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#1 2019-07-04 11:34:25

Azalaïs

Pour la gloire de Lussuria

Le soleil descendait derrière les collines couvertes de fleurs printanières, colorant le ciel d'orangés et de pourpres. De l'autre côté, vers le fleuve au Nord-Est, on entendait les chants et soupirs des adorateurs de Lussuria. Azalaïs aurait aimé se rendre elle aussi au Temple pour honorer la déesse, mais les affaires du domaine l'avaient retenue dans ses appartements où une pile de parchemins attendait depuis trop longtemps.

Azalaïs trempa la plume dans l'encrier, repoussa à regret le parchemin froissé de l'ébauche d'un poème et commença à écrire sur une page vierge la réponse tant attendue d'un voisin espérant un accord commercial. Le commerce... Elle n'avait jamais accordé un bien grand intérêt à ces considérations purement matérielles.

Encore une fois, elle releva la tête pour observer dehors. Quelques serfs qui s'affairaient tout à l'heure aux champs rentraient à pas lents dans leurs masures, tandis que le soleil commençait à disparaître sous l'horizon. Quel merveilleux spectacle ! Il eut été parfait s'il n'y avait pas eu l'odeur. Tenace, écoeurante, insupportable. Les bougies parfumées qui brûlaient sur la table ne parvenaient pas à la masquer.

Quelques coups frappés à la porte la tirèrent de sa rêverie. Aimeric, son vieil intendant, arrivait avec de nouvelles paperasses, "urgentes, importantes et pressantes".

Azalaïs lui fit signe de les poser au coin de la table, au dessus de la plus petite pile de parchemins, celle qui menaçait le moins de s'effondrer sur le plancher.
- Il faudrait les brûler depuis le temps.
- Comment ? Madame ! Vous ne les avais pas encore lues !

Secouant la tête, Azalaïs désigna les silhouettes sur la colline la plus proche, qui se balançaient légèremnet dans la brise du soir.
- Pas la paperasse ! Les pendus, là. Ils sont morts depuis longtemps. Qu'on les décroche et qu'on les brûle. Que l'on puisse enfin respirer. Et profiter du délicieux spectacle du printemps que nous offrent les dieux, plutôt que cette vision d'horreur
- Mais, l'exemple ! Il est indispensable de faire un exemple, que l'on sache ce qu'il en coûte de vous espionner.
- Ah oui ? Qu'est-il arrivé aux espions précédents, dis moi, Aimeric ?
- Nous les avons torturés, pendus, et laissés sur le gibet jusqu'à ce qu'ils tombent
- Et ceux d'avant ?
- Nous les avions torturés, pendus et laissés pour l'exemple également
- Bien. Cela a-t-il dissuadé ceux-là de venir ?
- Eh bien...
- Donc, les prochains espions que vous trouvez, vous les exécutez tout de suite, vous brûlez les cadavres et qu'on n'en parle plus.

L'intendant semblait consterné.
- Mais... dame Azalaïs... Il faut qu'on sache ce que vous faites aux espions.
- Leurs commanditaires comprendront très bien en ne les voyant pas revenir.
- Mais... et... pour les informations ? Nous ne pouvons nous contenter d'exécuter des espions sans les interroger, bien sûr ?
- Bien sûr. Rappelle moi, Aimeric : ces espions-là qui font le régal des corbeaux et le dégoût de nos narines, qu'ont-ils dit sous la torture, ont-ils révélé qui les a envoyé ?
- Eh bien...
- Eh bien ?
- "Azalaïs"... Ils ont donné votre nom, madame.
- Et tu penses que j'aurais envoyé des espions pour m'espionner moi-même ?
- Certes non ! Mais les espions mentent parfois.
- Alors, à quoi sert de les torturer à part à leur faire pousser des cris affreux qui nous cassent les oreilles et nous empêchent de nous concentrer sur les arts si les informations qu'ils nous donnent ne sont pas fiables ?


Mal à l'aise, Aimeric se balançait d'un pied sur l'autre. Il se gratta la tête, cherchant une réponse appropriée. Il y avait quelque chose, une nouvelle importante, mais il avait tant de choses à faire qu'il oubliait parfois... Un sourire fugace passa sur ses lèvres. Il se souvenait :
  - Les travaux que vous aviez demandé dans les sous-sols du donjon sont achevés. Aucun cri ne pourra plus être entendu de l'extérieur, ainsi la tranquillité des dignes habitants du château est assurée.

Après une hésitation, il poursuivit :
- Mais permettez moi d'insister... L'exemple... Il faut que l'on sache que vous êtes impitoyable avec quiconque veut vous nuire. Si vous paraissez faible, on prendra vos fiefs pour cible de pillages et d'atrocités.

Azalaïs fronça les sourcils. Les pillages et les atrocités, ce n'était pas bon pour se concentrer sur les arts.
- Mmmmm... Tu n'as pas complètement tort. On fera donc construire de nouveaux gibets.

Aimeric ouvrit de grand yeux.
- Je suis heureux et honoré de vous avoir convaincue, madame.
- Sur la colline au sud-ouest.
- Oui, ils seront bien visibles ainsi !

Aimeric n'aurait pas été plus heureux si Azalaïs lui avait promis d'augmenter ses gages. Azalaïs reprit :

- Dans notre région le vent vient rarement du sud-ouest. Ainsi nos narines seront épargnées. Et cette colline n'est pas visible depuis les fenêtres de mes appartements, ainsi je n'aurai pas à subir ce répugnant spectacle. Tuer sur le champ de bataille, oui, quelle joie ! Mais contempler des cadavres des jours et des jours, aucun intérêt. Quand vous aurez enfin décroché ceux-ci, vous planterez trois pieds de passiflore.
- Pardon ?
- Puisque nous pendrons désormais les importuns au sud-ouest, des gibets-ci ne seront plus utiles, du moins pour y accrocher des marauds. Autant donc qu'ils servent de support.
- Des passiflores ?
- Oui. L'emblème de Lussuria. Puisse la déesse inspirer à nos voisins meilleurs choix qu'essayer de me nuire.

Dernière modification par Azalaïs (2019-07-09 11:58:22)

#2 2019-07-09 12:40:06

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

Azalaïs était partie aux première lueurs du jour, avec pour seule escorte deux soldats taciturnes habitués à ses décisions impulsives. Elle avait pris la route qui descend vers le Nord-Est de Coloquinte, vers le fleuve, vers le Temple de Lussuria qu'elle avait fait ériger et inauguré l'année précédente. Une route agréable au petit matin, quand les moustiques qui pullulent dans la région n'ont pas encore tranformé les voyageurs en festin.

La région était belle. Le vert tendre des jeunes feuilles qui sortaient à peine de leurs bourgeons, le blanc éclatant des fruitiers en fleurs, le jaune vif des narcisses sauvages, cette vision lui faisait oublier les soucis matériels et les tracas des mille détails ennuyeux de la gestion de ses domaines. Elle ressentait une énergie nouvelle et l'envie de concrétiser de nouveaux projets.

