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Un messager arrive en titubant, tout rougeaud, essoufflé, crevant de chaleur et de sueur.
Il est à moitié nu, dépenaillé, le corps griffé des ronces à travers lesquelles il a couru.
Il est à moitié nu, le corps bleui par les coups de gourdin des brigands qui l'ont assailli.
A bout de forces, il hurle dans la salle parce qu'il n'est plus capable de se maîtriser :
"Messire, messire, ma maîtresse, dame Arégonde, elle souhaite vous informer !"
Il palit. Il bleuit. Il verdit. Pris par la trouille, une sainte frousse l'étouffe. Il change de couleurs à toute vitesse.
Le courrier déglutit avec peine, manque d'avaler sa langue, se reprend, prend appui au bras d'une gente dame. Il hurle toujours :
"Ma maîtresse, dame Arégonde, souhaitait vous informer par avance... de son intention bien fondée de libérer vos terres... que, aux dires de chacun, vous gouvernez avec discernement..."
La suite de ses paroles se perd comme il commence à marmonner, bougonner, bientôt murmurer de longues explications tout en images et en convolutions. Il se gratte le nez, détourne le regard, se perche sur un pied, s'accroche encore à la dame embarrassée.
"Monseigneur, je vous l'avoue tout à trac." Il hurle : "La bataille a déjà commencé !"
A présent, le messager s'incline, se prosterne, se jette aux pieds du personnage. Il presse sa face gluante aux chaussettes du gentilhomme dans une émouvante image qui n'est pas sans rappeler les figures de dévotion dans les gravures de l'oeuvre de... Bref, passons.
"Ô vous, très haute et noble créature, je vous en conjure, je vous supplie de toutes mes larmes : prenez-moi à votre service ! Vous comprenez, si je retourne là-bas, dame Arégonde..." Il hurle : "Le fouet, le fouet !"
Il s'évanouit.
Dernière modification par Arégonde (2019-09-23 15:32:05)
Ce que le messager ne savait pas, c'est qu'il n'était pas arrivé le premier.
Loin de là, dans un petit coin tranquille d'Okord, à Saint Aupertin, quelques lunes auparavant :
"J'ACHETE !"
Arégonde se réveille en sueur, nageant encore dans les visions embrouillées de son rêve, induit par les excès de la veille et les vapeurs de l'alcool de pruneau.
Une rasade pour se mettre les idées au clair. Arégonde balaye du coude la table du banquet où elle s'est endormie.
Parmi le chaos environnant et ses soudards qui encore ronflent allègrement, Arégonde se lève et s'écrie à nouveau :
"J'achète !
Qu'on m'apporte mes cartes ! Rappelez les troupes ! L'attaque est annulée !
Gratte-papier, faites venir mon gratte-papier ! Ah ! Où étais-tu misérable ? Approche que je te tire les oreilles. Oh, ton air servile, comme il me déplaît. Viens, là, fais la grimace. Oh, ce que tu es laid. Voilà, tu me plais !
Tu traînais encore dans les couloirs à fainéanter, hein ? Ne dis pas non, ça m'énerve ! Je sais comme tu te caches pour regarder le derrière des domestiques.
Prends ta plume, je dicte !"
Et le gribouillard s'exécute et bafouille en s'inclinant plus de fois qu'il n'en faut pour épuiser un acrobate :
"Oui, madame la comtesse, tout ce que vous voulez, madame la comtesse."
"Je dicte :
Bonjour messire, honorable - tu rempliras plus tard, et qu'on m'informe sur ce larron.
Mes marchands ambulants, charlatans et autres sacripants m'informent que vous n'avez pas la capacité militaire requise pour défendre notre belle forteresse de - grand-mère, je le jure, cette forteresse, je la nommerai en ton honneur.
Je me fais du souci pour vous, oh oui, oh oui.
Je crains que cette place-forte trop peu légitime attire la convoitise de nos méchants voisins, vous entraîne dans un combat peu nécessaire et finisse par tomber dans de mauvaises mains.
Je me méfie des mauvaises mains, c'est une habitude héritée de mon père - que ses cendres brûlent en enfer.
C'est pourquoi, je vous propose un honnête marché :
Je vous achèterai la forteresse de - il faut réfléchir à un nom, hum... - et assurerai sa défense.
Je suis prête à payer, l'or est déjà en route.
Une amie qui vous veut du bien,
Arégonde."
Dernière modification par Arégonde (2019-09-23 15:39:03)
Flocons de brume portés par le vent... Morne plaine. Lumière grise peine à traverser les nuages... Morne plaine. Bruine incessante refroidit la terre... Morne plaine. Boue rougie par le sang s'étend à perte de vue, imprègne les narines... Morne plaine. Odeurs crasses de métal rouillé... Morne plaine. Silhouettes isolées de quelques arbres décharnés ; ils ont perdu leurs plumes.
