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Pour se rendre à Château Ygorr, il faut traverser la cour intérieure. C'est un endroit charmant, magnifiquement dallé de blanc. Une large fontaine aux margelles de marbre occupe l'une des ailes de la cour. La place est bordée d'arcades, qui abritent les échoppes de maîtres-artisans triés sur le volet.
A toute heure, des nobles empressés traversent la place qui résonne du bruit de leurs bottes, tandis que d'autres, moins affairés paressent et badinent au gré des rumeurs du moment.
C'est une ambiance bien différente de celle du marché aux légumes et aux volailles, qui se trouve en dehors des murs d'enceinte, dans la ville basse, mais dont les cris et l'agitation populaire atteignent parfois la cour intérieure.
Depuis le couronnement du roi Cynomric, finalement, rien n'a trop changé, à l'exception des escouades de guerriers saxons qui patrouillent désormais à travers la ville.
Le roi - le Querelleur, comme on l'appelle - ne restera pas bien longtemps sur le trône, dit-on. Mais le fait est que le roi guerrier a bien pris possession de château Ygorr et y maintient une importante garnison. On dit aussi que c'est un sauvage et un Républicain. Sur ce point, on ne sait pas trop : d'autres disent qu'il est de grande noblesse et d'une éclatante lumière. On dit que les Saxons sont des barbares qui mangent les enfants. D'autres disent qu'ils ont tout de même des armes de siège. Il paraît qu'on peut bâtir des empires avec des armes de siège.
On dit aussi que le Conseil Royal nommé par Cynomric est constitué de nobles à sa solde, que c'est un tyran, un républicain, un fou, un manipulateur, un guerrier, un lâche... On dit toute sorte de choses et puis, finalement, on ne sait pas.
Ce qu'on sait, c'est que Liétald de Karan n'a pas apprécié que ce roi-là détrône Pons le Vieux, demande contrôle sur le trésor royal et supprime la charge de Maître du Palais. Pendant un temps, l'impasse. Face aux réticences du Maître du Palais, certains prétendent que le Roi Cynomric aurait promis un procès, qu'il se comporterait déjà comme le tyran républicain qu'il serait secrètement. D'autres disent que Cynomric aurait simplement demandé une issue au conflit et que sa magnanimité est grande. On parle d'un coup de force, provoqué par Liétald de Karan en salle du trône et puis... on sait que le Maître du Palais a disparu.
Ce qu'on sait, en outre, parce que l'avis est placardé sur tous les murs de la ville basse, c'est que le Grand Chancelier, Juliette de Varsse, qui, dit-on, serait républicaine et peut-être d'ascendance saxonne et même qu'elle aurait secrètement prêté allégeance à la République du Cydon, dont elle accepterait les ordres avec servilité, parce que de quelle autre manière cette noble inconnue aurait-elle pu accéder à cette charge de Chancelier ?
Les suppositions vont bon train mais, ce qu'on sait, c'est que l'avis qui est placardé partout ne parle pas de procès.
Il annonce l'exécution par décapitation, en place publique, de Liétald de Karan, l'ancien maître du palais, aujourd'hui, vendor, à la 27ème phase de l'hiver.
Et, de fait, une grande estrade en bois a été installée dans la nuit, en vis-à-vis de la fontaine de la cour intérieure de château Ygorr. Sur l'estrade se trouve un billot.
On comprend donc que, aujourd'hui, la cour intérieure est bien plus fréquentée que d'habitude. La population de la ville de château Ygorr a été autorisée à entrer dans les murs, et elle s'est empressée de répondre à cette invitation.
C'est bientôt l'heure.
Il faut jouer des coudes pour se mouvoir.
Les portes du château s'ouvrent sur la place intérieure. Le Grand Chancelier, Juliette de Varsse, est annoncé.
