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Le crépuscule étendait son manteau d'encre sur le port d'Anses-Aux-Bateaux. Les rayons mourants du soleil s'insinuaient à travers les vitraux fraîchement posés de la taverne du *Goéland Borgne*, projetant des fragments colorés sur le sol encore jonché de copeaux de bois et d'éclats de pierre. L'odeur âcre du vernis se mêlait aux effluves de bière et aux relents de marée qui s'engouffraient par la porte chaque fois qu'un nouveau client pénétrait dans l'établissement. Les poutres, à peine installées, craquaient sous le poids de la charpente comme pour tester leur résistance, tandis que quelques artisans s'affairaient encore dans un coin à fixer des appliques aux murs de pierre brute.
Dans un recoin de la salle, éloigné de l'agitation des marins qui célébrait leur retour au port, Wacław Kowalczyk demeurait parfaitement immobile. Les habitués avaient appris à reconnaître cette silhouette austère et à respecter son isolement volontaire. Le Corbeau de l'Est, comme on le nommait désormais, contemplait son écuelle de lait de chèvre, ses yeux d'acier semblant scruter au-delà du liquide blanchâtre, vers un horizon que lui seul pouvait percevoir.
La porte grinça sur ses gonds à peine huilés, et une bourrasque marine s'engouffra dans la salle, charriant avec elle une bruine salée qui fit frissonner les buveurs les plus proches de l'entrée. La silhouette massive qui se découpa dans l'encadrement portait l'uniforme élimé de la garde portuaire, son surcot usé aux coudes et son ceinturon marqué par l'empreinte d'une épée trop souvent dégainée.
Roderic de Montsauche, capitaine de la garde du port de l'Anse-Aux-Bateaux, pénétra dans la taverne d'un pas lourd. Son visage buriné par les embruns et les veilles prolongées trahissait une fatigue que même le plus novice des guérisseurs aurait diagnostiquée. Ses yeux, striés de filets rougeâtres, balayèrent la salle avant de s'arrêter sur la silhouette du Strolatz.
Le capitaine se dirigea d'abord vers le comptoir où il échangea quelques mots brefs avec le tavernier, qui lui servit un calvok dans un gobelet d'étain sans même attendre sa commande. Roderic avala une première gorgée avant même de quitter le comptoir, comme un homme assoiffé à qui l'on présente enfin un seau d'eau fraîche.
Il traversa ensuite la salle, évitant avec l'aisance de l'habitude les pieds tendus des marins ivres et les flaques de bière renversée, pour s'approcher de la table où siégeait le Corbeau de l'Est.
Maître Kowalczyk, salua-t-il d'une voix éraillée par trop d'ordres hurlés dans le vent. Puis-je me joindre à vous ?
Le Strolatz releva lentement la tête. La balafre qui barrait sa joue gauche semblait plus prononcée dans la pénombre, telle une rigole creusée par des années de pluie sur une falaise.
*Witaj*, Capitaine, répondit-il avec ce léger accent qui faisait rouler les 'r' comme des galets sous la marée. Je vois dans vos yeux que les marées ont été agitées ces derniers temps.
Il indiqua le banc face à lui d'un geste mesuré de la main. Roderic s'y affala plus qu'il ne s'y assit, et son soupir sembla vidanger son âme entière.
Agitées ? Par tous les dieux anciens, Wacław, j'ai l'impression que la mer elle-même s'est soulevée contre nous, murmura-t-il en passant une main calleuse sur son visage marqué par l'épuisement. Voilà trois semaines que mes hommes et moi montons la garde jour et nuit. Le niveau d'alerte a triplé depuis ces... incidents sur les côtes du grand canal.
Il but une longue rasade de calvok, comme pour se donner du courage ou peut-être simplement pour se réchauffer de l'intérieur.
Je ne me souviens même plus de la dernière fois où j'ai dormi dans un vrai lit. Mes hommes se relaient par quarts de six heures, mais moi... Il laissa sa phrase en suspens, le regard perdu dans les reflets ambrés de son calvok.
Le Strolatz l'observa un moment en silence, comme pour mesurer la profondeur de sa fatigue.
*Zmęczenie osłabia nie tylko ciało, ale i umysł* — la fatigue affaiblit non seulement le corps, mais aussi l'esprit, dit-il enfin. Que craignez-vous tant pour sacrifier ainsi votre repos ?
Roderic jeta un regard circulaire autour d'eux, puis baissa la voix jusqu'à n'être plus qu'un murmure.
Ces pamphlets qui circulent... Vous les avez vus ?
Le Strolatz inclina légèrement la tête, ni tout à fait une affirmation, ni tout à fait une négation.
Des mots sur du papier, répondit-il avec une simplicité trompeuse. Le vent en apporte beaucoup à mes oreilles.
Le capitaine fouilla dans sa tunique et en sortit un morceau de parchemin plié en quatre, qu'il déposa discrètement sur la table entre eux.
Des mots qui enflamment les esprits, Wacław. Celui-ci a été trouvé ce matin même, épinglé à la porte de l'entrepôt maritime.