Elle repensa à sa discussion avec Aimeric quelques jours plus tôt. Les yeux ronds qu'il avait fait lorsqu'elle avait parlé de passiflores. Elle avait alors ressenti de l'agacement devant son ignorance. Aujourd'hui elle en souriait. Aimeric était compétent mais terre à terre. Il ne comprenait rien aux arts, sa foi se limitait à quelques offrandes lors des principales fêtes, et il eut été inutile de lui parler de symboles ou de transcendance. L'intendant parfait pour la décharger de toutes les charges ennuyeuses et qu'elle puisse se concentrer sur ce qui était intéressant.

La route décrivait une dernière courbe jusqu'en haut de la colline qui surplombait le temple. Azalaïs arrêta sa monture pour contempler le paysage.
- Rentrons maintenant

Les deux gardes qui l'escortaient ne posèrent pas de question, ne lui demandèrent pas pourquoi après avoir fait toute cette route elle rebroussait chemin sans aller jusqu'au Temple. Elle les avait choisi pour cela : pour qu'ils ne l'enquiquinent pas par leur bavardages pendant qu'elle se plongeait dans ses pensées.

Le temple était beau, indubitablement. Bâti sur le flanc de la colline en pierre blanche sculptée de motifs végétaux entrelacés,  ses façade Nord et Est dominaient légèrement le fleuve. Un escalier de marbre parsemé de potées fleuries permettait d'aller vers le fleuve où les fidèles pouvaient se baigner et célébrant la déesse. Les rives avaient été défrichées pour qu'ils puissent ensuite s'étendre sur une herbe douce plutôt que dans des buissons de ronces.

Il suffit à Azalaïs d'un seul regard pour comprendre ce qu'il manquait. Oui, le temple était beau, mais les alentours étaient trop vides. Lussuria ne saurait se limiter à l'espace entre les murs d'un temple. La déesse qui avait donné à l'humanité le libre arbitre devait aussi et surtout être honorée dans un lieu ouvert, ainsi que les fidèles le faisaient sur les rives du fleuve. Il fallait donc l'aménager davantage.

Elle ferma les yeux et imagina des arcades ornées de passiflores longeant la rive. Quelques alcôves fleuries où on pourrait célébrer la gloire de Lussuria.

Il faudrait de nouvelles pierres. La région n'en manquait point.
Il faudrait de nouveaux pieds de passiflores. Les derniers avaient été plantés quelques jours plus tôt pour remplacer les pendus à l'ouest de Coloquinte.

Quelques heures plus tard, Azalaïs était de retour dans ses appartement à Coloquinte. Elle appela Aimeric et lui confia toutes les missives qui jonchaient sa table de travail.
- Répondez à tout cela, et ce soir venez m'exposer ce qui était important.

Aimeric acquiessa et repartit les bras chargés. Devant la table enfin débarassée de toutes ces paperasses ennuyeuses, Azalaïs sourit. Elle prit un parchemin vierge et commença à dessiner des plans.

#3 2019-07-11 11:59:08

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

Aimeric avait pourtant tout préparé. Un compte rendu précis et impeccable de toutes les affaires urgentes, importantes et pressantes que la Comtesse Azalaïs lui avait fait l'honneur de confier. Tout était clair dans sa tête, il avait même répété plusieurs fois la veille ce qu'il allait dire, pour être sûr de ne rien oublier. Mais c'était à peine si elle l'avait écouté. "Je vois que tout se passe parfaitement" avait-elle dit. Puis elle lui avait expliqué ses nouveaux projets.

Et maintenant il se tenait devant Azalaïs avec de grands yeux incrédules. Dansant d'un pied sur l'autre et se tordant les mains de désespoir, il finit par balbutier :
- Mais.. Madame ! 20000 pieds de passiflore ? Vous êtes sûre que... enfin, c'est vraiment beaucoup, non ?
- Absolument. Car nous allons construire des arches tout le long de la route de Coloquinte jusqu'au temple de Lussuria. Et sur chaque arche il y aura deux passiflores. Par ailleurs, nous aménagerons également tous les abords du fleuves.

Azalaïs agita la main devant la carte étalée sur la table devant elle, puis sur les nombreuses esquisses qu'elle avait réalisée. A chaque mouvement de la Comtesse, Aimeric devenait un peu plus pâle.

- Mais... le prix de cette fol... heu de cette oeuvre...
- Rien n'est trop grandiose pour la déesse ! trancha Azalaïs.
- Bien sûr, mais... Hum.. Bien sûr.
- J'ai fait mander les meilleurs architectes de la région. Les pierres ne manquent point, les ouvriers non plus. Sans doute devrons-nous consacrer moins de ressources à monter les fortifications de mes fiefs, mais cela importe peu. Les fortifications trop hautes sont un cache-misère pour les lâches, ce que nous ne sommes point, bien entendu. Nous, nous devons nous élever sur les brillants sentiers des honneurs et des arts, briller tel des astres au firmament.

Aimeric ouvrit la bouche pour répondre mais se ravisa. Il était inutile de contester les propos d'Azalaïs lorsqu'elle s'engageait dans ce genre de tirade lyrique. Elle poursuivit :
- La question des constructions est donc réglée. Restent les passiflores. Bien sûr, nous ferons des semis, et en grand nombre car il ne faudra conserver que les plants les plus vigoureux. Nous aurons donc besoin d'agrandir la serre. Les travaux commencerons dès la semaine prochaine, tout est déjà prévu : ouvriers, architecte, matériaux... Tu surveilleras que les travaux avancent ainsi que je l'ai prévu, aucun retard ne sera toléré.
- Bien madame.

Enfin une tâche concrète. Aimeric se sentait à nouveau dans son domaine. En vérité il était impressionné par la capacité qu'avait Azalaïs pour tout penser dans les moindres détails dès qu'un sujet la passionnait, elle qui donnait sur d'autres domaines l'image d'une rêveuse bordélique. Juste qu'il n'aurait pas vraiment choisi les mêmes sujets d'intérêt. Mais, comme le lui disait parfois Azalaïs, il était certes un intendant remarquable, mais il restait un roturier. C'est pourquoi la finesse et les considérations autres que bassement matérielle lui échappaient souvent.

- Evidemment, les semis ne suffiront pas.
- Ah ? Mais une fois la serre achevée ?
- Aimeric, voyons... Nos semis ne nous donnerons que des variétés de passiflores que nous avons déjà, puisque les graines en sont issues.
- Sans doute, madame. Mais, si je puis me permettre, est-ce un problème ? Ce seront toujours des passiflores.
- Enfin, Aimeric, de quoi Lussuria est-elle la déesse ?

Aimeric fronça les sourcils, perplexe.
- Du libre arbitre, Madame. Des choix. Tout ça.
- Oui, Aimeric. "Tout ça". Et "tout ça" ne peut être illustré correctement si nos fidèles voient toujours la même variété de passiflore. Ils doivent donc de multiples variétés, à l'image de la multitude de choix que la déesse dans sa grandeur nous offre tout au long de nos vies.
- Heu... certes. Madame.
- Aussi, nous irons quérir de nouvelles variétés. J'ai pensé que certains nobles d'Okord pourraient vouloir participer à ce grandiose projet. J'enverrai donc l'un de nos plus brillant jeune chevalier pour cette quête.

