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Eudes, Duc de La Nouë, Grand Chancelier d'Okord, doutait. Nulle solution de paraissait suffisamment Juste à ses yeux pour s'imposer d'elle-même, nul parti ne lui semblait allégorie de la Justice, et cela rendait ses possibilités très confuses, insatisfaisantes à ses yeux.
Sortant de l'antichambre où il avait tenu conseil avec la Reine, Eudes doutait. L'ordre de sa souveraine avait été on ne peut plus clair, dur, inflexible: déposer céans le Maître du Palais. Les motifs mis en avant paraissaient difficiles à balayer d'un simple revers de la main. Félonie, trahison de la Couronne pour servir ses objectifs personnels, si ces chefs d'accusation étaient confirmés il paraissait difficile au Grand Chancelier de laisser le Dragon poursuivre ses affaires sans clarifications.
Pour autant la solution expéditive suggérée par les us et coutumes des Neiges Éternelles l'avait fait écarquiller grand les yeux lorsque la Reine l'avait évoquée. Heureusement avait-elle eu l'ouverture d'esprit de solliciter l'avis du garant des Lois, qui avait dès lors suggéré un procès. Et bataillé pour qu'un seigneur de son rang conserve quelques privilèges avant le verdict, pour éviter un preste départ du seigneur pour la geôle la plus humide du château.
Et pourtant Eudes doutait. S'il lui semblait évident que la maison de Karan avait toujours conservé au fil des années ses intérêts propres à cœur, ces derniers ne semblaient pas avoir entravé la bonne marche de l'Administration, et par la même à la stabilité du Royaume. De plus la contribution de la maison de Karan a la Couronne au cours des dernières décennies était conséquente, et ce malgré un service auprès de plusieurs têtes couronnées différentes.
Eudes doutait en parcourant les froids couloirs du palais des Neiges Eternelles, bien emmitouflé dans son manteau de fourrure. Le climat nordique était difficile à supporter pour le jeune okordien, plus habitué à l'humidité tempérée de La Malnouë. Il avait pris le parti de prévenir officiellement par missive le seigneur de Falcastre du procès à venir, par respect pour sa maison d'une part, et ainsi pour lui donner l'occasion de préserver les apparences lors de l'annonce officielle, lui évitant possiblement de perdre toute contenance devant l'aréopage assemblé. Le respect avait donc prévalu sur le protocole strict, et en cela le jeune Chancelier doutait, se demandant si son choix avait été Juste.
***
Le seigneur de La Malnouë entra dans la salle du trône, flanqué de la Garde Royale des Neiges Éternelles. Il avait initialement souhaité employer ses hommes propres, assumer le poids de la décision jusque dans la livrée des soldats l'entourant, mais la Reine avait insisté sur la nécessité que la Loi soit appliquée par les gens d'armes du Corbeau au sein de sa cité. Et Eudes doutait du bien-fondé de cette décision, quand bien même en saisissait-il l'argumentaire, craignant d'attiser les tensions entre les factions du royaume.
Il s'arrêta devant le Maitre du Palais dans l'exercice de ses fonctions, siégeant aux côtés de la Reine au milieu de l'assemblée de nobles réunis, et pris la parole d'une voix claire et posée.
"Seigneur Liétald de Karan, gouverneur des Marches de Falcastres, Seigneur de Ténare, Marquis de Falcastre, Maître du Palais, Gardien du Trésor Royal, Chevalier au Léopard, Chevalier de l'Ordre des Fondateurs royaux.
La Chancellerie Royale a été saisie en ce Mardor, 19e phase de l'automne de l'an XI de l'ère 19, par son altesse la Reine Nesyan Valesni, dirigeante des Neiges Eternelles et souveraine du Royaume d’Okord afin d’ouvrir une affaire à votre encontre concernant les chefs d’accusation suivants :
- Discourtoisie manifeste envers la Reine à de multiples reprises
- Omissions et mensonges envers la Couronne dans l’exercice de vos fonctions
- Crime de Trahison au regard de l’ordonnance de la vingt-neuvième phase de l’hiver de l’an dix de l’ère dix-huit, eu égard à son titre de Maitre du Palais et des charges qui en incombent.
Par décret royal, et à effet immédiat, vous êtes dès à présent suspendu de toute fonction officielle, le temps que soient examinés ces faits en procès équitable, et consigné dans vos appartements le temps que ce dernier s’organise, ainsi que tous les membres de votre maison présents en ces lieux actuellement. Un intendant du Palais sera attribué à votre maison, afin de faire transiter toute demande que vous pourriez avoir par son biais. Si vous voulez bien nous suivre… "
N’ajoutant pas un mot de plus, évitant d’engager la conversation tant qu’il restait en salle du trône, Eudes accompagna le noble consigné dans ses quartiers, ruminant allègrement tous les événements récents. Le très pieux neir’a’than était profondément plongé dans ses pensées, passant en revue le déroulé des deux derniers jours. Avait-il pris les bonnes décisions ? Etait-il Juste ? Seul l’avenir lui donnerait raison ou le désavouerait, mais en cet instant, Eudes doutait…
Dernière modification par Foulques de La Noue (2019-11-30 09:58:50)
La porte des appartements se referma sur son dos d'un coup sec. Le verrou fut tourné à double tour. Enfin, le silence. Un calme plat, presque assourdissant après une telle tempête.
