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#1 2019-06-29 17:42:50

Alunzio Dizrutore

Gagner ma paie

Comme chaque semaine, je me rends aux quais de la Via Lastra. J’y ai pour habitude d’observer les flux rentrants et sortants de ma belle ville de Valésia. Les marins tannés par le voyage, le ballet de manutentionnaires sur les docks, les inévitables convois de passagers qui ne sont absolument pas prêts pour un voyage en haute-mer et les expatriés au teint verdâtre l’ayant appris à leurs dépends. Et les files d’esclaves en direction de Ressyne. Eh oui, guerre ou pas, le commerce doit tourner.
Il y a toujours quelques jolies filles dans le lot sur lesquelles se rincer l’œil. Non que j’aie l'intention d’en racheter, oh que non ! Les filles de bordel seront toujours moins farouches que ces futures concubines, aussi belles soient-elles. Sans parler du prix.

Les docks, c’est aussi l’occasion de croiser des connaissances, d’entretenir mon réseau. C’est important, surtout par les temps qui courent dans la République… Cela fait des années que la République est en guerre civile. Des rigoles de sang coulent quotidiennement sur les pavés, pas une journée sans son lot d’affrontements entre spadassins de maisons patriciennes, pas une semaine sans que l’on découvre un cadavre affalé contre un mur dans une position grotesque. Mais faut croire que l’humain s’habitue à tout. Aujourd’hui, on s’écarte juste quand ça chauffe dans la rue, on enjambe le cadavre et on continue son chemin.
Ça arrange bien Ressyne d’ailleurs. Je crois même que le Sultan entretient la situation chez nous pour ne pas avoir à envoyer ses précieux janissaires. Comme ça, les Ressyniens restent chez eux, les Valésians lavent leur linge sale en famille et tout le monde est content.
Je croise toujours un capitaine que je connais depuis des années qui revient après des semaines dans les Marches de la Fournaise, le commerçant qui se frotte les mains en voyant s’empiler les caisses de liqueurs osterlichoises qu’il revendra à un prix exorbitant, le vieux clochard qui m’informe des derniers ragots populaires contre un demi-florin. Parfois, je rencontre même l’un des bretteurs qui a essayé de me trucider quelques jours plus tôt, ce qui donne toujours du piquant à la conversation.



Aujourd’hui, je n’ai d’yeux que pour une personne sur ces quais, qui essaye de se faire la malle en se dirigeant l’air de rien vers les navires. Pas de bol, la noblesse osterlichoise au milieu de la populace valériane, ça ressort comme une grosse verrue poilue sur le visage. Leurs vêtements sont plus sobres, plus épais et rustiques que les nôtres, habitués que nous sommes au vent marin et à sa fraîcheur.
Elle est uniquement accompagnée par deux servantes aux tenues aussi démodées que la sienne. Je les dépasse par la droite avant de me planter juste devant elle. La fille est jeune, moins de la vingtaine. Plutôt mignonne, mais pas vraiment mon style, avec sa coiffe blanc cassé cachant ses cheveux. Elle me reconnaît et me sourit. Beau sourire, mais son regard ne me trompe pas : elle sait pourquoi je suis ici, craint même le pire.

- « Don Guccetti ! Voilà une agréable surprise que de vous croiser sur ces quais ! »

Ouais. Agréable est exactement le mot qui me vient à l’esprit.
Je me penche légèrement en avant, juste assez pour respecter la bienséance.

- « Plaisir partagé, Dame Amanalia », réponds-je en la regardant droit dans les yeux. « N’en doutez point. »

Ah, moi et ma grande gueule ! Je ne peux pas m’en empêcher. Je ne suis pas un gentilhomme moi, juste un ancien phalangiste et ex-truand reconverti en homme de main et conseiller en magouille politique. C’est d’ailleurs pour ça que mon patron m’a embauché.
Je m’approche d’elle, lui propose mon bras, qui est tendu vers la ville. Le message est clair : retour à la piaule du beau-père.
Son sourire faiblit un peu. Elle baisse la tête, puis accepte mon bras. Je la raccompagne, escorté par ses deux domestiques.
J’avoue être assez surpris : pas de scènes, pas de grands cris sur un quelconque enlèvement. Ce n’est pas plus mal, elle aurait été sacrément déçue : les Valésians sont des gens blasés par la guerre civile et ne se seraient pas arrêtés pour si peu. On parle de gens capables d’enjamber un cadavre devant la porte pour acheter leur repas ! Et la garde alors ? Elle ne quitte plus ses casernes depuis le début de la guerre civile ! Maintenant, ce sont les phalangistes qui patrouillent, et encore, pas dans tous les quartiers… Et ils sont de toute manière aussi corruptibles que les civils, quand on connait les bonnes personnes.


Tout ça pour dire que je reconduisais la fille chez mon patron. Si ça n’avait tenu qu’à moi, elle piquerait déjà un roupillon dans un caniveau avec un nouveau trou d’aération dans les côtes. Hélas pour moi et mon patron, ce n’est pas n’importe qui : elle est fille d’un duc osterlichois, ami de mon employeur qui a éduqué son fils Alunzio Dizrutore. C’est d’ailleurs le nœud du problème : le gamin a absorbé comme une éponge les grands principes chevaleresques d’altruisme, d’honneur et de courtoisie. Et pour faire bonne mesure, il s’est fiancé avec l’une des filles du duc, avec sa bénédiction ! Son père Guiseppe Dizrutore l’avait éloigné de Valésia pour lui épargner les manœuvres de ses adversaires, et le cadet revenait en piétinant tous ses beaux montages matrimoniaux !
Tout candide qu’il était, Alunzio s’est pointé chez son patriarche avec sa nouvelle femme pour la lui présenter, tenant pour acquis son accord au mariage. Ah ! Le patron lui a poussé une soufflante, et une sévère… Un peu trop d’ailleurs, car le fiston a fugué… En Okord ! On a pu attraper sa femme Amanalia avant qu’elle ne le rejoigne, mais Alunzio s’est bel et bien enfui. Et depuis, sa conjointe osterlichoise fait quotidiennement les quatre cents coups pour aller en Okord, dont son escapade sur le port n’est que l’aventure la plus récente. C’est qu’ils ont le mauvais goût de s’aimer, les deux tourtereaux !
Au tournant de l’avenue Dentiorubati se trouvait la villa Dizrutore, en plein milieu de la ville, comme toute demeure patricienne qui se respecte. À l’image de mon patron, le bâtiment était sobre, élégant mais en jetait. Des grands murs incrustés de piliers, le tout couvert d’un blanc éclatant, probablement peint avec de la chaux. On y voyait aussi de hautes fenêtres aux linteaux soigneusement sculptés et d’un blanc tout aussi éclatant, mais seulement à partir du deuxième étage pour des raisons de sécurité. Les autres étaient au mieux emmurées, au pire grillagées.
Il y a de la tension dans l’air. Les sicaires en faction sont droits comme des piquets et les domestiques se baladent avec un balai dans le cul. Tout le monde fait mine d’avoir le regard ailleurs en me voyant avec l’osterlichoise. Fichtre, le patron a dû en piquer une sévère lorsqu’elle s’est enfuie.
Les deux boniches se font immédiatement escortées vers l’aile des serviteurs, tandis que j’escorte la fugueuse vers le bureau de travail du chef de famille des Dizrutores. Il est gardé par le capitaine Spatha et l’un de ses hommes. Spatha me jette un regard méchant avant de m’ouvrir la porte. On a un léger passif, lui et moi, et ça lui aurait bien fait plaisir que j’échoue à retrouver la gamine, juste pour me voir dans la merde. Pas ma faute si j’ai dû trucider l’un de ses hommes avant de me faire engager par les Dizrutores, mais il en fait une affaire personnelle.

Guiseppe Dizrutore est occupé à signer quelques affaires avec son secrétaire, Prébéius. Il se retourne vers moi, l’œil inquisiteur. Il est plutôt banal, taille moyenne, yeux marrons, cheveux bruns jusqu’aux épaules, pourpoint élégant mais pas m’as-tu-vu, bref : Messire passe-partout. Et il n’a pourtant aucunement besoin d’une quelconque qualité physique le patron : il est magnétique. Lorsque l’on est dans la même pièce que lui, on sait qui mène la danse, c’est tout.
Je hoche légèrement ma tête, autant par politesse que pour signifier le succès de ma mission. Son expression change alors du tout au tout, passant de l’impitoyable animal politique valésian au beau-père éploré. Rien ne change chez lui, à part les yeux : c’est dans le regard que se joue ces choses-là. S’il n’avait été fils aîné d’un patricien, il aurait mis le feu aux planches des théâtres de la ville, mon patron.

- « Je vous en prie, faîtes-la entrer, Battista. »

Ton un peu rauque, le trémolo dans la voix : rien n’est à jeter. Et pour cause, j’ai gardé la porte ouverte et Amanalia a tout entendu. Je me retourne vers elle et l’invite à entrer d’un mouvement de bras.

Le beau-père fond sur sa belle-fille comme un rapace sur sa proie, la saisissant par les épaules.

- « Amanalia, ma fille, je suis navré de ne pas avoir pu me libérer plus tôt. Mais où pensiez-vous donc aller ?
- Rejoindre mon mari ! répliqua-t-elle en levant fièrement son petit nez.
- Après ce qu’il vous a fait ? »

Guiseppe a un air incrédule criant de vérité, et Amanalia doute. Maintenant qu’elle a fendu la cuirasse, elle est foutue.

- « Savez-vous au moins pourquoi s’est-il enfui ? demanda-t-il.
- Suite à votre refus d’accorder la bénédiction à notre mariage… »

Le patron explose de rage, se retourne en agitant les bras avant de les mettre sur les hanches.

- « Ah ! Et dire que c’est mon fils ! Comment oser faire ça à son… Il secoua la tête et se replaça devant sa belle-fille. Il m’a supplié de refuser le mariage. Oui, dit-il comme Amanalia l’observait avec des yeux ronds, je sais qu’il était amoureux de vous. Il me l’a dit. Mais il m’a aussi dit que c’était un amour de jeunesse, passager, et qu’il voyait cette solution comme la moins douloureuse pour vous.
- Mais pourquoi…
- J’ai refusé d’accéder à sa demande, bien entendu, l’interrompit-il en levant sa main. Pour être parfaitement honnête avec vous, ma fille, sa "passade" a mis à mal mes propres projets matrimoniaux à son égard. Mais il n’était pas question de porter le chapeau pour lui, aussi lui ai-je répondu qu’il lui fallait assumer ses responsabilités. Il est alors parti d’un pas furibond pour faire les Dieux savent quoi, peu avant son départ.
- Mais pourquoi me demander de le rejoindre ? »

Amanalia ne sait plus où en donner de la tête, ni à qui faire confiance. Mais Alunzio n’est pas là, contrairement à son père. Le patron esquisse un triste sourire, mais moi, je vois ses yeux. Et je vous l’ai dit, les yeux ne mentent pas : il s’apprête à décocher son dernier carreau, en plein cœur.

- « C’est en parti de ma faute, je l’ai trop bien éduqué. Lorsque l’on fait de la politique en République Valésianne, il faut être un prédateur agressif sous peine de vite devenir une proie. Mais tout de même, faire ça à une étrangère, sa femme qui plus est… Je m’en excuse profondément et sincèrement, au nom de toute la famille Dizrutore. Il inspira profondément avant de continuer. Je ne connais pas ses pensées, mais je pense qu’il veut exploiter de manière optimal le potentiel d’une alliance avec votre père le duc pour asseoir son pouvoir dans ce royaume si chaotique et instable d’Okord. Je dois dire que c’est un coup politique assez remarquable.
- Non ! Alunzio n’est pas comme vous ! Il croit en Podeszwa, en l’honneur, la… »

La gamine est au bord des larmes. Malgré ses récriminations, on dirait qu’elle commence à se faire à l’idée de Guiseppe.