Aimeric soupira discrètement de soulagement. Il ne savait pas s'il était brillant, mais il n'était ni jeune ni chevalier, ça c'était sûr. Il échapperait donc à cette "quête" qui le dépassait.
- Le Chevalier Hugues de Mangepintade partira donc dès demain.
- Pardonnez-moi... vous dites ? La Pintade ? Ce godelureau ? Mais Madame, vous pensez vraiment qu'il sera capable de faire quoi que ce soit avec des nobles okordiens à part essayer de séduire les femmes et rendre les hommes cocus ?

Azalaïs éclata de rire
- Peu m'importe ce qu'il fait au lit. Il mettra aussi toute son énergie pour accomplir sa mission, j'en suis certaine. Il s'était brillament illustré à Vendavel pour la course déomulienne, au delà de mes espérances.
- Il n'a même pas fini la course !
- Et ? Je ne l'avais pa envoyé là-bas pour qu'il gagne mais pour qu'il porte mes couleurs. Pour qu'il se fasse connaître, et par là qu'il fasse connaître ma Maison. Une Maison récente. Inconnue de la plupart des okordiens, et j'entends que cela change. Hugues s'est fait remarquer. Aduler même. En le voyant, les nobles reconnaîtront le "bien-aimé de Vendavel". Cela lui ouvrira des portes, et cela permettra à ces vieilles familles d'entendre parler de mon existence.

#4 2019-07-23 11:48:08

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

Sur les remparts de Coloquinte, Aimeric piétinait, faisait les cent pas, s'arrêtait pour fixer l'horizon d'un oeil morne, marmonait dans sa barbe et reprenait son manège. Attendre. Il ne pouvait qu'attendre des nouvelles, bonnes ou inquiétantes. Ne pas savoir. Ne rien pouvoir anticiper. Il détestait cela.

Voilà des mois qu'Azalaïs était partie avec le gros de l'armée pour conquérir une forteresse du Comte Merlin d'Arald. Il lui avait écrit régulièrement pour le tenir informé. Il avait relu plusieurs fois chaque missive, et s'il n'avait pas été si inquiet de nature il aurait sourit tant l'agacement et l'impatience de la Comtesse était palpable dans chacun de ses mots. Mais depuis la prise de la forteresse, rien, ou presque. Aucune nouvelle information, à part un conseil récurrent : se tenir prêt en cas de tentative de représailles.

Alors Aimeric attendait, guettait le moindre signe, la moindre rumeur. Et il détestait cela.

Plus bas dans la cour il entendait Hugues de Mangepintade déclamer de mauvais vers sur le ballet des feuilles d'automne, sans doute pour esbaudir quelque fille de rien. Il faisait étrangement doux pour une fin d'automne. Les astres avaient prédit un temps idéal pour planter, lui avait longuement expliqué la Comtesse Azalaïs avant son départ. Il n'avait pas compris grand chose à ces histoires de lune et de conjonction. Mais elle lui avait donné ensuite des plan précis des plantations à effectuer cet automne, quelque chose de bien concret, quelque chose qu'il comprenait bien. Il s'était hâté de confier les plans à Hugues, espérant qu'il filerait aussitôt vers le Temple de Lussuria pour surveiller l'avancement des jardins.

Mais le jeune homme s'était contenté d'une brève tournée avant de revenir encombrer le château de ses fanfreluches, de son insupportable sourire insolent et surtout de sa manie de toujours trouver moyen de se faire remarquer. Non qu'Aimeric l'estimât incompétent ni qu'il mit en doute sa loyauté, mais il avait besoin du calme propice à la réflexion, pas des fanfaronnade incessantes d'un godelureau entouré de ses pintades.

Sans doute les jardiniers devaient-ils être de vieux barbons pour que la Pintade dédaignât ainsi passer davantage de temps vers le Temple. Aimeric réfléchit. Il lui faudrait se renseigner sur les dernières gueuses que Hugues tentait de séduire. Il prétexterait pour les envoyer là-bas qu'il fallait davantage de main d'oeuvre aux plantations afin de tout achever avant les premiers frimats.

Dernière modification par Azalaïs (2019-07-23 11:49:57)

#5 2019-07-29 12:06:54

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

Le vent glacé des derniers jours avait laissé la place à un brouillard épais qui vous trempait pis qu'une averse. On ne pouvait pas même voir le fond des douves depuis le haut des remparts, ce qui n'empêchait point Aimeric de scruter l'horizon en se rongeant les sangs. Quand la grisaille avait laissé placé à la noirceur de la nuit, Aimeric avait fini par rentrer, et avait convoqué tous ses espions dans son cabinet de travail.

- Avez-vous des nouvelles ? demanda Aimeric d'un ton anxieux
Un vieil homme aux vêtements rapiécés et au nez rouge, qu'Aimeric soupçonnait de fréquenter les tavernes davantage pour ce qu'on pouvait y boire que pour les informations qu'on pouvait obtenir, prit la parole :
- Bien évidemment, Intendant Aimeric. Je sais de source sûre que trois hommes marchent vers le sud ouest de Soucolline sous la bannière du Marquis Eudes de la Noue, ainsi que cinq hommes vers le sud est de Octeville sous cette même bannière.
- Absolument, renchérit un autre. Et trois hommes qui marchent vers l'sud ouest de Glagla Ville avec la bannière du Vicomte Slinnix
- Et il y a également deux hommes qui marchent vers l'ouest de Ulgii, qu'il ont la bannière du Comte Temür Oldjaitu ceux-là, affirma un troisième
- Et ce n'est pas tout ! Ya aussi sous la bannière du Vicomte Slinnix...

Il ne put finir sa phrase. Le visage d'Aimeric avait pris une teinte pourpre violacée tandis qu'une veine battait frénétiquement sur sa tempe.
- Attendez, laissez-moi demander. Trois champignons ? Des amanites peut-être ?
- Plaît-il ? Intendant ?
- Mais qu'ai-je fait aux dieux pour être entouré d'incompétents pareils ?!
- Mais... Intendant Aimeric ?

L'ivrogne regardait l'intendant avec des yeux de merlan frit. Il n'aurait pas eu l'air plus choqué si on lui avait dit qu'il n'y aurait plus de calvok jusqu'au printemps.
- Mais... nous nous donnons toutes les précieuses informations que nous avons pu collecter, parfois au péril de notre vie.
Un autre hocha vigoureusement la tête à cette phrase.
- Si fait. Pas plus tard qu'hier, alors que je m'renseignons sur les mouvements chez nos voisins, v'là qu'un coquin a tenté de m'y voler ma bourse
- Assez !