Liétald de Karan soupira, expulsant enfin le magma d'émotions qui bouillait en lui depuis que le Grand Chancelier avait prononcé ses premiers mots. Ce n'était pas une surprise, certes. Mais la chose restait déplaisante, aussi désagréable qu'une crise d'eczéma. Probablement parce que tout était vrai. Liétald n'avait jamais apporté une grande importance à la vérité. Il s'agissait d'une notion aussi floue que complexe dont l'orateur le plus habile était reconnu détenteur. Jamais il n'avait cru que ce mot puisse un jour l'atteindre, lui ou un noble d'une autre Grande Maison.
Un autre soupir.
Le Maître du Palais dégrafa le col de sa robe et alla se verser une coupe d'altevin. S'étant installé dans un large fauteuil, il entreprit la relecture des Mythes et Légendes de la vate Circée. Le soleil n'était pas encore couché lorsque son repas lui fut apporté : un faisan rôti aux cèpes et des carottes jaunes suivit d'une tarte meringuée et d'un vigoureux calvok. Il faisait nuit noire lorsque Liétald se coucha dans le grand lit recouvert de larges peaux de bêtes.
Il s'endormit sans s'en apercevoir, du sommeil du juste.
***
La salle du trône était en pleine effervescence. L'arrestation d'un conseiller royal n'était pas une chose courante ; encore moins lorsqu'il s'agissait d'un Karan. Les allégations et les pronostiques allaient bon train. Pour certains il ne faisait pas l'ombre d'un doute que la Guivre de Ténare finirait la tête détachée du reste. D'autres gageaient que le Maître du Palais détenait plus d'une carte dans sa manche, et qu'il sortirait de cette histoire non seulement blanchi, mais également renforcé. Rares étaient les timorées parmi ces cris, mais quelques uns dessinaient des fins différentes où Liétald de Karan regagnait Ténare libre, mais dépourvu de charge. Solitaires au cœur du tumulte, certains seigneurs voyaient surtout une lutte de pouvoir entre la Chancellerie et le Palais, entre lesquels la Reine Nesyan n'était qu'un pion.
La joute verbale entre le Seigneur Adelard, Baudouin de Samarie et la Reine eut le mérite d'attirer l'attention de tous et de couper court aux bavardages. Elle permis également à un petit homme, pourtant vêtu pauvrement, d'entrer dans la salle du trône. Il était muni d'une petite viole qu'il coinça entre ses jambes. Ses doigts tremblants pincèrent les cordes et une voix grave emplie la salle.
Mais pourquoi Sire, dit le Faucon,
Dois-je quitter les Cieux ?
Sortez vos ailes, sortez vos serres,
Elles sont fort émoussées.
Pour me rendre lige crachez donc le feu,
Mon bec est une lance,
Vos crocs caresseront mes plumes,
Vous vous faites bien vieux.
Caquetait-il, Caquetait-il.
Le Dragon s'envola,
Il dévora tous les petits,
Ne laissant que les os,
Il dévora tous les petits,
Ne laissant que les os.
Lorsque la dernière corde termina de vibrer, le jeune ménestrel se releva et épongea la sueur qui lui coulait du front. Sa mission enfin accomplie, il regagna la sortie au petit trop.
Un bruit sourd accompagna le départ du ménestrel. Il s'agissait d'une lance qu'un des gardes royaux avait laissé tomber. Le garde quitta son poste, dépassa la foule des seigneurs rassemblée en salle du trône et disparut derrière les grandes portes. Deux autres lances rebondirent sur les dalles du château. Puis encore d'autres. Gardes royaux et Lions Dorés, ceux dont le salaire était assuré par la Maison de Karan quittait la salle à la queue leu-leu.
Ne resta bientôt plus que les gardes au tabar frappé du corbeau, ainsi que Dagobert et Algéric, tous deux plantés de chaque côté de la grande porte. Les heaumes des deux colosses pivotèrent un bref instant l'un vers l'autre.
Ils sortirent de la salle du trône en cliquetant le moins possible.
Dernière modification par De Karan (2019-11-20 02:46:57)
Seigneur de Ténare ; Marquis de Falcastre
Maître du Palais ; Gardien du Trésor Royal
Chevalier au Léopard ; Chevalier de l'Ordre des Fondateurs royaux
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L'Intendant Suprême n'était jamais très loin de la salle du trône. En effet, les affaires courantes du Royaume nécessitaient régulièrement la royale approbation. Il retournait à sa salle de travail lorsque le Grand Chancelier pris la parole publiquement. A l'écoute de ses propos, Guyard Phauques leva un, puis deux sourcils d'étonnement. Finalement, en haussant les épaules, il reprit son chemin.
Okord est éternel.
Les Reines et Rois, beaucoup moins.
Songea-t-il en marchant. Puis, en souriant, il se dit qu'un procès pourrait s'avérer une belle distraction à l'approche de l'hiver. Nul doute qu'il viendrait y écouter la joute verbale.
Il s'éveilla d'un bon. Les premiers rayons du soleil traversaient les rideaux en soie. La chambre sentait le jasmin et l'olivier. Caprice ardent parmi d'autres que même la couronne ne pouvait lui refuser. Prières. Gymnastique. Ablutions. Björn venait après. L'intendant concédé par le palais. Ses yeux bleus, vagabonds, trahissaient sa jeunesse. Il était le cinquième d'une liste de cadavres.
Le premier était mort, poignardé dans une taverne. Le second avait disparu du jour au lendemain, ne laissant qu'une chambre bien rangée. Le troisième avait été arrêté par la garde des Valesni. Le quatrième n'avait rien dit ; préférant avaler sa langue. Björn était toujours là. Vingt ans et une figure à faire détourner les vates de leur serment. Il était le seul okordien à pouvoir se targuer de toucher Liétald de Karan.
