n'y a que le Vicomte LeRoux, et personne ne lui prête attention. Il mourra bien assez tôt : les années l'abattront aussi sûrement qu'une pluie de flèches. Notre affaire avec Träkbäläard approche. La guerre à venir guerre sera pire que ce litige ridicule. Je ne puis me permettre d'être diminué. Le bassin doit être rempli.
-Je commencerai à réunir des esclaves dès notre arrivée à Karst.
-Bien... Les paupières de Mazër se refermèrent. Le souffle se mua en un sifflement inesthétique. Le temps joue contre nous. Il n'y a aucune place pour la pitié ou l'indécision. Nos ennemis devront être terrassés, eux et leurs petits. Nous ne pouvons permettre à un seul de survivre à notre courroux...

Le Duc sombra finalement dans une froide torpeur, triste simulacre d'un véritable sommeil. Il avait renoncé à cela depuis longtemps, ne gardant d'humain qu'un petit bout d'âme racorni, sec comme du cuir. Une grande faim et une ambition insatiable. Ses cinq serviteurs ressentaient tout cela. D'autres aussi en Okord percevait le voile morbide, sans jamais pouvoir le toucher du doigt.

C'était un courant d'air déplaisant dans le dos. C'était le souffle froid tombant de la cheminée, étouffant les braises. Un prélude à la ruine.

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Dernière modification par De Karan (2016-06-17 19:34:59)


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#21 2016-09-10 22:32:20

De Karan
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Re : L'envol de la corneille.

Ils étaient entrés dans Karst.

Ils avaient trouvé le Temple.

Ils avaient emporté les papiers.

Enchaîné dans les geôles de Pieds en Gundor, Mazër se montra silencieux face aux fanfaronnades du Seigneur de Brecheliant. Vol, usurpations, corruption, comptes truqués, collusion avec l'étranger... Les invérifiables rumeurs entourant les Karan se virent soudain confirmées. Et diffusées à qui de droit. La Couronne n'avait guère apprécié.

A cela, encore, il aurait pu survivre, s'était-il dit. Mais avec le Temple, la Plume Noire réussit à entacher le nom des Karan du pire des crimes : l'impiété. Et, réels ou non, les rituels visant à égorger de jeune vierges dans le but de rallonger la vie étaient assez mal vus au sein du Royaume...

Alors, pour la première fois depuis longtemps, Mazër de Karan garda le silence. Mort en sursis. Il ne rétorqua rien au sourire que lui adressa le Duc Seb, lorsqu'il fut libéré.

-Des cavaliers arborant le Lys Rouge sont en vue !

Avachi dans les ruines de ses anciens appartements, le Comte posa un œil éteint sur le Baron Sanglant Von Festung. Lui et les autres dragons attendaient une réaction. Peut-être des ordres. Mazër se leva en soupirant, une bouteille de vin ébréchée à la main. Un vent froid soufflait par la fenêtre béante qui donnait sur la cour du château. De minuscules points rougeâtres dansaient sur la plaine. Ils grossissaient rapidement.

-Des arbalètes... Murmura le Comte.
-Seigneur ?
-Des arbalètes ! Ramenez-moi des arbalètes.
Mazër avait hurlé. Il lança la bouteille de vin. Elle explosa contre le mur, juste au dessus de la tête du Baron. Celui-ci quitta la pièce, courant vers l'armurerie.
-Vous songez sérieusement à vous battre ?
Le Vicomte GrandJarl plissait les yeux, cherchant à comprendre
-Je crains que nous ne rejoignions le Vicomte Chacha plus tôt que prévu. Ironisa le Seigneur Zadams de sa voix sage.

Mazër de Karan ne releva pas la pique. Se prenant la tête dans les mains, il se mit à tourner en rond. Il avait tellement donné, il était allé si loin ; trop loin peut-être. Devait-il tout abandonner maintenant ? Accepter la défaite ? Se faire prisonnier ? Encourir la justice royale et s'exposer au supplice en place publique ? Jamais.

-Est-ce qu'ils ont raison ?

Le Comte ne répondit pas à GranJarl : le Baron Von Festung revenait, les bras chargés de quatre machines et des carquois sur le dos. Mazër s'empara d'une arbalète et engagea un carreau.

-Avez-vous fait... Toutes ces choses ?
-Cessez de me poser des questions comme le ferait un enfant de cinq ans, rétorqua sèchement Mazër. Obéissez à votre suzerain et attrapez une arbalète.
Le Comte se posta à la fenêtre. Bientôt la cohorte passerait par la muraille éventrée.
-Le Vicomte Chacha a donné sa vie pour vous ! Cria GranJarl, dégoûté.
-C'était un benêt. Ricana Mazër sans se retourner. A part une flèche, on est en droit de se demander ce qu'il avait dans le crâne.

Les chevaux piaffaient. On pouvait entendre le bruit de leur sabot heurtant les pavés. Mazër ferma un œil et posa son doigt sur la détente.

Une corde claqua dans l'air.

Les chevaux passaient en nombre, et sans encombre, sur les gravas qui constituaient autrefois la grande herse de Karst. Le Comte de Karan se retourna. A sa manière de battre des bras et de dodeliner de la tête, on aurait dit un oisillon fraichement éclos. Un râle terrible s'échappa de sa poitrine transpercée par le carreau.

GranJarl tenait toujours sa position le visage ravagé par des larmes muettes. Les seigneurs Zadams et Sanglant le regardaient avec des yeux ronds.

Mazër tenta de dire quelque chose. Il ne réussit qu'à s'éssoufler. Alors, avec une lenteur inexorable, il bascula en arrière et passa par la fenêtre. Son corps s'écrasa dans la cour, au milieu des cavaliers qui peinèrent à calmer leurs montures.

La Corneille était morte.


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