Aimeric tapa du poing sur la table, faisant s'écrouler une pile de parchemins poussièreux qui allèrent s'éparpiller sur le sol.
- Pourquoi pensez-vous que je vous demande de me tenir informé ?
- Penser ? Ah ça, j'sais pas. Moi, on m'y a d'mandé de renseigner la Comtesse, ou vous là, l'Intendant, quand elle n'est point là. Alors je renseigne. Pour le reste, j'sais pas, on m'a pas d'mandé d'penser.
- Si fait. Qu'il a bien parlé le Robert, renchérit un autre. Qu'on vous a dit tout ce qu'on savait. Presque. Si vous aviez pas interrompu, qu'on vous aurait dit qu'il y avait d'autres types qui se promenaient sous les bannières du Marquis Eudes.
- Mais qu'est-ce qu'on a à faire, par Rituath ! tempêta Aimeric
- Ah ben ça... vous parlez du Marquis Eudes tout de même. La Comtesse, si elle était là, elle vous laisserait pas parler en mal d'son suz'rain, pour sûr.

Aimeric prit une profonde inspiration et expira calmement, le temps que passe une furieuse envie d'incruster cette tête d'ivrogne dans un des murs de ses appartements. Il allait ouvrir la bouche pour expliquer. Expliquer qu'il les avait fait venir pour l'informer de l'éventuelle approche d'une armée ennemie, ou de toute information qui pourrait laisser présager une attaque. Il se ravisa. C'était inutile.

- Sortez. Dit-il simplement



Le lendemain, le brouillard était toujours là. Il devait être aux alentours de midi lorsqu'une armée entra en Coloquinte, sous la bannière bien reconnaissable, ou du moins le fut-elle lorsqu'elle fut suffisamment proche, de la Comtesse Azalaïs. Laquelle affichait une expression aussi lugubre que le temps qu'il faisait. Aimeric se tordit les mains d'apréhension : quelles mauvaises nouvelles apportait-elle ? Il tenta, sans grand succès, de masquer son inquiétude par un sourire tremblotant
- Dame Azalaïs ! Quel plaisir de vous revoir ! Avez-vous fait bonne route ? Et quelles nouvelles ?
- Oui, oui, très bonne route. Et pour les nouvelles, rien.
- Rien ? Madame, vous avez conquis une forteresse qui appartenait à un Comte d'Arald tout de même !
- En effet, je l'ai remarqué. Après des semaines de sièges devant des murs qui repoussaient sans cesse par je ne sais quelle noire sorcellerie, comme des mauvaises herbes dont on ne peut venir à bout. Sauf que les mauvaises herbes, elles, ne repoussent plus quand on les a brûlées, alors que ces murs revenaient alors que nos incendaires avaient pourtant accompli leur travail. J'ai dû charger moi-même sur ces pierres maudites avec toute notre cavalerie pour en venir à bout.

Aimeric ouvrit de grands yeux horrifiés. Il savait bien sûr pour la prise de la forteresse. Azalaïs lui avait envoyé une missive lui détaillant la vue magnifique sur les collines et par-delà les collines les montagnes enneigées qu'elle pouvait voir depuis la forteresse. Enfin, depuis ce qu'il restait de la forteresse, mais qu'Azalaïs avait l'intention de rebâtir, en lui rajoutant des jardins, et, nouvelle idée étrange de la Comtesse, une châtaigneraie. Tout cela, Aimeric le savait depuis des mois. Mais il ignorait que la prise de forteresse avait suivi un assaut aussi insensé.


- Madame, baffouilla l'intendant. Et si l'araldien vous avait capturée lors de cette attaque ?
- La gloire de Lussuria nécessite quelques prises de risque. Je suis certaine que la déesse a béni ce choix, qui m'a menée à la victoire.
- Sans doute. Mais ensuite ?
- Ensuite ? Rien. Quelques espions. Je les ai fait pendre. Tu aurais apprécié, je pense.
- Et c'est tout ?
- Et c'est tout.
- Bien sûr, Dame Azalaïs ! Peut-être la fermeté dont vous avez fait preuve en pendant ces espions aura dissuadé l'ennemi d'attaquer en représailles ?

Azalaïs garda le silence observant Aimeric d'un air profondément dubitatif.
- Et sinon, quelles nouvelles ici, Intendant ? Mes passiflores ?
- Nous avons reçu de nouveaux pieds,  du Duc Luis.
- Oh, fabuleux, merveilleux, fantastique !

Azalaïs tapa dans ses mains avec enthousiasme.
- Où sont-ils ?
- Le godelur... hum... Le Chevalier Hugues de Mangepintade a supervisé lui-même leur plantation. Les plants sont..
- Qu'on selle mon cheval ! coupa la Comtesse
- Madame ! La nuit tombera d'ici quelques heures, vous n'allez pas...
- J'ai largement le temps d'aller jusqu'au temple et presque de revenir avant la nuit. Le Chevalier Hugues m'escortera et me montrera où il a fait planter ces merveilles.

Dernière modification par Azalaïs (2019-08-02 11:16:55)

#6 2019-08-02 11:07:45

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

Pieds nus et vêtu d'une simple tunique malgré le vent glacial, le druide avait passé la journée à bénir chacun des pieds qui avaient été plantés durant l'automne. La plupart des arches demeuraient vides cependant, obtenir suffisamment de plants prendrait probablement encore quelques années. Et il faudrait ensuite encore attendre que les passiflores se développent pour grimper le long des arches. Mais comme aimait à le répéter le druide, les dieux ne connaissaient pas l'impatience des hommes.

Le soleil commençait à descendre, et le druide s'éloigna du fleuve pour revenir vers le temple où il irait célèbrer la déesse. Il marchait à pas lents, les abords du fleuve n'ayant pas encore été pleinement aménagés, et les dernières pluies avaient rendu le sol boueux et glissant. Il apperçut alors une silhouette qui s'avançait vers lui en frissonnant de froid, bien qu'elle se fut emmitouflée dans plusieurs épaisseurs de fourrures. De fourrures et de soie aux couleurs éclatantes. Il ne pouvait s'agir que de la Comtesse pour faire un tel étalage de richesse en pataugeant dans la boue.

- Ah Ivanhoé ! Je vous cherchais partout ! J'ai laissé mon cheval au Chevalier Hugues en arrivant au temple, pensant que vous seriez dedans. Je me doutais que vous seriez allé près du fleuve. Regardez.

Azalaïs montra au druide Ivanhoé Dubateau ce qu'elle tenait dans ses mains gantées : une plantule rabougrie dans un pot en terre ébréché.