Collerette de soie. Robe cousue de fils d'or. Un dragon rugissant sur le torse. Liétald de Karan repoussa l'intendant d'une main discrète, mais ferme. Il attacha les derniers boutons en observant son reflet dans le miroir cerclé de pierres précieuses.
-Karan un jour, Karan toujours.
Björn avait veillé sur le Maître du Palais pendant plus d'une saison. Veille était le bon mot. Le jeune nigrumien savait pertinemment quel funeste destin s'était profilé à l'horizon de ses prédécesseurs. Toujours le bon geste. Pas un mot plus haut que l'autre. Lorsque les gardes de la reine le coincèrent dans un couloir ? Voyez cela avec Liétald de Karan.
Rien ne s'était passé. Sinon son cœur, qui avait frôlé la crise cardiaque.
Il ne l'aimait pas. En tout cas, pas pour ce qu'il avait fait, ou pour ce qu'il représentait. Ces vieux nobles cramponnés à leur charge l'avaient toujours fait vomir. Mais il se devait de le reconnaître, le Seigneur de Falcastre avait des couilles en fonte.
-Vous êtes prêt, Monseigneur ?
Le sourire dans le miroir dura moins longtemps qu'un trait de lumière.
-Depuis toujours, mon cher Björn.
Ils lui avaient pourtant posé des questions. Des tas de questions. A quelle heure se réveillait-il ? A qui voulait-il écrire ? Se parlait-il tout seul ? Que mangeait-il ? Faisait-il des récriminations ? Demandait-il à voir un druide ? Ou son frère ? Les seuls missives qu'il demandait à transmettre étaient pour le Seigneur d'Hespérides, l'un de ses rares soutiens en ces temps sombres.
Et il dormait bien. Des nuits de huit heures pleines.
Björn n'avait jamais vu cela. La Guivre relevait de la légende.
Lentement -très lentement- il se surprenait à l'admirer ; comme on observe un capitaine adverse revenir se coller à la proue malgré les éléments déchainés et un mat hors d'usage.
-Allons-y.
Björn pouvait le jurer. Les gardes de la Reine Valesni avaient opiné. Fatigue ou accointance ? Il ne pouvait en avoir la certitude. Liétald de Karan arpenta les couloirs d'un pas propre au sein. Magnifique et ordurier. Le karanien semblait chez lui quand bien même quatre colosses encadraient son parcours. Il paraissait indifférent à la gravité de l'audience qu'on lui reversait. Björn se surprit lui-même à mépriser les sourires des sycophantes de la Cour royale. Après tout, Liétald de Karan n'était pas foncièrement différent de ceux qui désiraient sa chute. Pourtant, il conservait quelque attitude dans sa démarche qui forçait au respect pour le jeune intendant qu'il était. Le natif des toundra côtoyait des guerriers depuis sa plus tendre enfance, mais mêmes eux ne partaient pas au combat avec autant de désinvolture ; en tout cas, pas sans être gavés de calvok par les prêtres d'Yggnir.
***
Les portes de la salle des intendants se refermèrent sur moi dans un bruit sinistre. Cinq trônes sur une estrade, un simple siège amené sur les dalles. Trois rangées de bancs de chaque côté. Malgré la sélection qui avait du être opérée, ceux-ci grouillaient de blasons et de robes diverses. Les gardes peinaient à restaurer le calme. Celui-ci se fit dès qu'ils entrèrent. Eugenet Anet faisait office de greffe, le clerc Krgri paru le second, suivi de deux autres visages inconnus à mes yeux. Le cinquième siège resta vide. Ce n'était que la première des auditions royales que l'on me réservait après tout. La Chancellerie m'entendait pour trois accusations principales.
-Asseyez-vous.
Je le fis bien volontiers. Malgré le manquement au protocole. Mais, avant que ce gueux de Krgri ne puisse reprendre la parole, je fis clairement raisonner la mienne.
-J'ai une déclaration à faire. Je souhaiterais que celle-ci soit transcrite.
-Bien, soupira le clerc. Faites.
-Ma Maison a passé de nombreuse années à représenter le Royaume d'Okord auprès d'ambassades étrangères. Un Royaume qui se laisse mener par le bout du nez par un parjure et un seigneur sans honneur n'acquière aucune crédibilité face à la noblesse étrangère. Ce qui se passe ici, ne jette pas le discrédit uniquement sur moi.
Le souvenir des camps abrasiliens et des croisades österlichoises sembla introduire un silence pesant dans cette assemblée pourvue de dents longues.
Après un moment, Krgri reprit la main.
-Nous sommes donc ici pour parler des présumées responsabilités du Maître du Palais...
Pour Discourtoisie manifeste envers la Reine à de multiples reprises. Omissions et mensonges envers la Couronne dans l’exercice de ses fonctions. Trahison. De ma part ? Toujours les mêmes réponses.
-Je ne me souviens pas.
-J'ai seulement été informé des faits, mais je ne pouvais en aucun cas les prévoir.
-Je ne me souviens pas.
En vérité, une seule question parvint à me faire sortir de mes gonds. Elle fut prononcée par un clerc au pourpoint frappé des armoiries araldiennes.
-Aldegrin de Karan disait "ce garçon est tellement prêt à tout, qu'il peut devenir capable de tout."
Je lui retournais un regard glacé, emprunt d'une sanglante promesse. J'articulais chaque syllabes distinctement.
-Ne touchez pas à mon père.
Par la suite on préféra m’interroger sur la supposée collusion entre le Maître du Palais et les services de l'amirauté.
-Pour tout dire j'ai connu le Seigneur Lukwu très sommairement à Argul. Des années plus tard je l'ai croisé à Oseberg, je me suis dit : "tiens, cet homme ressemble au Seigneur d'Argul."
Il y eut également une brève percée de courage, menée par une Dame de Cranium. Probablement la plus sensée parmi ces bourgeois anoblis sur le tard.
-En réalité, Kalie Enté vous accuse d'être le grand maître d'une loge secrète au sein Okord.
Cette vieille putain m'arracha un sourire.
-Je ne me serais jamais contenté d'être le maître d'une seule et unique loge. Déjà à l'époque de la mort du Roi Trof, cette chère Dame Enté avait porté contre moi ce genre d'accusation. Je lui avait écrit en lui exprimant toute ma compréhension et ma peine pour sa douleur, et en la priant gentiment de ne pas se prêter à de telles médisances.
***
Des accusations importantes, d'autres moins. La constitution de l'affaire avait duré une journée entière, sans repas. Les bancs s'étaient pourtant clairsemés à midi. Liétald de Karan ne laissait échapper pas la moindre goutte de sueur, pas le plus petit gargouillement. Le karanien avait parfaitement joué son rôle de sac de taille, absorbant les coups avec une facilité déconcertante.
Le soleil se couchait désormais. Le Maître du Palais l'appréciait, dégustant quelques dattes de Ressyne agrémentées d'une coupe d'altevin.
Björn restait effacé dans la pénombre, les yeux brillants.
Dernière modification par De Karan (2019-12-01 17:05:54)
Seigneur de Ténare ; Marquis de Falcastre
Maître du Palais ; Gardien du Trésor Royal
Chevalier au Léopard ; Chevalier de l'Ordre des Fondateurs royaux
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Au bord de l’épuisement, Eudes compulsa une nouvelle fois les documents en sa possession, sous la lumière du candélabre qui éclairait son bureau. Se frottant les tempes une fois de plus, il écarquilla les yeux de stupéfaction alors qu’il découvrait un nouveau passage qui lui avait échappé jusqu’alors - pourtant clairement couché sur vélin par l’un de ses copistes - un archidruide ? C’était allé jusque là ? Le jeune Chancelier laissa échapper un rire nerveux, alors qu’il entamait une ultime veillée afin de s’assurer que tout serait prêt pour le procès - et que Justice soit rendue. Mais il en doutait à nouveau, tant d’éléments venant le perturber d’un côté comme de l’autre.
Des sombres faits révélés par ces semaines d’enquête, dont le seigneur encore vert et naïf par moments n’aurait jamais imaginé lever le voile sur la moitié, aux lubies d’une Reine soudainement éprise d’une volonté égalitaire inconvenante - un Jury ? Le Chancelier avait accédé à sa demande, mais se questionnait encore sur le caractère saugrenu de cette décision - à un seigneur désireux d’offrir ses services à défendre un homme qu’Eudes estimait bien plus que nécessaire capable de manier le verbe à son compte, qui entamait la contre-attaque face à l’accusation avant même que le procès ne tint place, et que le jeune neir’a’than peinait à reconnaître dans son attitude actuelle - probablement un désir brûlant d’éviter à Karan d’être désigné à la vindicte populaire avant même que le procès n’eût lieu, ce que le seigneur de La Malnouë trouvait louable - mais pesait sur ses épaules déjà voûtées par le poids de ses découvertes. Il se sentait également atrocement tiraillé, entre serments prononcés et Justice, entre ce qui était Bien et ce qui était Droit. Quelle était la Juste Voie ? Seul l’Ange Rédempteur en personne aurait pu l’en assurer, mais ses prières restaient ces derniers jours désespérément sans réponse…
En cet instant le Hiérarque de la Tour Couronnée tourna fugacement la tête, et aperçut son reflet dans un délicat miroir posé à quelque distance sur un mobilier. Eclairé par les flammes de l’âtre à l’autre bout de la pièce, ses traits tirés faisaient en cet instant peine à voir, ses cernes creusés lui donnant un air émacié et il avait probablement perdu plusieurs livres dans l’affaire, et la ressemblance n’en fût que plus frappante : voilà qu’il contemplait l’image de son père quelques années plus tôt dans le miroir ! Le magnifique chevalier Foulques au Fléau, qui n’était alors plus que l’ombre de lui-même affaibli des mois durant par les élixirs d’un prétendu soigneur de Valésianne, semblait lui rendre un sourire las. Il savait pourtant son père occupé à parcourir les terres, cherchant signes d’un passage récent de son frère d’armes Des Armoises, ou à découvrir un prometteur chevalier qui pourrait porter hautes les Vertus des Sans Epées à ses côtés. Mélancolique à cette pensée, le Chancelier se remit à l’ouvrage en soupirant. Milles choses encore à faire et à penser ! Cette nouvelle nuit promettait de s’étirer en longueur…
***
Un messager portant la livrée de la chancellerie entra en salle du trône, s’inclinant devant la Reine, alors même que son maître s’accordait un couple d’heures de repos, exténué par l’ampleur de la tâche. Le garçon déroula un vélin qu'il commença à lire à l'assemblée présente, d’une voix claire mais entraînée, et résonnant étonnamment bien dans la salle :
"Nobles dames et seigneurs, comme il a sans doute déjà été porté à votre connaissance va bientôt être instruit le procès du Seigneur Liétald de Karan, la Justice Royale ayant été saisie par son altesse royale en personne.
Qu'il soit annoncé en ce jour que la modalité retenue pour ce jugement sera celle d'un Conseil des Pairs, la Reine ayant souhaité solliciter les plus éminents membres de cette Assemblée pour rendre le Jugement, eu égard au rang du Seigneur de Tenare. Chaque suzerain de faction sera ainsi attendu pour prendre part aux délibérations, ou déléguer un représentant officiel en cas d'empêchement.
Qu'il soit également entendu ce jour que la Chancellerie sollicite officiellement toute Dame ou Seigneur ayant éléments à charge ou décharge dans cette affaire à bien vouloir contacter ses services, ou le cas échéant ceux de la Couronne, afin de pouvoir instruire un procès le plus Juste et le plus complet possible.
Au nom de la Grande Chancellerie d'Okord et son récipiendaire le Duc Eudes de La Nouë, Pour son Altesse Royale Nesyan Valesni, Reine d'Okord et souveraine des Neiges Eternelles."
Sans demander son reste et s'inclinant bien bas, le page se retira ensuite prestement. Son rôle était terminé.
***
L’homme lisait tranquillement un manuscrit aux sublimes enluminures, confortablement installé dans un fauteuil au rembourrage des plus douillets. Un roucoulement attira son attention, lui faisant lever un œil de l’ouvrage, puis un sourcil intrigué, avant de déclencher un mouvement de toute sa personne. Ainsi donc certain se serait souvenu de son existence, et décidé de l’entretenir d’actualités brûlantes, ou s’agirait-il de mondanités décevantes, peu dignes de son intérêt ?
Dépliant le discret parchemin adressé à son intention, le noble aux fastueux atours le parcourt d’un œil alerte et vif, prenant connaissance de son contenu en quelques instants seulement. Un sourire satisfait se dessina bientôt sur son visage, pétri d’une assurance sans bornes. Le temps du repos était révolu. Se saisissant d’un minuscule morceau de craie qui avait voyagé de loin également, coincé à l’intérieur du message, il se pencha sur le rebord de la fenêtre, et dessina une ostensible croix d’albâtre sur la pierre de taille. Puis il commença à mettre de l’ordre dans ses affaires, comme s’il s’apprêtait à partir en voyage sous peu. A son annulaire siégeait un anneau sigilaire représentant un cygne aux ailes déployées.
***
La Taverne des Bons Rieurs était comble ce soir-là, et l’un des héros de la Course de Vendavel profitait en cet instant de sa notoriété acquise pour embrasser pleinement l’ambiance des lieux, déversant dans son gosier ce qui pour lui faisait figure de nectar et d’ambroisie, ceci en charmante compagnie. Oui, le Fluet d’Ataxie ripaillait à s’en faire exploser la panse, et ce depuis plusieurs soirs d’affilée, peu soucieux des événements qui agitaient le royaume ces derniers temps. Dromos tenait le rythme, et avait ses propres priorités, dont la principale consistait à s’occuper de lui-même et prendre du bon temps, avant de reprendre les entraînements drastiques de son démarque Ecthélion le mois suivant. L’hiver avait du bon !
C’est donc un Fluet passablement éméché qui aperçut ce soir-là un visage étrangement familier, dédoublé par les effluves de l’alcool. Familier, et craint. Sa première réaction, fût de se lever brutalement de table, faisant par la même occasion glousser ses compagnes d’un soir, avant de chercher à s’éloigner de ce coin de la salle commune d’un pas titubant se voulant le plus discret possible. Peine perdue manifestement, puisqu’il sentit bientôt une main gantelée de mailles se poser sur son épaule, fermement ancrée. Et le faire pivoter en face de ce visage tant redouté, encadré de deux autres hommes à la mine patibulaire.
« M’sire, qu… quelle bonne surprise de vous voir par ici ! Qu-qu’est-ce qui vous amène en ces lieux ? La bonne chère ? »
Il obtint pour toute réponse un simple sourire, qui eût pour effet de lui faire perdre tous ses moyens, alors que son esprit embrumé par les effluves de multiples alcools peinait à formuler réponse appropriée à l’événement.
« J’peux vous aider, ou… ? Ou j’vous ai pas vu, c’est ça ? Oui, J…j’suis sûr que j’ai rien vu, m’sire, rien de rien ce soir, j’tais trop rond t’façon pour distinguer quoi c’fût, pas vrai ? »
Dromos tenta un malhabile sourire édenté comme ultime argument, sans grande conviction. Déjà il doutait de ses capacités à trouver une quelconque porte de sortie face à tel interlocuteur, alors même qu’il n’avait pas obtenu un seul mot en retour jusqu’à présent. Le sourire de l’autre s’étira un long moment, avant qu’il ne daignât répondre, et donner le ton du reste de la soirée.
« Mon bon Dromos, puisque nous nous croisons, je crois que nous avons à parler… »
Un bref signe de main, et le jeune Ataxien fût entraîné d’une poigne de fer à l’étage, à l’abri des regards…
***
Relisant la transcription fidèlement assurée par Eugénée Anet des premières auditions, Eudes tenta de comprendre le fonctionnement de la Vouivre de Tenare. Le Marquis avait donc pris le parti de nier chaque chef d’accusation, du plus sérieux au plus trivial, du plus lourd au plus insignifiant ? Cela ne satisfaisait pas le Chancelier d’un côté, qui avait évidemment la conviction que le seigneur de Karan passait sous silence nombre d’éléments en sa possession. D’un autre côté, c’était assurément l’une des défenses les plus immuables que l’on pouvait adopter.
Le seigneur de La Malnouë restait toujours éberlué par les éléments découverts par le clerc Krgri avec l’aide de certains serviteurs de la Chancellerie. Si l’outrage répété envers la Reine pouvait aisément être requalifié en simple discourtoisie sans conséquence, mensonges et trahison envers la Reine paraissaient le plus sérieux, Krgri ayant insisté sur la vision toute personnelle que le Maître du Palais avait développée de son rôle propre, omettant sciemment des événements, tenant dans l’ignorance la souveraine concernant relations diplomatiques avec les puissances étrangères en en restant le principal interlocuteur... mais avoir commandité des meurtres ? Avoir corrompu toute la Garde Royale pour s’en assurer la loyauté ? Avoir sciemment réarrangé les Comptes Royaux pour rendre la Couronne débitrice à son égard ? Une voix avait même soulevé ouvertement l’hypothèse d’une loge secrète, heureusement peu avaient prêté crédit à ces accusations. Le risque aurait été par la suite de voir poindre des accusations de sorcellerie pour tourner dans le grotesque, fort heureusement le chancelier délégué à cette audience avait veillé au grain.
Le Chancelier soupira une nouvelle fois, puis signa la retranscription de cette audience, qu’il s’assura de faire parvenir au plus vite au seigneur d’Hespérides, griffonnant un mot manuscrit pour accompagner l’hermétique texte. L’impressionnante liste des chefs d’accusations y était ainsi détaillée avec la plus grande précision. Certains paraissaient risibles, et aisés à balayer d’un revers de main ou d’un mot bien placé. D’autres seraient plus complexes…
***
Mêlé à la foule, richement vêtu de pourpre et de sable, aussi fastueusement que la grande majorité de ceux qui l’entouraient, le noble s’imprégnait de l’ambiance, tous ses sens en éveils, captant un mouvement de main à quelques mètres de là, un ragot murmuré un peu trop fort à un voisin, les différents protagonistes gagnant leurs places respectives à mesure que l’heure prévue approchait… On l’avait instruit des derniers événements, et promis un déroulé palpitant. Nul doute qu’il aurait sa partition à jouer le moment venu, pour l’heure il se contenterait d’observer attentivement la situation dans son ensemble…
***
Le tribunal était comble, pourtant la roture avait été d’emblée repoussée aux portes, et seuls certaines maisonnées nobles avaient été acceptées en ces lieux. Accusé, Accusation, Défense, Jury de Pairs, Chancellerie s’assurant de l’équité du procès, tous étaient réunis en ces lieux, sous les yeux du Grand Chancelier du royaume. Des yeux presque vitreux, bouffis de fatigue, mais dans lesquels brillait toujours une étincelle de détermination farouche. Le jeune seigneur murmura une prière en direction de sa divinité tutélaire, Seir’A Neir, puis pris la parole d’une voix forte et assurée :
« Nobles dames et seigneurs, ainsi qu’annoncé depuis plusieurs semaines, en cette vingt-neuvième phase de l’an XI de l’ère 19 va s’ouvrir le procès du seigneur Liétald de Karan, seigneur de Tenare et Maître du Palais, à l’initiative de la Reine d’Okord, Nesyan Valesni, Dame des Neiges Eternelles. Parmi les chefs d’accusation retenus après les audiences préliminaires, ce procès devra faire la lumière sur les faits de trahison, de discourtoisie manifeste envers la Reine à plusieurs reprises, de mensonges et dissimulations à la Couronne dans l’exercice de ses fonctions.
Messire Krgri, la parole est à l’accusation. »
A peine ces paroles prononcée, alors que le jeune Chancelier tendait le bras en direction du clerc, sa vue se troubla, puis s'assombrit rapidement, alors que la salle lui apparaissait de plus en plus silencieuse, et que son assise se faisait moins assurée. Ce fût au sol, inconscient, qu'Eudes de La Nouë fût ramassé par quelques gens d'armes, puis transporté dans ses appartement. La préparation du procès semblait avoir fait plus de dégâts qu'estimé...
[Par souci de cohérence, la suite des événements va rester fixée à la 29e phase de l'an XI de l'ère 19, sauf mention contraire de ma part ou de Karan, merci d'en tenir compte pour vos futures interventions ]
Dernière modification par Foulques de La Noue (2019-12-02 23:04:28)
Silencieux depuis le début, le chef de l'accusation se leva.
Il semblait très...nordique.
De par sa taille ou sa musculature, il était évident que le seigneur Krgri était un ancien soldat.
Il observa un moment de silence, le même silence qu'il arborait depuis des semaines.
Le regard plus froid que tout il fini par se tourner vers le chancelier, et sa voix lente mais puissante retentit
“Chancelier?
Nous exigeons des explications! Les chefs d'accusation que vous énoncez la sont très différentes de ceux mis en cause par l'accusation!
La liste confiée par sa majesté est bien moins longue que celle que vous venez d'énoncer!
Il n'avait jamais, jusque, la été question d'Assassinat ou de corruption!
Nous sommes surpris que vous parliez ainsi de ces choses, puisqu'il est évident que nous n'apporterons pas de preuves pour des choses que nous n'avons pas mises en cause!
Il n'y aura aucun plaidoyer de notre part sans explications!
En espérant que celles-ci soient convaincantes.
Il serait dommage de douter de la neutralité de la chancellerie”
L'ancien soldat se tint la, immobile, regardant le chancelier droit dans les yeux.
Dernière modification par Ronin (2019-11-30 23:08:39)
Se relever.
encore
et encore
et toujours
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Sieur Krgri,
Et si vous commenciez tout simplement par demander au Grand Chancelier de produire la plainte écrite déposée par Dame Valesni, ainsi que le demande la défense depuis deux saisons?
Banneret des Marches des Héritiers
"Exige de chacun ce que chacun peut donner"
A genoux devant ma Reine, debout devant l'ennemi.
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Cela suffit ! rugit l'Intendant Suprême Vous ridiculisez le Royaume à agir comme des bateleurs de foire !
Cette affaire, soulevée par la Reine Valesni, est de la plus grande importance.
Votre Majesté Staras, votre prédécesseur avait laissé faire cette mascarade. Prenez, je vous prie, une décision sur l'instant. Ce Procès doit-il se poursuivre et dans ce cas, qu'un noble soit désigné pour conduire l'investigation, ou bien vous jugez que les actes de la Maison Karan suffisent à prouver que des années de loyaux services ne valent pas une longue enquête.
Retournant à sa place, à droite du Trône, Guyard Phauques repris la pile de parchemins qu'il était en train d'étudier. Il se surpris à penser que d’auparavant, les Rois prenaient des décisions sans avoir besoin de recourir à de pareil simagrées. Les traditions se perdent en Okord...
Avisant un page qui rôdait pas loin, il lui tendit une courte liste d'instructions avant de continuer son travail, l'air encore un brin absorbé par sa virulente charge contre le déroulé du Procès.
HRP:
Différents protagonistes ayant pris du recul vis-à-vis de cette histoire, le Roi Staras prendra une décision quant à la poursuite ou l'arrêt de ce procès. Merci de respecter le délai nécessaire à la rédaction de sa réponse et de ne pas intervenir dans le laps de temps.
A la demande du Roi Staras, l'Intendant Suprême se leva et se rapprocha du Trône. Le Roi semblait fatigué, affaibli par la maladie. Les deux hommes échangèrent longuement à voix basse, tout en regardant l'accusé qui occupait le devant de l'estrade. Puis, se redressant, Guyard Phauques avança de quelques pas pour se tenir devant l'assemblée des Nobles d'Okord.
Seigneur Liétald de Karan, vous êtes présent devant le Roi pour répondre de plusieurs accusations, émanant de la Reine Valesni.
Un fin sourire sur le visage, l'Intendant Suprême poursuivit son discours.
Dans sa grande magnanimité, notre bon Roi Staras a conclu que les accusations jetées par sa prédécesseur sur le trône d'Okord, étaient dénuées de fondement. Devant la bouffonnerie de ce qui devait être un procès honorable, nous avons pris la décision de retirer les charges que l'on vous reproche.
Les actes de la Maison de Karan parlent pour eux-mêmes, des années de bons et loyaux services pour la Couronne. Un dévouement sans faille. Une abnégation de tous les instants. Peu d'Okordiens peuvent se revendiquer d'une telle Histoire !
Seigneur Liétald de Karan, au nom de son Altesse Staras, je vous déclare libre de toutes les fausses accusations injustement citées. Votre personne est libre de quitter cette Assemblée et de reprendre son service auprès de notre bon Roi Staras, en temps que Maître du Palais.
Faisant quelques pas pour se rapprocher de son interlocuteur, l'Intendant Suprême rajouta quelques mots à voix basse.
Si vous souhaitez prendre quelques repos pour vous remettre de ces émotions, nous patienterons jusqu'à votre retour. Mais ne tardez pas, la Couronne a besoin de vos excellents services.
Puis, tournant le dos à l'innocent, Guyard Phauques s'inclina devant le Trône et se retira pour de bon dans son office afin de reprendre ses occupations.
-Monseigneur.
Le Maître du Palais sourit. Les jours étaient passés, devenant des semaines, un mois. Plus maintenant. D'abord "Monsieur", ensuite "Sire", désormais "Monseigneur". Le Seigneur de Ténare laissa l'intendant Björn s'approcher. Le jeune homme savait quel placard ouvrir et quelle soierie choisir. Un manteau doré et une robe de lin blanc, rappelant sans doute la pureté. Une ceinture en cuir de Maurécif, piquée d'un cercle de rubis.
Liétald de Karan se tenait toujours droit, devant les grandes fenêtres de sa chambre. L'une des plus prisées du château, donnant directement sur les splendides jardins de la cour intérieure. L'aurore teintait le buis d'une lueur rouge qu'il appréciait depuis toujours.
Il accrocha ses anneaux lui-même. D'abord une chevalière en or, un dragon dormant sur un Lys. Un héritage de son père, et de son père avant lui. La légende remontait à Karan Le Boutefeu, tirée d'une dent que s'était arrachée le roi barbare. Ultime sacrifice des Karan pour jurer allégeance à la Samarie. Vint ensuite son alliance, à laquelle il n'accorda pas un regard.
-Je suis prêt, déclara simplement Liétald.