Elle s'avance sur le seuil et fait une pause en contemplant la foule. Elle se tient droite, en robe de cérémonie blanche, tâchée de boue, souillée de... c'est difficile de savoir avec certitude mais cela a la couleur du sang, un masque en bois monstrueux, animal, presque démoniaque, orné de cornes de cerfs acérées comme des flèches, lui cache le visage. Le représentant de la justice pour Okord porte un sac en toile de jute étrangement gonflé dans une main, une dague de cérémonie dans l'autre.
Précédée d'une modeste escorte de guerriers saxons, hirsutes et poilus, le Grand Chancelier marche d'un pas cérémoniel au travers de la foule, traverse la place jusqu'à l'estrade, comme sourde aux innombrables murmures et chuchotements qui entretiennent la rumeur. Elle gravit l'escalier de bois, se place juste au centre de la plate-forme, devant le billot, et fait face à la foule.
Juliette de Varsse lève haut vers le ciel la dague qu'elle porte dans le main droite et scande d'un cri strident : "Hiiiiiii !"
Les discussions entre voisins s'apaisent, "ces républicains vont tous nous tuer", entend-on, "quelle folie", est-il dit. Le silence se fait sur la place.
Le Grand Chancelier s'exprime à présent d'une voix contenue, maîtrisée avec précision, abaissée de plusieurs octaves :
"Par décision de justice, pour obstruction au gouvernement d'Okord et révolte en salle du trône, l'ancien Maître du Palais, démis de ses fonction par le roi Cynomric le Bienveillant,
Liétald de Karan a été condamné à la mort par décapitation par la Chancellerie !"
Une pause. Le Grand Chancelier englobe la foule d'un regard fixe, entre ses deux yeux.
Sa voix baisse encore d'une octave et semble désormais provenir des profondeurs d'un gouffre abyssal :
"Malheureusement, le seigneur de Ténaré n'a pas jugé bon de se présenter à son exécution. Au lieu de cela, il a fui château Ygorr à dos de cheval et s'est retranché sur les lointaines terres de Falcastre. Trop loin. Inaccessible. Nous ne pouvons rien y faire."
Elle baisse les yeux, de fureur ou de dépit, et le silence de la foule répond à sa honte. Elle relève le menton, comme défiant l'assistance. Elle parle plus fort maintenant, et des tremblements s'emparent dans sa voix comme grandit l'excitation :
"Défiant mon jugement. Inacceptable.
J'entends votre malheur, mes amis, votre déception ! J'entends votre révolte, elle gronde dans mon coeur !
Je vous ai promis une exécution ! Etes-vous venus pour une exécution ?
- Oui ! Oui !" Entend-on de part et d'autre.
- Ce que la Chancellerie vous a promis, la Chancellerie vous l'accordera ! La justice veut du sang ! Ygnirr veut du sang !"
Elle s'emporte, à présent, et gesticule, tournant, presque dansant autour du billot, agitant de manière désordonnée son poignard et son sac en toile de jute.
"Hiiiiiiiii !"
Elle saute, s'accroupit. Immobilité de masque monstrueux, cornes de cerf, robe souillée.
"Hiiiiiiii !"
Elle dépose son poignard sur le billot, agite son sac en toile de jute qui commence à se débattre :
"La justice réclame le sang versé ! Le sang sera versé, partout, éparpillé, nous n'en pourrons plus de le boire ! Il abreuvera la terre et les arbres et les plaines seront fertiles et la prospérité retrouvée.
Réjouissez-vous, peuple d'Okord, moi, Juliette de Varsse, héraut de la Justice et Grand Chancelier pour le royaume, je ne suis pas venue les mains vides. Par Ygnirr, je possède la justice !"
Elle puise dans l'ouverture de son sac et en retire, empoigné par le cou, un canard affolé qui bat des ailes sitôt à l'air libre.
Elle lui place la tête sur le billot en bois. Reprend sa dague à la main, l'élève, s'écrie :
"Justice soit faite. Hiiiiiiiiiiii !"
Dernière modification par Mannfred de Varsse (2020-11-28 05:05:07)