Le druide sourit, faisait apparaître une série de ridules dans son visage buriné.
- Une passiflore j'imagine ? En cette saison, sans feuille on ne voit pas grand chose. Mais Daeth nous as enseigné que ne rien voir ne signifie pas qu'il n'y a rien, et que la connaissance vient avec la curiosité. Alors je suis curieux. Que lui avez-vous trouvé de particulier pour que vous teniez à me la montrer ?
- Eh bien, je ne suis pas certaine qu'il s'agisse d'une passiflore. J'étais avec mes cavaliers à côté de Castèl-Castanha. La forteresse portait encore un autre nom, et les troupes de Merlin étaient dedans à nous narguer. Je réfléchissais à un moyen pour enfin prendre la place, et perdue dans mes pensées, je vis un fruit étrange accroché à une plante qui dépassait d'un amas de pierres. Il n'était point orange comme le sont souvent les fruits de la passion, mais violet. Violet, alors que tout était blanc de neige autour de nous. Les couleurs de mon blason. J'y ai vu un signe. Le soir même, je changeai nos plans et ordonnai pour le lendemain l'assaut qui nous donna la victoire.
J'ai récupéré moi même la plante pour la mettre en pot et la ramener ici. Qu'il s'agisse ou non d'une passiflore, je crois qu'elle aurait sa place dans les jardins du temple. Mais une place particulière. Sur la façade qui fait face au fleuve peut-être ?
- Je m'occuperai de cette plante. Mais vous devriez rentrer maintenant. La nuit va tomber.

Dernière modification par Azalaïs (2019-08-02 15:15:50)

#7 2019-09-03 12:09:39

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

Le soleil se levait sur le temple. Du moins pouvait-on le supposer à la lueur blafarde au delà du fleuve qui peinait à transpercer l'épais rideau de brouillard. Les fidèles s'aglutinaient sur les allées qui menaient au temple, longue procession de gens de toutes conditions, où les soies aux couleurs vives de la noblesse cotoyaient les défroques brunes des gueux.

Deux ans s'étaient écoulés depuis les premiers travaux d'aménagement des jardins. Chaque jour le temple faisait venir plus de fidèles. Dévôts de Lussuria en adoration, gens du commun espérant qu'un miracle viendrait illuminer une vie terne, simples curieux voire débauchés ne voyant dans les alcôves du temple qu'une occasion d'assouvir leurs plaisirs. Yvanhoé Dubateau n'était pas dupe. Pourtant tous avaient leur place ici, la déesse n'était-elle pas reine des vices et mère des vertus ?

Un peu en retrait et le visage fermé contrairement à son habitude, Azalaïs observait le druide réciter son sermon qu'elle n'écoutait que d'une oreille distraite. Ses pensées étaient ailleurs. Depuis son retour de Samarie Occidentale, la Comtesse semblait changée.

Un retour en triomphe et une victoire à la gloire de Lussuria selon le druide ; un coût terrible en or suivi d'un massacre désastreux selon Aimeric. Le premier avait loué ce songe où Lussuria avait révélé à la Comtesse la présence de sublimes passiflores en Samarie Occidentale et l'avait félicitée pour la conquête rapide de la forteresse, une bénédiction de Rituath assurément, qui avait permis d'occuper provisoirement la province pour y prendre les précieuses plantes. Le second avait dans une longue et lugubre litanie énuméré le coût exorbitant des convois de nourriture et des incendiaires qui avaient mis à bas les murailles de la forteresse du Baron Chrome, puis les pertes en hommes lors de la bataille où Baudoin de Samarie avait repris la place pour la confier à nouveau à son vassal.

Azalaïs les avait tous deux écoutés avant de les congédier pour réfléchir. Elle était restée perdue dans ses pensées depuis. Elle leva les yeux vers l'horizon, comme pour chercher un signe de la déesse vers la voie à prendre, mais son regard ne fit que se perdre dans les brumes du matin.

#8 2019-09-15 11:33:00

talania de l'affamé
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Re : Pour la gloire de Lussuria

Elle avançait, paisiblement, sans soucis.
Elle arrivait en vue des portes du temple de Lussuria où elle avait rendez-vous.
Il y avait dans le convoie, 6 chevaux et deux personnes seulement. La personne qui accompagnait Talania était maigre et semblait souffrir d'anémie.
Elle se présenta a la porte et on l'amena devant la dame Azalaïs.

Dame, bonjour. Je viens vous apporter le fruit de l'évolution, une nouvelle sorte de passiflore, très dure a conservée, très rare donc. J'espère que vous la trouverez a votre goût.

Elle déposa sur la table la plante puis la déballa. Celle-ci avait les pétales rouge sang, la tige était solide, elle dégageait une sorte d'aura qui intimidait et réconfortait en même temps. Talania laissa Azalaïs observer la plante avant de reprendre la parole

Elle est très dure a conserver car elle a besoin, tout les jours, de deux litres de sang. Sauf la plante originelle qui est dans ma...chambre qui elle, même sans être nourrie reste aussi vive et belle qu'à son premier jour.

Elle laissa la dame réfléchir et contempler la plante avant de reprendre la parole.

Vous me permettez de visiter votre temple? Le jeune Hugues de Mangepintade m'a promis de me le faire visiter et de découvrir ce qu'est que la Flore de Lussurie. J'aimerais que ce soit lui qui me fasse la visite.

Elle sourit a la dame en attendant la réponse.

Hors ligne

#9 2019-12-17 00:58:04

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

- Et celle-là, d'où vient-elle ?
Esclarmonde de Chantecourge allait d'une arche à l'autre, désignant les passiflores luxuriantes avec un enthousiasme qu'il était difficile de ne pas pas partager. À chaque question, Azalaïs racontait une belle histoire, digne d'une chanson. Les dieux ne sauraient être honorés avec de piètres paroles, disait-elle, il leur faut les plus belles gestes pour conter comment nous construisons leurs sanctuaires.

Alors Azalaïs racontait. Elle racontait comment le Duc Luis de Guarida lui avait offert plusieurs plants, touché par une telle quête de réaliser le plus jardin qui soit, lui qui pourtant adorait Podeszwa.

- Et celles-là, ma tante, d'où viennent-elle ?
- Oh, celle-là, elle vient de Samarie Occidentale. Hugues de Mangepintade avait conquis la province en un rien de temps. Le fracas des trébuchets avait à peine réveillé son propriétaire ! Alors, nous avons pris les passiflores et nous les avons plantées là, pour protéger les alcôves sacrées
- Et ensuite, qu'est-il advenu dans la province de Samarie Occidentale ?
- Oh, ensuite...

Le visage d'Azalaïs se ferma.
- Racontez-moi la guerre, ma tante ! Le Druide Ivanhoé Dubateau dit que vous fûtes attaquée par des hordes de fanatiques podeszwites ! Racontez, avez-vous prié Rituath ?
- Ma chère Esclarmonde, quand l'ennemi est 12 fois plus nombreux, ce ne sont pas les prières qui donneront la victoire.

Esclarmonde arrondit ses lèvres de stupéfaction, puis fronça ses jolis sourcils, mais ne trouva rien à répondre. Elle avait passé sa jeunesse en un étrange mélange d'enseignement dans les temples, de chasse dans les forêts et les marécages qui bordent le fleuve et d'apprentissage des armes. Elle en avait tiré une vision simple du monde, qui se divisait entre les mauvais, fanatiques, tyrans et félons d'un côté, et les bons, pieux et nobles de coeur de l'autre. Si un conflit éclatait, il suffisait aux bons de prier les dieux, plus éventuellement de donner un bon coup d'épée dans la face des mauvais. Il lui était inconcevable que les dieux donnassent la victoire au mauvais camp.

Elle apprendrait, se disait Azalaïs, moi aussi j'ai appris...

- Viens,ma nièce, admire donc celle-là, la plus rare et étrange de toutes celles que j'ai rassemblées en ces jardins.

Esclarmonde s'approcha de la plante. Elle avait enlacé l'arche jusqu'à son sommet, en solide tiges couvertes de larges fleurs rouge sang.

- Un présent de Dame Talania.
- Mais qu'est-ce donc par terre ? demanda Esclarmonde. La terre est rouge ici.
- Il lui faut du sang pour pousser.
- Du sang ? Mais... qui ?
- Oh, du sang, on en trouve toujours. Les podeszwite adeptes de mortification iraient verser le leur, les fanatiques d'Yggnir massacreraient quelques villages. Nous autres, adorateurs des anciens dieux, savons être plus pragmatiques. Comme Lussuria a fait ses dons à tous, elle accepte les dons de tous. Le sang reste du sang, et il ne se passe pas un jour sans que quelque gueux ne commette quelque larcin, qu'un espion cherche à nous voler des informations, ou qu'une bataille renvoie à la terre ceux qui espéraient jouir encore de nombreux jours du bonheur de ce monde. Tous ont du sang à donner. La plante le prend et prospère, sans doute y a-t-il là quelque morale à en tirer.

Dernière modification par Azalaïs (2019-12-17 00:58:38)

#10 2020-01-23 15:00:15

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

- Vous m'avez appelé, Dame Esclarmonde ?

Bien droit malgré son âge avancé, quelques livres de comptes et parchemins divers sous le bras, Aimeric attendait avec une certaine appréhension. Azalaïs était un tourbillon de pensées parfois contradictoires, qui balayait tout ce qu'elle jugeait indigne d'intérêt ou sans importance. Mais il avait appris à s'en accomoder, à gérer les aspects matériels et les affaires courantes de façon efficace, et à s'adapter à ses lubies non sans donner son avis. Avis sans doute trop bassement ancré dans le tangible aux yeux d'artiste d'Azalaïs, mais qu'elle écoutait cependant et qu'il lui arrivait de prendre en compte plus tard, une fois qu'elle avait daigné y réfléchir. Maintenant tout était différent.

Depuis qu'elle avait été nommée au Conseil Royal, Azalaïs avait quitté le domaine pour le confier à sa nièce Esclarmonde. "Elle en héritera quand les dieux m'auront appelée au séjour des morts, qu'elle apprenne donc dès aujourd'hui à gérer mes fiefs avec justice et sagesse, dans le respect des dieux et des traditions okordiennes. Tu l'aideras dans cette lourde tâche et lui donneras tes bons conseils comme tu l'as fait avec moi". Aimeric avait acquiescé, pensant alors que la jeune Esclarmonde se contenterait de gérer les affaires courantes paisiblement, voire de les lui déléguer pour passer son temps à béer devant l'essaim de troubadours, poètes et jongleurs qu'Azalaïs avait peu à peu fait venir à sa cour.

Rien ne s'était passé comme il s'y attendait, au grand désespoir de l'intendant qui aimait tant à tout prévoir.
Esclarmonde avait d'abord manifesté un enthousiasme et un sérieux désarmant, et avait les premiers mois harcelé Aimeric de questions. Elle voulait tout savoir, tout maîtriser.

Puis, peu à peu, forte de sa connaissance théorique toute neuve, de sa foi inébranlable pour les dieux anciens et de cet idéalisme plein d'aveugles certitudes propre à la jeunesse, elle s'était mis en tête d'accroître la renommée du domaine, et tout particulièrement du Temple de Lussuria et de ses jardins. Il fallait combattre l'hérésie, ramener les okordiens dans les vrais temples, disait-elle. Face à la conviction de qui se sent investie d'une mission divine, les conseils d'Aimeric ne pouvaient rien.


Alors Aimeric se tenait là près de la porte, en se tordant les mains comme chaque fois qu'il appréhendait une décision imprévue qui pourrait bouleverser son quotidien. D'un geste désinvolte, Esclarmonde congédia le chanteur qui interprétait une ode à sa beauté, ses charmants sourcils arqués, ses cheveux qui formaient un torrent de boucles soyeuses, les courbes gracieuses de son corps voluptueux, enfin toutes ses fadaises de poètes enamourés auquelles Aimeric n'avait jamais réussi à accorder autre chose qu'un haussement d'épaules.

- Approchez donc, Aimeric, ne restez pas planté là. Voyez, je viens de rédiger une missive à l'intention du Baron PiraTriZ. Mais avant de l'envoyer, il reste quelques détails à régler.
- Le Baron PiraTriZ ? Que se passe-t-il donc ? Nous n'avons jamais eu le moindre commerce avec lui jusqu'à maintenant.
- Il ne manquerait plus que cela ! Mais la situation a pour trop duré, il nous faut agir.

Aimeric leva brièvement les yeux au ciel et tordit sa bouche en un rictus d'inquiétude mêlée d'incrédulité, avant de se composer une expression plus convenable.
- Je ne suis pas sûr de bien comprendre de quoi vous parlez, Dame Esclarmonde
- Enfin, Aimeric, vous êtes bien allé au Temple de Lussuria, tout de même !?
- Si fait, Dame, bien sûr.
- Bien. Depuis le Temple, vous descendez vers l'aile des jardins qui jouxte le fleuve. Et quand vous regardez vers le nord, que voyez-vous ?
- Eh bien, les fiefs de Messire de la Nouë. Oui, La Malnoue est bien visible depuis le Temple.
- Effectivement. Je l'ai d'ailleurs mentionné à Messire PiraTriZ. Mais que voit-on aussi ? Ne me dites pas que vous ne voyez pas ?
- Ah. C'est sûrement une excellente idée. D'avoir mentionné La Malnoue, je veux dire. Sinon, eh bien... Non, je ne sais. Si ma Dame pouvait m'éclairer, peut-être...

Esclarmonde fronça légèrement les sourcils et secoua la tête, faisant voltiger des mèches de cheveux qui auraient pu inspirer moult poèmes s'il y avait eu un autre qu'Aimeric pour le voir.
- La Tour d'Arald. Cette forteresse au donjon absurdement haut, cette excroissance qui gâche le paysage et alourdit la pensée de considérations terrestres quand l'âme aspire à s'élever vers les dieux. Alors que tout, autour du Temple, n'est que beauté et harmonie, ôde glorieuse à Lussuria, il y a cette affreuse masse de pierres qui se dresse hideusement comme... ha ! je ne sais.

Aimeric se mordit ses lèvres pour masquer un sourire à l'idée de l'allusion grivoise qu'Azalaïs n'aurait manqué de faire si elle avait été là. Puis il se souvint qu'Esclarmonde ne semblait pas plaisanter et que son exaltation menerait peut-être à une décision lourde de conséquences. La jeune femme poursuivit :
- Nous raserons donc cette horreur. Mille trébuchets devront être construit pour cela.