- « Amanalia, s’il vous plaît, dit calmement mon patron. Il n’est venu chez vous seulement que depuis trois ans, et c’était pour l’éloigner des intrigues valésianes. Le reste de sa vie fut ici, au sein de ce même palais. Croyez-moi, c’est un valésian, un Dizrutore. Mais ce qu’il vous a fait est profondément… Choquant. »

Mon employeur lui prend les mains, et adopte une voix encore plus douce.

- « Je ne peux pas vous ramener Alunzio, mais je peux au moins laver son affront. Il se tourne vers Prébéius. Un coffret complet de florins pour compenser votre traitement, une lettre d’excuses pour vous et votre père, que je ferai au plus tard ce soir, et l’annonce publique que mon fils Alunzio n’a plus aucun droit à la succession…
- Non.
- Comment ça ? »

La fille de duc prend quelques goulées d’air, cherchant son courage.

- « Inutile de le déshériter ni de rendre cette affaire publique. Il est préférable pour nos deux familles de rapidement passer à autre chose.
- Ce sens du sacrifice vous honore ma f… Dame Amanalia. »

Le patron hoche la tête d’un air grave et surpris, mais je comprends qu’il avait aussi prévu ceci. Mais c’est pas croyable ! Comment fait-il pour prévoir des trucs pareils ? Il prend de nouveau la noble osterlichoise par l’épaule avant de la diriger vers la sortie.

- « Mon secrétaire Prébéius va vous reconduire à vos appartements. Vous pourrez partir dès demain. Encore merci Amanalia, votre geste honore votre père, et me touche profondément. »

Il ponctue sa dernière remarque d’une main portée au cœur, avant que le secrétaire ne sorte avec la fille. On pourrait croire qu’il en fait des caisses, mais ça passe absolument tout seul ! L’ex-belle-fille lui répond même par un sourire un peu faiblard, mais franc.

Cela ne l’empêche pas d’abandonner la comédie dès que la porte est close, le laissant seul avec moi.

- « Voilà une épine dans le pied en moins. Il va falloir ramener mon idiot de fils, désormais. »

Il sent que je me crispe, sentant le mauvais coup. Il me répond par un sourire féroce.

- « Oui, je vais avoir besoin de toi, Battista. Y vois-tu un inconvénient ?
- Hum, oui patron. Je suis un homme de main, pas un diplomate. Je crains que mes arguments manquent de finesse…
- Je n’ai pas besoin d’un maître des mots pour faire revenir mon fils. Fais-le revenir dans les bagages d’une diligence s’il le faut ! Il est hors-de-question de laisser un élément perturbateur de cette ampleur sans surveillance.
- Et si kidnapper n’est pas une option ?
- Essaye de le convaincre. Sinon, reste à ses côtés et tiens-moi une correspondance, gagne sa confiance et garde-le sous contrôle. Tu sais être autonome, je te fais confiance. »

C’est vrai, je ne l’ai jamais déçu. Mais il en a des belles, le patron ! Tous ceux qui ont échoué et survécu ont eu une vie bien courte après leur échec…

- « C'est surtout un coup à y laisser sa peau, dans un trou pareil, marmonnai-je.
- Le risque y est. Mais la prime aussi, Battista. On parle de vingt milles florins. »

Et c'est ainsi que je partis au trot vers Okord. Adieu, ma belle Valésia, je pars ! Okord ! Terre de bouseux rustiques et arriérés, férus d’honneur et d’honnêteté ! Royaume en constante guerre civile, plus instable encore que notre fière République !
Franchement, pour vingt milles florins, il ne pouvait pas partir vers les harems de Ressyne, le brave Alunzio ?

Dernière modification par Alunzio Dizrutore (2019-06-29 17:44:35)

#2 2019-07-08 14:42:20

Alunzio Dizrutore

Re : Gagner ma paie

C’est encore pire que ce à quoi je m’attendais.

En fait, j’ai commencé à m’en douter assez tôt. Deux jours après ma discussion avec Guiseppe Dizrutore, j’ai embarqué à bord d’un navire de marchandises en partance vers le Pays de Karan. Il y avait bien plus de passagers que d’habitude pour un tel trajet, beaucoup de familles et de groupes d’hommes.
Je trouvais cet élément suspicieux, mais je n’étais pas vraiment en état d’enquêter : j’avais le mal de mer. Oui, c’est curieux pour un type né dans une thalassocratie comme Valésia, mais j’aime plus que tout le plancher des vaches. Vous pouvez me demander n’importe quoi sur terre, mais je suis incapable de garder mon petit-déjeuner où il faut lorsque mes bottes sont sur le pont d’un bateau.
J’ai donc passé une bonne partie de mon temps à vider mon estomac par-dessus bord. Ça s’est calmé une fois que j’ai de nouveau eu les côtes en vue, à partir de notre entrée au Delta du Hornet. J’ai pu enfin utiliser ma bouche pour autre chose que dégobiller, et j’ai découvert que beaucoup des passagers, en majorité valésian allait vers l’Illyrie, région côtière un peu au nord du Delta. Les villages autonomes s’étaient enfin organisés derrière un chevalier charismatique, preux, juste, bon gouvernant et tout le tralala…

L’idée que ce soit le gamin que je cherchais m’a caressé l’esprit, mais je trouvais l’idée trop audacieuse pour un jeunot d’à peine vingt ans. Pour en avoir le cœur net, je suis allé voir l’un des matelots prenant régulièrement cette route maritime, un vieux briscard qui était occupé à retoquer le plancher. M’agenouillant à sa hauteur, je déposais délicatement sur le sol deux florins. Le brave vieux n’a pas mis longtemps à comprendre : ses yeux ont brillé et il a rapidement récupéré les deux pièces.
Vous savez, j’ai rencontré beaucoup de types dans ma carrière, des fous, des rancuniers, des idéalistes… Mais c’est toujours rafraîchissant d’en trouver qui parle le langage universel de l’or, et je venais de tomber sur l’un d’entre eux.

- « As-tu entendu parler d’un jeune valésian du nom d’Alunzio Dizrutore ? »

Le vieux me répondit avec un regard de bovin, son front basané aux sourcils épais poivres et sels plissés en une expression de surprise.

- « Ah bah pour sûr, M’sire ! » Il engloba du bras les autres passagers présents sur le pont. « Tout c’beau monde est sur not’ navire pour le r’joindre !
- En Illyrie ?
- En Illyrie même, M’sire, opina-t-il »

Sur le coup, je l’avais mauvaise. Deux florins, ça reste deux florins, et mes vingt milles, je les toucherai après avoir ramené le fiston au papa ! Je n’avais pas une trésorerie royale pour accomplir ma mission, et je venais de payer pour une information aisément accessible. Pas étonnant qu’il me jette un regard pareil, c’était un don plus qu’un paiement.

- « Et vous pouvez me dire quoi de plus sur lui ?
- Ehm… Il s’est installé depuis une bonne saison là-bas. L’est bien accompagné l’gamin, beaucoup de gentilhommes et d’chevaliers pour faire la loi. J’en ai vu lors des escales, c’est surtout des valésians et des osterlichois.
- C’est tout ?
- Ah, il est sous la protection du duc Staras, aussi ! C’est le proprio officiel de la région. »

Alors ça, c’était vraiment la guigne ! On le laissait quelques mois sans surveillance et il se trouvait déjà des copains bien placés pour assurer sa protection. Ça n’allait pas faciliter ma tâche, cette histoire.
Le marin se leva et pointa son doigt vers l’embouchure d’un fleuve qui rejoignait le Grand Canal. Il pointa la rive à notre droite.

- « Voyez le moment où les montagnes rentrent à l’intérieur des terres ? Beinh il a un bon gros morceau de là où le sol est fertile. Il dirigea son bras vers la rive en face. Ensuite, il a toute la côte d’ici jusqu’à Fort Grials, vous l’voyez au loin ? »

J’étouffais un juron. Il n’avait pas perdu de temps, le gamin. Je me demandais combien de têtes de pipe il avait sous sa férule, avec ça.
Le vieux jeta son pouce par-dessus son épaule.

- « Pis il a aussi colonisé un morceau de côte d’l’autre côté du Grand Canal. Nous, on va faire escale à Port-Preux. C’est ce qui ressemble l’plus à un port au milieu de tout c’bordel. »

Le matelot parlait peut-être crûment, mais au moins disait-il vrai. Plus on se rapprochait, plus la côte gagnait en détail, et plus je me rendais compte qu’il y avait là un sacré foutoir.
Ça s’agitait dans tous les sens : des constructions qui s’étalaient anarchiquement, des forêts qu’on défrichait joyeusement, des chariots et autres convoyeurs transportant sur des routes de terre à peine creusées des sacs lourdement chargés et des types en armure qui caracolaient sur leurs chevaux.

- « Mais si cette terre est aussi fertile, pourquoi ne s’y intéresser que maintenant ?
- J’en sais qu’trop rien, M’sire, » répliqua le marin en haussant les épaules. « Ça fait des années que j'passe par ici, y’a jamais eu qu'des pêcheurs et des paysans, qui se faisaient racketter par les brigands d'passage.
- Ce qui explique l’enthousiasme des locaux…
- Oui-da ! Et puis vos compatriotes sont bien contents d’aller chez un valésian qu’est pas en Valésia, pas vrai ? ‘Vec Ressyne, tout ça… »

Un regard de ma part rafraîchît un peu son enthousiasme. Lui donner deux florins n’allait pas faire de lui mon meilleur ami.
Cela dit, il n’avait pas tort. Entre la guerre civile et la menace constante de Ressyne, voir un compatriote fonder un pseudo-havre de paix, même dans un territoire instable et archaïque comme Okord était comme un phare pour les citoyens valésians prompts à l’aventure.

- « Vous êtes d’où ? demandai-je, relançant la conversation après un lourd silence.
- Chuis un gars des Fournaises, d’la Principauté d'Nord-Azur !
- Mmh. »

Par chance, je n’eus pas à subir encore bien longtemps la compagnie du vieux matelot, comme l’on accostait sur un embarcadère minable quel que soit l’angle sous laquelle on le prenne. Toutefois, j’étais trop soulagé d’avoir à nouveau un sol en dur sous mes pieds pour en tenir rigueur.
Arrivé à Port-Preux, je payais une somme exorbitante pour un quart d’heure en diligence. Les cochers récupéraient de sacrées marges en assurant la liaison entre Port-Preux et la capitale du gamin, Camporiago. Toutes les nouvelles familles devaient traverser cette route pour rejoindre la ville-centre, des dizaines de voitures attendaient en bordure de la ville pour récupérer ces nouveaux clients. Hélas, pas moyen de faire jouer la concurrence : il semblait qu’un cartel de Gens Biens avait prit le contrôle du secteur, et les conducteurs proposaient une fourchette de prix resserrée et démesurément élevée. Quelques gros bras se baladaient même entre les cochers, faisant mine d’aider les clients à rentrer leurs bagages dans la diligence quand la garde passait dans le coin.

Les routes ne s’étant pas améliorées depuis la première fois que je les avais vues, je passais le trajet à tressauter sur mon siège, au grand dam de mon séant. Enfin, ça reste mieux que grimper soit même à cheval, où je pourrais me racler la peau des cuisses après une heure ou deux, dans l’hypothèse où je parviendrais à tenir sur la selle.
J’ai pas mal tourné en rond une fois passé les piteuses murailles en bois de Camporiago, avant de me résoudre à demander mon chemin. La salle d’audience d’Alunzio se trouve dans une espèce de manoir encastré entre deux maisons, qui ne se distingue absolument pas du paysage. Il y avait bien deux ersatz de phalangistes poireautant à l’entrée, mais ils étaient noyés dans la foule qui déferlait en permanence dans l’avenue principale. Eh oui, quand on construit des murs trop tôt, le centre-ville est vite cramponné.
Après être parvenu à fendre les flots humains jusqu’à atteindre les deux gardes, je ne gagnais qu’un regard suspicieux de l’un et les consignes données d’un ton monotone de l’autre me demandant de patienter dans le hall d’accueil, le « Seigneur Alunzio étant actuellement en jugement ».

L’intérieur était sobre, et peuplé, mais l’on pouvait enfin se mouvoir librement sans jouer des coudes. On trouvait beaucoup de petits groupes en discussion, quelques civils, parmi lesquels des patriarches de villages, des chefs de guildes artisanes et même des pontes de Podeszwa. Surtout, on y trouvait beaucoup de militaires : on y distinguait immédiatement les valésians aux pourpoints légers et distingués, portant à la ceinture de fines rapières, et les osterlichois en tabard ou en armure de plaques, avec des épées larges, longues et bien lourdes au fourreau. Ces deux espèces étaient souvent accompagnées d’une troisième : les chevaliers errants. Leur équipement était plus hétéroclite et artisanal, et si certains étaient eux aussi osterlichois, la plupart étaient okordiens. Avec l’installation du fils Dizrutore dans la région, une campagne intensive s’était établie contre les précédents propriétaires brigands, attirant une tétrachiée de chevaliers prêts à taper du margoulin comme autant de papillons autour d’un feu de camp.

Justement, c’est probablement l’un de ses brigands que je vois sortir de la salle d’audience. Le bougre est couvert de bleus et de chaînes. Connaissant Alunzio, il a probablement gagné quelques années en prison ou au travail forcé. Je me glisse dans la salle après le départ du brigand, coupant la chique à tous ceux attendant devant la porte.
J’aperçois sur le mur du fond de la salle un énorme blason, en hauteur. C’est le même que celui que j’ai vu flotter sur l’hôtel de ville, un peu plus tôt.


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Avant de quitter Valésia, j’ai pris la peine de me renseigner sur les codes d’héraldique de la noblesse okordienne, et je sais qu’un blason coupé verticalement signifie que le blason de son suzerain est présent sur le sien. La part de droite est sans doute celle de son nouveau protecteur, le duc Staras, celle de gauche est donc la sienne, et oh ! Quelle originalité ! Un feu symbolisant sa foi ardente en Podeszwa et en l’honneur.

Le gamin est assis sur un trône de bois, situé juste en dessous du blason. L’air impérial, il toisait sa cour depuis son estrade.



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Alunzio tient beaucoup de sa mère, au moins sur un plan physique. Des traits très fins et délicats, à tel point qu’il lui suffirait de changer de tenue pour être confondue avec une femme. Les yeux marron clair viennent par contre de son père, Guiseppe, mais là où ce dernier les utilise pour hypnotiser et clouer sur place ses interlocuteurs, le gamin ne révèle que la force de ses passions. Pour un type comme moi, c’est comme si je lisais dans ses pensées !
D’ailleurs, c’est amusant de constater à quel point mon arrivée lui déplaît. Il essaye de m’accueillir par un sourire, mais c’est aussi agréable que voir un chien retroussant les babines. Tous les regards se tournent vers moi comme je m’avance, jusqu’à me retrouver au centre de la pièce et de l’attention.
Le gamin s’éclaircit la gorge avant d’adopter un visage plus neutre.

- « Don Guccetti, vous êtes bien loin de Valésia.
- Alunzio, je sollicite…
- Vous vous adressez à un seigneur, parlez-lui comme tel ! » aboya l’un des molosses à la gauche d’Alunzio.

Pouah ! J’ai connu ce garçon depuis ses dix ans, et maintenant je dois l’appeler seigneur ? Je jette un regard mauvais au lèche-botte. Toi, je ne t’oublierai pas, mon coco.

- « Seigneur Dizrutore, pouvez-vous m’accorder une audience privée ? »

Les mots brûlent ma langue comme de l’acide, croyez-moi. Et c’est la douche froide quand Alunzio secoue négativement la tête.

- « Il n’y a que des hommes de confiance ici. Parlez. »

Je balaye l’assemblée du regard. Une trentaine d’hommes, c’est bien assez de personnes de confiance pour qu’il y ait une fuite ! Je refuse à mon tour.

- « J’insiste, Messire.
- Êtes-vous également chevalier pour le nommer ainsi ? » me demande le cerbère en me jetant un regard torve.

Oh, lui, je vais définitivement me le faire.

- « Paix, Brotusniev, lança Alunzio en levant calmement son bras. L’osterlichois se tut et rentra dans le rang. Je pensais pourtant être clair, Don Battista. Parlez, ou partez. »

Mais quel péteux ! Le gamin se ramène avec quelques dizaines de serviteurs, prend les terres de quelques culs-terreux martyrisés par des brigands en guère meilleur condition et ça y est, il ne se sent plus pisser. Il faut donner du « Votre Grâce », du « Monseigneur » et faire les courbettes qui vont avec. Peuh ! La République a au moins le mérite de ne pas faire des caisses sur le décorum. Je crois que je commence à saisir pourquoi Alunzio aime tant l’univers chevaleresque.

- « Votre père veut vous revoir, Sire. »

Brotusniev montre de nouveau les crocs devant mon manque de respect envers le protocole, mais se rétracte bien vite face au silence de plomb qui envahit la salle. Tous se tournent vers Alunzio, qui, pour une fois, cache bien son jeu. Mais ce que son visage ne trahit pas, sa langue se charge de le faire.

- « Guère étonnant, à vrai dire. Je suis navré que vous ayez dû faire tout ce chemin pour cela, mais je ne remettrai pas les pieds à Valésia, pas après ce qu’il m’a fait. Et je suis bien mieux ici. Le petit peuple m’aime, je suis intégré à la société okordienne et mes villes se développent. »

Je me retiens de justesse de lui faire remarquer que les instants de grâce sont comme les oiseaux : ils reviennent toujours sur terre, parfois brutalement. Mais puisque « Monseigneur » n’a pas voulu d’entretien privé, je ne peux pas lui dire publiquement ses quatre vérités sans me faire renvoyer à Valésia à grands coups de pied dans les fesses, ce qui, admettons-le, compliquerait de manière fâcheuse ma mission. J’essaye une autre approche.

- « Et si c’était votre père qui venait ici ?
- Il n’entrera pas dans la ville. » Il penche soudainement la tête, pensif. « À moins… Qu’il ne revienne qu'avec Amanalia, et qu’il la reconnaisse comme ma femme. »

Ah ! C’est… Non, j’ai beau tourné le problème dans tous les sens, nous allons tout droit vers les ennuis.
Je hoche poliment la tête pour garder contenance.

- « Je lui transmettrai, Seigneur.
- Si vous en avez fini, vous pouvez partir. »

J’acquiesce et me dirige vers la sortie. Si vous n’appréciez pas être le centre de l’attention, imaginez être fixé par trente paires d’yeux qui ne rêvent que de vous voir vous étouffer dans votre sang. Vous comprenez à présent mon expérience.

Je me retrouve de nouveau dans l’avenue bondée, perdu dans mes pensées. Par réflexe, je colle une baffe à un gamin qui essaye de me piquer ma bourse tandis que je me dirige vers l’extérieur de la ville, afin de repartir vers Port-Preux. La peste soit cette jeune mule d’Alunzio ! Je vais devoir de nouveau grimper sur un bateau, emprunter le Grand Canal et aller jusqu’en Astrie plus au nord pour demander audience à l’un des plus puissants seigneurs de ce royaume de bouseux. Il va falloir que je me renseigne auprès du Duc Staras sur les possibilités d’une « absence temporaire » pour le Chevalier Dizrutore.
Et seulement ensuite, je pourrai envoyer une lettre à mon patron, probablement pour lui dire que je suis dans le pétrin jusqu’au cou.

Dernière modification par Alunzio Dizrutore (2019-09-22 23:25:38)

#3 2019-08-12 19:33:31

Staras
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Re : Gagner ma paie

Après plusieurs jours de bateau, l’homme débarqua sur l’ile de la Truffe à Biluras, port principal du domaine du seigneur Staras, cette ville plutôt riche, n’était rien en comparaison à la capitale Palon. A la suite d’un cour voyage en calèche, Battista, fut le témoin de cela. Les habitations, nombreuses, étaient sensiblement de meilleures qualitées. Durant sa marche, des portes de la ville complètement ouvertes comme si la sécurité n’était point un problème ici, l’ancien phalangiste s’étonna de voir un bâtiment plus grand, où une multitude d’hommes allaient et venaient portant des rouleaux d’écriture et vêtus de manière similaire. Une université…mais c’est qu’ils ne sont peut-être pas totalement idiots ces bouseux se dit-il. Étrangement pour une ville de cette importance, il ne croisa que très peu d’hommes en armes, juste le nécessaire pour la sécurité de la ville. Arrivant devant le palais, Battista sortit de ses pensées et de son analyse de la ville pour interpeler un garde.

« Héla l’ami, belle journée hein ? » sans attendre de réponse il enchaina « Dis-moi, j’aimerai avoir une audience avec le Duc Staras pour un sujet de la plus haute importance, c’est possible ? »

Le garde d’une voix cassée répondit rapidement : « Ah mais le Duc n’est pas là, il est en déplacement pour le moment ». L’utilisation du mot déplacement était somme tout étrange, cela voulait tout et rien dire. Le Duc pouvait très bien être parti à la chasse ou à l’autre bout d’Okord pour visiter son domaine, ou bien participer à un tournoi, terrasser un camp barbare ou même à guerroyer quelque part ou bien encore il refusait de voir la population. Un petit homme ayant pris la grosse tête surement. Le garde après un moment d’hésitation rajouta : « Mais peut être pouvez-vous le rejoindre et obtenir votre audience a Kourous, territoire de notre bon seigneur en Terre de Chulzi. Plusieurs bateaux vont partir d’ici peu apportant hommes et nourritures mais faites vite, ils devraient partir sous peu. » La colère et l’agacement se révéla sur le visage de Battista, sans réellement remercier le garde, il fit chemin inverse pour regagner le port. A environ la moitié de la route sans crier gare il poussa un unique juron : « ahhh Bordel ! » avant de se ressaisir et continuer son chemin. Arrivant au port il vit rapidement que de nombreux bateaux levaient l’ancre, quelques-uns étaient heureusement toujours amarrés. Battista héla un des marins qui finissait de compter quelques choses : « Holà compagnons, vous allez à…Korus ? » « Kourous » reprit le matelot, « Ouais c’est bien ça ? Qu’est-ce que tu veux ? » « Je voudrais m’y rendre, une p’tite place sur ce bateau ? » sans même réfléchir, le marin répondit : "Non on est complet, attends le prochain l’ami. » Voyant les autres navires partir, Battista chercha rapidement dans sa bourse pour en sortir et tendre un Okor : « Allez on doit bien pouvoir trouver un petit coin pour moi ici non ? » Encore une fois sans réfléchir, le marin prit l’or et emmena l’homme à bord du navire « Bien évidemment, mon ami, bien évidemment, trouves toi un coin ou pieuter maintenant ». Alors que Battista commença à s’éloigner du marin ce dernier rajouta en rigolant : « Au fait, on prévoit une bonne mer. Bon courage l’ami ! ».

La traverse fut épouvantable, la mer fut agitée comme jamais, une vraie tempête, impossible de rester sur le pont pour prendre l’air frais et l’intérieur du bateau ou plutôt devrions nous dire les calles dégageaient une odeur nauséabonde de vomis et autres odeurs corporelles des centaines d’hommes présents. A cela s’ajoutait l’odeur d’excréments des chevaux et leurs hennissements prolongés durant toute la traversé. Autant dire que Battista fut malade du premier aux derniers jours, sa colère avait laissé la place au désespoir puis l’espoir de voir la terre lorsqu’elle fut annoncée au matin du 7eme jours. Il débarqua a Kourous, de retour sur les terres de l’Est d’Okord. Sur le bateau, un des marins lui avait appris que Kourous n’était qu’à 3 jours de Port-Preux par voie fluviale et même seulement 10 jours par voie terrestre…Il venait de faire 15 jours de bateau…

Battista était quand même un sacré gaillard, après ce genre de traversé, certains aurait été cloué au lit pendant plusieurs jours mais pas lui. Après seulement deux petites heures de repos et un bon repas, il rejoignit une compagnie de cavaliers et chevaucha jusqu’au camp du Seigneur Staras…en effet ce dernier n’était bien évidemment plus à Kourous…cela aurait été trop facile. En tant que Seigneur du Hall, Staras  avait pris la décision de combattre le Prince Maël Morgan qui était venu prendre une des provinces du Seigneur Safet Plizir. Même si toutes les troupes n’étaient point encore là, le siège et les combats avaient commencés.

Au cours d’une trêve, Battista se présenta devant le Duc qui entre temps avait été reconnu Prince parmi les seins. 
-    Ma seigneurie, mes salutations. Je me nomme Battista, homme de la république de Valésia et mandaté par le père d’un de vos vassaux, Don Dizrutore. J’aurais une demande à vous faire.
-    Faites, faites, répondit distraitement Staras tout en lisant quelques rapports étalés en face de lui.
Ne prenant pas outrage du désintérêt du seigneur devant lui, le valésian continua sur le même ton.

-    Voyez-vous ma seigneurie, Don Dizrutore requiert la présence du Don…du baron Alunzio Dizrutore, son fils pour des affaires familiales. Accorderiez-vous à votre vassal de voyager avec moi-même vers notre pays natal afin de régler ces affaires ?
Staras arrêta sa lecture et prit quelques secondes pour analyser l’homme devant lui. La fatigue pouvait se voir sur son visage, l’homme n’avait pas du bien dormir depuis plusieurs jours. Alunzio avait su se montrer d’une grande importance très rapidement, il avait même pris un rôle de diplomate depuis peu. Son absence serait ennuyante mais pas insurmontable pour autant, Staras ne pouvait décider pour son vassal.
-    Même si son absence serait contrariante, le Seigneur Alunzio Dizrutore peut en effet retourner de manière temporaire en Valésia. Mais attention j’ai bien dit de manière temporaire.
-    Fort bien Prince. Nous tacherons de faire au plus vite. Répondit Battista aussitôt, Il prit congé rapidement et entama après une bonne nuit de sommeil son chemin vers la capitale du jeune Alunzio.

Staras, lui prit un morceau de papier et écrit quelques lignes qu’un messager porta rapidement à ce même Alunzio.

Baron Alunzio,
J’ai eu la visite d’un certain Battista, je ne vois aucun problème à ce que vous regagniez votre terre natale de manière temporaire si vous le désirez. Votre absence sera pour sûr contraignante mais nous saurons faire fit de cela. Sachez toutefois que vous avez mon soutien au besoin et que j’espère avoir de vos nouvelles même hors du royaume. Pour finir, sachez que le rapide développement de vos territoires et de votre rayonnement ne m’a pas échappé. Mes félicitations à vous.
Cordialement
Staras

Dernière modification par Staras (2019-08-12 21:41:27)

Hors ligne

#4 2019-09-08 15:06:49

Alunzio Dizrutore

Re : Gagner ma paie

Un an. Un an à cavaler dans l’Estorord, traverser le Grand Canal en long, large et en travers. Et vous savez que l’intérieur des terres orientales enchaînent bandes de terres limoneuses sur marais puants ?
N’en jetez plus. Je n’ai même plus envie de me plaindre. Je vais devoir envoyer un mot au patron pour lui dire qu’après une longue et minutieuse escapade d’un an, je n’ai pu obtenir qu’une absence temporaire pour l’absence du gamin. Que l’intéressé refusera, bien entendu.
Ah, ils ont bien choisi leur moment pour se taper dessus, les princes okordiens ! Avec leurs chamailleries, j’ai mes chances pour obtenir un ticket sans retour au fond de la mer. Boulet au pied offert.

Comme je n’en pouvais plus de la mer, j’ai décidé de rejoindre la capitale du gamin à cheval. Ce n’est pas l’idée la plus brillante que j’ai eu au cours de ma misérable vie.
J’ai traversé le fleuve longeant Kourous, fait étape à Bilmabarre, traversé une passe montagneuse, cavalé dans la brousse esterordienne, traversé un autre fleuve, me suis arrêté aux mines du Hall, cavalé davantage, ait dormi à Toruń, traversé une AUTRE passe du nom d’Aspearchek avant d’atteindre le territoire d’Alunzio.
Cette bagatelle m’aura seulement pris une semaine et demi de plus. Et une demi peau de fesse accrochée sur la selle.

J’ai fait un arrêt à Port-Preux, pour écrire ma lettre au patron dans une taverne, dans les docks.

À G.
A. plus têtu qu’un âne. Refuse de rentrer à Valésia, même temporairement. N’accepte votre visite qu’en compagnie d’Amanalia.
Prince Staras n’autorise qu’absence temporaire.
Vait tenter de me rapprocher d’A.

B.

Après avoir écrit le destinataire et cacheté le tout, j’ai maraudé dans les quais, mais j’ai rapidement découvert qu’aucun navire ne passerait dans le port en direction de Valésia avant au moins quelques jours.
Et que fait Battista Guccetti lorsqu’il se retrouve coincé dans une ville ?
Il se mêle à la pègre locale. Bien sûr.
Bon, pour être parfaitement honnête, c’est la pègre qui m’a trouvé plutôt que l’inverse. J’étais vraiment curieux à propos du trafic de diligence entre Port-Preux et Camporiago depuis mon arrivée. J’ai donc décidé d’aller faire un tour à l’entrée de la ville.

Les religions ont beau faire tout un foin des crimes, ça reste un milieu comme un autre. Quand on le connaît, il est possible d’en voir ses marques. Il est ensuite enfantin d’appuyer aux endroits sensibles pour attirer l’attention des Gens Biens. En l’occurrence, il m’a suffi de titiller les gros bras pendant quelques minutes sur leurs activités pour qu’un blanc-bec se pointe et m’escorte dans les taudis du port.
C’est probablement le coin le plus pauvre de tout le domaine du gamin. Toutes les familles ruinées par le voyage en mer et ne voulant pas risquer le chemin à pied à cause des hors-la-loi échouent ici. À les voir, il vaudrait peut-être mieux pour eux de tenter la loterie en prenant la route… On a là tous les classiques de la crasse et de la pauvreté. Beaucoup de Valésians, sans surprise. Quelques okordiens, aussi. Il y a également un quartier osterlichois centré autour d’une église de Podeszwa, ce qui n’empêche pas sa communauté d’être à la tête du cartel contrôlant ce cloaque. Plus je m’approche du centre névralgique de cette clique mafieuse, plus j’entends les consonances gutturales et hachées de l’est.
Le jeunot m’amène enfin dans une taverne mal entretenue. Je traverse un intérieur bas de plafond, mal éclairé et peuplé de racailles, d’ivrognes et de catins, sort dans une cour cernée de murs, boueuse et tout aussi sombre avant de rentrer dans une sorte de grange. Il y a là quelques vieux croûtons aux poils blancs en train de s’empiffrer sur une grande table en bois massif, couvés du regard par quelques brutes.
Le gros en bout de table lève la tête, me regarde, regarde le jeune bouseux avant de revenir sur moi. Il doit passer ses journées à se goinfrer, étant donné ses grosses bajoues, ses lèvres baveuses et une panse sacrément bien tendue.

- « Ce n’était pas la cargaison attendue », dit-il en posant son quignon de pain.

Ah, du jargon de contrebandier ! C’est le moment pour moi de briller en société. Enfin, drôle de société qu’on a là…
Ce jargon est souvent fantasmé par les bonnes gens, avec des codes à tout va. En vérité, les criminels ne sont pas vraiment des lumières, pour la plupart. Retenir quelques codes est déjà compliqué, alors un langage complet… Le jargon de contrebandier tient plus du jeu. On brode une histoire à partir de n’importe quoi, et à vrai dire, on s’en fiche. L’important, c’est l’idée que l’on veut faire passer.
Cela permet de ne pas s’inquiéter de savoir si sa conversation est écoutée ou non.
Je m’avance d’un pas et coupe la parole de l’autre, qui s’apprêtait à parler.

- « Le capitaine le sait, mais il insiste sur le destinataire.
- Je n’accepte la marchandise que de mes connaissances », répond le vieux en agitant sa grosse patte.
- « Vous devez souvent passer à côté de bonnes affaires, dans ce cas !
- Assez. »

Le vieux se lève lentement. Et difficilement, remarque-je en observant à quel point il s’appuie sur la table. Il a sans doute la goutte.

- « Tu as suffisamment mis le bordel pour qu’on t’amène ici, tu parles le jargon et tu te payes le luxe de te payer ma fiole. Chez moi ! » termine-t-il en grondant d’une voix sonore. « Tu fous quoi ici ?
- Je suis de Valésia.
- Ça je m’en doutais gamin, avec ton accent liquide et tes frippes en soie de courtisane bas-de-gamme.
- C’est le type fringué comme un paysan qui me dit ça ?
- T’as vraiment envie de te faire refaire le portrait, hein ? » Il claque sa langue. « Alors, qu’est-ce que tu fous là ? »

Je pose mon index et mon majeur sur mes yeux avant de les joindre sur mes lèvres.
Le vioc ouvre des yeux ronds. Ça fait plaisir que la pègre valésiane soit connue jusqu’ici.
Ce que je viens de faire, c’est le sort qui attend tous ceux qui titillent la Guilde des Assassins valésiane. Yeux et bouche cousue, avant de se faire larder et laisser en plan sur le pavé. La guilde est très protectrice envers ses auxiliaires, mais exige en retour discrétion et loyauté absolue. Échouer à l’une ou l’autre de ces conditions et l’on a toutes les chances de finir avec quelques trous en moins et d’autres trous en plus ailleurs.
À la réflexion, je risque gros. Je n’ai plus accepté de contrat chez eux depuis une bonne demi-douzaine d’années, et se réclamer de la guilde est de toute manière extrêmement idiot en temps normal, qu’on en fasse partie ou non.

Seulement, je suis seul, dans un coin pauvre et paumé loin de Valésia, et j’estime n’avoir rien à perdre. Ou en tout cas, plus grand chose.

- « Mais, bordel de Podeszwa, t’es qui à la fin ?
- Tu comprends pas vite, hein ? Moins t’en sais, mieux t’es. »

Le gredin referme sa bouche adipeuse, abasourdi. Ah, il m’a crû ! Incroyable. Bon, il est temps de passer aux réclamations, puisqu’il marche.

- « Mais tu en sais déjà trop pour ton bien, alors va falloir danser à mon rythme. Tu connais les règles : suis mes ordres à la lettre et tu auras ta part. Fais ta tête de lard et… Tu ne pourras même plus chialer. »

Il hoche la tête. Merde alors.

- « Il me faut deux gars solides. Et un coffret, avec cinq cents pièces d’or. Tu dois bien avoir ça, pas vrai ?
- En cherchant bien… Ouais. » dit-il en renâclant
- « Tant mieux. » Je recule après avoir hoché la tête. « Bienvenue dans le réseau… » Je claque des doigts en cerclant mon index dans sa direction.
- « Guzner.
- Guzner », achève-je d’un claquement final.

Ah ! S’il savait ! S’il savait que je n’ai rien à faire de son nom !
Et que mon réseau se résumait à moi… Et mon culot !

#5 2019-09-23 00:21:26

Alunzio Dizrutore

Re : Gagner ma paie

Pour être honnête, je n’ai pas vraiment d’excuse pour l’année qui s’est passé. Un navire est passé un mois après ma première rencontre avec Guzner. Entre-temps… Eh bien, entre-temps, je me suis pris au jeu. J’ai replongé dans le monde de l’illégalité que j’avais laissé derrière moi il y a plusieurs années Et comme toutes ces addictions dont on ne se rend compte qu’au moment du départ, ce n’est qu’après avoir rejoint les rangs de Guiseppe Dizrutore que j’ai compris combien ce milieu me manquait.
Alors lorsque j’ai pu en goûter l’arôme pendant ne serait-ce que quelques minutes… J’ai replongé. Et avec délice, s’il vous plaît.
Je suis resté à Port-Preux. En un mois, j’avais ma propre bande, les Voltigeurs. En 6 mois, j’étais devenu un élément indispensable de Guzner. En un an, la moitié de l’approvisionnement de la ville, et par conséquent de l’Illyrie, dépendait de mon accord. On m’appelait « le Baron Noir », celui dont tout le monde avait entendu parler, que tous les Gens Biens avaient cru voir, mais que personne ne connaissait vraiment.
À vrai dire, j’utilisais tout mon talent pour entretenir le trouble sur mon identité. Que mon identité tombe dans l’oreille d’Alunzio, de son père ou d’une ponte de la Guilde des Assassins et je pouvais être dans de très sales draps. Je ne lésinai ni sur les menaces, ni sur les généreux « cadeaux » faits pour m’assurer la loyauté des uns et des autres. J’envoyais également volontiers des hommes de main se faire passer pour moi lorsqu’il s’agissait de négocier un contrat ou de rencontrer un type influent. Je me suis fait quelques amis. Beaucoup d’ennemis. La routine, quoi.

C’est assez grisant, de voir les pièces s’empiler dans votre trésorerie, les larbins vous lécher les bottes et vos interlocuteurs prendre un air mystérieux en parlant du nouveau « baron de la pègre », alors qu’en fait, c’est de vous qu’ils parlent !
Et puis il y a le retour à la réalité. Qu’un type vous paye pour ramener son fils, et que vous traînez l’affaire depuis deux ans. Qu’il est capable de clouer vos joyeuses sur la porte de son bureau pour avertir ses prochains employés s’il est insatisfait par votre prestation, ce dont il a toutes les raisons de l’être. Et que vous avez intérêt à être un sacré bon acrobate pour vous sortir du guêpier dans lequel vous vous êtes mis tout seul, comme un grand.

Bon.



Alors j’ai dit à Guzner qu’une affaire pressante m’attendait à Camporiago. J’ai pris mes Voltigeurs, ainsi que les deux armoires à glace qu’il m’avait donné le lendemain de notre discussion initiale. Deux brutes osterlichoises qui baragouinent plus qu’ils ne parlent l’okordien. Ça tombe bien, je n’en demande pas plus. J’ai rédigé une lettre, que j’ai glissé dans ma veste, et j’ai pris un convoi de voitures pour moi et mes hommes. Et sans payer, par le privilège de mes « fonctions ».

La traversée fait toujours aussi mal à l’arrière-train. En même temps, l’argent détourné des marchandises maritimes est toujours ça en moins pour le pavage des routes. Et comme je trempe là-dedans, je ne vais rien dire. Pour une fois.
Je remarque en arrivant que Camporiago a troqué ses palissades en bois pour des remparts en pierre dignes de ce nom. Enfin, ils ne risquent pas d’arrêter grand-chose pour l’instant, si vous voulez mon avis… En tout cas, ils n’arrêtent pas les migrants. C’est d’ailleurs les faubourgs autour des murailles qui sont en première ligne en cas d’invasion. Les services seigneuriaux ont organisé l’extension de la ville et l’accueil des nouveaux habitants. Les immeubles adossés semblent, sans être vétustes, pas très assurés pour autant. Ils sont néanmoins assez entretenus, et les fripes des habitants sont d’assez bonne qualité.
Et je me dis qu’avoir toute la misère bloquée au port doit bien les arranger…
Après avoir passé l’orgueilleuse Porte des Vaillants (aussi vaillante que les pierres de l’édifice, c’est dire), me voilà de nouveau dans Camporiago, deux après ma première et unique visite.
La foule a réussit l’exploit d’être encore plus dense qu’avant, mais cette fois-ci, j’ai une dizaine de loubards pour me donner un semblant d’espace.

Le seul problème, c’est que les piquiers de l’hôtel de ville nous ont vu arriver, moi entouré d’une bande de costauds aux visages constipés par le devoir. Autant en jouer, pas vrai ?

- « Je suis attendu par le Seigneur Dizrutore. »

Hésitation des deux pseudo-phalangistes. Regard l’un vers l’autre, en quête de soutien mutuel. Je tape du pied et enfonce le clou.

- « Vous ne voulez pas le faire attendre, tout de même ? »

Celui de gauche bredouille quelque chose. Je ne l’écoute même pas et j’avance, ordonnant à mes hommes de rester ici d’un geste impérieux de la main. Les deux gardes me regardent passer, aussi dynamiques que des bovins.
Je continue ma marche dans le hall, vide à l’exception de quelques notables. Je m’avance dans la salle du trône dont les portes sont ouvertes, mais à l’intérieur toujours aussi vide. Je croise un clerc, que j’agrippe par le bras.

- « Où est le baron ?
- Là-bas », dit-il en pointant une porte du doigt.

Il porte soudain sa main à sa bouche, réalisant en avoir trop dit. Charmant.

- « Mais il est avec ses hommes-liges, vous ne dev…
- Rien à foutre. »

Je pousse la porte d’un geste brusque. Elle claque contre le mur, et tout le monde se retourne vers moi avec des yeux ronds.
C’est une petite pièce austère, uniquement meublée d’une table éclairée par une fenêtre en hauteur. Ils sont tous debout autour d’une carte de l’Illyrie. Et ils me regardent tous comme si leur grand-père venait de sortir du caveau familial.
Étrangement, le premier à se ressaisir est le gamin. En deux ans, il a pris des cernes et de bonnes bajoues, Alunzio. Le fameux poids du pouvoir, hein ?

- « Oh, un revenant ! » s’exclama-t-il d’un air mauvais.

Ouh, il n’a vraiment pas l’air content. Ce n’est plus des dagues qu’il a dans les yeux, c’est deux balistes !

- « Après avoir échoué à inclure mon suzerain dans la petite cuisine de mon père, vous essayez de vous faire oublier pendant un an et de revenir l’air de rien ? » De colère, il est rouge comme une pomme. « C’est peine perdue ! Je n’oublie rien ! Hors de ma vue avant que je ne vous pende au poteau le plus proche ! »

Et il est devenu colérique avec le temps, il semblerait !
Me faire engueuler par un type assez jeune pour être mon fils ne me fait ni chaud ni froid. Ça me fait juste un peu de peine, il rumine sa réplique depuis douze mois, et je vais couper son élan.
Je m’avance, paume levée.

- « Ça fait un an que j’infiltre la pègre podeszwite de Port-Preux. La gestion de la ville par vos agents est minable. Les vrais patrons, c’est eux. En un an, j’ai pris le contrôle de l’approvisionnement du port et de l’Illyrie. »

En effet, ça a calmé le jeune baron. Il est passé du rouge au blanc en un temps remarquable.

- « Vous comprenez ? Vos gars sont tellement négligents et corrompus qu’un type assez talentueux et déterminé peut avoir le pouvoir de faire et défaire un baron ! »

Alunzio bredouille quelque chose et se tourne vers l’un de ses hommes, un grand osterlichois aussi morose que la pièce dans laquelle nous sommes et à la longue crinière noir corbeau. L’homme le regarde, puis repose ses yeux sur moi.

- « Le Baron Noir, c’est vous », dit-il d’un ton sec, sans ambiguïté.
- « Perspicace, Sire… ?
- Edard. Edard "Le Lippe". Mon maréchal », présente Alunzio d’un air fatigué.

Le petit Dizrutore s’adosse à la table, semblant traverser un moment de faiblesse en comprenant la situation.
C’est l’heure du coup de grâce. Je dégaine ma lettre.

- « Tout est ici. Noms, lieux et descriptions. »

Le Lippe regarde Alunzio, qui hoche la tête. Il s’approche de moi et saisit la lettre, tout en continuant de me fixer du regard. Il la donne au baron.

- « J’attend toujours une réponse de votre père quant à votre proposition. Je souhaite vous offrir mes services en attendant. »
- « Vous vous hissez parmi les premières canailles de Port-Preux pour ensuite vous présenter en sauveur à mon suzerain », dit le maréchal d’un ton laconique. « Je refuse de travailler aux côtés d’un tel intriguant. »
- « Je refuse également ! » clame soudain un chauve bien en chair en chasuble de prêtre de Podeszwa. « Nous ne pouvons décemment engager un bandit ! »
- « Si je voulais remplacer le seigneur Dizrutore, je l’aurais déjà fait. J’ai les moyens d’organiser une famine dans l’heure. De plus », dis-je en regardant le Lippe avec un petit sourire en coin, « mes méthodes, quoique discutables, ont des résultats. Elles. »

Le maréchal ne bronche pas, mais je vois dans ses yeux que ma pique a fait mouche.
Alunzio secoue la tête avant de prendre la parole.

- « Et il vaut mieux que vous en ayez, des résultats. Vous et Edard allez organiser le coup de filet qui va purger Port-Preux. Si vous échouez, vous pouvez faire une croix sur votre boulot. Et entamer un séjour aux cachots. »

Je croise une fois de plus le regard du Lippe.

Notre coopération va être explosive.

Dernière modification par Alunzio Dizrutore (2019-09-24 09:22:28)

#6 2019-11-25 23:49:53

Alunzio Dizrutore

Re : Gagner ma paie

En deux jours, le Lippe a rassemblé une cohorte de cinq cents hommes, preuve que le sujet était pris au sérieux par Alunzio. Essentiellement de la milice urbaine et rurale rassemblée à la hâte, équipée de lances ou d’arbalètes selon les prédispositions.
Je me suis dégotté aux frais du vicomte un superbe ensemble, à pourpoint et hauts-de-chausse gris, agrémenté d’une cape à capuchon de la même couleur. Du plus pur style en vogue à Valésia… Il y a deux ans, à mon départ. J’avais tout de même plus d’élégance que la troupe au grand complet : ceux-ci pouvaient tout juste se targuer d’un tabard aux couleurs du gamin par-dessus leurs vêtements, ou d’une veste matelassée pour les plus chanceux.
Les yeux du maréchal ont clairement exprimé son avis (et son exaspération) sur mon soin vestimentaire, mais il n’a rien dit. C’est certain qu’il ne se prenait pas la tête, engoncé qu’il était dans son armure ! Et franchement, quel style attendre de la part d’un osterlichois ?

Nous avons refait le trajet jusqu’à Port-Preux en sens inverse. Pas de diligence cette fois-ci, mais j’ai pu me dégotter un cheval. Pas que j’ai appris à apprécier les voyages sur dos de canasson, mais je n’avais pas vraiment envie d’arriver sur place crotté de la bonne boue estorordienne.
J’ai profité de la marche pour observer les gus’ de la milice et discuter avec eux pendant les pauses. Puisque c’est de la milice, on trouve de tous les âges et de tous les milieux, du jeune bouseux au bon père de famille, commerçant à Camporiago, en passant par le vieux bûcheron. Les immigrés valésians me disent généralement s’être engagé par « devoir civique », là où les locaux me disent sans broncher que c’est pour la paie. Chacun sa raison de vivre : j’ai bien trouvé la mienne après tout, et elle est loin des niaiseries d’Alunzio. J’ai même croisé quelques anciens phalangistes ayant quasiment tous fini officier de la milice, qui ont suivi le mouvement d’immigration valésian.

Même en marchant d’un bon pas, nous avons mis deux jours pour rejoindre Port-Preux dans l’après-midi. Elle n’avait pas changé depuis ces quelques jours : toujours aussi maussade et misérable qu’à l’accoutumée. Nous avons traversé les bidonvilles devant les murailles avant de nous arrêter devant les portes de la ville, sous le regard confus des gardes urbains, qui ne voient pas régulièrement cinq cents hommes alignés le long de la route.
Après qu’Edard les ait interpellés d’une voix forte, se présentant comme le maréchal du baron, les portes s’ouvrent pour laisser sortir le gouverneur, un type fringuant et bien habillé. Le maréchal m’ordonne de rester sur place avant de piquer des talons vers le gouverneur. Personnellement, ça me va. Et le regard du gouverneur me le confirme.

Ce beau blond s’appelle Ulricht Awilmar. Corrompu jusqu’à la moelle, ce qui explique par ailleurs pourquoi nous nous connaissons déjà. C’est qu’on se voyait souvent, lorsque j’étais le Baron Noir.
Aussi est-il fort surpris de me voir à côté du bras droit de son seigneur lige. Ce qui est compréhensible. Et il doit se faire dessus à l’idée que je l’ai balancé.

Edard descend de son cheval, sert virilement la pogne du gouverneur esterordien et échange quelques paroles à voix basse. Awilmar jette un coup de menton dans ma direction, auquel répond le Lippe en secouant la tête. Partage d’un petit sourire entendu, et s’en est fini de l’affaire.
Le maréchal revient vers moi et enjoint les sergents d’armes à se regrouper autour de nous. Une vingtaine de gars quittent les rangs pour nous rejoindre. Des vieux roublards, pour la plupart.

- « Je compte bien profiter de l’effet de surprise. Vous interrogez la population et m’arrêtez tous les types louches. Ratissez large, on fera le tri ensuite. Exécution. »

Les sergents hochent la tête, ponctuant le discours d’un « Aye » collectif, puis repartent vers leurs hommes.
Pendant qu’Edard est occupé à rassembler sa garde personnelle, je m’en vais trouver mes Voltigeurs, et je prends à parti le casse-cou qui me fait office de lieutenant : Gavril.

- « Trouve la famille Sueper, les Handevers et les Liseps, et dit leur de se faire oublier pour la semaine. Qu’ils se cassent dans la minute.
- Pas Guzner ?
- Non, pas lui. »

Je ne me fais pas de soucis pour Gavril. Il habite le bidonville depuis sa création, et évoluait comme cambrioleur des quartiers hauts avant que je ne le recrute. Dans ce genre de métier, soit tu as du flair, soit tu finis à la potence, alors les adolescents comme lui apprennent vite. Très vite.
Il attend que le Lippe nous tourne totalement le dos avant de s’éclipser discrètement dans la forêt de tentes et de cabanes du bidonville. Brave garçon.

- « Prêt ? » me demande le Lippe en enfilant son deuxième gant.
J’opine, avant de rabattre mon capuchon sur le visage. Ce serait idiot de me faire reconnaître par certains types de la pègre durant la descente.

Moi et mes gars emboîtons le pas au maréchal et à ses hommes, tandis qu’une vingtaine d’autres escouades de miliciens chargent dans les ruelles depuis le flanc nord du bidonville. Je perds rapidement de vue les colonnes de vingt à trente soldats interrogeant souvent rudement les passants.
Devant moi, deux miliciens arrêtent un marin à l’indication d’un petit vieux. Quelques coups de pied et de manche de lance et le gaillard arrête de se débattre. L’affaire est réglée, et le matelot est traîné en vitesse vers la porte de la ville pour être embarqué par les gardes urbains vers Podeszwa sait où.
Nous continuons de nous enfoncer dans la crasse, arrêtant au petit bonheur les passants. Les maisons sont de plus en plus branlantes, les rues deviennent des tracés de terre et les regards commencent à devenir franchement hostiles. Le maréchal tombe sur trois miliciens d’une autre escouade en train de maîtriser une jolie paysanne sous un porche. D’après sa moue, il n’est visiblement pas d’humeur pour ce genre de bavures.

- « Votre sergent, soldats ? » demande-t-il aux trois lascars après que les hommes du maréchal leur soient tombés dessus.
- « Linjo », grogne le plus vieux.

Et justement, le dit-sergent débarque à côté de nous, le visage crispé en remarquant le Lippe. Celui-ci pointe du doigt les trois bonhommes.

- « Sergent, envoyez ces criminels au guet. Nous réglerons leur sort s’ils sont encore vivants demain. »

Le sergent obtempère, livide. Bien sûr, il sait que sa tête est aussi sur le billot, à avoir laissé des hommes sous ses ordres courir la gueuse en plein milieu d’un assaut orchestré par le maréchal. Le maréchal n’a pas l’air porté sur la négligence.
Gavril surgit du bout d’une ruelle et profite de l’occasion pour se rapprocher.

- « J’ai fait passer le mot aux familles, me chuchote-t-il.
- Bien. » Il se pince les lèvres, gêné. « Qu’y a-t-il ?
- Guzner et sa bande créchaient chez les Handevers quand je leur aie dit de foutre le camp. Ils étaient dans une pièce à côté, c’était trop tard quand ils sont venus me voir. Ils sont partis en même temps que les Handevers. » Il se secoue la tête. « Désolé. J’ai merdé.
- Effectivement. »
Je réfléchis à toute vitesse. L’événement a dû se produire il y a environ cinq minutes. Les Handevers ont leur repère au sud du cloaque, les calèches que Guzner va sûrement vouloir emprunter sont situés au nord-ouest. Nous sommes enfoncés dans l’ouest du bidonville… On peut essayer de les intercepter. Ça vaut le coup d’essayer, non ?
Je m’approche d’Edard.

- « Maréchal, je crois que nous nous sommes trop enfoncés dans le bidonville. Ça vaudrait peut-être le coup de se rabattre un peu vers le centre, vers l’église. »

Je pointe du doigt le clocher, qui domine par sa hauteur tous les autres bâtiments. C’est la seule construction du coin entièrement en pierre, et bien foutu avec ça ! Les podeszwites sont prêts à casser leur tirelire pour ce genre d’édifice. C’est aussi un bon repère, puisqu’il est sur la place centrale du bidonville.
Le Lippe se retourne, méfiant. Et pour être franc, il a des raisons de l’être.

- « Entendu », se contente-t-il de dire sèchement.

Il aboie quelques ordres et l’on part direction du clocher. Il y a de moins en moins de passants. Avec tout notre raffut, les gens commencent à se planquer.
Notre petite troupe finit par débarquer sur la place centrale, un gros cercle de boue assez large sur lequel trône l’église. Les étals sont désertés, quelques portes et fenêtres claquent en nous apercevant.


Et qu’est-ce que je vois ?


Toute la dream team de la pègre port-preusienne, avec parmi eux un Guzner rouge comme une tomate et les Handevers, prévenus par les petits soins de Gavril, en train de cavaler à quelques dizaines de mètres de nous. Ils traînent avec eux des femmes et enfants qui n’ont pas franchement l’air enthousiaste d’être là.

- « Là-bas ! », hurle bien distinctement un petit génie de l’escorte d’Edard.

Merci mon grand, des fois que j'admirais l'architecture de l'église !
Ayant entendu l’exclamation, Guzner tourne son regard vers nous. Déjà que ce n’est pas un canon de beauté, la peur enlaidit encore un peu plus son visage en nous apercevant. Personnellement, je ne savais pas que l’on pouvait repousser les limites de la laideur avec un visage déjà aussi porcin.
La panique gagne la bande de mafieux. L’étrange cortège vient s’échouer sur la massive porte d’entrée en bois de l’église, et se met à la tambouriner violemment en nous voyant courir à notre tour.
Le brave prêtre fini par ouvrir les portes, avec pour seul récompense de se faire bousculer vers l’intérieur par la masse affolée.

Ben voilà. On a l’air fin maintenant, planté devant l’église fermé avec la crème de la racaille du bidonville au chaud à l’intérieur.
Je jette un regard méchant à Gavril, que je regrette immédiatement. C’est un concours de circonstances. Un foutu concours de circonstances, mais un quand même. Et c’est pas la première que je vais devoir composer avec un destin qui me met des bâtons dans les roues.

Le maréchal s’approche du seuil de la porte.

- « Edard Hoverafen, maréchal du Vicomte d’Illyrie. Ouvrez cette porte et rendez-vous, par Podeszwa !
- Allez-vous faire foutre ! »

Le Lippe me jette un regard atterré. Ah, c’est pas tout les jours qu’un bouseux s’adresse ainsi à un maréchal !
Il serre la mâchoire et quitte la porte.

- « Allez me chercher d’autres escouades. Je veux au moins deux cents hommes ici », ordonne-t-il à l’un de ses hommes. Il se tourne vers moi. « Restez ici et surveillez l’église, en attendant les renforts. Vous connaissez la ville mieux que quiconque, alors débrouillez-vous pour que cette place ne devienne pas une zone de guerre ! » Il renifle de colère avant de continuer. « Et moi je vais essayer de rattraper la situation avec le gouverneur. Il va être ravi d’apprendre qu’un prêtre a été pris en otage pendant la descente. »

Il part en bougonnant vers les murailles au nord, accompagné de son escorte. Et je me retrouve avec une trentaine de types au beau milieu d’une place déserte. J’ordonne aux hommes de se disperser pour surveiller les fenêtres, avant de poser mes fesses sur une charrette non loin de l’entrée.
Le coucher du soleil colore le ciel d’une magnifique teinte rouge-orange, comme j’en voyais parfois à Valésia. Les soldats commencent à se fabriquer des torches de fortune à partir de ce qu’ils grappillent dans les étals de la place.
J’entends des voix claires et fragiles sortir des fenêtres hautes de l’église.
Ça me rend nerveux.

Dernière modification par Alunzio Dizrutore (2020-02-05 01:05:16)

#7 2019-12-24 18:10:27

Alunzio Dizrutore

Re : Gagner ma paie


Siège de l’église Saint-Djoll, cinquième jour, début de soirée.
La situation est tendue, les heurts avec les locaux fréquents. La présence de 200 soldats bloque toute activité sur la place. Les étals ont été réquisitionné depuis longtemps pour construire les cabanons des soldats. Qui s’ennuient.
Et un soldat désœuvré est un soldat qui fait des conneries. Les sergents d’armes ne savent plus ou en donner de la tête. Les rapports d’altercations entre miliciens ou avec les civils se multiplient. On compte déjà une vingtaine de blessés plus ou moins grave depuis le début du siège, et un mendiant est même dans le coma depuis hier soir.

- « Schgóno ! Mais qu’est-c’qu’ils peuvent bien bouffer ? Des pierres ? »

C’est Lamprek, l’un des gros bras osterlichois offerts par Guzner, le même actuellement coincé dans l’église. L’ironie de la situation ne m’échappe pas.

- « Chais pas, p’têtre qu’ils ont des bouteilles de calvok dans leur cave ? » suggère Nezver, un jeune illyrien entré chez les Voltigeurs depuis quelques semaines.
- « P’têtre qu’ils ont bouffé le prêtre ? » propose Wating, l’autre brute osterlichoise.
- « T’as vu le grozni ? Trop maigre pour qu’ils puissent tenir cinq jours, moi j’te l’dit » rebondit son compère.
- « Fermez-là les cannibales ! Vous voyez pas que je réfléchis ? » grogne Gavril. Une tête de moins que Lamprek, au moins cinq ans de moins, et il commande quand même d’une main de fer. Décidément une bonne pioche, ce gamin.
- « Ça fera pas revenir ma bouteille de calvok. Et je l’avais payé, pour une fois… » murmure Nezver avant de retourner bouder dans son coin.

Gavril me jette un regard mi-amusé, mi-atterré. L’attente pèse autant sur lui que sur les autres. Seulement, il le cache mieux. Moi non plus, je n’ai pas de réponse à leur donner. Aucune idée de comment une trentaine de personnes peuvent tuer l’ennui dans une église pendant cinq jours, pendant que 200 autres se morfondent à l’extérieur.

Deux gardes viennent de coincer un enfant en bordure de la place, à une dizaine de mètres de moi. Encore un de ces foutus riverains venus fouiner trop près.

- « Eh bien fiston, tu comptes aller où comme ça ? » demande l’un des miliciens.

Le gosse est totalement terrifié. Pas plus de 12 ans, une vieille veste rapiécée sur son corps anormalement dodue pour son âge et son milieu. Le milicien lui pose une main sur l’épaule et se penche vers lui.

- « Faut pas traîner par ici mon garçon, et encore moins seu… »

Gêné par la main du milicien, le gamin se tortille. Je vois la veste se déchirer, et toute une cascade de fruits et légumes éclater au sol dans un bruit spongieux.
Le milicien regarde le gamin, incrédule, avant de se redresser brusquement en gémissant. Le petit vient de lui planter un poignard dans le ventre.
Le second milicien réagit immédiatement, et dégaine sa massue cloutée en mugissant.

- « Petit merdeux !
- Non ! »

C’est moi qui crie, mais il est déjà trop tard. Le milicien abat son arme. La tête du gamin éclate comme un fruit trop mûr.
Un hurlement féminin retentit depuis l’une des fenêtres proches.

Et avant même que le petit corps s’effondre, je sais exactement ce qu’il va se passer si je laisse les évènements suivre leur cours.
Et je sais ce que je dois faire.

- « Couvrez-moi ce corps ! »

Je me tourne vers Gavril et mes Voltigeurs, prêt à distribuer mes consignes.


***

- « Vous avez fait quoi ?
- Vous êtes encore un peu jeune pour être sourd, maréchal.
- C’est pour le scribe. Répétez.
- J’ai mis le feu à l’église. »

Edard inspire bruyamment. Le gouverneur, silencieux, croise les bras en regardant par la fenêtre, l’air distrait. Bien le genre d’Awilmar, de faire acte de présence tout en s’en lavant les mains. Le scribe continue de noter silencieusement mon témoignage. Nous sommes dans l’un des bureaux du palais du gouverneur,

- « Bon. Vous allez m’expliquer calmement tout depuis le début, » demande Edard, comme s’il voulait se convaincre que c’était moi, l’hystérique dans la pièce.
- « Le gamin faisait partie d’un réseau qui ravitaillait le groupe dans l’église. Quand deux gardes l’ont gaulé, il a planté un couteau dans le bide du premier, et le deuxième a riposté immédiatement. Des civils ont été témoin du meurtre du gamin. J’ai fait couvrir et évacué le cadavre du garçon en dehors du bidonville, avec le garde blessé. J’ai mis l’autre aux arrêts et l’ait envoyé vers le centre-ville sous escorte.
- C’est le groupe qui a fini lynché au nord de la ville ?
- Au tout début de l’émeute ? »

Le Lippe opine.

- « Alors, oui, c’est eux. » Je me masse les tempes. « Bon… Je viens de Valésia, les émeutes, je connais. Ça fait des décennies qu’il y a une guerre civile larvée dans la république. J’ai déjà participé à une demi-douzaine de boucheries populaires. 
- Était-ce une raison pour refaire la même chose ici ? » demande caustiquement le maréchal.

Je lui renvoie un regard froid.

- « J’ai sauvé autant de miliciens que possible.
- Et la population ?
- La foule allait et est devenu incontrôlable. Les locaux nous haïssaient pour notre intrusion dans leur bidonville. Le gamin n’a été que le déclencheur. J’ai su dès l’incident que Guzner allait nous filer entre les doigts si l’on laissait les choses se dérouler naturellement. J’ai donc demandé à mes gars de les pousser à quitter l’église, comme le chasseur qui enfume un nid de renards.
- Et ensuite ?
- Ensuite, c’est allé très vite. »


***

Les habitants ont commencé par nous jeter des tomates. Puis des meubles et des pavés. Maintenant, la nuit était tombée et notre troupe reçoit des tirs de fronde, voire d’arc de chasseur.
Ça piaille dans tous les sens. Les deux camps s’échangent insultes et menaces, mais je sens bien que les miliciens ne sont pas rassurés. Leur armement a beau être supérieur, ils sont encerclés par une populace en furie.

Le chef des miliciens est un jeune capitaine, pas plus de 25 ans. Il donne des ordres secs par-dessus le brouhaha. Les miliciens se resserrent autour de l’église pour s’abriter des projectiles. Je croise le regard du jeune soldat : malgré les apparences, il perd pied.

- « Capitaine ! »

Il se tourne vers moi. Je pointe mon bras en direction de l’église.

- « Placez un groupe de lanciers devant la porte, avec des arbalétriers derrière.
- Vous pensez vraiment qu’ils ont envie de sortir avec ce foutoir ?
- Je vais leur donner une très bonne raison sous peu. »

Il hoche la tête avant de distribuer ses directives, presque reconnaissant de me donner les rênes.
Toujours pareil. Tout le monde aime le pouvoir, mais est le premier à filer les responsabilités à autrui dès que les choses se corsent.

Les hommes sont maintenant en place devant l’entrée. Les miliciens reculent un peu plus des entrées de la place. Je commence à voir un paquet de torches dans l’une des rues. Il y a du monde qui se cherche le courage de venir nous voir en face à face.
Mais que fout Gavril ?


***

- « Des tonneaux de bousin ?
- Oui. Ça explose rudement bien, vous savez. Dommage que l’on en ait récupéré que trois.
- Et vous comptiez raser l’église en enterrant tous ses occupants ?
- J’aurais bien aimé. Ça aurait été plus… Propre.
- Vous êtes une sombre merde, Battista.
- Au moins j’ai des résultats, contrairement à vous. »


***

L’explosion secoue bien la place. La façade nord vomit quelques langues de flammes par l’encadrure des vitraux explosés. Bientôt, de la fumée s’échappe de l’intérieur, tourne autour du clocher avant de s’évanouir dans le ciel. Tout le monde se fige sur la place, les regards convergent vers l’église.

Et dans un claquement retentissant, les portes s’ouvrent enfin. Je ne vois que des silhouettes découpées dans les flammes dans la nef.

- « Feu ! » ordonne-je aux arbalétriers.

Le capitaine tourne son visage troublé vers moi, mais les arbalétriers ont déjà réagi. J’entends des supplications, des pleurs, des cris. Une volée de carreaux s’abat sur les ombres. Beaucoup s’effondrent, quelques-uns continuent. Des hurlements proviennent de l’intérieur de l’église.

- « Rechargez ! » Les arbalétriers s’exécutent.
- « Ce sont des civils, » m’indique le jeune capitaine, le visage blanc comme un linge. Je l’ignore.
- « Lanciers ! »

Les soldats serrent les rangs et piquent les flancs de ceux assez téméraires pour s’approcher d’eux. Un deuxième groupe sort de l’église et rejoint le premier, coincé entre les lances et les flammes. Ça continue de s’égosiller à l’intérieur.

- « Feu ! » Deuxième salve, il ne reste plus qu’une demi-douzaine d’ombres, qui se jettent à genoux devant les lanciers, se répandant en lamentations. « Rechargez ! »
- « Vous m’écoutez ? Vous êtes en train de massacrer des civils ! »

Ce capitaine est agaçant. Ce qui est nécessaire n’est pas toujours agréable, d’autant plus lorsque c’est sur soi que repose la décision.

- « La pègre se sert des civils comme boucliers. » J’englobe la place du bras, d’où les projectiles ont redoublé d’intensité depuis l’incendie. « Pas le temps de trier les innocents des coupables. » Je me retourne vers l’entrée. « Feu ! » Les dernières silhouettes sont projetées en arrière, rejoignant le tas de cadavres qui bloque partiellement l’entrée.

J’entends un bruit de gorge. C’est le capitaine, vomissant à quatre pattes. J’ai un peu de compassion pour lui : il ne pensait pas faire face à ce genre de trucs en s’engageant dans la milice. Pendant qu’il régurgite son repas, ça me laisse au moins le champ libre pour procéder à mes vérifications.
Je prends la torche de l’un des miliciens, dépasse les rangs des lanciers, et commence à grimper sur les corps.
Je passe les torches sur chaque visage, sans trouver ce que je cherche. Toute la famille Handever y est passée, femmes et enfants compris. Quelques civils sans rapport gisent également. La bande de Guzner agonise sur le pavé, mais de Guzner lui-même, pas de traces.

J’atteins le sommet de la pile, avec une vue plongeante sur l’intérieur de l’église. La chaleur s’en dégage comme venant d’un four, mais je frissonne malgré tout, prenant enfin conscience de l’origine des hurlements et de leur silence depuis quelques instants.
Ils venaient du grozni prit en otage, et encore attaché à une chaise au déclenchement de l’incendie. Le prêtre est en train de rôtir vivant au milieu de son mobilier en flammes, mais la chute d’une poutre enflammée l’a enfin fait perdre connaissance. La grâce de Podeszwa, j’imagine. Je descends prudemment du tas, m’approchant de l’entrée.
C’est ce moment que choisit Guzner pour débouler devant moi, titubant. Dos aux flammes, je ne le reconnais que par sa large carrure. Il redresse son visage, surpris.

- « Battista ? Mais qu’est c’que tu fous là ? »

Son haleine me frappe presque physiquement. Il ne chancèle pas parce qu’il est blessé, mais parce qu’il est complètement torché. Il s’est vidé une bouteille avant de sortir.

- « J’en ai marre, vieux. Je veux juste que tout ça s’arrête. Tire moi de là. » Il a le culot de me tendre la main !

Bon, pas le temps de faire dans le sentimental. Je dégaine mon épée, et frappe un coup de taille. Je touche son bras tendu, fait sauter le pouce et racle l’os.
Guzner sursaute, pousse un cri de rage avant de se jeter sur moi. Juste à temps pour s’empaler sur ma lame. À peine à une trentaine de centimètres de moi, il tente de me griffer, de me mordre. Je le frappe au visage plusieurs fois de ma main libre, jusqu’à le forcer à s’agenouiller, sonné.
Hagard, il lève son visage tuméfié vers moi.

- « Témoin encombrant, navré, » lui dis-je comme seul excuse.

Je libère mon épée d’un coup de botte au poitrail, qui le renvoie vers l’intérieur. J’essuie ma lame ensanglantée sur le vêtement d’un cadavre proche, un vieux réflexe de tueur à gage qui manque de me tuer lorsque le plafond en pierre, privé de ses poutres de soutien, commence à s’effondrer.
Je grimpe en vitesse la pile et manque de m’étaler en la redescendant. Je m’apprête à rejoindre les rangs des lanciers lorsqu’un discret gémissement se fait entendre, juste à mes pieds. Je me penche. Sous le cadavre d’une jeune femme criblée de carreaux se trouve un bambin en pleurs.
J’hésite un peu. Un bébé ? Jamais eu un gosse, jamais eu envie d’en avoir, et encore moins de m’en occuper. Je me redresse et regarde autour de moi. Je suis au milieu d’une trentaine de cadavres d’hommes et femmes de tout âge. Le bébé lui-même a une marque de brûlure au visage.
J’ai déjà fait assez de saloperies pour aujourd’hui. Je prends le petit dans mes bras, et me redirige vers les miliciens. J’y retrouve Gavril et les Voltigeurs, qui m’attendent. Ils sont dans un sale état, les vêtements lacérés par l’explosion.
Je ne dois pas avoir l’air franchement autoritaire avec un nourrisson dans les bras, mais j’essaye quand même.

- « Bon boulot, » dis-je avec un hochement de tête. Je refile le marmot à Gavril. « Garde-moi ça, veux-tu. »

Il hausse un sourcil interrogateur, mais je continue ma route vers le capitaine. Celui-ci me jette un regard assassin.

- « Vous avez eu ce que vous voulez, au moins ? » me demande-t-il d’un ton cassant. J’opine de la tête.
- « Évacuons la place. »


***

- « Comment s’est passé l’évacuation ?
- Dans la place ? Plutôt bien, les miliciens étaient disciplinés. Par contre, les problèmes sont apparus lorsqu’il a fallu la quitter. Une foule surexcitée nous bloquait l’accès nord, nous avons donc essayé de passer par une autre rue, puis une autre, et encore une autre… Bref, on était cerné. Quand les locaux l’ont enfin compris, ils ont commencé à avancer vers nous. »

Le gouverneur me regarde enfin. Ça doit être la partie qui l’intéresse.

- « J’ai ordonné aux troupes de dégager la rue du nord, sans faire dans la finesse. Pendant ce temps, je coordonnais des départs d’incendie dans le bidonville pour ralentir les autres émeutiers. »

Awilmar se redresse brusquement.

- « C’était vous, l’incendie du bidonville ? On m’a dit qu’il s’était propagé à partir de l’église ! » s’exclame-t-il avec une moue furieuse.
- « Oh, ça vous va bien, vos airs grandiloquents ! Nous savons très bien vous et moi que l’incendie du bidonville vous arrange très bien ! »

Le gouverneur ferme son clapet et retourne à sa fenêtre. C’est vrai. L’incendie a forcé tous les migrants qui squattaient le bidonville de Port-Preux à quitter la ville pour de meilleurs pâturages sur la côte illyrienne.

- « L’incendie ne s’est pas répandu assez vite, et nous nous sommes fait courser tout du long. C’était… Moche, un vrai foutoir. Les miliciens se sont divisés en petits groupes, qui tentaient de sauver leur peau en courant aussi vite que possible à travers le bidonville. Moi, j’avais un guide, un gars du crû qui nous a redirigé vite fait bien fait hors du bidonville. »


***

Retour à la case départ, au pied des murailles. Je me suis rapidement fait accoster par des capitaines en mal d’informations. Même d’ici, on peut prendre conscience de l’ampleur de l’incendie. Les flammes sont hautes et nombreuses, la fumée est visible, même en pleine nuit. Les groupes de miliciens en provenance de l’église continus d’arriver, en plus ou moins bon état. Les premiers civils atteignent, puis dépassent nos positions, continuant leur route vers les champs.
L’un des capitaines, un vieux baroudeur étant probablement un ancien soldat semble prendre la tête des opérations. Il claque dans ses mains et fait mine de partir vers ses hommes.

- « On a des blessés. Mieux vaut retourner à l’intérieur des murailles pendant qu’il est encore temps, » dit-il.
- « Non. »

Il se retourne vers moi et me regarde de haut en bas, un sourcil dressé.

- « Oh, vous avez certainement une meilleure idée. Comme éteindre cet incendie à coup de lance ?
- Non, mais je sais sur quoi vos lances seront utiles. Mettez les hommes en rang en bordure du bidonville. »

Le capitaine blêmit.

- « Et pour l’amour de tous les foutus dieux de ce monde merdique, gardez vos commentaires. Le vicomte veut des résultats, pas vos états d’âme. » Il ne réagit toujours pas. « Il y a cinq cents miliciens ici, je les veux alignées sur cette bordure du bidonville, bougez-vous ! »

La dizaine de capitaines présents marmonnent à contre-cœur leur assentiment. Quelques minutes plus tard, les miliciens abaissent leurs lances en direction du bidonville en flammes. Le vieux capitaine s’approche de moi, le regard dur.

- « Soyons clair, lorsqu’on me demandera des comptes, ils trouveront leur coupable tout désigné.
- Je n’en attends pas moins, capitaine, » dis-je en hochant sèchement la tête.

Son message transmit, il repart vers ses hommes, s’arrête, avant de revenir sur ses pas.

- « Même les enfants ? »

J’hésite, puis je regarde vers Gavril, qui tient toujours le petit dans ses bras. Une arrière-pensée germe dans ma tête.

- « Laissez les passer si vous en avez l’occasion, mes hommes s’en occuperont. Pas plus de quelques années. »

Je vais voir mes Voltigeurs, donne mes ordres puis les voit s’éparpiller derrière les miliciens. Peut-être suis-je en train de faire une énième connerie.


***

- « Pour le reste… Vous étiez aux murailles, non ? Vous avez vu ce qu’il s’est passé. »

Le maréchal approuve, mais pointe en direction du scribe, toujours occupé à griffonner sur son coin de table. Je soupire.

- « Les premiers émeutiers sont arrivés quelques minutes après que les miliciens aient formé les rangs.
- Vous voulez dire civils ?
- Non, émeutiers. Les personnes coincées entre les flammes et les miliciens et ceux qui nous coursaient depuis la place étaient les mêmes.
- Et les habitants qui cherchaient juste à s’enfuir ?
- Dégâts collatéraux et acceptables. »

Edard jette un coup d’œil au scribe. Awilmar me renvoie mon regard sans broncher. Le type qui me comprend le plus dans cette pièce, c’est lui. Un vrai dur, un réaliste, pas comme l’autre doux rêveur qui sert de maréchal à Alunzio. Mais il est plus encore heureux que le Baron Noir lui serve de bouc émissaire.

- « Décrivez les évènements, » me relance le Lippe.
- « Eh bien… Les émeutiers ont cherché à dépasser les miliciens. Quelques coups de lance et tirs d’arbalètes les ont rapidement dissuadés. Certains sont partis longer le cordon pour échapper aux flammes, d’autres ont cherché à négocier. J’ai ordonné à être intraitable, sauf pour les gamins.
- Combien ont été secouru ?
- Une petite centaine.
- Continuez.
- Les émeutiers ont réellement commencé à paniquer lorsque les flammes sont arrivées à eux. Certains ont voulu passer à travers les miliciens. Ils sont morts. D’autres ont voulu traverser l’incendie. La plupart sont morts en essayant. La grande majorité est restée pétrifié entre les lances et les flammes, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. »

Le Lippe se relève et s’approche du scribe.

- « Ça suffira. » Le copiste s’arrête d’écrire. Il revient à moi. « Vous voulez savoir ce que j’en pense, Battista ?
- Non. » Il m’ignore et continue sa diatribe ronflante.
- « Vous êtes un dangereux criminel. Un chien fou. Le vicomte vous a offert une chance de vous racheter, et vous vous êtes roulé dans la fange, en massacrant des centaines d’innocents dans la foulée.
- Allez-vous faire voir avec votre petit discours moralisateur ! À notre niveau de responsabilité, il n’y a plus de moral, de gentils ou de méchants ! Quand la foule veut que des têtes tombent, il n’y a plus de place pour des demi-actions timorées ! »

Je reprends mon souffle. Pour la première fois depuis longtemps, je suis vraiment en rogne face à une bande d’idéalistes, juges et bourreaux de décisions qu’ils n’ont jamais dû prendre.

- « Sans moi, deux cents miliciens seraient morts, Guzner galoperait en liberté et c’est tout Port-Preux qui serait plongé dans le chaos ! Et vous voulez me faire porter le chapeau pour les morts ? Qu’il y aurait eu de toute manière ? La prochaine fois qu’une émeute éclate, allez-vous présenter la bouche en cœur à une bande de gueux assoiffés de sang. Le résultat sera garanti ! »

Le maréchal m’observe, dégoûté.

- « Je vais déjà avoir assez de boulot à rattraper les dégâts faits à vos "victimes collatérales". Pas la peine de réitérer l’exploit. « Il tente de faire passer son rictus triomphant pour une grimace, cachant à peine son mépris et sa joie de m’avoir enfin coincé. Il savoure son instant comme jamais. « Vivre dans votre monde doit être insupportable, don. » Avant que je puisse lui répondre, il ouvre la porte du bureau. « Mettez ce salopard aux fers. »

Deux soldats entrent en trombe dans la pièce, me plaque sur la table sans ménagement et m’enfilent de lourdes menottes en fonte. Ils me redressent et m’emmènent avec rudesse hors de la pièce. Le Lippe se tient entre moi et la porte.

- « Vous agissez comme si tout le monde partageait votre vision du monde. Mais nous ne sommes pas tous comme vous. Bon séjour au trou, don Guccetti. »

#8 2020-04-18 17:08:06

Alunzio Dizrutore

Re : Gagner ma paie

L’avantage, quand on est coincé dans un endroit, c’est qu’on a le temps pour réfléchir. On est même forcé à réfléchir, sinon ça ferait longtemps que je me serais jeté par la fenêtre de ma cellule. Je crois même que ça n’aurait pas déplût au Lippe.
Bon, ce n’est pas l’enfer non plus. J’ai une grande cellule, avec une belle table à deux chaises, des fois qu’un invité voudrait taper la discute avec un paria comme moi, un lit bien plus confortable que n’importe quel autre pauvre bougre dans les cachots de Camporiago, un pupitre devant une large fenêtre pour me permettre de lire à la lumière naturelle et une étagère pour y empiler les dits-livres.
Je dois être tout en haut d’une des tours de la ville, car j’ai une sacrée vue d’ici.

Bref, je suis dans une cage dorée. On s’y fait, comme dans n’importe quelle condition. C’était même un peu agréable au début, de lâcher prise, mais je finis par m’ennuyer. Je lutte en lisant beaucoup, et en faisant des petits défis à mes géôliers.
Tenez : derrière une brique mal scellée, j’ai une cuillère en bois, que j’ai chapardé et patiemment taillé jour après jour. L’extrémité doit être tellement pointue qu’elle doit se planter sans problème dans une trachée. Non que je compte m’en servir : c’est juste par ennui.

Merde, ça fait combien de temps que je suis ici ? Un an ? Deux ?
Je me suis bien empâté : la nourriture est bonne, j’ai un petit embonpoint qui est apparu. Moi qui avais une forme si athlétique !
J’ai toujours de bonnes relations avec Lubin, le maître-fourrier qui forme les orphelins de Port-Preux que mes Voltigeurs ont sauvé de l’incendie. Il me rend régulièrement visite, me donnant des nouvelles de leurs progrès. Dans quelques années, les plus âgés pourront faire des petits boulots d’espionnage. À terme : une unité d’élite, polyvalente, soudée, et si le maître-fourrier fait bien son boulot, fidèle.
L’aîné, Ciriac, me rend parfois visite avec son mentor. Cinq ans, et déjà une tête de mule ! Il a une grosse cicatrice de brûlure sur une moitié du visage, une « marque de bronzage », comme il la surnomme fièrement. Pauvre gamin, il ne se rend pas encore compte qu’il est défiguré à vie.
Il se souvient un peu trop bien de sa vie d’avant pour ma tranquillité. Je compte sur le maître-fourrier pour que Ciriac regarde dans la bonne direction.

J’ai indirectement accès à mon pécule par l’intermédiaire du maître-fourrier, contre un modeste supplément à son salaire. Ça m’a permis de rendre Luca, mon chef-géôlier, plus… Compréhensif lors des fouilles, et plus souple sur les objets autorisés à atterrir dans ma cellule. Lubin me permet de garder une correspondance avec Don Dizrutore. Il me donne ses lettres, et je lui demande de déposer les miennes à un endroit précis près des murailles de la ville. Mes Voltigeurs font des petits boulots en attendant que je sorte de ce trou, mais il y en a toujours un pour charger un coursier à Port-Preux de l’envoyer à Valésia. Je dois dire que Gavril fait un très bon boulot à garder le groupe uni malgré mon absence. Lui et d'autres aident le maître-fourrier à encadrer les mômes de temps à autre. C’est encore un peu tôt pour leur donner des cours de crochetage ou d’acrobatie.
Le pécule que je m’étais constitué dans les trafics louches de Port-Preux fond lentement mais sûrement sous les coûts de cette corruption continue.
Mais ça n’a plus aucune importance. J’ai reçu une lettre du patron : il viendra en Illyrie dans quelques mois, tant pour voir son fils que pour négocier ma libération.

Les petites faveurs accordées par mes géôliers m’ont permis d’apporter une énorme quantité de livres et parchemins dans ma cellule. J’en sais beaucoup plus sur l’Illyrie qu’avant mon incarcération.
Il y a de tout. Sur le territoire des Cités-Sœurs, j’ai trouvé des journaux à la propagande encore plus grossière que les feuillets produits par les grandes familles valésianes. Il y a également un vieil ouvrage sur une province plus au nord, l’actuel Orhykan, où se trouvent certains fiefs du Gamin. Il est plutôt incomplet, mais a le mérite d’expliquer le nom que donnent les habitants à plusieurs de ces villes.
Ah, et il y a aussi ce truc. