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#1 2025-05-18 12:46:24

Neslepaks
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Messages : 71

Nansen le Vieux

À chaque retour d'une campagne, Neslepaks attendait avec impatience de pouvoir passer un moment seul. Sa nature solitaire supportait mal le temps passé avec l'armée ou dans les campements. Cette fois, il s'était retiré dans ses quartiers avec une caraffe de cidre, sans autre projet que de ne rien faire. Cependant, dès que les bruits du monde extérieur se calmèrent, ses propres pensées commencèrent à tourner dans sa tete.

Le sentiment de culpabilité pour avoir déçu son peuple ne l'avait pas quitté depuis longtemps. Il éprouvait des remords pour les défaites comme pour les victoires. Les campagnes récentes avaient connu des fortunes diverses, mais meme les succès cachaient une part de chagrin, de honte ou de regret. Il avait le sentiment de n'exceller en rien. Il manquait assurément de compétences en stratégie militaire. Il n'était pas remarquable dans la gestion de son domaine, et encore moins dans l'exercice de la diplomatie.

«Vos seigneurs promettent sécurité et prospérité, mais ils ne savent vous offrir que la guerre et la famine.» Ces mots, lus sur un panphlet qu'on lui avait montré quelques jours plus tot, tourmentaient encore sa conscience. Il avait cru que son devoir envers sa maison, son peuple, son dieu, était d'obtenir la gloire à n'importe quel prix. Mais il n'avait jamais vraiment payé ce prix lui-meme; il n'avait jamais vraiment ressenti cette perte, si ce n'est en termes de frustration ou déception.

Neslepaks regarda désespérément autour de son bureau à la recherche d'une distraction. Son regard se posa finalement sur le tableau représentant sa femme Tarja en robe nuptiale. En la regardant maintenant, il était évident à sa peau pale, que son corps luttait déjà alors contre une malédiction. Pourtant personne, pas meme les Sages, n'en avait perçu les signes à l'époque. Il l'avait perdue si tot qu'il n'avait jamais réussi à accepter ou à surmonter ce malheur. Il avait obstinément continué son deuil, un acte de mépris envers les dieux. Et maintenant, il n'avait pas d'héritiers.

Le poids de toutes ces préoccupations devint tout à coup trop lourd à porter. Et il ne pouvait pas simplement s'en débarrasser. Ou le pourrait-il? Une idée soudaine lui traversa l'esprit, et le seigneur Neslepaks appela un garde pour convoquer son sénéchal, le vieux Nansen.

«Mes excuses, m'sieur, je ne m'attendais pas à votre convocation et je ne suis pas pret à vous fournir un compte rendu. Mais je vais vous exposer la situation du mieux que je peux. Alors, tout d'abord…», Mais le sénéchal s'interrompit en s'apercevant que son seigneur le regardait d'un air étrange, presque amusé.
«Nansen, mon fidèle ami. Je ne te dis jamais assez combien j'estime le travail que tu fais ici. Tu gères les affaires de la maison bien mieux que je ne pourrais jamais le faire.». Peu habitué aux éloges, le vieil homme resta interdit.

Le comte Neslepaks regarda un instant dans son gobelet, essayant de mettre de l'ordre dans ses pensées, puis hocha la tete comme s'il avait pris sa résolution. «Je ne suis pas fait pour ça. J'aurais pu etre un excellent soldat, ou peut-etre un bon paysan, mais je n'étais pas destiné à diriger un peuple.». Ayant finalement admis cette dure vérité, il regarda autour de lui dans son bureau, s'attendant à ce que les fantomes de ses ancetres se matérialisent pour protester.
«J'ai pris ma décision: je veux renoncer à ma seigneurie. Quelqu'un d'autre devra prendre la relève.» et il fit glisser de son doigt l'anneau ancestral de la maison cromienne.

Alarmé, Nansen réfléchit rapidement. Il avait remarqué la caraffe sur la table du seigneur et supposait que le comte avait peut-etre trop bu. «Allons, m'sieur, ne parlez pas ainsi. Vous avez fait honneur à votre maison. Le peuple vous respecte. Vous avez mérité votre place parmi les seigneurs d'Okord!», mais Neslepaks secouait déjà la tete.

«Qu'ai-je accompli exactement? J'ai combattu les Déomuliens qui ne souhaitaient ni ne méritaient d'etre mes ennemis, afin de leur arracher des terres et de les céder à quelqu'un d'autre. J'ai porté l'insigne du Lys Blanc sans jamais en incarner les valeurs. De fait, j'ai trahi ces memes valeurs en chevauchant la vague de haine d'Yggnir et en frappant les Podezswites pour leurs fautes supposés, qui en fait ne se sont jamais matérialisées. J'ai mené des milliers de nos jeunes hommes au massacre, en vain, contre la fronde Nortmannienne. Et finalement, j'ai du reculer devant ces insurgés, la Moisson Libre... une autre campagne inutile!».

«Tu sais quoi Nansen? Je pense que ces rebelles ont raison. Le sang de notre peuple ne vaut pas la gloire éphémère de ce monde, ni meme la faveur d'Yggnir dans le monde d'en haut.», Neslepaks ignora le sourcil levé de son serviteur et continua sa diatribe, «Je souhaite que ma maison soit la première à faire un pas important vers la reconnaissance du droit du peuple à... à une existence significative. Tu vois ce que je veux dire? Arretons de transformer nos jeunes en pions dans un jeu entre puissants. Faisons d’eux des travailleurs, non pas des serfs, mais des ouvriers bien nourris et bien payés.».

«Gardons bien une petite armée pour que les gens se sentent en sécurité. Mais qui seraient nos ennemis si nous ne donnions à personne aucune raison de l'etre? Utilisons nous ouvriers à bon escient, pour rassembler les ressources dont tout le monde a besoin. Puis, échangeons-les équitablement avec d'autres seigneurs, afin qu'ils ne soient pas tentés de les prendre par la force. Ceux qui souhaitent prouver leur valeur à Yggnir peuvent le faire lors de tournois, de joutes ou d'autres exploits. Mais dans un but utile, et non pour faire couler le sang.».

Neslepaks laissa son interlocuteur méditer sur ces idées bouleversantes. Il savait que Nansen, homme du peuple, adorerait les voir prendre forme. Mais il était difficile de se défaire des coutumes que la noblesse avait imposées depuis un temps immémorial. «Enfin, je sais que ce ne sont que des concepts vagues... des pousses vertes qu'il faut nourrir, soigner, meme ébrancher çà et là si nécessaire. Mais je sais que tu trouveras un moyen. J'ai confiance en ton expérience, tes compétences, mais surtout en ton bon sens, pour accomplir ce que tu sais, au plus profond de ton coeur, etre le bien de ton peuple.».

Puis, d'un geste qui surprit le vieil homme, le seigneur lui offrit l'anneau de la maison. Nansen resta sans voix, fixant ce symbole si important, le lion d'or gravé dans le bijou, et incapable de trouver le courage de le recevoir. «M'sieur... ce n'est pas possible. Je ne pourrais pas... Ils ne m'accepteraient pas.».

«De qui parles-tu? La population? Ils te connaissent déjà, et je suis sur qu'ils te feront confiance pour diriger ce domaine, comme d'ailleurs tu le fais depuis toujours en mon nom. Ma famille? Quelques cousins éloignés, c'est tout ce qu'il reste: des hommes aux prétentions très faibles et au esprit encore plus faible. Les ministres du Culte? Leur pouvoir s'affaiblit, tandis que la ferveur religieuse s'apaise, et depuis que leur principal candidat à la succession, le commandant Vargar, est tombé. Les autres seigneurs? Il existe des précédents. Tu seras régent de ma maison, mais nous savons tous les deux que ce sera une régence permanente, car je n'ai pas l'intention de reprendre cet anneau. Jamais.».

«Mais que ferez-vous?». Après une profonde inspiration, Neslepaks répondit: «J'aimerais voyager. Explorer le grand nord, peut-etre. La famille de ma mère est originaire de l'ancien Gundor, tu sais.».
En meme temps, le vieux Nansen s'efforçait d'adapter l'anneau de la seigneurie à son gros doigt, en vain, «Hum, je pense qu'une petite modification sera nécessaire...». Neslepaks ne put s'empecher de rire; il se sentait déjà beaucoup mieux, son esprit immédiatement allégé dès qu'il avait remis l'anneau.

«Viens mon ami, nous avons du travail. Je veux officialiser cette décision tant que ma volonté est toujours ferme. Il faut rédiger une déclaration de succession, ainsi qu'une lettre de motivation concernant l'avenir de notre maison...»

( La déclaration )

Dernière modification par Neslepaks (2025-05-18 12:54:28)

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#2 2025-05-31 23:09:38

Nansen le Vieux
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Re : Nansen le Vieux

L'automne était arrivé et reparti, laissant derrière lui des greniers et des tonneaux pleins. Ces dernières lunes, le vieux Nansen avait été si occupé en tant que régent de la maison Neslepaks, supervisant la construction d'infrastructures publiques, envoyant des équipes d'exploitation et ratifiant des contrats commerciaux avec des marchands du monde entier, qu'il n'avait pas eu le temps d'observer comment le peuple s'adaptait à cette nouvelle réalité: une maison réformée.

Tant que l'abaque indiquait que les récoltes étaient bonnes et que les coffres se remplissaient, il avait simplement supposé que la paysannerie se réjouirait. Homme pratique, Nansen n'avait jamais pensé à faire appel aux espions et aux informateurs du seigneur Neslepaks pour surveiller les humeurs et les rumeurs. Ainsi, lorsque le groupe de représentants autoproclamés du peuple s'introduisit par la force dans son bureau, il resta stupéfait.

Au début, la délégation semblait bien intentionnée, malgré leurs manières brusques et agressives. Les demandes qu'ils avaient formulées étaient peut-etre prématurées, mais dans l'ensemble conformes à ce que le Comte lui avait demandé d'accomplir: une redistribution équitable des terres arables, des salaires et des horaires de travail fixes pour les ouvriers, et bien d'autres choses du meme genre.

Mais en suite l'homme d'armes avait demandé la parole. Il faisait partie de la délégation populaire en tant que représentant des soldats, et il déclarait avoir l'autorisation de parler au nom des garnisons, bien qu'il ne fut ni chevalier ni capitaine. Avec une anxiété croissante, Nansen écouta leur plan visant à entrer en contact avec la Moisson Libre et à conclure un pacte avec ces rebelles.

Nansen, en toute honneteté, fit de son mieux pour raisonner ces gens. Il leur rappela le souhait du Comte que son peuple mène une existence pacifique. Il souligna l'importance de l'enjeu: la liberté et les droits qu'on leur avait accordé pourraient leur etre retirés en un clin d'oeil à cause d’une mauvaise décision. Mais plus ils discutaient, plus il devenait clair qu'on avait déjà déclenché une agitation partout dans tout le domaine et qu'il était trop tard pour l'arreter.

Les jours suivants, le Régent vécut reclus dans la tour seigneuriale de Nes-la-Ville. Il tenta en vain de convoquer ou de contacter d'autres personnes influentes, chevaliers, maitres de guilde, ministres du culte, mais ses efforts furent toujours réduits à néant. Les sympathisants de la Moisson étaient omniprésents et touchaient tous les milieux.

Pire encore, il parait que cette folie se répandait comme une peste parmi la population. Bientot, Nansen fut coupé des informations provenant de l'intérieur et de l'extérieur du domaine. En désespoir de cause, il demanda à rencontrer les membres de la délégation populaire, espérant qu'ils finiraient par prendre conscience des dangers qui les guettaient. Étonnamment, ils acceptèrent.

Par un matin d'hiver froid et venteux, ils arrivèrent… suivis de huit mille hommes en armes! Face à un Nansen étonné, ils expliquèrent brièvement qu'un «seigneur despotique» menaçait de compromettre leur mouvement populaire. Ils prendraient position dans une forteresse à l'est du domaine et ils «se battraient jusqu'au bout». Le régent fut enfermé dans la tour seigneuriale, formellement «pour sa propre sécurité», impuissant face à cet acte inconsidéré.

Seul avec ses pensées, Nansen se prit la tete entre les mains. «Comment en est-on arrivé là? Comment la folie peut-elle toujours l'emporter?» se demandait-il sans cesse.

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