Aimeric ouvrit des yeux ronds.
- Mille trébuchets ? Il faudra des mois pour les construire ici à Coloquinte.

Esclarmonde leva les yeux aux ciels, agacée par la lenteur d'Aimeric à comprendre ce qui lui semblait si évident.
- Pas seulement à Coloquinte. Sur chacun des fiefs, les ouvriers oeuvreront à la construction de ses machines de guerre. Puis nous les rassemblerons au Temple pour les envoyer détruire l'infâme verrue.
- Certains fiefs sont éloignés, vous comptez faire traverser la moitié d'Okord par des engins de siège ? Ce ne sera guère discret.

Esclarmonde réfléchit en amenant gracieusement une main ornée de joyaux jusqu'à ses lèvres. Elle sourit :
- Oui, vous avez raison. Aussi, nous accrocherons des passiflores aux trébuchets.

Aimeric montra qu'il était possible d'arborer une expression plus incrédule encore. Il marmonna
- Ca y est, on dirait sa tante.
- Plaît-il ? Que dites-vous ?
- Rien, Madame. Des passiflores. Pour Lussuria ?
- Evidemment. Que tout Okord sache que nous agissons pour la gloire de Lussuria. Vous vous occuperez d'envoyer les instructions nécessaires pour la construction des trébuchets et leur acheminement ornés de passiflore jusqu'aux abord du fleuve. Quand ce sera fait, je mènerai l'attaque pour rendre au paysage visible depuis le Temple de Lussuria un aspect plus attrayant.


Et Aimeric s'exécuta et les trébuchets furent construits, engloutissant les revenus accumulés au cours des derniers mois. Quand tout fut prêt, Esclarmonde envoya sa missive au Baron PiraTriz :

Baron PiraTriZ,

Je suis Esclarmonde de Chantecourge, nièce de Dame Azalaïs de Chantecourge qui m'a confié la gestion de ses terres pendant pendant qu'elle siège au Conseil Royal en tant qu'Émissaire.

Ma tante m'a en particulier confié ses fameux jardins du Temple de Lussuria, merveille parmi les merveilles, et désormais haut lieu de pélerinage. Nombreux viennent les fidèles pour honorer la déesse dans les jardins.

Or lorsqu'ils contemplent le fleuve vers le nord depuis les jardins, que voient-ils ? La fière silhouette de la Malnoue bien sûr, mais derrière ils voient cette infâme verrue accroché aux terres d'Okord, cette chose que vous appelez Tour d'Arald et qui monte ses laides et noires murailles si haut qu'elle en cache le paysage derrière.

Lussuria, déesse du libre arbitre ne saurait s'accomoder que ses Jardins soient défigurés par si triste vision qui s'impose au regard qui cherche en ses jardins inspiration et extase. Je m'en vais donc raser tout cela. Pour la gloire de Lussuria !

Esclarmonde de Chantecourge

Dernière modification par Azalaïs (2020-01-23 16:51:52)

#11 2020-03-09 12:55:46

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

Les traits encore plus tirés que d'habitude, l'intendant Aimeric soupirait, se frottait les tempes, tapait nerveusement des doigts sur sa table de travail. Il frissonna. L'inquiétude, le manque de sommeil, et cette fièvre qui revenait parfois : malgré l'été qui s'installait il avait toujours froid. Ah, qu'il aurait aimé couler des jours heureux et paisibles ! A gérer l'intendance d'un domaine tranquille loin de l'ambition des uns et de la fureur des autres, au rythme lent des saisons, sans se préoccuper de politique, de guerre et d'accords diplomatiques.

Il repensa à ses jeunes années d'insouciance, si loin désormais, quand il étudiait dans la demeure du vieux Guilhem, le grand-père d'Azalaïs. Mais l'insouciance avait été brève, une blessure de flèche qui s'était infectée y avait mis fin en emportant le vieillard. Son fils Berenguier, un petit coq arrogant, avait pris la succession. Même après tant d'années, Aimeric ne parvenait pas à se remémorer quelqu'un qui lui ait inspiré un tel mépris. Berenguier dilapidait l'argent du domaine en buveries et en plaisirs faciles, piquant des colères noires contre quiconque osait exprimer une autre opinion que la sienne. Son seul mérite fut de faire donner à ses enfants une éducation complète de nobles okordiens.

Le vieil intendant revit, aussi nettement que si elle s'était déroulée la veille, cette scène terrible où Berenguier s'emportait une fois de plus contre sa plus jeune fille, "une courge bonne qu'à chanter des sottises !" Aimeric avait tenté de le raisonner. Cela lui avait valu une claque monumentale pour lui apprendre à rester à sa place. La nuit, sa joue douloureuse l'empêchant de trouver le sommeil, il était sorti prendre l'air dans la cour. Il avait alors vu Azalaïs hissant quelques affaires sur le dos d'un cheval, prête à quitter la demeure. Dans une brusque inspiration, lui qui pourtant ne prenait habituellement de décisions qu'après avoir mûrement réfléchi, il lui avait proposé ses services comme intendant.

Les années passant, avec l'aide bienveillance de son suzerain Foulques de la Nouë, Azalaïs avait fait bâtir sa propre demeure suivant ses goûts, conquis plusieurs fiefs, et fait ériger un Temple à Lussuria. Des mots blessants de son père, elle s'était fait un nom.

Aimeric se  leva pour reremplir son bol de tisane, espérant se réchauffer et apaiser ses douleurs de dos grâce aux herbes que la vieille Erminie lui avait données. Il portait le liquide à ses lèvres lorsqu'un gamin d'une douzaine d'années entra en trombe, le faisant désagréablement sursauter. Non, la paix et l'insouciance n'étaient pas pour lui.

- Dame Azalaïs, elle veut vous voir là maintenant tout de suite, m'sieur l'intendant. Et qu'elle a besoin du dernier recensement des hommes prêts à combattre dans tous ses fiefs. Et puis aussi une estimation de la taille de l'armée qu'on pourrait lever.

Aimeric ouvrit des yeux ronds, posa délicatement son bol en prenant soin de ne rien renverser, et replia lentement chacun des vélins étalés sur sa table.
- Pour quand Dame Azalaïs veut-elle que je lui fournisse ces informations ?
- Ben là, maintenant tout de suite ! répondit le gamin étonné. Elle vous attend avec... avec sa nièce, vous voyez, la jeune dame qu'elle est trop belle.

Indifférent aux joues rougissantes du gamin et à son impatience, Aimeric marcha à pas lents vers l'étagère où il gardait les comptes des différents fiefs, et les derniers recensements.
- Tu veux dire Dame Esclarmonde.
- Heu oui, voilà. Faut que vous veniez vite. Elle dit que c'est si bien rangé dans votre bureau que vous n'aurez aucun mal à lui fournir ces renseignement dans l'instant. Elle vous attend dans ses appartements.

