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«Réveille-toi, petit casse-pieds»
Neslepaks ouvrit brusquement les yeux. Devant lui, les bougies n'étaient plus qu'une flaque de cire, et une faible lumière filtrait par la fenetre de son bureau. Il avait du finalement s'assoupir, accablé par l'énième nuit blanche. Recensements et décomptes, comptes rendu et missives s'accumulaient sur sa table: les démons qui avaient causé son insomnie.
«Secoue-toi, ramolli»
Avec un frisson, il réalisa que cette voix ne venait pas de ses reves, mais d'un coin sombre de la pièce. Plissant ses yeux endormis, Neslepaks parvint enfin à distinguer la silhouette d'un homme, à peu près de sa taille, mais nettement plus rond, qui se tenait debout, les mains sur les hanches. Meme sans voir son visage, Neslepaks le reconnut à sa voix. Sa présence défiait toute logique.
Enfant, Neslepaks avait appris à craindre et à respecter cette voix. On avait toujours essayé de le tenir à l'écart du vieil homme, on disait qu'il avait une mauvaise influence. Mais grand-père avait toujours eu une personnalité charmante, malgré sa sévérité et sa rudesse.
«Grand-père...?»
Le tristement célèbre Crom Cruach, premier de sa lignée, s'avança maintenant dans la pénombre, révélant toute sa forme volumineuse et son aspect rugueux. Ses pas ne firent pas le moindre bruit alors qu'il s'approchait de la table et qu'il jetait un regard sournois à son petit-fils.
«Dieux d'en Haut! Que t'est-il arrivé? Tu as l'air d'etre bien plus vieux que je ne l'étais... quand je suis mort!» Et il accompagna cette salutation de son familier rire rauque, comme s'il venait de faire la meilleure des plaisanteries. Comme Neslepaks, toujours sous le choc de cette apparition, ne parvenait pas à répondre, Crom continua, «Tous ces parchemins sur lesquels tu perds ton temps... ils te rendront fou. Tiens, laisse-moi voir...»
Prenant un rapport dans la pile, le vieil homme examina attentivement l'écriture. Neslepaks savait que Crom n'avait jamais appris à lire, et il se douta qu'il s'agissait encore d'une blague pourrie. J'ai du perdre la tete, était sa conclusion. Et pourtant son ancetre apparait si réel qu'il était difficile de remettre en question ce qu'il était en train de voir et etendre.
«Ha! Tes fermes du nord ont enfin atteint leur maximum de production, n'est-ce pas? Trop de bouches à nourrir, hein? À quoi s'attendre quand on construit une armée et qu'on la laisse rouiller?» Alphabétisé ou non, grand-père avait très bien ciblé le problème. Neslepaks avait en effet recruté trop de troupes, des fainéants qui trainaient avec indolence dans leurs forts très couteux, mangeant somptueusement et buvant jusqu'à l'épuisement des tavernes locales.
«Salaires et rations? Hélas, on m'aurait du épargner de voir de telles absurdités se produire au nom de ma maison... Écoute bien grand fou, les guerriers gagnent ce qu'ils pillent, et ils vivent de ça. De cette façon, on n'a jamais une armée trop grande, ni trop peu de pain. Laisse tes forces grandir au fil des conquetes, nourris-toi de tes ennemis...»
«Littéralement cela, vieille canaille?» Une deuxième voix s'interposa, si soudaine et brusque que Neslepaks dut s'accrocher à sa chaise pour ne pas tomber. Devant ses yeux écarquillés, son père, Gwydion Cruach, deuxième de sa lignée, sortit de l'obscurité pour prendre sa place à coté de l'autre apparition.
«Toi et tes bafouillages. Tu apprends à ton petit-fils à se faire chasser, exiler et bannir? Tu peux t'épargner l'effort, mon Neslepaks ne va pas écouter un vieux fou... un vieux fou mort, de plus.»
Les deux ancetres se regardèrent de haut en bas, Gwydion placide mais sérieux, Crom sardonique et amusé. Finalement, la deuxième apparition se tourna vers Neslepaks: «Je regrette que ce fardeau ait été placé sur tes épaules. Je... nous avons quitté ce monde trop tot», Gwydion scruta son fils «La pénurie de nourriture n’est pas ta seule préoccupation, n’est-ce pas?».
Neslepaks était encore en transe, mais le ton gentil de son père le persuada de répondre. «Je suis allé à l'audience du roi hier. Il y avait de la tension. Les Podeszwites ont été très actifs ces derniers temps. Je ne pense pas qu'ils complotent quoi que ce soit, mais…».
Son grand-père l'interrompit en grognant fort «Peu importe ce que tu penses! Les rumeurs de ce qui s'est dit hier se propageront à travers le royaume plus vite que le roi ne peut lacher un pet. Et ce qui compte vraiment, c'est ce que le peuple en pensera.»
«Tu ne m'apprends rien», rétorqua Neslepaks, qui avait retrouvé un peu d'orgueil, «Une fois la ferveur religieuse suscitée... Les ministres du Culte, qui avaient déjà une énorme influence auparavant, vont désormais manipuler le peuple comme des marionnettes. On m'a déjà forcé à entreprendre une mission insensée, qui nous a couté de nombreuses vies et un allié fidèle. La prochaine fois, je serai le marionnettiste.»
Crom gratta son épaisse barbe, hochant la tete en signe d'accord. Mais Gwydion avait un regard noir, «Fiston, dis-moi s'il te plait que tu ne commettras aucune atrocité au nom d'Yggnir.»
«L'atrocité c'est de rester à l'écart et de ne rien faire pendant que ton ennemi devient plus fort! Veux-tu donc condamner ton peuple à la caste des faibles?», bien que dirigée vers Neslepaks, l'interjection de Crom visait en effet Gwydion.
«Tu interprète mal les commandements: nulle part il n'est dit que les autres religions nous sont ennemies. Il y a suffisamment d'ennemis communs pour que tous les Okordiens puissent se battre ensemble.»
«Les Okordiens... Ton engagement envers ce royaume est mal placé. Moi, je ne me suis jamais soumis à un roi, et j'étais libre de choisir mon camp à chaque conflit.»
«Tu étais un renégat, personne ne voulait se battre à tes cotés car personne ne te faisait confiance!»
Les fantomes des ancetres étaient désormais profondément impliqués dans une spirale d'accusations réciproques, le prétexte de bien conseiller Neslepaks étant déjà oublié. Ils revenaient aux vieilles disputes familiales, génération contre génération, mentalité contre mentalité, entetement égal. Neslepaks n'avait pas le temps à dédier à ce drole affaire. L'aube était imminente et son agenda pour la journée était plus chargé que jamais.
«Assez! Taisez-vous!»
Son cri laissa les deux spectres bagarreurs interdits. Gwydion baissa les yeux, honteux de son obstination. Crom émit un grognement qui pouvait signifier défi, ou estime, ou les Dieux savent quoi.
«Vous ne m'aidez en rien. Vous ne faites qu'exprimer les doutes qui me taraudent déjà. Notre armée ne peut rester inactive éternellement, notre peuple aspire à de grands exploits et à des victoires. Mais pour quoi se battre? Où chercher l’honneur?»
«Je ne suis pas indifférent à la menace Podeszwite. Je sais que les maisons fidèles à Yggnir sont tout aussi alertes et peut-etre pretes à agir. Mais il y a un manque d'autorité et d'initiative, et je ne serai pas le premier à tendre le cou, pour ensuite me le faire trancher. Il faut aussi tenir compte du Lys Blanc: nos membres sont liés par certaines règles d'engagement. Au meme temps, la réputation de l'Ordre est très faible. Les choses que j'ai entendu dire à ce sujet hier dans la salle du trone...!»
Alors que ses ainés restaient silencieux, surpris par son soudaine ferveur, Neslepaks essayait de formuler l'idée qui l'avait tenu en éveil: le compromis qui résoudrait tous les débats...
***
Après avoir parlé un bon moment, satisfait de son argument, Neslepaks regarda son père et son grand-père pour connaitre leur avis, mais, lorsqu'un premier rayon de lumière se glissa par le rebord de la fenetre et pénétra dans la pièce, les deux fantomes disparurent instantanément.
Tant pis pour l'aide de l'Au-delà, se dit-il. Mais exprimer ses pensées à voix haute avait renforcé sa détermination, et il commença à écrire des missives avec une intensité fébrile.
Dernière modification par Neslepaks (2025-03-18 05:31:03)
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Aux premiers signes du printemps, les collines offraient un panorama vraiment idyllique: des forets de conifères couvraient les cretes ondulantes; des majestueuses formations granitiques perçaient par endroits le manteau vert foncé. Une odeur vivifiante de résine imprégnait l'air, et un bruissement apaisant provenait des cimes des arbres agitées par la brise.
Neslepaks aimait bien ce coin oriental de son domaine, si calme et paisible. Debout au bord d'une falaise, il s'efforçait d'effacer de sa mémoire les bruits et cris de la bataille récente. Deux lunes seulement s'étaient écoulées depuis le retour de son armée, et il avait du à nouveau quitter Nes-la-Ville pour visiter ce lieu. Comment pouvait-il oublier les horreurs de la guerre sans se donner un instant de répit?
Son fief avait accueilli l'armée de retour avec une certaine retenue. Certes, il y avait eu fanfare et acclamations. Mais le comte s'attendait à bien plus d'enthousiasme après ce qui allait sans doute etre considéré comme la plus grande enteprise militaire de sa maison. Son plus fidèle conseiller, le vieux Nansen, lui avait expliqué que des nouvelles étaient parvenues à la capitale avant de l'armée et avaient quelque peu aigri les humeurs.
Pour commencer, le peuple avait appris la reddition des Podeswites avec une certaine déception. Ils avaient probablement revé de chars pleins de richesses provenant des terres pillées. Et ils auraient sans doute adoré entendre des récits de leur seigneur chevauchant à la tete de sa cavalerie dans la ville déchue de Subodord. Mais la réalité de cette victoire sans fracas était trop fade et ennuyeuse pour les petites gens.
En suite, un convoi était revenu d'Hébron transportant le corps du commandant Vargar, tué lors d'un tournoi martial. Le jeune commandant avait été aimé et respecté pour son esprit intrépide. Beaucoup l’auraient meme considéré comme un seigneur plus digne que Neslepaks. Malgré les récits des écuyers relatant son duel honorable et vaillant, sa défaite avait néanmoins été un motif de chagrin.
Irrités par l'accueil plutot ingrat reçu dans le fief, Neslepaks avait forcé les ministres d'Yggnir à réorganiser les cérémonies commémoratives des morts loin de Nes-la-ville, et il avait imposé son choix de lieu: près de la forteresse de Mont-Joli, le bastion qui dominait la région des collines au sud-est de son domaine. Une communauté croissante de tailleurs de pierre et de marchands se développait autour de cet avant-poste, et Neslepaks espérait qu'ici son exploit trouverait un consensus plus sincère.
Finalement, on lui fit savoir que les derniers préparatifs étaient terminés. A environ une lieue de la forteresse, sur un affleurement rocheux, on était en train d'ériger un obélisque à la mémoire de ceux qui étaient tombés pendant la campagne d'Osterlich. Le comte s'arreta un moment pour admirer les blocs de granit, qui étaient massifs et incroyablement bien taillés. Il dut admettre que la guilde des maçons avait amélioré considérablement son art. Quel spectacle impressionnant que cette structure, bien qu'inachevée, alors que cela faisait à peine deux lunes qu'il l'avait commandé!
Près du monolithe, on avait assemblé le bucher funéraire du commandant Vargar, qui devait servir symboliquement de cérémonie de passage pour tous les soldats tombés au combat. Les ministres d'Yggnir s'affairaient déjà avec les torches. Le seigneur Neslepaks se dépecha donc vers son chaire, encore en train de formuler un discours dans sa tete. Devant lui, une multitude composée de fonctionnaires, d'officiers de l'armée, d'adeptes du culte, d'ouvriers et de gens des villages locales de tous statuts et de toutes professions, se tenaient immobiles et silencieux.
«Notre vigilant Mont-Joli, qui fut le dernier à voir partir notre vaillante armée, saluera aujourd'hui ceux qui ont embrassé Waldan au pays d'Osterlich.». La voix de Neslepaks résonnait jusqu'aux derniers rangs, tant la soirée était calme et le public attentif. «Ce pilier sacré restera à jamais témoin de leur honneur et de leur gloire. Grace à eux, le nom d'Yggnir est à nouveau respecté et vénéré dans Okord. Grace à eux, les ennemis de notre foi ont plié devant notre suprématie!».
À son dernier mot, tout le monde éclata dans une cacophonie d'acclamations et de hourras.
«Notre maison et nos puissants alliés pourront désormais exiger que le royaume respecte notre volonté en tant que disciples d'Yggnir. Qu'aucune autre foi ne menace plus jamais notre primauté. À cet effet, je vous annonce mon départ prochain pour assister au premier Parlement d'Okord. C'est au sein de cette haute assemblée que notre retrouvé pouvoir prendra effet. Meme le roi n'y pourra s'opposer.»
Quelques applaudissements polis des baillis et des officiers, des acclamations isolées, la plupart couvertes par le rugissement du feu, qui avait maintenant englouti le bucher funéraire.
Le parlement est peut-etre un concept un peu trop éloigné pour ce public. Le comte Neslepaks pensa alors à quelque chose de concret à offrir à ce peuple... «C’est ici, dans cette communauté vivante et travailleuse, que j’ai voulu célébrer notre pouvoir regagné. Et à vous, braves gens, je suis heureux d'annoncer que trois cents prisonniers de guerre seront installés ici comme ouvriers dans les carrières. Et qu’une indemnisation considérable reçue de nos puissants alliés sera dépensée pour construire une nouvelle route pavée et plusieurs autres infrastructures!»
Quelques hochements de tete parmi les premiers rangs, quelques murmures d'assentiment. Mais la plupart des personnes présentes ne semblaient pas impressionnées.
Mais bon sang, meme les locaux ne voient pas le bon coté des choses? Qu'est-ce qu'ils veulent entendre donc? Neslepaks ne voulait pas terminer son discours sur une note aussi déprimante, alors il réfléchit rapidement... «Et en mémoire des morts… en l'honneur… Oui! En l'honneur du courageux commandant Vargar, je donnerai son nom à ce lieu. Ce village sera désormais connu sous le nom de Vargar!»
Cela fit bouger la foule. Les acclamations et les chants enthousiastes continuèrent pendant de longs moments avant que Neslepaks n'en eut assez et ne tourna la tete vers le bucher funéraire, toujours embrasé.
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