Le cri d'un vautour retentit et tire Arégonde de sa torpeur. L'armure lourde, le corps transi par le froid et l'humidité, elle observe le survol du rapace, ses derniers instants tandis qu'il se perche, atterrit gauchement sur les branches fragiles d'un frêne qui n'a plus toute sa vie.
Morne plaine. Où est passé tout le monde ? Ses hommes d'arme, ses compagnons, ses amis, ses alliés, même l'ennemi semble avoir disparu. Comme un souvenir lointain ou le rêve étrange d'un temps à venir, Arégonde entend l'éclat de leurs voix. Leur vacarme est atténué par la distance entre ce qui est et ce qui n'est pas. Dans la distance entre deux mondes, elle perçoit le mouvement, l'ombre fantomatique de leur corps dans le fracas de la bataille, l'épée qui s'élève, tirée au clair et cherche la lumière, le corps transpercé qui s'affaisse et l'indéfinissable fragrance de la mort qui l'entoure.
Elle est seule.
"Yggnir !" Elle crie mais rien ne lui répond, pas même l'écho de sa propre voix. Son cri se perd, absorbé dans la brume. De rage cette fois, plantant sa lance en terre, elle crie de nouveau : "Yggnir !"
Dans un croassement moqueur, atroce parodie de voix humaine, le vautour lui répond : "Cruiii !"
Où sont les dieux sur cette terre dévastée, abandonnée des hommes, où ne subsistent que la boue et la terre glaise ? Affrontement des regards, comme un défi aux portes du Valhalla : inébranlable volonté durcie par la glace de l'oeil gelé de bleu contre le noir sans fond qui porte la connaissance du destin et de la fatalité.
L'oiseau, messager inscrutable de volontés supérieures, déploie ses ailes et tombe lourdement sur le sol. Maladroit, il se relève et se dandine, avance sur quelques pas, disgracieux, son bec fouille la terre.
La brume est si épaisse à présent qu'elle forme une impénétrable murailles à quelques mètres. Dans la brume, Arégonde distingue à peine, ou plutôt devine, une agitation nouvelle, inhumaine. Flll... sss... tchctchctchc... flll... flll... Partour autour, une ronde de bruissements, de caresses dans le vent. Renifle, gratte, le rebond d'une patte dans la boue se distingue, tourne, circule, halète, s'approche, s'éloigne. Multitude de présences, farouches, curieuses, vives et légères.
Tous ses sens en éveil, comme investie d'une acuité surnaturelle, Arégonde pivote sur elle-même et aperçoit, là, juste devant elle, un renard qui s'est posté et la fixe du regard, assis comme montant la garde. Un quart de tour sur elle-même, un autre renard est apparu, puis un autre, puis un autre, puis un autre. Tous immobiles dans cette position de sphinx, la dévisagent avec dans les yeux des lueurs de bienveillance, d'intelligence et de fidélité et comme cette interrogation : es-tu l'une d'entre nous ?
Comme une question venue des dieux, transmise sans paroles par cette horde de renards, ordonnés maintenant, innombrables, en un cercle parfait. Gueules fermées couvrent canines mortelles, babines en éveil sondent les irrégularités dans l'air, oreilles en pointe attentives au lointain, corps solonnels, queues au repos balaient le sol et des yeux, des yeux les carnassiers scrutent intensément Arégonde et le vautour au centre de leur ronde.
A force de fouiller la boue avec son bec, le volatile se retrouve pratiquement aux pieds de la guerrière en armes. Tchc, tchc, tchc, sonde, fouille, creuse, plante le bec, tchc, tchc, tchc, pointe dorée affleure à la lumière, sonde, fouille, creuse, plante le bec, pointe dorée affleure à la lumière, crache la terre, plante le bec, pointe dorée affleure à la lumière, sonde, fouille, creuse, relève la tête : "Cruiii !" Le messager des dieux prend son envol.
Arégonde plante un genou à terre, se baisse et finit d'extraire la couronne ensevelie, balaie la terre qui l'encombre. Ronde de renards d'argent sur cercle d'or. Elle ôte son casque et se relève lentement, la couronne entre les mains. Morne plaine. Au-delà du cercle de renards qui l'entoure, la brume commence de se dissiper. Morne plaine.
"De cette terre désolée, je serai la reine." Les mots étaient dits. "La Saxe." La terre était nommée. Arégonde porte la couronne sur sa tête.
Comme une promesse, le vent se lève et finit de disperser la brume. Dans toutes les directions, la terre est brune jusqu'à l'horizon. Uns à uns, les renards aussi se relèvent et s'égayent en courant, bientôt figures lointaines bondissant, légères, sur la terre inhabitée.
Dernière modification par Arégonde (2019-10-18 19:09:04)
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