L'enfant partit en courant, presque aussi vite qu'il était arrivé. Et, en marchant aussi vite que lui permettaient ses rhumatismes, Aimeric se rendit dans les appartements de la Comtesse.

#12 2020-03-10 18:22:13

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

Hugues de Mangepintade regardait d'un oeil amusé le vieil Aimeric cacher son anxiété derrière une façade de dignité, et énumérer avec le plus grand sérieux le nombre exact de chevaliers et tous les hommes d'armes jusqu'au moindre gamin boutonneux qu'on avait équipé d'une pique dont il savait à peine se servir.
- Bah ! coupa-t-il avec son habituelle nonchalance. Nos fiefs sont tous en paix, qu'on envoie tout le monde à la Tour d'Arald, il sera toujours temps de compter sur place.
- A l'Obélisque Neir'a'than, corrigea Esclarmonde.

Hugues leva un sourcil étonné et se tourna vers la jeune fille.
- L'Obélisque Neir'a'than ?
- C'est le nom que Messire Eudes de la Nouë a suggéré pour la nouvelle forteresse que nous avons fait construire à la place de ce qui fut la verrue appelée Tour d'Arald et que j'ai rasé par des trébuchets ornés de l'emblème de Lussuria.
- Une excellente chose que tu as fait là, Esclarmonde, intervint Azalaïs. Dommage qu'aucun défenseur ne nous ait alors opposé de résistance, nous privant de l'occasion de couvrir d'honneur notre maison selon les traditions okordiennes. Cette grosse Tour d'Arald dressée avec provocation vers le ciel... et qui est retombée mollement avant même que la bataille ne puisse commencer.

Hugues éclata de rire, tandis qu'Esclarmonde, perplexe, regardait sa tante sans comprendre ce qu'il y avait de si comique. Quant à Aimeric, il se contenta de secouer la tête avant de se racler la gorge pour reprendre de son habituel ton plein de sérieux :
- Dame, l'heure est grave. Le Marquis Victor 91000ème du nom...
- Une ascendance sûrement exagérée, coupa Azalaïs. Même si dans sa famille chaque père appelle tous ses fils Victor, cela ramènerait le premier Victor bien avant le règne d'Enigral le Brutal. Peut-être même à une époque où l’empire d’Ohm n'existait pas encore.
- Dame Azalaïs, avec votre permission, je crains que notre priorité ne soit pas de deviser sur les orignes réelles ou supposées de la lignée des Victor. Celui qui nous concerne arrive selon les rumeurs avec une forte armée, et il a pu dernièrement s'exercer à bien des reprises à l'art de mener des batailles. Nous devons...

Encore une fois, le brave Aimeric ne put finir sa phrase. Hugues se leva avec tout l'enthousiasme que lui permettait sa jambe bandée, ses blessures reçues au Tournoi des Glaces peinant à guérir.
- Confiez moi le commandement des troupes ! J'irai renvoyer ce Victor chez lui, et toutes les femmes de la région iront admirer mon obélisque après ma victoire.

Azalaïs secoua la tête. Son visage ne souriait plus.
- Non, Hugues. Vous êtes encore blessé, vous ne pouvez mener cette bataille.
- Alors, j'irai ! s'écria Esclarmonde. J'ai conquis cette forteresse, je la défendrai.
- Il ne s'agit plus de mettre à terre une tour abandonnée par un baron qui n'a plus goût à la guerre, ma nièce. Si les rumeurs disent vrai, et je crains que ce soit le cas, il nous faudra mener la plus terrible bataille depuis que j'ai fondé les domaines de Chantecourge en Okord. C'est moi qui irai.

Aimeric ouvrit la bouche, puis se ravisa. Il eut été plus simple de faire tomber la neige en été que de faire changer Azalaïs d'avis quand elle prenait ce ton-là. Il eut un sourire triste et las, il savait qu'il ne trouverait pas le sommeil pour de nombreuses nuits. Azalaïs reprit :
- Esclarmonde, reste un instant, j'ai à te parler. Hugues, Aimeric, vous pouvez sortir.

En quittant la pièce derrière Hugues, Aimeric aurait juré avoir vu une lueur d'inquiétude dans le regard habituellement nonchalant et moqueur du chevalier.

#13 2020-03-15 16:10:42

Azalaïs

Re : Pour la gloire de Lussuria

Restée seule avec Azalaïs, Esclarmonde pinça ses jolies lèvres en une moue boudeuse et releva le menton d'un air de défi pour bien montrer sa contrariété d'avoir été écartée de la défense de l'Obélisque Neir'a'than. C'était elle qui l'avait conquise, par les dieux ! Comme si elle n'aurait pas été capable de la défendre ! Elle était certaine que Rituath lui aurait donné la victoire, comment pouvait-il en être autrement ?
- De quoi vouliez-vous me parler, ma tante ? Je saurai gérer les affaires des domaines pendant que vous défendrez la forteresse, tout comme je l'ai fait depuis plus de deux ans pendant que vous siégez au Conseil Royal.
- Je n'en doute pas, Esclarmonde.

Mal à l'aise, Azalaïs s'avança jusqu'à Esclarmonde pour prendre ses mains dans les siennes.
- Que se passe-t-il ma tante ? Je ne vous ai pas vue dans cet état depuis la dernière fois que je vous interrogeai sur mon père !
- Justement, nous devons en parler avant mon départ. Mon troisième frère, celui que tu appelles ton père, est mort près de deux ans avant ta naissance.

Sous le choc, Esclarmonde ouvrit de grands yeux. Azalaïs reprit :
- La plupart des nobles okordiens ne comprendraient pas. Même ceux qui adorent nos dieux anciens, tous n'entendent pas le sens de l'union rituelle pour honorer Lussuria, ils ne voient que fornication là où nous savons qu'il est question d'élever nos âmes en chantant la déesse avec nos corps.
Quand j'ai su que j'attendais un enfant, j'ai prétexté une retraite dans un temple pour écouter la voix des dieux. J'en ai trouvé au plus profond des bois, le Temple des Trois Déesses, consacré à Botia, Arduinna et Lussuria. C'est là que tu es née. Quand je suis rentrée avec toi, j'ai imaginé cette fable où mon frère mourrant m'aurait appelé auprès de lui pour me confier sa fille nouvelle-née.
- Vous... vous qui m'avez toujours vanté la justice et la vérité si chères à Seir'a Neir, balbutia Esclarmonde, vous avez menti depuis que je suis née ?
- Je voulais te protéger des médisances, de l'incompréhension stupide des okordiens.

Esclarmonde s'écarta brutalement d'Azalaïs.
- Qui donc est mon père alors ?
- Un dévôt de Lussuria, assurément. Ayant été conçue lors de l'union rituelle en l'honneur de Lussuria, tu ne peux être bénie de la déesse.
- Qui ? hurla Esclarmonde

Azalaïs ne répondit pas. Esclarmonde quitta la pièce à grands pas furieux, claqua la porte et courrut s'enfermer dans ses appartements, refusant de voir personne. Quand elle en sortit, Azalaïs était déjà partie pour l'Obélisque Neir'a'than.

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