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Le feu s'éteignait doucement sur les pavés. La brise fraîche de cette fin de nuit venait rougir le nez des rares bouts de charbon encore éveillés. Des morceaux de parchemin noircis accompagnaient le souffle du vent comme des feuilles mortes, traînant ce qui leur restait d'effluves de chair brûlée.
Les dernières miettes des registres de la maison de Guarida volaient au vent dans le palais désert.
Ils frôlaient du doigt la pierre blanche et la brique délicate, dansaient leur douce voltige autour des gargouilles ouvragées, puis s'abîmaient à qui mieux mieux dans le vertige des si hauts et si fins vitraux de la grande salle. Les plus chanceux planaient et tournaient assez pour raser le haut des lourds merlons du rempart, et disparaissaient enfin dans le vide gigantesque qui s'ouvrait à leur vue, forêt dense de toitures de tuile et de cheminées ocres.
« Tous les hommes ont bien reçu leur solde ?
-Oui, messire.
-C'est bien... »
Dans la cour du palais de Guarida, en cette fin de nuit, l'oeil absent du prince Luis suivait distraitement la voltige des derniers vestiges de tant d'années de comptabilité assidue, de rapports d'espions obtenus au péril de leur vie ou de traces versifiées de boucheries épiques. Il repensait aux plus récentes de ces griffoneries d'experts, celles qui avaient brûlé en premier : c'était les premiers actes de cession de forteresse qu'il avait eu l'occasion de signer. Et sans doute les derniers.
Tout vole au vent.
Les lourds murs guerriers qui cernaient le palais exhalaient un fumet de départ. Des bagages empilés jonchaient le sol. Le personnel et la soldatesque abandonnée ne seraient pas longs à s'en aller vers d'autres maîtres, et tout autour, les habitants de la ville désertée ne tarderaient pas à faire de même. Bien tôt, la bannière de gueule au guépard d'argent ne serait plus qu'un souvenir, tout comme le Cygne était devenu lui-même un souvenir. Quelques belles ribaudes caresseraient en soupirant les cheveux des bâtards qu'il avait dû semer un peu partout. Méridion, peut-être, subsisterait. Et sans aucun doute, persisterait la maison de la Dame de Fer, la reine de Saxe aux yeux de renard, nouvelle maîtresse de la Solède.
Quant à tout le reste...
Le vent l'emportera.
La main de Luis appuya résolument sur son genou. Chassant la langueur de la nuit, le dernier des Guarida se propulsa debout. Il secoua ses pieds engourdis, autant pour réchauffer son sang que pour s'assurer de la bonne attache de ses bottes.
Un air satisfait monta sur son visage.
Il rencontra le regard des derniers fidèles qui l'entouraient, ses compagnons d'armes, plus familiers des bourrades que des adieux. Ceux-ci le prirent vigoureusement dans les bras l'un après l'autre.
Luis s'était vêtu simplement, d'habits de voyage en bonne laine. Le cheval qu'il enfourcha ne payait pas plus de mine que lui : c'était un franc coursier bai, à l'allure saine, qui ne renâclait pas devant le voyage. Il n'était pas le plus beau des purs-sang d'Aleja, mais une monture honnête.
Et c'était là tout l'équipage du prince. De bonnes couvertures et deux jours de vivres faisaient son bagage. Son arsenal, un épieu de chasse, un grand couteau, un arc et deux poignées de flèches.
Les quatre sabots clopèrent sur les pavés de la cour, puis descendirent dans les ruelles endormies de Guarida déserte. Luis et son cheval passèrent sous l'éperon du palais, et s'éloignèrent. Ils firent halte devant la porte Sud.
Luis se retourna sur sa selle, pour embrasser une dernière fois son domaine du regard. Tout là-haut, au rempart, il discerna un vieillard. Son grand-père, Zyakan. Le jour naissant qui lui dévorait le flanc le nimbait d'une aura de sain. Luis lui fit un grand signe de la main.
Aveuglé par les éclats de lumière, il ne vit pas son aïeul lui répondre.
« OUVREZ LES PORTES ! »
Souriant jusqu'aux oreilles à l'idée que tel serait son dernier ordre à ses hommes, Luis s'engouffra avec sa monture dans le lourd entrebaillement de chêne, et disparut sur la route du Sud.
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