Vous n'êtes pas identifié(e).

#1 2025-04-09 15:00:13

Siostry Vespasia
Inscription : 2023-07-28
Messages : 404

Une histoire de retour... et de départ

Ce matin là, la cité d'Hebron s'éveillait dans une agitation peu coutumière. Jamais les ruelles pavées n'avaient connu pareil tumulte, jamais les échoppes n'avaient ouvert leurs auvents si tôt. Le retour d'Amaury de Gavere, ce chevalier que beaucoup croyaient perdu dans les brumes éternelles du grand nord, avait insufflé à la ville une fièvre nouvelle.

La nouvelle se répandit comme une flamme sur l'huile. Amaury et une poignée d'autres gentilhommes avaient réussi là où tant d'autres avaient échoué : il avait retrouvé Bohemont de Painel, disparu depuis de longues années dans les terres glacées. Les tavernes ne désemplissaient plus, chacun y allant de son récit, embellissant les exploits de l'expédition à chaque nouvelle chope vidée.

On dit qu'il l'a trouvé parmi les barbares aux cheveux blancs, murmura un marchand d'épices à son voisin, penché au-dessus de sa choppe d'hydromel. Qu'il parlait leur langue et avait pris femme parmi eux !

Balivernes ! rétorqua un vieux soldat dont la barbe grise trahissait les nombreux hivers. Bohemont était prisonnier des sorciers du Givrepic. Amaury a dû l'arracher à leurs griffes, voilà la vérité.

J'ai entendu dire qu'il a beaucoup vieilli, intervint un jeune apprenti, les yeux écarquillés. Et qu'il a même perdu un bras tout entier, sans doute mangé par des cannibales des terres du nord !

Pendant que les rumeurs enflaient, le château d'Hebron demeurait étrangement silencieux. Derrière ses murs d'ardoise bleue, la siostry Vespasia n'avait pas fait de déclaration officielle. Elle qui, jadis, participait volontairement aux assemblées du royaume, s'était peu à peu effacée, laissant son surintendant, le grave Aldric Ravenswood, la représenter dans les affaires du royaume.

Les courtisans murmuraient dans les couloirs aux tentures précieuses. Certains prétendaient qu'elle était malade, d'autres qu'elle avait perdu la raison. Mais ceux qui avaient eu le privilège d'être convoqués dans ses appartements privés racontaient une tout autre histoire.

La salle de bal resta vide lorsqu'Amaury de Gavere franchit les portes du château. Ce fut dans une petite chambre voûtée, aux murs couverts de cartes et de parchemins, que la siostry le reçut. Les années n'avaient pas altéré sa beauté austère, mais une nouvelle gravité avait durci ses traits, et des fils d'argent striaient désormais sa chevelure d'ébène.

Ainsi, vous l'avez trouvé, dit-elle simplement, ses yeux d'ambre scrutant le visage buriné du chevalier.

Amaury s'inclina profondément.

Oui, ma siostry. Non sans mal. Le climat l'avait beaucoup affecté, mais il a survécu. Il était très affaibli quand nous l'avons découvert.

Ce brave Bohemont, soupira Vespasia. Je vous remercie d'avoir accompli cette mission que je vous avais confiée, fidèle Amaury. Où est-il maintenant ?

Il a décidé de repartir de son côté, ma siostry. Il souhaitait rejoindre les siens, sans doute. Il a été... changé par son expérience dans les terres du nord.

Un silence lourd comme la neige du nord s'abattit sur la pièce. Vespasia ne manifesta aucune émotion apparente, mais ses doigts tremblèrent imperceptiblement.

A-t-il mentionné sa découverte ? demanda-t-elle à voix basse.

Amaury acquiesça gravement.

Oui, ma siostry. Il nous a parlé du restant de lignée du Gundor qu'il a découvert. C'était difficile à croire, mais il était catégorique.

Au-dehors, les cloches sonnèrent vêpres, leur mélodie mélancolique se répandant sur la ville en liesse. Vespasia s'approcha de la fenêtre étroite, contemplant son peuple. Ces hommes et ces femmes qui vaquaient à leurs occupations, ignorant les forces qui s'agitaient au-delà des frontières du royaume.

Reprenez vos appartements, seigneur de Gavere, dit-elle avec un sourire rare. Je suis heureuse de vous voir revenir sain et sauf.

Ma siostry est trop bonne, répondit Amaury en s'inclinant à nouveau.

Le royaume va très mal, Amaury, reprit-elle d'une voix plus grave. Des guerres religieuses grignotent l'unité d'Okord, et le trône lui-même semble prendre part aux conflits au travers d'un groupe de seigneurs nommé du Lys.

Amaury fronça les sourcils, inquiet.

Pourquoi restez-vous à l'écart, ma siostry ? Votre voix pourrait faire pencher la balance.

Un sourire énigmatique se dessina sur les lèvres fines de la siostry.

Si la lumière amène la vie et éveille les âmes, le pouvoir a une très grande capacité à les corrompre, mon ami. J'ai fait le choix de ne pas prendre part à tout cela, même si cette décision m'a valu des inimitiés. Et puis, nous avons nos propres difficultés avec nos voisins des Dents de Givre.

Elle fit une pause, semblant hésiter avant de poursuivre:

Saviez-vous qu'Osterlich a donné la possibilité aux seigneurs Okordiens de s'installer sur les berges du grand canal, sur leur territoire?

Amaury écarquilla les yeux, visiblement abasourdi.

Osterlich? Permettre à des étrangers de s'installer sur leurs terres? C'est... sans précédent. Jamais ils n'ont ouvert leurs frontières ainsi.

Vespasia acquiesça lentement, ses yeux brillant d'une lueur déterminée.

Je pense fermement à démanteler les infrastructures du domaine d'Hebron pour les y aménager, confia-t-elle dans un murmure. Loin du tumulte local, loin de ces guerres qui nous menacent. Un nouveau départ.

Ma siostry, c'est une décision... considérable, balbutia Amaury, encore sous le choc. Le peuple d'Hebron vous suivrait-il?

Ceux qui le souhaiteront, répondit-elle simplement. Les temps changent, Amaury. Nous devons nous adapter ou périr.

Elle se redressa, et pour la première fois depuis des années, Amaury reconnut la souveraine inflexible qu'elle avait été.

Reposez-vous, fidèle Amaury. Nous parlerons plus longuement demain. Il y a beaucoup à faire.

Le chevalier posa un genou à terre, son cœur empli d'un mélange de soulagement et d'appréhension.

À vos ordres, ma siostry.

Les derniers rayons du soleil s'éteignirent sur les tours d'Hebron. Dans l'obscurité naissante, tandis que la ville célébrait sans le savoir bien plus que le simple retour d'un de ses fils, Vespasia contempla l'horizon du nord avec une détermination renouvelée. L'heure était venue de préparer Hebron face aux menaces qui se profilaient dans l'ombre.


Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.

Hors ligne

#2 2025-04-10 09:58:08

Siostry Vespasia
Inscription : 2023-07-28
Messages : 404

Re : Une histoire de retour... et de départ

Vespasia lut, le sourire aux lèvres, la missive de Bohémont de Painel qu'un page venait de lui déposer. Son ami était vivant.
Elle s'empressa de prendre une plume pour lui répondre, mais au fur et à mesure de son écriture, son sourire s'effaça, laissant une moue triste sur son visage pâle.

Très cher Bohémont de Painel,

Ne vous méprenez point sur votre séjour au Gundor, mon noble frère. Le Tout-Puissant vous a guidé vers les contrées septentrionales selon Sa divine providence, conduisant votre destinée là où Sa volonté vous appelait. Les tribulations que vous avez endurées, comme me l'a relaté le vénérable Amaury, témoignent de l'œuvre céleste en votre âme.

La lutte âpre pour la survie corporelle, l'ombre de la mort qui vous a effleuré, et la pénitence salvatrice auprès d'un peuple affligé – voilà les signes manifestes de l'élection divine. Je discerne dans votre cheminement terrestre toutes les épreuves et enseignements que le Seigneur Éternel dispense aux hommes qu'Il prédestine à de glorieuses missions.

Votre bras marqué constitue le sceau final de Son dessein. Tel un stigmate sacré, il vous rappellera perpétuellement les tribulations que vous avez supportées avec vaillance.

Il m'est possible d'établir un parallèle avec l'affliction présente du royaume d'Okord. Cette noble contrée se pétrifie dans des querelles intestines, victime de l'ambition maladive du Lys et de l'animosité perfide des Sept envers la maison des Podeszwites.

Sage de Sinople demeure aujourd'hui l'un des rares défenseurs des principes immuables de justice et de chevalerie. Hélas, dans sa solitude vertueuse, il ne pourra résister longtemps. Le Souverain, égaré dans sa raison, a rassemblé une armée quasi-surnaturelle et s'abandonne progressivement aux ténèbres du despotisme. Espérons que la lumière du Tout-Puissant le ressaisisse à nouveau un jour.

Nous traversons une période d'obscurité spirituelle et temporelle.

Pour ma part, je dois confesser l'amertume d'un échec cuisant. La sainte congrégation des Siostry s'est établie en Okord afin d'accompagner ce royaume dans son élévation vers la lumière divine et vers la prospérité. Hélas, nous voici revenus aux heures sombres de la domination barbare.

Ces circonstances funestes, conjuguées aux périls émanant du félon voisin des Dents de Givre, toujours plus envahissant et menaçant, me contraignent à abandonner les terres jadis confiées à mon géniteur par la vénérable famille de la Siostry Alazais.

Ce choix, bien que douloureux, s'impose par nécessité. S'éloigner stratégiquement du pouvoir établi sur les terres Osterlichoises permettra, avec la grâce divine, d'édifier ultérieurement un avenir plus vertueux pour Okord.

Rendons grâce néanmoins à la Providence, car en Okord subsistent encore maintes illustres maisons que le Très-Haut semble avoir désignées pour de sublimes desseins. La terre sacrée de nos aïeux demeure féconde en lignées vertueuses, qu'elles soient issues du glorieux sang des Podeszwites ou d'autres nobles souches tout aussi glorieuses. Tels des astres lumineux dans la voûte céleste assombrie, ces familles préservent les anciennes vertus chevaleresques et la rectitude morale. Leur fidélité aux préceptes divins et aux traditions ancestrales offre un réconfort à nos âmes affligées et constitue le fondement sur lequel l'édifice d'un royaume régénéré pourra s'ériger, lorsque l'Unique, dans Sa sagesse insondable, en aura décrété l'heure.

Chwala Podeszwa,

--
Siostry Vespasia de la congrégation des Siostry d'Okord


Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.

Hors ligne

#3 2025-04-12 22:23:14

Siostry Vespasia
Inscription : 2023-07-28
Messages : 404

Re : Une histoire de retour... et de départ

L'Exode de la Siostry Vespasia

Chat-GPT-Image-12-avr-2025-22-17-32.png

I. Le Grand Départ

L'aube n'avait pas encore percé la voûte céleste lorsque les premiers coups de marteau résonnèrent dans les rues pavées d'Hebron. La capitale du domaine de la Siostry Vespasia s'éveillait dans un chaos organisé, rythmé par les ordres lancés et les grincements des chariots que l'on assemblait. Les premières lueurs du jour révélèrent une cité méconnaissable, transformée en une immense fourmilière humaine.

Sur la place principale, jadis ornée d'étals colorés et de fontaines cristallines, s'entassaient désormais des centaines de charrettes. Des hommes aux bras noueux y chargeaient méthodiquement coffres et provisions, tandis que des scribes, l'œil vigilant, consignaient chaque ballot sur des parchemins jaunis. Les toiles cirées, soigneusement tendues sur les chargements, claquaient sous les assauts d'un vent capricieux venu de l'est.
La grande halle aux draps avait été dépouillée de ses tentures précieuses. Des échafaudages improvisés permettaient aux ouvriers de démonter les vitraux polychromes qui racontaient l'histoire de la fondation d'Hebron. Chaque panneau de verre était délicatement enveloppé dans des couches de paille avant d'être rangé dans des caisses spécialement conçues, portant le sceau de la Siostry.

La grande Katadra, cœur spirituel de la cité, avait déjà perdu ses cloches. L'une d'elles, la plus massive, avait nécessité les efforts combinés de vingt hommes pour être descendue de son beffroi. Elle reposait maintenant sur un chariot aux roues renforcées, prête pour le long voyage qui l'attendait.

Frère Terrant, les reliques sont-elles sécurisées ? demanda un jeune clerc à la robe élimée.
Le vieillard à qui s'adressait cette question ajusta ses lunettes cerclées de fer et hocha gravement la tête.
Le reliquaire de Saint Adelmot a été scellé à la cire consacrée. Les ossements ne bougeront pas durant le voyage. Quant aux manuscrits, j'ai personnellement supervisé leur emballage. Le savoir nous accompagnera vers notre nouvelle demeure.

Dans les demeures plus modestes, les scènes d'adieux se multipliaient. Certains avaient choisi de ne pas suivre la Siostry, trop attachés à cette terre qui les avait vus naître. Des familles se déchiraient, des promesses de retrouvailles s'échangeaient entre larmes et étreintes. Un tisserand aux mains calleuses confiait sa maison à son frère aîné, lui montrant d'un geste précis comment verrouiller correctement la porte qu'il avait lui-même fabriquée vingt ans auparavant.

Au quartier des forgerons, les derniers outils étaient soigneusement enveloppés dans des peaux huilées. Les enclumes, jugées trop lourdes pour le transport, étaient cédées à prix d'or à des artisans venus des villages voisins, attirés par l'opportunité d'acquérir du matériel de qualité. Les petites forges portatives, quant à elles, étaient démontées avec précaution, car la capacité à travailler le métal serait cruciale lors de la construction de leur nouveau foyer.

Dans les vastes greniers communaux, on rationnait méticuleusement les réserves. La farine était transvasée dans des tonneaux étanches, le grain soigneusement trié pour écarter les semences avariées. Des femmes aux doigts agiles confectionnaient des sacs de toile résistante pour le transport des légumineuses. Rien ne devait être laissé au hasard.
Au cœur de la ville, le palais de la Siostry s'était vidé de ses meubles les plus précieux. Dans la grande salle du conseil, où tant de décisions avaient été prises, ne demeuraient que des traces poussiéreuses sur le sol de marbre, témoins silencieux des buffets et des bibliothèques qui s'y étaient tenus pendant des générations.
La Siostry Vespasia elle-même se tenait à la fenêtre de sa chambre dépouillée, contemplant l'animation fébrile qui agitait sa cité. Son visage austère, encadré par un voile de lin blanc, ne trahissait aucune émotion, mais ses mains pâles, crispées sur le rebord de pierre, révélaient sa tension intérieure.

À ses côtés, Aldric Ravenswood, son fidèle surintendant, déroulait une carte sur l'unique table encore présente dans la pièce.
Nous avons confirmé l'itinéraire, Siostry. Les éclaireurs ont repéré trois points de passage sur le Grand Canal. Le plus au nord offre moins de dénivelé pour les chariots, mais nous rapproche des territoires contestés.

La Siostry acquiesça silencieusement, son regard fixant un point invisible à l'horizon.
Podeszwa nous guidera, Main-De-Sixte. Comme il a guidé Amaury à travers les étendues glacées du Gundor.
Elle se détourna de la fenêtre et fit quelques pas vers le centre de la pièce déserte, ses sandales claquant sur le dallage nu.

Le retour d'Amaury et de Bohémont n'était pas une coïncidence. C'était un signe. Podeszwa nous montre la voie à suivre. Nous devons nous éloigner des Dents de Givre, quitter cette terre où notre mission s'est accomplie pour en commencer une nouvelle ailleurs.
Aldric s'inclina respectueusement, roulant la carte avec des gestes précis.

Les dernières charrettes seront chargées avant la fin du mois. Nous pourrons nous mettre en route dès l'aube le jour suivant, si tel est votre souhait.
La Siostry hocha doucement la tête, une lueur d'espoir traversant furtivement son regard.
J'espère que le Corbeau de l'Est nous aura trouvé le meilleur emplacement possible pour notre nouvelle installation. Sa connaissance des terres d'Osterlich nous sera précieuse.
Un tumulte de voix s'éleva de la cour intérieure. La Siostry et son surintendant s'approchèrent de la fenêtre pour voir Amaury de Gavere traverser l'espace à grandes enjambées, sa cape de fourrure sombre flottant derrière lui. Des traces de voyage marquaient encore son visage buriné par les vents glacés du nord. Sa barbe, qu'il avait laissée pousser durant son expédition, avait été taillée sommairement, révélant une cicatrice récente sur sa mâchoire.
La plus grande partie de la cité est prête, Siostry, annonça-t-il après avoir gravi les escaliers quatre à quatre. Mais le temple des herboristes pose problème. Maître Ferrant refuse de déplacer certaines de ses plantes en cette saison. Il craint qu'elles ne survivent pas au voyage.
La Siostry échangea un regard entendu avec Aldric.

Qu'on lui fournisse des chariots supplémentaires, avec des bâches pour protéger ses précieux spécimens. Ses connaissances nous seront indispensables pour établir une nouvelle pharmacopée adaptée aux terres d'Osterlich.

Amaury s'inclina et repartit transmettre les ordres, son pas lourd résonnant dans les couloirs déserts.
Dans la ville basse, l'activité ne faiblissait pas. Des ateliers de charpentiers sortaient des pièces préfabriquées pour les futures habitations. Des artisans spécialisés dans le travail du cuir préparaient des bâches imperméables pour protéger les chargements des intempéries. Des tonneliers renforçaient les derniers fûts destinés à contenir l'eau potable pour le voyage.

Les granges se vidaient de leur foin, soigneusement compacté pour occuper le moins d'espace possible. Les étables résonnaient des meuglements inquiets des bêtes qu'on préparait pour la route. Des bergers rassemblaient leurs troupeaux aux portes de la ville, comptant et recomptant leurs moutons, essentiels pour la survie de la communauté.

À la tombée du jour, alors que les premières étoiles perçaient le voile du crépuscule, un calme étrange s'abattit sur Hebron. La ville, vidée de ses richesses et de bon nombre de ses habitants, semblait retenir son souffle avant le grand départ. Dans les maisons à demi vides, on partageait un dernier repas, on racontait une dernière fois les légendes du foyer qu'on s'apprêtait à quitter.

Sur la place centrale, désormais encombrée de chariots chargés et attelés, Vespasia apparut, escortée par ses conseillers. Sa silhouette élancée, drapée d'une robe d'un bleu profond, se détachait dans la lumière mourante. Tous ceux qui l'aperçurent interrompirent leurs tâches et s'inclinèrent avec déférence.
Peuple d'Hebron, déclara-t-elle d'une voix claire qui porta jusqu'aux confins de la place, d'ici un mois, nous quitterons ces terres qui nous ont vus prospérer pendant des générations. Ce n'est pas par crainte que nous partons, ni par défaite, mais par sagesse.
Elle leva une main pâle vers le ciel étoilé.

Podeszwa nous a montré le chemin. Il a guidé Amaury et Bohémont à travers les terres glacées du nord, leur permettant de revenir vers nous par un passage que nul ne connaissait. C'est là notre signe. Nous devons nous aussi emprunter un nouveau chemin, établir notre foyer sur des terres où nous pourrons vivre selon nos préceptes, loin des ombres grandissantes.
Un murmure approbateur parcourut l'assemblée.

Emportez dans vos cœurs les souvenirs de cette ville, poursuivit la Siostry, mais tournez vos regards vers l'avenir. Sur les terres d'Osterlich, nous bâtirons une nouvelle Hebron, plus forte, plus sage, plus proche des enseignements de Podeszwa.
Lorsqu'elle se retira, un silence respectueux l'accompagna. Cette nuit-là, peu dormirent dans la cité. On vérifiait une dernière fois les harnais, on consolidait les chargements, on préparait les rations pour les premiers jours de voyage. Les prêtres de Podeszwa, vêtus de leurs robes cérémoniales, circulaient parmi la population, offrant bénédictions et réconfort.

II. La Terre Promise

Le crépuscule drapait de ses voiles pourpres les falaises couleur ocre qui surplombaient le Grand Canal. Wacław Kowalczyk, ancien maître d'armes Strolatz d'Osterlich devenu chevalier-prêtre de Podeszwa Okordien, se tenait immobile sur la crête, son destrier piaffant doucement sous lui. Ses yeux gris acier scrutaient l'étendue sombre des eaux dont l'immensité se perdait dans la brume du soir. Au loin, sur l'autre rive, invisible dans l'obscurité grandissante, un phare venait de s'allumer, point lumineux perçant la nuit naissante. Le vent marin agitait son catogan poivre et sel, tandis que la balafre qui barrait sa joue gauche semblait plus prononcée sous la lumière mourante.

À quelques pas derrière lui, une petite troupe patientait en silence : trois clercs aux robes sobres, cinq soldats à l'allure disciplinée, et le capitaine Gauthier de Saint Gobain, un jeune homme aux yeux gris perçants. Ce dernier finit par éperonner légèrement sa monture pour venir se placer aux côtés du Strolatz.
La vue est saisissante d'ici, n'est-ce pas ? commenta-t-il en suivant le regard de Wacław vers la lueur vacillante du phare lointain.
Le Strolatz hocha imperceptiblement la tête.

Woda nie ma drzwi ani okien — l'eau n'a ni portes ni fenêtres, répondit-il de sa voix grave au léger accent. Pourtant, c'est une frontière plus efficace que n'importe quelle muraille.

Le capitaine acquiesça, habitué aux expressions énigmatiques de son compagnon de route.
Les éclaireurs sont revenus ce matin du village de Kradow, annonça-t-il en sortant une carte de sa sacoche de selle. Les habitants y sont favorables à notre cause. Le Sołtys — leur chef de village — nous a fait savoir qu'il serait honoré d'accueillir la Siostry Vespasia et ses fidèles.
Wacław prit la carte et l'examina attentivement dans la lumière déclinante. Ses doigts calleux suivirent le tracé d'une rivière qui se jetait dans le Grand Canal.
Kradow est bien situé pour le commerce, observa-t-il. La rivière Mława offre un accès direct vers l'intérieur des terres. Mais les terres environnantes sont marécageuses. Difficiles pour l'agriculture.

Il replia soigneusement la carte et la rendit au capitaine.
La Siostry ne cherche pas seulement un abri, mais un lieu où son peuple pourra prospérer.
Gauthier hocha la tête et désigna un point plus au nord sur la falaise.
C'est pourquoi j'ai également envoyé des hommes à Wzgórze, sur ces hauteurs là-bas. Le sol y est plus fertile, et la position défensive, excellente.
Les deux hommes éperonnèrent leurs montures et se mirent en route le long de la crête, suivis à distance respectueuse par leur escorte. Le sentier serpentait entre des buissons d'épineux et des roches érodées par les vents marins. Au loin, le clapotis des vagues contre la falaise créait une mélodie apaisante.
Wzgórze présente des avantages indéniables, admit Wacław après un moment de réflexion. Mais je me préoccupe de la distance avec le canal. Le transport des marchandises sera coûteux en temps et en ressources.

Gauthier ajusta sa position sur sa selle, soulageant une jambe endolorie par les longues chevauchées des jours précédents.
J'y ai pensé également. C'est pourquoi j'ai envisagé une troisième option.

Il sortit de nouveau sa carte et indiqua un point où la falaise s'adoucissait pour former une sorte de baie naturelle.
Zatoka. Une petite communauté de pêcheurs, principalement. Ils disposent déjà d'un petit quai et d'un système d'élévateurs pour remonter les prises jusqu'au sommet de la falaise. Avec quelques aménagements, nous pourrions en faire un port convenable.

Le Strolatz observa longuement la carte, puis releva les yeux vers l'horizon, comme s'il pouvait discerner ce lieu dans la pénombre.
Et qu'en est-il de l'espace disponible ? La Siostry amène plusieurs milliers de personnes.
C'est là que réside la difficulté, admit Gauthier. Zatoka est encaissé entre les falaises. Il faudrait défricher les terres au-delà du premier escarpement pour accueillir tous les fidèles.

Ils poursuivirent leur route en silence, chacun pesant les avantages et inconvénients des différentes options. Après un tournant du sentier, ils arrivèrent à un promontoire offrant une vue dégagée sur l'immensité du Grand Canal. Même par cette nuit tombante, on distinguait la houle régulière qui brisait contre les récifs en contrebas. Sur la rive où ils se tenaient, des vallons s'étendaient à perte de vue, ponctués de bosquets et de petits villages aux toits de chaume dont les feux commençaient à s'allumer.
Wacław mit pied à terre et s'approcha du bord de la falaise. Le vent marin agitait les pans de son manteau sombre.
Comment les locaux ont-ils réagi à nos visites ? demanda-t-il sans se retourner.
Gauthier descendit également de sa monture et vint se placer à ses côtés.
Avec curiosité et une certaine... bienveillance prudente. Les récentes guerres de religion en Okord ont touché ces régions d'Osterlich, particulièrement le domaine des Trofs. Ils ont vu passer des réfugiés, entendu les récits de massacres. Ils savent que la Siostry est une fervente adepte de Podeszwa, ce qui joue en notre faveur. Leur foi est similaire, bien que leurs rites diffèrent quelque peu des nôtres.
Le Strolatz hocha la tête.

Drzewo poznaje się po owocach, a nie po liściach — on reconnaît l'arbre à ses fruits, non à ses feuilles. Ce sont les actes qui comptent, pas les rites.
Il se tourna vers le capitaine, le regard soudain plus intense.
Avez-vous remarqué des signes de méfiance ? Des questions sur nos intentions véritables ?
Gauthier passa une main dans sa barbe, geste qui chez lui trahissait une légère préoccupation.
Le Komes de Brześć, le seigneur régional, a envoyé un émissaire nous rencontrer à Kradow. Il s'est montré poli mais... inquisiteur. Il voulait connaître nos projets d'implantation, nos ressources, le nombre exact de personnes que la Siostry compte installer ici.
Compréhensible, murmura Wacław. Une migration de cette ampleur modifiera l'équilibre de la région. Le Komes craint peut-être pour son autorité.
Il se tourna de nouveau vers l'horizon, les mains croisées dans le dos.
Qu'avez-vous répondu ?
La vérité, mais mesurée. J'ai décrit notre situation comme une relocalisation pacifique, motivée par des considérations religieuses et la menace croissante des politiques Okordiennes. J'ai insisté sur notre désir de nous intégrer harmonieusement, d'apporter nos savoir-faire et de respecter les coutumes locales.

Wacław acquiesça en silence, puis indiqua d'un geste à leur escorte de se rapprocher.
Nous allons examiner Zatoka demain à l'aube. Si les conditions s'y prêtent, nous enverrons un messager à la Siostry avec nos recommandations.
Les clercs s'inclinèrent respectueusement, tandis que les soldats se mettaient au garde-à-vous.
Et si Zatoka ne convient pas ? s'enquit Gauthier alors qu'ils remontaient en selle.
Le Strolatz ajusta ses rênes avant de répondre.
Alors nous continuerons à chercher. La Siostry mérite un lieu à la hauteur de sa vision. Un endroit où son peuple pourra non seulement survivre, mais s'épanouir.
Ils reprirent leur route le long de la falaise, leurs silhouettes se découpant sur le ciel d'un bleu profond où les premières étoiles commençaient à scintiller. Le bruit des sabots sur le sol rocailleux résonnait comme un rythme martial, accompagné par le murmure constant de la mer en contrebas.
J'ai eu l'honneur de côtoyer la Siostry à de nombreuses reprises, confia Gauthier après un long silence. Durant les absences d'Amaury, c'était moi qui coordonnais sa protection. Son regard... m'a toujours transpercé. Comme si elle pouvait lire au plus profond de mon âme.

Wacław esquissa un sourire presque imperceptible.
C'est le don des grands leaders. Ils voient ce que nous-mêmes ignorons. C'est pourquoi je sers sa cause avec conviction. Sa vision dépasse les querelles mesquines qui déchirent Okord. Elle a compris que Podeszwa nous appelle à l'harmonie, même avec les payens, pas à la division.
Ils atteignirent un col où le sentier s'élargissait, offrant une aire de repos naturelle. Gauthier fit signe à leur escorte de s'arrêter. Les hommes mirent pied à terre, déchargèrent quelques provisions et abreuvèrent les chevaux à une source qui jaillissait entre les rochers.
Assis sur une pierre plate, partageant un repas frugal de pain noir et de fromage séché, les deux hommes contemplaient en silence le paysage qui s'étendait devant eux. À l'est, les terres cultivées d'Osterlich, paisibles et ordonnées, se perdaient dans l'obscurité grandissante ; au-delà du canal, invisible dans la nuit, les forêts d'Okord ne se devinaient plus que par les rares lumières qui en émergeaient, tels des lucioles éparses.
Parfois, avoua Gauthier à mi-voix, je me demande si nous faisons le bon choix. Quitter nos terres... C'est comme abandonner une part de nous-mêmes.

Wacław but une gorgée d'eau à sa gourde en cuir avant de répondre.
Dom jest tam, gdzie serce — la maison est là où se trouve le cœur. Ce ne sont pas les pierres qui font un foyer, mais les personnes qui l'habitent. La Siostry l'a compris. Elle emporte avec elle l'essence d'Hebron, son esprit, ses traditions. Sur ces nouvelles terres, elle plantera des racines qui, peut-être, s'enfonceront plus profondément que les anciennes.

Il se leva et s'approcha du bord de la falaise, scrutant l'horizon comme s'il pouvait y discerner l'avenir.
Notre tâche est de préparer le terrain pour cette nouvelle croissance. De trouver le sol où la graine d'Hebron pourra germer et s'épanouir à nouveau.
Gauthier le rejoignit, impressionné comme toujours par la sagesse tranquille du Strolatz.
Alors nous redoublerons d'efforts, promit-il. Nous explorerons chaque recoin de cette côte s'il le faut, pour trouver le lieu idéal. La Siostry ne sera pas déçue.

Wacław posa une main sur l'épaule du capitaine, geste rare qui témoignait de sa considération.
Je n'en doute pas, mon ami. Demain, Zatoka. Après-demain, peut-être Wzgórze. Et si nécessaire, nous pousserons jusqu'aux confins du territoire du Komes. Quelque part sur ces terres, Podeszwa a préparé un refuge pour les fidèles de la Siostry. Notre devoir est simplement de le découvrir.
Ils restèrent ainsi un moment, deux silhouettes solitaires face à l'immensité du paysage noyé dans la pénombre, porteurs d'une mission dont dépendrait l'avenir de milliers d'âmes. Le vent marin, chargé d'embruns et de promesses, agitait leurs vêtements comme pour les presser vers leur destinée.

Dernière modification par HernfeltMayer (2025-04-12 22:23:56)


Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.

Hors ligne

#4 2025-04-18 11:35:07

Siostry Vespasia
Inscription : 2023-07-28
Messages : 404

Re : Une histoire de retour... et de départ

III. La Préparation Finale

Les jours suivants virent l'activité redoubler dans tout le domaine de la Siostry. À Hebron, le démontage méthodique de la cité se poursuivait avec une efficacité presque inquiétante. Les tailleurs de pierre délogeaient soigneusement les blocs de marbre qui ornaient les façades des maisons nobles, les numérotant à la craie avant de les emballer dans de la paille et des bâches goudronnées. Ces pierres serviraient à édifier les nouveaux bâtiments de la future colonie, transportant ainsi avec elles un fragment tangible de leur histoire.

Dans les jardins suspendus du quartier des herboristes, des échafaudages de bois permettaient d'accéder aux terrasses superposées où poussaient des plantes médicinales rares. Des apprentis affairés remplissaient des caissons de terre spécialement conçus, dans lesquels ils transplantaient avec mille précautions les spécimens les plus précieux. Des systèmes ingénieux de cordages et de poulies permettaient de descendre ces lourdes charges jusqu'aux charrettes qui attendaient en contrebas, leurs planches renforcées de fer pour supporter le poids inhabituel.

Au centre artisanal, les métiers à tisser étaient démontés pièce par pièce. Les navettes, les peignes et les ensouples étaient enveloppés dans des linges huilés pour les protéger de l'humidité du voyage. Les roues des moulins, trop grandes pour être transportées entières, étaient sectionnées en quarts selon des marques précises qui permettraient de les reconstituer parfaitement une fois arrivées à destination. Les meuniers, soucieux de ne pas perdre leur savoir-faire, rédigeaient de minutieux plans de remontage sur des parchemins qu'ils conservaient jalousement.

Dans les villages environnants, même les plus modestes hameaux participaient à l'effort collectif. À Vallevert, trois lieues à l'est d'Hebron, les fermiers vidaient leurs granges des outils agricoles essentiels. Les socles des charrues, les faux et les houes étaient nettoyés avec soin avant d'être alignés dans des caisses de bois brut. Les sacs de semences étaient étiquetés selon leur variété et leur provenance, et transportés dans des barils scellés à la cire pour éviter toute contamination.

À Pontmoulin, connu pour ses artisans du cuir, on démantelait les grandes cuves de tannage. L'écorce de chêne moulu, indispensable au processus, était mise en sacs et chargée sur des charrettes bâchées. Les peaux en cours de traitement posaient un problème particulier : trop fragiles pour être déplacées, mais représentant un investissement trop important pour être abandonnées. Après de longues délibérations, le maître tanneur avait conçu des cadres de transport spéciaux, remplis d'une solution conservatrice qui permettrait de poursuivre le tannage pendant le voyage.

Le convoi s'agrandissait chaque jour. Des files de charrettes convergeaient vers Hebron depuis tous les points du domaine, créant des embouteillages aux portes de la cité. Des contremaîtres aux voix rauques dirigeaient la circulation, canalisant les véhicules vers différentes zones de rassemblement selon la nature de leur chargement et leur destination finale.

Ce matin-là, Aldric Ravenswood, surnommé Main-de-Sixte pour sa main gauche aux six doigts, fruit d'une malformation de naissance, gravissait les marches du palais, un registre épais sous le bras. Son visage anguleux, habituellement impassible, trahissait une inquiétude qu'il ne parvenait plus à dissimuler. Il trouva la Siostry dans la salle du trône désertée, assise sur un simple tabouret de bois, le seul siège restant après le démontage du trône d'ébène qui avait été soigneusement emballé trois jours plus tôt.

Siostry, j'ai les dernières estimations concernant le coût du voyage, annonça-t-il en s'inclinant brièvement.

Vespasia leva les yeux du parchemin qu'elle était en train de lire, une carte des terres d'Osterlich annotée de sa fine écriture.

Je vous écoute, Main-de-Sixte.

Aldric ouvrit son registre, révélant des colonnes de chiffres méticuleusement calligraphiés.

Le nombre final de charrettes s'élève à près de trois mille. Chacune nécessitera en moyenne deux bœufs pour la traction. Nous avons déjà acquis deux mille bêtes, mais il nous en manque encore plus de quatre mille. Le prix du bétail a considérablement augmenté depuis que les marchands ont eu vent de notre projet.

Il tourna une page, suivant du doigt une colonne particulièrement inquiétante.

Viennent ensuite les provisions de route. Pour nourrir près de quarante mille personnes pendant un voyage d'au moins deux mois, il nous faudra cinq cents charrettes supplémentaires, exclusivement dédiées au transport de vivres. Sans compter le fourrage pour les animaux...

Son doigt glissa vers le bas de la page, s'arrêtant sur un chiffre entouré plusieurs fois.

Au total, Siostry, le coût de ce déplacement excédera nos prévisions initiales d'au moins quarante pour cent. Notre trésorerie sera pratiquement épuisée à notre arrivée, nous laissant fort peu de ressources pour établir notre nouvelle colonie.

Il referma le registre avec un soupir à peine audible, attendant la réaction de sa suzeraine. Vespasia se leva et s'approcha de la fenêtre, observant les innombrables charrettes qui emplissaient la grande place. Pendant un long moment, elle resta silencieuse, ses doigts fins caressant machinalement le médaillon de Podeszwa qui pendait à son cou.

L'argent n'est qu'un moyen, Main-de-Sixte, pas une fin, dit-elle finalement. Lorsque Baldir, le premier adepte de Podeszwa, parcourut les terres hostiles d'Osterlich pour répandre la parole du Dieu unique, il n'avait pas même un sou en poche. Pourtant, jamais il ne manqua de rien.

Elle se tourna vers Aldric, son regard brillant d'une conviction inébranlable.

L'Unique nous guide, et l'Unique pourvoit. Si nous dépensons aujourd'hui le dernier de nos deniers pour mener notre peuple vers une terre où il pourra vivre selon les préceptes de Podeszwa, alors notre richesse sera d'autant plus grande demain. Car la véritable abondance ne se mesure pas en pièces d'or, mais en âmes sauvées.

Elle s'approcha d'Aldric et posa une main légère sur son épaule.

Ayez foi, Main-de-Sixte. Lorsque nous poserons le pied sur notre nouvelle terre, Podeszwa nous montrera comment fleurir à nouveau. N'a-t-il pas déjà envoyé le Corbeau de l'Est préparer notre venue ? N'a-t-il pas guidé Amaury à travers les dangers du Grand Nord ?

Aldric s'inclina profondément, réconforté malgré lui par la sérénité qui émanait de la Siostry.

Votre sagesse m'illumine, comme toujours. Je vais immédiatement organiser l'acquisition des bœufs manquants.

Alors qu'il quittait la salle du trône, son inquiétude restait palpable malgré les paroles rassurantes de la Siostry. Dehors, le soleil déclinant projetait de longues ombres sur la cité en pleine transformation, comme un présage du long voyage qui les attendait.

IV. La Délibération

Le village de Brodnica se nichait au creux d'une vallée verdoyante, à cinq lieues au sud du Grand Canal. Ses maisons de bois aux toits pentus s'alignaient le long d'une rivière paisible, ombragées par des saules centenaires dont les branches effleuraient la surface de l'eau. La plus imposante de ces habitations, celle du Sołtys, accueillait ce jour-là une réunion d'importance.

Dans la grande salle commune, dont les murs étaient ornés de tapisseries aux motifs géométriques typiquement osterlichois, Wacław Kowalczyk avait disposé une série de cartes sur une longue table de chêne massif. Autour de lui s'étaient regroupés ses compagnons de mission : Gauthier de Saint Gobain, les trois clercs administrateurs – Frère Lothar, Frère Esteban et Sœur Adélaïde – ainsi que le Sołtys Mirosław, un homme trapu à la barbe grisonnante, qui écoutait attentivement.

La lumière des chandelles vacillait sur les parchemins étalés, projetant des ombres mouvantes sur les visages concentrés. Par les fenêtres ouvertes, entraient les bruits familiers du village : le martèlement régulier d'un forgeron, les cris joyeux des enfants jouant près de la rivière, le bêlement occasionnel des moutons dans leurs enclos.

Wacław, debout au bout de la table, désignait du doigt deux emplacements distincts sur la plus grande des cartes.

Après une semaine d'exploration minutieuse, deux sites se distinguent nettement pour l'établissement de la communauté de la Siostry, annonça-t-il de sa voix grave. Chacun présente des avantages significatifs, mais aussi des défis particuliers qu'il nous faut considérer soigneusement.

Il posa un pion de bois sur le premier emplacement, situé au sud-est.

Voici Zatoka-Wyżyna, la "Baie des Hauts". Ce site combine les avantages de Zatoka et de Wzgórze que nous avions initialement envisagés. Il s'agit d'un plateau fertile situé à proximité immédiate d'une crique naturelle qui pourrait être aménagée en port. Les falaises qui l'entourent offrent une protection naturelle contre les vents dominants et d'éventuels assaillants.

Il fit glisser son doigt le long d'une ligne bleue qui serpentait depuis la côte vers l'intérieur des terres.

Une rivière à débit constant traverse le plateau avant de se jeter dans la mer, garantissant un approvisionnement en eau douce toute l'année. Les sols, enrichis par les alluvions, conviendraient parfaitement aux cultures que les fermiers d'Hebron ont l'habitude de pratiquer. De plus, les forêts environnantes fourniront le bois nécessaire à la construction des premiers bâtiments.

Gauthier se pencha sur la carte, examinant attentivement le relief autour du site proposé.

L'accès terrestre semble toutefois difficile, observa-t-il. Ces défilés ici et là forment des goulets d'étranglement naturels. Les charrettes lourdement chargées pourraient avoir du mal à les franchir.

Wacław acquiesça gravement.

C'est précisément la principale difficulté de Zatoka-Wyżyna. L'arrivée initiale devra se faire principalement par voie maritime, ce qui nécessitera de transborder personnes et biens depuis l'autre rive du Canal. Un processus coûteux et chronophage.

Frère Lothar, un homme mince aux traits ascétiques, intervint d'une voix douce mais assurée.

N'oublions pas que la Siostry amène avec elle plusieurs dizaines de milliers de personnes, dont beaucoup sont âgées ou très jeunes. Un débarquement maritime, suivi d'une ascension des falaises, pourrait s'avérer périlleux pour les plus vulnérables.

Wacław hocha la tête, reconnaissant la pertinence de cette remarque, puis déplaça son attention vers le second emplacement, posant un autre pion de bois au sud.

Voici pourquoi nous avons également exploré ce second site : Dolina Spotkań, la "Vallée des Rencontres". Il s'agit d'une large vallée encaissée au confluent de trois rivières, formant naturellement un carrefour commercial. Historiquement, c'était un lieu de foires saisonnières où se retrouvaient les marchands des différentes régions d'Osterlich.

Le Sołtys Mirosław hocha vigoureusement la tête.

Mes grands-parents me parlaient souvent de ces foires. Elles ont cessé il y a deux générations, suite à une épidémie qui décima la population locale. La vallée est restée pratiquement inhabitée depuis, mais les terres y sont toujours aussi fertiles.

Sœur Adélaïde, une femme d'âge moyen au regard vif, pointa un détail sur la carte.

Je remarque plusieurs structures dessinées ici. Des bâtiments existants ?

En effet, confirma Wacław. C'est l'un des grands avantages de Dolina Spotkań. Il reste des constructions de l'ancienne foire : des halles en pierre, un petit fortin, des canaux d'irrigation encore fonctionnels, et même les fondations d'un temple qui n'a jamais été achevé. Ces infrastructures pourraient être rapidement réhabilitées, offrant un abri immédiat à une partie des arrivants.

Gauthier se frotta le menton, pensif.

L'accès terrestre semble bien plus aisé que pour Zatoka-Wyżyna. Les routes commerciales anciennes sont encore visibles, j'imagine ?

Elles nécessitent quelques travaux de débroussaillage, mais leur tracé est toujours apparent, confirma Wacław. Trois voies principales convergent vers la vallée, permettant d'acheminer personnes et biens sans difficulté majeure. De plus, les rivières sont navigables pour des barges à fond plat, offrant une alternative pour le transport de charges lourdes.

Frère Esteban, qui était resté silencieux jusqu'alors, tapota du doigt un point sur la carte, loin des deux sites proposés.

Qu'en est-il de la proximité avec les autres communautés ? La Siostry a toujours insisté sur l'importance des échanges, tant commerciaux que culturels.

Le Strolatz désigna une série de petits cercles disséminés autour de Dolina Spotkań.

Ces villages, dont Brodnica où nous nous trouvons, entourent la vallée à des distances variant de cinq à quinze lieues. La population locale est clairsemée mais accueillante. Le Komes de Brześć, seigneur de ces terres, s'est montré ouvert à l'idée d'une implantation importante, à condition que nous respections ses lois et acquittions les taxes habituelles.

Il se tourna ensuite vers la représentation de Zatoka-Wyżyna.

En revanche, ce site est beaucoup plus isolé. Les communautés les plus proches sont de petits villages de pêcheurs, peu nombreux et dispersés le long de la côte. L'autarcie y serait quasi obligatoire, du moins dans les premières années.

Le Sołtys, qui avait écouté attentivement, se leva et s'approcha de la carte.

N'oublions pas un aspect crucial : la défense, dit-il en traçant du doigt le contour de la vallée. Dolina Spotkań est certes entourée de collines qui offrent une certaine protection naturelle, mais elle reste ouverte sur plusieurs fronts. En cas de conflit, il faudrait déployer des forces importantes pour sécuriser tous les accès.

Gauthier acquiesça, l'air préoccupé.

Une préoccupation légitime. Les tensions religieuses qui agitent Okord pourraient un jour traverser le Canal. Zatoka-Wyżyna offre indéniablement une position défensive supérieure, avec ses falaises abruptes et son accès maritime contrôlable.

Wacław se redressa, croisant les bras sur sa poitrine. La lueur des chandelles accentuait les traits anguleux de son visage balafré.

Ainsi se présente notre dilemme, résuma-t-il. D'un côté, Zatoka-Wyżyna : difficile d'accès mais naturellement protégé, proche de la mer mais isolé des communautés existantes. De l'autre, Dolina Spotkań : facilement accessible, partiellement équipé, entouré de villages bienveillants, mais plus vulnérable et plus éloigné du Canal.

Un silence méditatif s'installa dans la pièce, chacun pesant mentalement les avantages et inconvénients des deux options. Dehors, le soleil commençait à se coucher, projetant des rayons obliques à travers les fenêtres de la salle.

Sœur Adélaïde fut la première à rompre le silence.

Ne devrions-nous pas considérer également la nature du signe qu'a reçu la Siostry ? Si Podeszwa l'a guidée à quitter Hebron après le retour d'Amaury du Grand Nord, peut-être y a-t-il une signification dans la direction même de ce voyage ?

Les regards convergèrent vers elle, intrigués par cette perspective nouvelle.

Que voulez-vous dire, ma sœur ? demanda Frère Lothar.

Amaury et Bohémont sont revenus des terres gelées en suivant un passage que nul ne connaissait, vers le sud. Il me semble que Dolina Spotkań se trouve précisément dans cette direction par rapport à Hebron, tandis que Zatoka-Wyżyna est plutôt au sud-est.

Wacław considéra cette observation avec attention, son regard alternant entre les deux points sur la carte.

*Drogi Podeszwy są tajemnicze, ale nie przypadkowe* — les voies de Podeszwa sont mystérieuses, mais jamais fortuites, murmura-t-il. Votre intuition mérite réflexion, ma sœur. Les signes divins se manifestent souvent dans les détails les plus subtils.

Gauthier, plus pragmatique, se redressa en s'étirant légèrement.

Quoi qu'il en soit, nous devons envoyer un messager à la Siostry sans tarder. Le convoi sera bientôt prêt à partir, et elle doit pouvoir prendre sa décision en toute connaissance de cause.

Wacław acquiesça, puis roula soigneusement les cartes avant de les ranger dans un étui de cuir.

Nous rédigerons ce soir même un rapport détaillé sur les deux sites. J'y joindrai des croquis et les témoignages que nous avons recueillis. Frère Esteban, votre calligraphie est la plus lisible d'entre nous. Accepteriez-vous de vous charger de cette tâche ?

Le jeune clerc s'inclina respectueusement.

Ce sera un honneur, Maître Kowalczyk.

Le Sołtys frappa dans ses mains, signalant à une servante d'apporter des rafraîchissements.

Mes amis, avant que vous ne vous mettiez au travail, permettez-moi de vous offrir une collation. Notre vin de poire est particulièrement réussi cette année.

Tandis que la servante disposait des coupes et une carafe de vin ambré sur la table, Wacław s'approcha de la fenêtre. Au loin, par-delà les champs et les collines boisées, il pouvait deviner la silhouette sombre des montagnes qui marquaient la frontière orientale d'Osterlich. Son regard se perdit dans l'horizon assombri, comme s'il cherchait à y lire l'avenir de ce peuple qui, bientôt, quitterait ses foyers ancestraux pour suivre la vision de la Siostry Vespasia.

Quel que soit l'endroit qu'elle choisira, murmura-t-il pour lui-même, ce sera le début d'une nouvelle ère pour les fidèles de Podeszwa. Que l'Unique guide leurs pas sur ce chemin incertain.

Dernière modification par HernfeltMayer (2025-04-18 11:35:51)


Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.

Hors ligne

#5 2025-04-22 23:27:39

Siostry Vespasia
Inscription : 2023-07-28
Messages : 404

Re : Une histoire de retour... et de départ

V. La Grande Traversée

Le convoi s'étendait à perte de vue, serpentant à travers les collines boisées d'Okord occidental. Trois mille charrettes, des milliers de têtes de bétail et près de quarante mille âmes progressaient avec une lenteur calculée, parcourant rarement plus de trois lieues par jour. La poussière soulevée par cette multitude en mouvement formait un nuage permanent au-dessus de la caravane, visible à des lieues à la ronde, comme un étendard annonçant leur passage.

En tête du cortège, montée sur un palefroi blanc dont la selle et le harnais étaient ornés de symboles de Podeszwa finement ciselés dans l'argent, la Siostry Vespasia guidait son peuple. Son visage émacié par les semaines de voyage conservait pourtant cette sérénité qui inspirait tant de dévotion parmi ses fidèles. À ses côtés chevauchait Amaury de Gavere, son regard vigilant balayant constamment l'horizon à la recherche du moindre signe de danger.
Le voyage à travers les terres d'Okord s'était révélé plus éprouvant que prévu. Les pluies de début d'automne avaient transformé certaines portions de route en bourbiers où s'enlisaient les charrettes, nécessitant l'effort conjugué de dizaines d'hommes pour les en extraire. Dans un comté au sud, un pont s'était effondré sous le poids d'un attelage chargé de pierres de taille, entraînant la mort de deux bœufs et d'un jeune charretier. L'incident avait nécessité une déviation de plusieurs jours par des chemins escarpés.

Pourtant, malgré ces épreuves, l'esprit des voyageurs restait remarquablement serein. Chaque soir, lorsque le campement se déployait dans un ballet désormais bien rodé, les prêtres de Podeszwa célébraient des offices en plein air. Les chants sacrés s'élevaient vers le ciel étoilé, portant avec eux les espoirs et les prières de toute une communauté en mouvement.

Ce matin-là, le soixante-douzième jour de leur périple, la caravane atteignit enfin les contreforts des collines surplombant le port qu'ils traversaient. Pour la première fois, les voyageurs purent apercevoir l'immensité miroitante du Grand Canal, cette étendue d'eau si vaste que la rive opposée demeurait invisible, même par temps clair. Un murmure d'émerveillement parcourut les rangs, bientôt suivi d'une rumeur d'appréhension. Car traverser cette mer intérieure représentait peut-être le plus grand défi de leur voyage.

Aldric Ravenswood, caracolant sur son destrier bai, vint se placer aux côtés de la Siostry.
Nous y voilà, Siostry. D'après nos éclaireurs, les navires affrétés par la Siostry Alazaïs nous y attendent, comme convenu.
Vespasia contempla le panorama qui s'étendait devant elle : la ville portuaire aux maisons blanches semblait minuscule à cette distance, nichée entre les falaises et la mer. Les mâts des navires à l'ancre ressemblaient à une forêt dénudée, se balançant doucement au gré de la houle.
Combien de temps faudra-t-il pour embarquer tout notre monde, Main-de-Sixte ? demanda-t-elle sans quitter des yeux l'horizon.
Avec les trente navires que nous avons affrétés, et si les conditions météorologiques nous sont favorables, au moins deux semaines. Les biens et le bétail prendront plus de temps que les personnes.

La Siostry hocha la tête, résignée à cette ultime attente.
Qu'on établisse le camp principal sur ces hauteurs. L'embarquement se fera par groupes ordonnés, en commençant par les plus vulnérables.

Alors que le soleil atteignait son zénith, éclairant le Grand Canal d'une lumière aveuglante, la caravane commença à s'installer sur le plateau qui dominait le port. Les charrettes furent disposées en cercles concentriques, formant des quartiers distincts reliés par des allées rectilignes. Au centre, on dressa un autel temporaire de Podeszwa, où la Siostry présiderait une cérémonie le soir même pour bénir la dernière et plus périlleuse étape de leur exode.

Pendant les jours qui suivirent, une navette incessante s'établit entre le camp et le port. Des charrettes descendaient, chargées de biens et de personnes, puis remontaient vides, dans un cycle continu qui ne s'interrompait qu'à la nuit tombée. Dans le port, l'activité était frénétique. Les débardeurs, les marins et les intendants de la Siostry orchestraient le chargement méthodique des navires, s'assurant que chaque pouce d'espace était utilisé avec efficacité.
Le douzième jour d'embarquement, alors que près de la moitié de la communauté avait déjà pris la mer, un messager arriva au campement, porteur d'une nouvelle inattendue.

Siostry, annonça-t-il en s'inclinant, les premiers navires ont atteint l'île de Chypre. La Siostry Alazaïs vous présente ses hommages et vous offre l'hospitalité de son domaine pour les voyageurs en transit.
Cette nouvelle fut accueillie avec joie. L'île de Chypre, bien que n'étant pas située au milieu du Grand Canal, offrait néanmoins un relais précieux pour les navires trop chargés pour effectuer la traversée d'une seule traite. De plus, la Siostry Alazaïs était connue pour sa sagesse et sa générosité, ainsi que pour son adhésion aux préceptes les plus stricts de Podeszwa.

Le trentième jour après leur arrivée au port, le dernier navire quitta les quais, emportant la Siostry Vespasia elle-même, accompagnée d'Aldric et des derniers prêtres. Depuis le pont de la caraque à trois mâts baptisée "L'Étoile de Podeszwa", Vespasia contempla longuement la côte d'Okord qui s'éloignait, rétrécissant jusqu'à n'être plus qu'une ligne sombre à l'horizon, puis disparaissant complètement dans la brume du soir.
Ainsi disparaît notre passé, murmura-t-elle à Aldric qui se tenait silencieusement à ses côtés. Que Podeszwa nous guide vers notre avenir.
La traversée jusqu'à Chypre dura quatre jours, sous un ciel clément et avec des vents favorables. L'île apparut d'abord comme un point vert émergeant des flots, puis ses contours se précisèrent : collines boisées, falaises ocre et plages de sable blanc. Le navire de la Siostry entra dans une baie naturelle où s'élevait Nicosie, principale cité du domaine d'Alazaïs.

Sur les quais, une foule colorée attendait les arrivants. En tête se tenait la Siostry Alazaïs, une femme robuste aux cheveux cachés derrière son châle. Son visage blanchâtre s'illumina d'un sourire chaleureux lorsque Vespasia descendit la passerelle.
Soyez la bienvenue sur Chypre, ma chère sœur, déclara-t-elle en ouvrant les bras. Votre courage et votre foi sont un exemple pour tous les fidèles de Podeszwa.

Les deux femmes s'étreignirent, puis Alazaïs guida sa visiteuse à travers les rues pavées de Nicosie, jusqu'à son palais de pierre blanche qui dominait la cité. De là-haut, on pouvait apercevoir les dizaines de navires qui mouillaient dans la baie ou étaient amarrés aux jetées. Une activité intense régnait sur les quais, où l'on déchargeait temporairement certaines cargaisons pour permettre aux navires de se ravitailler en eau douce et en vivres frais.
Depuis combien de temps les premiers de vos gens sont-ils arrivés ? s'enquit Vespasia tandis qu'elles contemplaient l'activité portuaire.
Voilà presque deux semaines, répondit Alazaïs. Les premiers navires sont déjà repartis vers la rive sud, après s'être reposés et ravitaillés pendant trois jours. D'après les messages que nous avons reçus, les débarquements sur l'autre rive se déroulent sans incident majeur. Votre Strolatz, ce... Wacław Kowalczyk, organise l'accueil avec une efficacité remarquable.
Le Corbeau de l'Est est un homme de grande valeur, acquiesça Vespasia. Sa connaissance d'Osterlich et son dévouement à Podeszwa sont des dons inestimables pour notre entreprise.

Le séjour à Chypre dura une semaine, pendant laquelle les derniers navires de la flotte arrivèrent progressivement, se ravitaillèrent et repartirent vers la rive sud du Grand Canal. La vie sur l'île semblait idyllique, avec son climat tempéré, ses terres fertiles et sa population accueillante. Certains des voyageurs, épuisés par les mois d'errance, murmurèrent qu'ils auraient préféré s'installer ici plutôt que de poursuivre vers l'inconnu d'Osterlich.

La veille de son départ, Vespasia se promena sur les remparts du palais d'Alazaïs, contemplant le coucher de soleil qui embrasait la surface du Grand Canal. Son amie la rejoignit, lui offrant une coupe de vin ambré produit sur les coteaux de l'île.
J'ai entendu certains de vos gens exprimer le souhait de rester parmi nous, dit doucement Alazaïs. Ils seraient les bienvenus. Chypre a toujours de la place pour les fidèles de Podeszwa.

Vespasia sourit avec bienveillance.
Je vous remercie pour cette générosité, ma sœur. Mais notre destination est ailleurs. Podeszwa nous appelle sur les terres d'Osterlich, là où le Corbeau nous a préparé une place. Ceux qui souhaitent rester ici devront suivre leur cœur, mais ma mission est de guider mon troupeau jusqu'au bout du chemin.
Le lendemain à l'aube, "L'Étoile de Podeszwa" reprit la mer, escortée par les derniers navires de la flotte. Debout à la proue, Vespasia et ses conseillers regardaient droit devant eux, vers le sud, où le soleil levant semblait leur montrer la voie.

La traversée de Chypre à la côte osterlichoise fut étonnamment paisible. Les vents constamment favorables, la mer exceptionnellement calme en cette saison agitée, tout semblait conspirer pour faciliter leur voyage. Même les plus sceptiques parmi l'équipage commencèrent à murmurer que Podeszwa lui-même apaisait les flots pour assurer leur passage.

Avez-vous déjà vu pareille traversée en cette saison, Main-de-Sixte ? demanda la Siostry, alors que le navire fendait les eaux avec une régularité presque surnaturelle.
Jamais, Siostry, admit Aldric, dont le teint habituellement pâle avait pris des couleurs sous l'effet du soleil et de l'air marin. Les capitaines affirment qu'ils n'ont jamais connu de conditions aussi idéales. Certains parlent déjà de miracle.
Non pas miracle, mais signe, corrigea doucement Vespasia. Podeszwa confirme notre choix. Il nous montre que nous suivons sa volonté.

Au troisième jour de cette ultime traversée, alors que le soleil atteignait son zénith, un cri retentit depuis la vigie : Terre ! Terre au sud !
Une ligne sombre était apparue à l'horizon, grandissant rapidement à mesure que le navire s'en approchait. Bientôt, on put distinguer les falaises ocre qui bordaient la côte d'Osterlich, semblables et pourtant différentes de celles d'Okord. Plus basses, plus érodées, elles s'ouvraient par endroits sur des vallées verdoyantes qui descendaient en pente douce vers la mer.

À mesure qu'ils approchaient, un port naturel se révéla, protégé par deux promontoires rocheux. Une flottille de petites embarcations en sortit à leur rencontre, guidant "L'Étoile de Podeszwa" vers un mouillage sûr. Sur le quai principal, une silhouette solitaire attendait, reconnaissable entre mille avec sa haute stature et son manteau sombre flottant dans la brise marine : le Corbeau de l'Est.

VI. La Terre Promise

Wacław Kowalczyk, droit et immobile comme une statue de pierre, observait la manœuvre d'approche du navire amiral. Ses yeux gris acier, plissés contre le soleil de l'après-midi, ne quittaient pas la silhouette élancée de la Siostry, debout à la proue. Le vent marin agitait son catogan poivre et sel, tandis que sa balafre semblait moins prononcée sous le hâle qu'il avait acquis après des mois passés en plein air à superviser l'installation des premiers arrivants.

Autour de lui s'affairaient des marins osterlichois et des colons okordiens déjà débarqués, préparant les amarres et les passerelles pour l'accostage imminent. À ses côtés, Amaury de Gavere, arrivé quelques semaines plus tôt avec les premiers convois, surveillait les opérations avec une attention toute militaire. L'ambiance était fébrile mais organisée, chacun connaissant parfaitement son rôle dans cette chorégraphie maritime désormais bien rodée après des semaines d'arrivées successives.

Lorsque la passerelle fut finalement abaissée, Wacław s'avança à pas mesurés. La Siostry descendit avec une dignité tranquille, suivie d'Aldric. Le Strolatz s'inclina profondément devant elle.

Siostry Vespasia, au nom de tous ceux qui vous ont précédée sur cette terre, je vous souhaite la bienvenue en Osterlich. Que Podeszwa bénisse votre arrivée comme il a béni votre voyage.

Corbeau de l'Est, répondit Vespasia en posant une main légère sur l'épaule de Wacław, votre fidélité et votre dévouement ont préparé le chemin. Grâce à vous, mon peuple trouve un refuge là où il aurait pu rencontrer hostilité et rejet.

Un sourire rare éclaira furtivement le visage austère du Strolatz.

To jest zaszczyt służyć wam — C'est un honneur de vous servir, Siostry. Podeszwa enseigne que la foi transcende les frontières et les coutumes. Venez, des montures nous attendent. Il me tarde de vous montrer ce que nous avons préparé.

Un petit cortège se forma rapidement. La Siostry, montée sur un palefroi blanc mis à sa disposition, suivit Wacław qui les guidait le long d'un chemin pavé remontant depuis le port vers les hauteurs. De chaque côté, des colons déjà installés s'inclinaient respectueusement sur son passage, certains jetant des fleurs ou des brins de romarin symbolisant la prospérité sur la route.

Après une heure d'ascension, ils atteignirent un promontoire offrant une vue panoramique sur toute la région. Wacław arrêta sa monture et invita la Siostry et ses conseillers à contempler le paysage qui s'étendait devant eux. Le soleil déclinant baignait la scène d'une lumière dorée, soulignant la beauté naturelle de cette terre qui allait devenir leur nouveau foyer.

Oto wasze królestwo, Siostry — Voici votre domaine, Siostry, annonça solennellement Wacław en balayant l'horizon d'un geste ample. S'étendant du Grand Canal au nord jusqu'aux Monts Błękitne au sud, et des Marais de Biała à l'ouest jusqu'à la Forêt d'Argent à l'est.

D'un index précis, il désigna trois points distincts formant un triangle parfait sur ce vaste territoire.

Ce sont les trois cités qui constitueront l'ossature de votre nouvelle patrie. Des établissements osterlichois existants mais largement dépeuplés par les épidémies et les guerres passées sans doute. Le Komes de Brześć, avec l'approbation du Roi Baldir d'Osterlich si j'ai bien compris, nous les a cédés en échange d'un tribut annuel modeste et de votre serment d'entretenir de bons échanges avec les autorités osterlichoises.

Il pointa le nord-ouest, où l'on distinguait des toits d'ardoise luisant dans la lumière du soir, perchés sur une colline dominant le Grand Canal.

Wrocław, la Cité des Cent Tours. Elle sera votre phare dans la nuit, votre lien avec Okord et le reste du monde. Ses fortifications naturelles en font un bastion imprenable. Les bâtiments y sont en pierre blanche, fraîchement restaurés par des artisans osterlichois selon vos directives. L'académie des strolatz okordiens que j'aurai l'honneur de commander s'y établira, formant une nouvelle génération de guerriers-prêtres dévoués à Podeszwa.

Son doigt se déplaça vers le sud, désignant une étendue plus plate où serpentaient plusieurs cours d'eau.

Poznań, la Cité des Trois Fleuves. C'est là que se concentreront vos activités agricoles et commerciales. Les terres y sont d'une fertilité exceptionnelle, les canaux d'irrigation déjà en place, et ses marchés traditionnels attirent des commerçants de tout Osterlich. Les anciens entrepôts de la guilde des marchands ont été convertis en logements temporaires pour les nouveaux arrivants en attendant la construction de quartiers résidentiels.

Enfin, son regard se porta vers le centre du territoire, où s'élevait ce qui ressemblait à une petite montagne couronnée de tours et de remparts.

Et voici Kraków, le Joyau des Collines, qui sera votre capitale. Bâtie sur sept collines comme l'antique Hiboria, elle combine beauté et praticité. Son palais royal, à peine endommagé par les années d'abandon, n'attend que votre présence pour retrouver sa splendeur d'antan. Sa Grande Place peut accueillir toute la population pour les célébrations religieuses, et la katadra gigantesque est en construction sur les bases de l'ancienne. Ses caves naturelles garantissent des réserves alimentaires à l'abri des intempéries.

Un silence admiratif s'installa parmi le petit groupe. Même Aldric, d'ordinaire si mesuré dans ses réactions, ne put retenir un murmure d'émerveillement. La Siostry, quant à elle, contemplait ce panorama avec une intensité qui témoignait d'une émotion profonde.

Quel accueil nos gens ont-ils reçu de la population locale ? demanda-t-elle finalement, toujours pragmatique malgré l'émotion du moment.

Wacław hocha la tête, appréciant cette question qui allait au cœur des préoccupations réelles.

Lepszy niż się spodziewałem — Meilleur que nous n'aurions osé l'espérer, Siostry. Trois facteurs ont joué en notre faveur. D'abord, ces régions étaient sous-peuplées, les habitants survivants ayant besoin de bras supplémentaires pour raviver l'économie locale. Ensuite, votre réputation de sagesse et de piété vous a précédée, créant un climat de respect. Enfin...

Il hésita légèrement, comme embarrassé de mentionner sa propre contribution.

Enfin, ma présence en tant que Strolatz osterlichois a servi de pont entre les deux cultures. Connaissant à la fois la langue, les coutumes et les susceptibilités de chaque côté, j'ai pu éviter bien des malentendus.

Ne sous-estimez pas votre rôle, Corbeau de l'Est, intervint Aldric. Sans vous, la méfiance naturelle envers les étrangers aurait pu transformer cette migration en confrontation.

La Siostry acquiesça silencieusement, puis reporta son attention sur l'horizon où le soleil commençait à disparaître.

Quels arrangements précis avez-vous conclus avec les autorités osterlichoises ? demanda-t-elle. Je souhaite connaître exactement nos obligations et nos droits.

Wacław fit signe à un jeune page qui les accompagnait. Ce dernier s'approcha, portant une sacoche de cuir d'où le Strolatz extraya un parchemin scellé aux armoiries locales.

Voici le traité ratifié par le restant de noblesse locale, expliqua-t-il en déroulant soigneusement le document. Ses termes sont remarquablement favorables, compte tenu des circonstances. En résumé, vous recevez la pleine souveraineté sur les trois cités et les terres qui les entourent. En échange, vous les intégrez dans votre cour, leur donnez des charges respectables et respectées. Bref, vous les intégrez activement dans la noblesse qui vous suit.

La Siostry prit le parchemin et le parcourut attentivement, s'arrêtant parfois pour demander des éclaircissements sur certains termes osterlichois. Quand elle eut terminé, elle replia le document avec soin et le rendit à Wacław.

Ces conditions sont non seulement équitables, mais généreuses, reconnut-elle. Comment avez-vous obtenu de tels avantages ?

Le Strolatz esquissa un sourire énigmatique.

Disons que j'ai su rappeler au Komes que les fidèles de Podeszwa ont toujours été des sujets loyaux et industrieux, créant de la prospérité partout où ils s'installent. J'ai également suggéré que votre présence servirait de tampon naturel contre les incursions des tribus sauvages venues du grand canal qui harassent périodiquement les frontières du royaume.

Le soleil avait presque entièrement disparu, teintant le ciel de pourpre et d'or. Dans la vallée en contrebas, des lumières commençaient à s'allumer, traçant les contours des villages et des routes qui reliaient les trois cités.

Robi się późno — Il se fait tard, observa Wacław. J'ai fait préparer des quartiers pour vous à Kraków. À moins que vous ne préfériez passer cette première nuit à Wrocław, qui est plus proche ?

Non, décida la Siostry après un instant de réflexion. Allons directement à Kraków. Je souhaite m'installer au cœur même de notre nouveau domaine, là où battra le pouls de notre communauté renaissante.

Le petit groupe reprit sa route, descendant du promontoire pour rejoindre une large voie pavée qui serpentait entre les collines. Des torches avaient été disposées à intervalles réguliers, guidant leur progression dans l'obscurité grandissante. Ils croisèrent plusieurs convois de charrettes transportant des matériaux de construction ou des provisions, témoignage de l'activité fébrile qui régnait dans toute la région.

Après deux heures de chevauchée, ils aperçurent les murailles de Kraków, illuminées par des centaines de torches qui dessinaient ses contours comme une constellation terrestre. La cité semblait surgie d'un rêve, avec ses tours élancées et ses dômes argentés reflétant la lumière de la lune qui venait de se lever.

À mesure qu'ils approchaient, les détails devenaient plus distincts : les fortifications de pierre grise, massives mais élégantes avec leurs meurtrières en forme d'arbalètes ; les toits de tuiles vertes ou bleues selon les quartiers ; et au centre, dominant tout le reste, le palais-forteresse aux multiples tourelles, chacune arborant une bannière différente, celle de Podeszwa flottant tout en haut.

Aux portes de la cité, une délégation attendait : des notables osterlichois en costumes traditionnels, des prêtres de Podeszwa en robes cérémoniales, et des représentants des colons déjà installés. À leur tête se tenait une femme d'âge moyen à l'allure digne, vêtue d'une robe aux couleurs d'Osterlich mais portant ostensiblement le médaillon de Podeszwa.

Siostry Vespasia, annonça Wacław, permettez-moi de vous présenter Dame Jadwiga Kowalska, Sołtys de Kraków et descendante directe des fondateurs de la cité. C'est grâce à son influence que les portes de la ville nous ont été ouvertes sans résistance.

Dame Jadwiga s'inclina profondément.

Siostry, c'est un honneur que je n'aurais jamais osé espérer. Kraków attendait votre venue comme une terre assoiffée attend la pluie. Votre présence ravivera notre cité qui dépérissait lentement.

La Siostry descendit de sa monture et prit les mains de la Sołtys dans les siennes, en un geste qui surprit les osterlichois par sa familiarité.

Ce n'est pas en conquérante que je viens, Dame Jadwiga, mais en partenaire. Ensemble, nous ferons refleurir Kraków, non pas comme une cité okordienne ou osterlichoise, mais comme un foyer commun où Podeszwa sera honoré dans le respect mutuel de nos traditions.

Ce geste simple mais profondément symbolique fut accueilli par des murmures approbateurs de la foule qui s'était rassemblée. Les portes de la cité s'ouvrirent largement, révélant des rues illuminées où des pétales de fleurs avaient été répandus pour accueillir la nouvelle souveraine.

Alors qu'elle franchissait le seuil de ce qui allait devenir sa nouvelle capitale, la Siostry Vespasia sentit un poids quitter ses épaules. Le long exode, avec ses incertitudes et ses périls, touchait à sa fin. Podeszwa les avait guidés jusqu'ici, en partant des frontières Déomuliennes, à travers les terres Okordiennes et les eaux profondes du Grand Canal. Maintenant commençait un nouveau chapitre, non plus de survie, mais d'édification.

À ses côtés, Wacław observait discrètement son expression, y lisant à la fois l'épuisement d'un long périple et l'exaltation d'un nouveau départ. Il murmura, si bas que seule la Siostry put l'entendre :

*Nowy początek, nowe życie* — nouveau commencement, nouvelle vie. Que Podeszwa bénisse chaque pierre posée, chaque graine plantée, chaque prière offerte sur cette terre qui est désormais vôtre.

La procession s'engagea dans l'artère principale de Kraków, entre deux haies de spectateurs silencieux mais accueillants. Lentement, majestueusement, la Siostry Vespasia avançait vers le palais qui scintillait au sommet de la colline centrale, symbole visible de cette renaissance promise par l'Unique.

L'exode était terminé. L'histoire pouvait commencer.

Chat-GPT-Image-22-avr-2025-23-59-29.png

Dernière modification par HernfeltMayer (2025-04-23 00:00:21)


Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.

Hors ligne

#6 Hier 15:14:01

Siostry Vespasia
Inscription : 2023-07-28
Messages : 404

Re : Une histoire de retour... et de départ

VI. Une Offre Venue du Passé ou le retour aux aspirations maritimes familiales

Les rayons du soleil couchant baignaient le paysage d'une lueur cuivrée, donnant aux roches massives de la forteresse du "Garde de Pierres" un aspect chaleureux malgré leur caractère inébranlable. Au sommet de la plus haute tour de guet, surplombant les terres d'Osterlich nouvellement acquises, la Siostry Vespasia contemplait l'Anse-aux-Navires en contrebas. Cette baie en forme parfait de croissant, jalousement protégée des tempêtes par les hautes falaises calcaires qui l'entouraient, constituait un joyau naturel précisément situé aux coordonnées 104x214 sur les cartes osterlichiennes. Ses eaux d'un bleu profond reflétaient le ciel embrasé du crépuscule, créant l'illusion d'un bassin de feu liquide.

Le mouillage naturellement profond permettait l'accostage des plus grands navires même à marée basse, qualité rare qui avait immédiatement attiré l'œil avisé de Vespasia lors de son installation. Cette particularité géologique était due à un ancien phénomène d'effondrement qui avait créé une fosse sous-marine parfaitement adaptée à la navigation commerciale. Les quais, encore en construction, s'étiraient comme des doigts ligneux vers les eaux profondes du Grand Canal. L'odeur du bois fraîchement coupé se mêlait aux effluves salins portés par la brise marine. Des charpentiers s'affairaient en contrebas, leurs silhouettes minuscules d'où elle se tenait, martelant les dernières planches de chêne d'Osterlich sous la supervision d'architectes aux gestes précis. Le claquement rythmique des marteaux résonnait contre les parois rocheuses, créant une mélodie laborieuse qui montait jusqu'à la tour de guet.

Adobe-Express-file-1.png

Le surintendant Aldric Ravenswood s'approcha silencieusement, ses pas à peine audibles sur le sol de pierre polie. Sa haute silhouette se découpa contre la lumière mourante du jour. Il s'inclina respectueusement, son manteau aux couleurs de Krakow – bleu nuit brodé de fil d'argent – retombant en plis élégants autour de lui.

Siostry, un visiteur demande audience. Il dit être... une vieille connaissance de votre père. annonça le surintendant, sa voix grave portant juste assez pour atteindre les oreilles de sa suzeraine sans être emportée par le vent qui soufflait plus fort à cette altitude.

Vespasia se détourna lentement de la vue spectaculaire, son visage austère aux traits finement ciselés momentanément illuminé par les dernières lueurs du jour. Le voile blanc qui encadrait son visage accentuait la pâleur de sa peau et l'intensité de ses yeux gris, qui semblaient contenir toute la sagesse acquise durant leur exode.

A-t-il donné son nom? demanda-t-elle, une légère curiosité perçant à travers son ton habituellement mesuré.

Maître Ibrahim Al-Muhtasim, constructeur de navires. Il affirme avoir travaillé avec votre père il y a une trentaine d'années, quand celui-ci était encore armateur dans les ports du Sud-Est. précisa Aldric, observant attentivement la réaction de sa maîtresse.

Une lueur de reconnaissance traversa furtivement le regard impénétrable de la Siostry. Ses longs doigts effleurèrent inconsciemment le pendentif en forme d'ancre qu'elle portait toujours sous ses robes austères, unique vestige visible de l'héritage paternel.

Faites-le monter jusqu'ici. Et apportez-nous du vin de Quintevin. Le meilleur que nous ayons pu transporter depuis Hebron. Celui de la réserve personnelle de mon père. ordonna-t-elle, une note presque imperceptible d'émotion teintant sa voix habituellement monocorde.

Aldric s'inclina profondément, son front presque touchant sa poitrine, avant de quitter le balcon. Les pas feutrés du surintendant s'évanouirent dans l'escalier en colimaçon qui descendait vers les étages inférieurs de la tour.

Vespasia retourna à sa contemplation silencieuse. Ses yeux scrutèrent l'horizon au-delà du Grand Canal, là où se trouvait autrefois Hebron. Le déchirement de l'exode restait une plaie récente, mais la nécessité de cette décision s'imposait chaque jour davantage face aux nouvelles qui leur parvenaient d'Okord. Dans la baie en contrebas, les lanternes commençaient à s'allumer une à une le long des quais inachevés, comme des lucioles dansant au-dessus de l'eau.

Quelques minutes plus tard, des pas résonnèrent à nouveau dans l'escalier. Aldric réapparut, suivi cette fois par un vieil homme aux traits burinés par le soleil et les embruns. Malgré son âge avancé, visible aux rides profondes qui marquaient son visage et aux taches brunes qui parsemaient ses mains, Ibrahim Al-Muhtasim se tenait remarquablement droit. Il était vêtu d'une longue robe de soie bleu outremer brodée de motifs géométriques dorés, serrée à la taille par une ceinture de cuir ouvragé. Un turban immaculé couronnait sa tête, enroulé avec une précision qui trahissait une habitude quotidienne. Sa barbe blanche parfaitement taillée en pointe s'agitait légèrement dans la brise marine qui s'intensifiait avec la tombée du jour.

Adobe-Express-file.png

Le vieil homme s'inclina avec une grâce surprenante qui défiait son âge apparent, sa main droite posée sur son cœur en signe de respect profond.

Je vous remercie de me recevoir, Siostry Vespasia. Vous étiez une enfant aux genoux de votre père la dernière fois que nos chemins se sont croisés. Je vois aujourd'hui que la pomme n'est pas tombée loin de l'arbre, comme disent les marins. déclara Ibrahim, sa voix possédant la chaleur du sable chauffé par le soleil et le timbre légèrement rauque des hommes habitués à se faire entendre par-dessus les rugissements de la mer.

Vespasia s'approcha du visiteur, tendant ses mains aux longs doigts fins ornés d'un unique anneau d'argent gravé du symbole de Podeszwa. Le vieil homme les prit avec respect entre ses paumes calleuses et tannées par des décennies de travail avec les bois nobles et les cordages.

Maître Al-Muhtasim. Les récits de mon père sur vos navires ont bercé mon enfance. Ses yeux brillaient toujours quand il évoquait le jour où vos charpentiers mettaient à l'eau une nouvelle création. Il disait qu'aucun constructeur du Grand Canal ne savait comme vous marier la beauté à la robustesse. répondit la Siostry, un rare sourire adoucissant momentanément ses traits sévères.

Un sourire éclaira le visage ridé d'Ibrahim, faisant apparaître un réseau complexe de rides aux coins de ses yeux noirs et perçants qui avaient évalué d'innombrables coques et mâtures au cours de sa longue existence.

Votre père était un homme de goût et de vision, et un partenaire commercial dont l'honnêteté était aussi solide que les chênes centenaires qui constituaient ses vaisseaux. Je n'ai jamais eu à vérifier ses comptes, ni à craindre ses promesses. Qualité précieuse dans notre métier où les contrats sont souvent aussi éphémères que l'écume sur la crête des vagues du Grand Canal. déclara le constructeur, un respect sincère illuminant son regard.

Aldric revint à cet instant avec un plateau d'argent finement ciselé portant une carafe en cristal et deux coupes en argent aux anses travaillées en forme de créatures marines. Le surintendant servit le Quintevin – un vin pourpre aux reflets ambrés – avec une précision cérémonieuse avant de se retirer discrètement vers un coin ombragé du balcon, présent mais invisible, comme le voulait l'étiquette.

Qu'est-ce qui vous amène à Krakow, Maître Ibrahim? Si loin de vos chantiers navals réputés? J'imagine que ce n'est pas simplement pour remuer de vieux souvenirs avec la fille d'un ancien partenaire. s'enquit Vespasia, allant droit au but comme à son habitude.

Ibrahim prit une gorgée de vin, fermant brièvement les yeux pour en savourer les arômes complexes. Ses narines frémirent légèrement, captant les notes boisées et fruitées du nectar précieux.

Ah, l'Altevin d'Okord, vieilli en fût de Durelin. Certaines choses valent bien l'effort d'être transportées d'une rive du Grand Canal à l'autre, n'est-ce pas, Siostry? Comme ce vin... ou certaines personnes. commenta-t-il avec une appréciation évidente.

Il reposa sa coupe sur la balustrade de pierre et son regard devint plus vif, plus perçant, trahissant l'esprit acéré qui se cachait derrière l'apparence du vieillard.

J'ai entendu parler de votre exode, Siostry. Les nouvelles voyagent vite sur les eaux du Grand Canal, portées par les marchands et les marins plus rapidement que par n'importe quel messager terrestre. Un acte de grande sagesse et de grand courage que peu auraient eu la vision d'entreprendre. J'ai aussi vu, ou plutôt entendu décrire en détail par mes informateurs, votre choix d'emplacement pour votre nouvelle cité... Particulièrement celui de l'Anse-aux-Navires, ce joyau caché des rives d'Osterlich. expliqua Ibrahim, ses yeux brillant d'une intelligence qui avait probablement anticipé cet entretien depuis longtemps.

Vespasia hocha légèrement la tête, l'invitant à poursuivre sans révéler ses propres pensées. Le vent marin s'était intensifié, agitant doucement les pans de sa robe d'un bleu sombre presque noir.

Cette baie possède une configuration que j'ai rarement observée en cinquante années de construction navale. Les courants y sont prévisibles grâce à la forme particulière des falaises qui canalisent les flux marins, la protection naturelle contre les tempêtes est excellente grâce à l'orientation du croissant qui tourne le dos aux vents dominants, et la profondeur des eaux permettrait d'accueillir les plus grands navires que l'on puisse concevoir... si l'on avait le savoir-faire pour les construire. poursuivit le vieux constructeur, sa passion professionnelle transparaissant dans chaque mot.

Et vous possédez ce savoir-faire, n'est-ce pas? s'enquit Vespasia, allant comme toujours au cœur du sujet.

Un sourire malicieux anima le visage du vieil homme, illuminant ses traits burinés par les décennies passées sous le soleil des chantiers navals.

Dans ma longue vie, Siostry, j'ai conçu des navires pour trois empereurs d'Orient, sept rois des royaumes maritimes, et même une flottille entière pour le calife de Solhandar. Mes vaisseaux ont affronté les tempêtes du Grand Canal et les typhons des océans lointains. Mais jamais, au grand jamais, je n'ai eu l'occasion de créer une flotte entière pour une nouvelle cité. Une cité née de la vision et du courage. Une cité dirigée par la fille d'un homme que j'estimais grandement. répondit Ibrahim avec une fierté non dissimulée.

Il s'approcha du bord du balcon, ses pas mesurés mais assurés, et désigna d'un doigt noueux mais étonnamment stable un point précis sur les quais en construction.

Là, voyez-vous? Entre ces deux promontoires rocheux où l'eau forme ce petit renfoncement naturel. C'est l'emplacement idéal pour un grand chantier naval. Les bois peuvent y être amenés directement par flottage depuis les forêts en amont du Grand Canal, sans coûts de transport terrestre, et les navires achevés peuvent glisser dans les eaux profondes sans obstacle ni banc de sable traître. Cette Anse-aux-Navires est un cadeau des dieux – ou de Podeszwa, si vous préférez – pour un constructeur comme moi. Même à marée basse, ses eaux restent suffisamment profondes pour accueillir des vaisseaux à fort tirant d'eau. Un avantage inestimable pour construire des navires de commerce à grande capacité ou des vaisseaux de guerre imposants. expliqua le constructeur avec l'enthousiasme d'un jeune apprenti découvrant les secrets de son art.

Vespasia rejoignit le vieil homme au bord du balcon, suivant son regard avec un intérêt non dissimulé. Ses yeux gris analysaient déjà les possibilités stratégiques qu'offrirait une telle installation.

Vous proposez donc vos services à Krakow? Vos compétences seraient certainement précieuses pour notre nouvelle cité. interrogea-t-elle, sa voix parfaitement maîtrisée ne trahissant rien de ses pensées.

Plus que cela, Siostry. Je propose de fonder ici mon dernier grand chantier. Le couronnement de ma carrière. D'y former des apprentis qui perpétueront mon art et mes techniques après mon départ pour les rivages éternels. De doter votre cité de navires qui feront sa renommée sur toutes les mers connues, comme ils ont fait jadis celle de votre père. déclara Ibrahim avec une passion qui semblait rajeunir momentanément son visage.

Il se tourna vers elle, le regard brillant d'une flamme qui défiait les années accumulées et témoignait d'un esprit que l'âge n'avait pas diminué.

En échange, je demande simplement cet emplacement pour y bâtir mon chantier, et le privilège de servir Krakow comme j'ai servi votre père autrefois. Mes navires seront votre voix sur les eaux, Siostry. Ils porteront votre message et vos marchands vers des horizons que vous n'imaginez peut-être pas encore. conclut-il avec une révérence respectueuse.

Il se redressa et ajouta, d'un ton mesuré mais ferme:

Il est toutefois un point sur lequel je dois insister, Siostry. En tant que maître constructeur, je souhaiterais conserver le droit de vendre mes navires à qui bon me semble, sans restriction. Mes créations ont toujours navigué sous de nombreux pavillons, et cette liberté est essentielle à ma réputation et à l'expansion de mon art.

Le surintendant Aldric, qui s'était tenu silencieux jusqu'alors, fronça imperceptiblement les sourcils. Un pli de désapprobation marqua brièvement son front austère.

Siostry, permettez-moi... commença-t-il d'une voix basse mais tendue. Une telle liberté pourrait permettre à des navires de conception identique aux vôtres de servir des intérêts contraires à ceux de Krakow. Dans les eaux troubles de la politique du Grand Canal, cela pourrait s'avérer... problématique.

Vespasia leva une main aux longs doigts fins, interrompant son conseiller d'un geste élégant mais sans appel.

Vespasia considéra la proposition en silence, son regard alternant entre le vieil homme et l'emplacement qu'il avait désigné. Les dernières lueurs du jour s'attardaient sur les eaux de la baie, y dessinant des arabesques d'or et de pourpre.

Mon père me racontait souvent comment vous aviez conçu le Faucon d'Écume, le navire amiral de sa flotte. Il n'en parlait jamais sans une certaine révérence. Il disait que vous aviez passé trois jours et trois nuits sans dormir pour résoudre un problème de quille qui aurait pu compromettre sa stabilité lors des grandes tempêtes équinoxiales. se remémora Vespasia, une rare touche de nostalgie adoucissant momentanément sa voix.

Ibrahim sourit, visiblement touché par ce souvenir inattendu. Ses yeux se perdirent un instant dans le passé, contemplant des images invisibles pour les autres.

Il exagérait toujours mes exploits, votre père. Ce n'étaient que deux nuits d'affilée, tout au plus... La troisième, il m'a forcé à dormir en menaçant d'annuler la commande entière et de revendre le bois déjà taillé à son concurrent Malachiasz. Il a posté deux gardes devant ma cabine pour s'assurer que je ne retournerais pas furtivement sur le chantier. révéla le constructeur avec un petit rire nostalgique.

Un rire léger et cristallin échappa à Vespasia, chose suffisamment rare pour surprendre Aldric qui se tenait toujours en retrait. Le surintendant échangea un regard stupéfait avec les gardes postés à l'entrée du balcon, n'ayant jamais entendu un tel son franchir les lèvres habituellement sévères de sa maîtresse.

Il pouvait se montrer... persuasif quand il s'agissait d'obtenir ce qu'il voulait. Qu'il s'agisse d'un navire parfait ou du bien-être de ceux qu'il estimait. admit la Siostry, ses yeux brillant d'une affection longtemps contenue.

Elle se redressa, retrouvant sa posture formelle et impérieuse, et s'approcha du bord du balcon pour contempler à nouveau l'Anse-aux-Navires qui s'obscurcissait progressivement avec le départ des dernières lueurs du jour.

Cette baie est l'une des raisons principales qui ont guidé notre choix d'installation en ce lieu précis. Les falaises nous protègent des violentes tempêtes qui balaient parfois le Grand Canal en période d'équinoxe, et le mouillage profond est un avantage inestimable que j'ai immédiatement reconnu, même si je ne possède pas votre expertise maritime. Krakow aurait grand besoin de navires dignes de ce nom, tant pour le commerce avec nos anciens alliés que pour maintenir des liens solides avec ceux de notre peuple restés en Okord. Votre offre arrive à point nommé, Maître Ibrahim, comme si Podeszwa lui-même vous avait guidé jusqu'à nous. déclara-t-elle avec une conviction tranquille.

Elle fit un signe discret à Aldric qui s'avança aussitôt, l'expression toujours légèrement contrariée mais néanmoins obéissant.

Faites préparer un document de concession pour l'emplacement que Maître Al-Muhtasim a désigné. Qu'il soit rédigé dans les formes les plus solennelles, avec notre sceau personnel, et qu'il mentionne expressément la liberté de commerce dont jouira le maître constructeur. Et organisez une visite complète des lieux pour demain à l'aube, avant que la chaleur ne rende l'inspection trop éprouvante pour notre hôte. ordonna-t-elle avec l'autorité naturelle qui émanait de chacun de ses gestes.

Se tournant vers Ibrahim, elle ajouta avec une chaleur inhabituelle dans sa voix habituellement mesurée :

Il nous faudra discuter en détail des conditions matérielles et administratives de cette collaboration, mais sachez que vous êtes plus que bienvenu sur nos terres, Maître Al-Muhtasim. Votre arrivée en ce moment précis où nous établissons les fondations de notre nouvelle demeure ne peut être due au hasard. Podeszwa lui-même semble vous avoir guidé jusqu'à nous en cet instant crucial de notre histoire.

Le vieil homme s'inclina profondément, sa main droite posée sur son cœur dans un geste de respect sincère.

Je vous remercie pour votre confiance, Siostry. Elle m'honore plus que tous les titres que j'ai pu recevoir au cours de ma longue carrière. Je jure sur la mémoire de votre père et sur les océans qui nous entourent que vous ne regretterez pas cette décision. Mes navires seront dignes de la grandeur et de l'ambition de Krakow. Ils porteront son nom et sa renommée bien au-delà du Grand Canal, vers des rivages que vous pouvez à peine imaginer. promit-il avec une solennité qui ne laissait aucun doute sur sa sincérité.

Vespasia tendit sa coupe de Quintevin pour trinquer avec son nouvel allié inattendu. La lumière des premières torches allumées en contrebas se reflétait dans le cristal, créant des éclats rubis dans le liquide précieux.

À une alliance renouvelée entre nos maisons. Et aux navires de Krakow, qui bientôt sillonneront les eaux du Grand Canal et au-delà, portant notre message et notre vision vers des horizons nouveaux. proposa-t-elle avec une chaleur rare dans sa voix habituellement contrôlée.

Ibrahim leva sa coupe à son tour, ses yeux brillant d'une émotion qu'il ne cherchait pas à dissimuler.

Aux navires de Krakow, qui uniront la sagesse des anciens constructeurs à l'audace de votre vision. Et à la mémoire d'un grand homme dont la fille s'avère tout aussi remarquable, sinon davantage. répondit-il, scellant ainsi leur pacte.

Alors que le soleil disparaissait complètement à l'horizon, laissant place à un ciel d'un bleu profond où les premières étoiles commençaient à scintiller comme des diamants sur un écrin de velours, les feux s'allumaient un à un le long des quais inachevés de l'Anse-aux-Navires. Ces lumières, fragiles et vacillantes vues de la hauteur du balcon, paraissaient dessiner les contours du futur – un avenir où les navires d'Ibrahim Al-Muhtasim porteraient fièrement les couleurs de Krakow, l'ancienne Hebron transplantée comme un arbre précieux sur les rives fertiles d'Osterlich.


Siostry Vespasia et toute sa clique, Aldric "Main-de-Sixte" Ravenswood, Amaury de Gavere, Le Denier, Maître Balthazar ou le Strolatz Wacław Kowalczyk.

Hors ligne

Pied de page des forums

Propulsé par FluxBB