***
Colporteurs, putains, comédiens et marchands. Le procès avait amené en ces murs les seigneurs les plus nobles d'Okord et avec eux leur monde. Les manants défilaient sur le pont levis, cohorte interminable de chariots, de bœufs et de serfs. On venait des villes avoisinantes pour commercer et jouir des bienfaits de cette foire improvisée. Les fouines du monde souterrains organisaient même des paris clandestins. La cote n'était pas élevée pour le Maître du Palais. Les Karan saignaient le petit peuple depuis déjà un long moment. La peur du dragon s'était facilement muée en haine.
Apparemment insensibles à cette fête, deux pêcheurs parmi ceux qui pendaient leurs lignes dans le fossé des douves se levèrent. Ils échangèrent leur place sans s'adresser un regard.
Le premier, orné d'un chapeau de paille effilé, s'approcha distraitement de la file de badauds qui passait le pont. Il glissa un minuscule rouleau de parchemin dans la paume d'un moine de Podeswa.
***
La porte s'ouvrit, dévoilant le mur du couloir principal. Quatre gardes se tenaient dans l'embrasure, les deux premiers arboraient une tour cerclée d'une couronne ; les autres un corbeau noir sur un ciel blanc. Björn se surprit à leur jeter un regard hostile. Cela ne dura qu'un instant, mais suffisamment pour le plonger dans de profonds atermoiements. Liétald de Karan posa doucement sa main sur son épaule et l'intendant se décala.
-Allons-y, messieurs.
Il semblait difficile de savoir où commençait la farce. Liétald de Karan arpentait les couloirs d'un pas assuré, ne jetant -comme à son habitude- aucun regard sur les pages, les clercs et les petits domestiques qui glissaient une tête curieuse dans entrebâillement d'une porte. Pour lui, tout ceci allait de soi. Un jeu dangereux pour une mise ridicule. Les Seigneurs de Ténare s'étaient toujours placés au dessus de la mêlée, d'une autre manière. La leur.
***
Trente ans que la vieille Isolda poussait son chariot dans les couloirs des cuisines. Farine, épices, son, avoine, blé... Elle sélectionnait ces produits elle-même avant de les amener du marché jusqu'ici. C'était une bonne âme la vieille Isolda. Une fière nordique, la vieille Isolda.
Jeune, elle avait cru dur comme fer aux valeurs que défendaient son père. A chaque fois que le ban était appelé, il partait. A chaque fois, il revenait. Sauf une. Elle était trop petite à l'époque, elle ne se rappelait que des pleurs de sa mère et de la cabane au toit percé.
En revanche, lorsqu'ils avaient ramené son frère elle s'en souvenait très bien. Sa mère en était morte.
La belle Isolda de jadis fut contrainte à maintes et maintes choses pour assurer l'avenir de sa famille. Des choses qui l'avaient profondément endurci, mais dont elle ne parlait jamais. La traversée du désert fut rude avant d'aboutir à un peu de douceur ; un mariage, des enfants...
Avant longtemps le Nord lui prit son aîné. Le chagrin la saisit, comme sa mère avant elle, mais elle ne flancha pas. Non, le pire ce fut lorsqu'il ramenèrent son petit-fils dans deux sacs de toile. La baliste l'avait littéralement coupé en deux. La cérémonie se fit à cercueil fermé.
La vieille Isolda était réputée pour sa sagesse, sa droiture et son honneur. Pour beaucoup une incarnation vibrante des valeurs nordiques. Pourtant, elle qui poussait son chariot dévia de sa routine pour la première fois depuis trente ans. Elle ne réagit pas lorsqu'un moine qui passait par là plongea sa main dans un de ses sacs de farine. Rien non plus lorsque plus loin, un jeune page extrait du sac un fin rouleau de parchemin. Elle se contenta de faire disparaître les deux bourses d'okors sous ses jupons.
Elle n'en n'avait plus rien à faire, la vieille Isolda.
***
Certains pouffaient, cachant faussement les rires derrière une main aux doigts écartés. D'autres préféraient détourner le regard, par crainte ou par dégoût. Un bon nombre se sentaient gênés, comme s'ils regardaient une scène inconvenante lors d'un théâtre populaire. Liétald de Karan les conchiait royalement. Ce n'était pas la peur qui faisait battre son cœur, mais la rage. Si Déomul n'avait pas touché à Okord, c'était bien grâce aux Karan. Si les pirates valésians et ressyniens n'entravaient plus le commerce, c'était bien grâce aux Karan. Si les caisses du royaume croulaient sous les okors, c'était bien grâce aux Karan.
S'il n'avait été au même endroit qu'eux, Liétald y aurait volontiers mis le feu pour faire fondre tous ces visages bouffis d’orgueil.
Le Maître du Palais marcha tranquillement dans l'allée centrale, faisant claquer ses bottes sur les dalles jaunes. Il s'installa confortablement dans le fauteuil qui lui était destiné et joignit ses mains.
Il plongea ses yeux dans ceux de l'Intendant Phauques et, discrètement, retourna sa chevalière.
***
Guyard Phauques venait de sortir de l'ombre, dernier virage avant la fin du couloir.
Björn apparut devant lui et glissa distraitement le petit rouleau de parchemin dans la reliure du livre des lois que tenait l'Intendant.
-Il retournera sa chevalière, déclara simplement le jeune page avant de poursuivre sa route.
Le nordique avait sur le visage l'expression narquoise des voisins trop curieux, détenteurs de secrets interdits.
Seigneur de Ténare ; Marquis de Falcastre
Maître du Palais ; Gardien du Trésor Royal
Chevalier au Léopard ; Chevalier de l'Ordre des Fondateurs royaux
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