Le Corbeau de l'Est déplia délicatement le parchemin, ses doigts longilignes témoignant d'une dextérité que ses années de maniement du sabre n'avaient en rien altérée. Ses yeux parcoururent les lignes avec une concentration absolue.
*Le Roi d'Okord festoie en son palais tandis que les côtes brûlent et que le sang du peuple coule. Combien de vies faudra-t-il pour satisfaire son ambition ?* lut-il à voix basse, de manière presque imperceptible.
Il y en a d'autres, poursuivit Roderic en se penchant par-dessus la table, ses yeux injectés de sang scrutant le visage impassible du Strolatz. *Nobles et paysans, vous partagez la même terre et le même destin. Pourquoi sacrifier vos fils pour un souverain qui se rit de vos souffrances depuis son trône ?* Ou encore : *Vos seigneurs promettent sécurité et prospérité, mais ils ne savent vous offrir que la guerre et la famine. Il est temps de reprendre en main votre destin, loin du joug des couronnes corrompues.*
Le Strolatz replia soigneusement le pamphlet et le rendit au capitaine, son visage demeurant aussi indéchiffrable que les hiéroglyphes des anciennes stèles du désert de Salahim.
Et ces mots vous inquiètent à ce point ? demanda-t-il d'un ton mesuré.
Ce ne sont pas que des mots, Wacław, répondit Roderic avec véhémence, sa fatigue momentanément submergée par l'urgence de son propos. Ces 'pirates', comme ils se font appeler, ne se contentent pas d'écrire. Ils agissent. La semaine dernière, une vigie du seigneur de Vivesource a brûlée à l'est des terres. Avant cela, c'est une forteresse du connétable qui a été attaquée. Pas une égratignure sur les paysans qui l'accompagnaient, mais tous les nobles et leurs gardes... égorgés jusqu'au dernier.
Il vida son gobelet d'un trait et le reposa avec une force qui trahissait sa nervosité.
Le plus troublant, reprit-il en baissant de nouveau la voix, c'est que leurs pamphlets contiennent un autre message : *Les hommes venus par la mer respectent vos terres et vos vies, quand vos seigneurs eux-mêmes les sacrifient sans hésitation. Choisissez vos vrais ennemis !* Et la populace commence à y prêter l'oreille, Wacław. Hier, à la taverne du *Crabe Dansant*, j'ai surpris deux pêcheurs qui discutaient de ces écrits, et ils n'en parlaient pas avec mépris, mais avec... considération.
Il passa une main dans ses cheveux grisonnants et laissa échapper un nouveau soupir, plus lourd encore que le précédent.
Parfois, je me demande si... s'ils n'ont pas une part de raison, avoua-t-il en évitant le regard du Strolatz. La condition des serfs n'a guère changé depuis l'époque du vieux Mayer. Ils labourent, ils paient, ils meurent. Et on leur demande toujours plus pour des guerres dont ils ne comprennent ni les enjeux, ni les bénéfices. Le dernier pamphlet disait : *Le royaume se meurt, et la noblesse ne pense qu'à se déchirer pour des titres et des terres. Pendant qu'ils s'accusent et complotent, le peuple meurt. À quoi bon servir ceux qui ne servent qu'eux-mêmes ?*
Avant même que Roderic n'eût achevé sa phrase, le poing du Strolatz s'abattit sur la table avec une violence qui contrastait avec son apparente placidité. Le bruit sec fit sursauter les buveurs les plus proches, et le lait dans l'écuelle ondula dangereusement sans toutefois déborder.
*Dość!* — assez ! trancha Wacław, son regard devenu aussi froid et tranchant que l'acier d'Osterlich. Vous parlez comme un homme aveuglé par la fatigue et la rhétorique creuse. Ces 'pirates' ne sont que des loups déguisés en bergers.
Le capitaine, saisi par cette rare explosion de colère chez un homme habituellement si maître de lui-même, se figea, la bouche entrouverte sur des mots qui ne vinrent jamais.
Ces séditieux qui prétendent défendre le peuple ne sont pas différents des vautours qui, sous prétexte de nettoyer une carcasse, s'en repaissent, poursuivit le Corbeau de l'Est, sa voix retrouvant progressivement son calme habituel, bien que vibrante encore d'une indignation contenue. Ils ne veulent pas libérer le peuple, mais prendre la place de ceux qui gouvernent. *Wilk w owczej skórze* — le loup dans la peau de la brebis — n'en reste pas moins un loup.
Le Strolatz but une gorgée de lait de chèvre, comme pour tempérer le feu qui brûlait soudain en lui. Quand il reprit la parole, sa voix avait retrouvé sa profondeur mesurée, pareille au lointain grondement d'un orage qui s'éloigne.
J'ai vu de tels 'libérateurs' à l'œuvre, Roderic. Il y a quinze hivers, dans les terres lointaines de Salahim, au-delà des frontières d'Osterlich. Une province nommée Vyzantis avait connu ce qu'ils appelaient une 'révolution du peuple'. Les anciens maîtres avaient été chassés par une coalition de marchands déçus et d'intellectuels ambitieux. Ils promettaient pain, terre et liberté.
Les yeux du Strolatz se voilèrent, comme s'ils contemplaient des scènes gravées à jamais dans sa mémoire.
Trois années après leur 'victoire', j'ai traversé ces terres. Les crânes des nobles qui ornaient les murailles avaient eu le temps de blanchir sous le soleil, mais de nouvelles têtes, plus fraîches, venaient de les rejoindre — celles des révolutionnaires eux-mêmes, purgés par leurs propres compagnons au nom de la pureté de leur cause.
Il fit tourner lentement son écuelle entre ses doigts, observant les reflets du liquide blanc comme s'il y cherchait la confirmation de ses souvenirs.
Et le peuple qu'ils prétendaient avoir libéré ? Il mourait toujours de faim, mais désormais, il mourait aussi de peur. Les anciens maîtres étaient cruels par tradition et négligence, mais les nouveaux l'étaient par nécessité et conviction — et il n'est rien de plus terrible qu'un homme cruel qui se croit juste.
Un frisson parcourut l'échine du capitaine, dont la fatigue semblait soudain reculer devant l'intensité du récit.
Les serfs labouraient toujours les mêmes champs, mais pour des maîtres qui exigeaient non seulement leur sueur, mais aussi leur foi absolue. Les impôts n'avaient pas diminué — ils portaient simplement d'autres noms, plus nobles : 'contribution à la cause', 'devoir du peuple libre'. Et ceux qui osaient en douter devenaient des 'traîtres à la révolution', un crime bien plus grave que la simple insolence envers un seigneur.
Le Strolatz se pencha en avant, son regard d'acier transperçant Roderic comme une lame.
Dites-moi, Capitaine, ces 'pirates' qui prétendent défendre le peuple... Considèrent-ils comme 'peuple' les soldats qu'ils égorgent ? Ces hommes qui portent peut-être l'uniforme d'un seigneur, mais qui sont nés dans des chaumières semblables à celles qu'ils prétendent défendre ?
Roderic baissa les yeux, incapable de soutenir l'intensité de ce regard inquisiteur.
Et les épouses de ces soldats ? poursuivit impitoyablement le Corbeau de l'Est. Les enfants qui attendront en vain le retour de leur père ? Ne sont-ils pas aussi le peuple ? Ou devient-on un oppresseur dès l'instant où l'on porte une épée pour gagner son pain plutôt qu'une faux ?
Un silence pesant s'abattit sur leur table, plus dense que le brouillard qui rampait à présent sur les quais. Au loin, le brouhaha des conversations et les éclats de rire des marins semblaient appartenir à un autre monde.
Je n'avais pas... considéré cet aspect, admit finalement Roderic, les yeux rivés sur son gobelet vide.
*Łatwiej zobaczyć słomkę w oku brata niż belkę we własnym* — il est plus facile de voir la paille dans l'œil de son frère que la poutre dans le sien, dit doucement le Strolatz, son ton s'adoucissant. Il est aisé de contempler les murailles d'un château et d'y voir uniquement le symbole d'une oppression. Plus difficile est de comprendre que ces mêmes murs protègent aussi le serf quand viennent les pillards.
Il se redressa sur son banc, sa posture retrouvant cette dignité naturelle qui imposait le respect sans l'exiger.
Le monde n'est pas une toile aux couleurs simples, Capitaine. Il n'est pas divisé entre nobles cruels et serfs vertueux. Il existe des seigneurs justes comme il existe des paysans sans scrupules. La noblesse véritable ne se trouve pas dans un titre, mais dans les actions.
Les cloches du port sonnèrent le changement de quart, leur son lugubre se répercutant sur les eaux noires comme un avertissement. Roderic se leva, rajustant machinalement son baudrier usé.
Je dois retourner à mes hommes, dit-il, sa voix retrouvant une once de fermeté. Merci pour cette... perspective, Maître Kowalczyk.
Le Strolatz inclina légèrement la tête en signe de respect.
Ce n'était pas une leçon, Capitaine, mais un échange entre égaux. Comme l'épée s'aiguise à la pierre, l'esprit s'affine à l'épreuve des idées contraires. Les temps qui viennent exigeront la vigilance de tous, non seulement des corps, mais aussi des âmes.
Alors que Roderic se dirigeait vers la porte, son pas légèrement plus assuré qu'à son arrivée, le Corbeau de l'Est demeura immobile, son regard perdu dans les profondeurs de son écuelle comme s'il y cherchait des réponses à des questions que personne n'avait encore posées. La lueur vacillante des chandelles projetait son ombre démesurée sur le mur, semblable à celle d'un grand rapace aux ailes déployées, vigilant et patient, attendant l'heure propice pour fondre sur sa proie.
Dans les rues du pot de l'Anse-Aux-Bateaux, le vent du large s'était levé, charriant l'odeur de sel et de bois mouillé. Et peut-être, pour ceux qui savaient écouter au-delà du mugissement des vagues, le murmure lointain d'une tempête à venir.
Dernière modification par HernfeltMayer (2025-05-15 14:49:01)
Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.
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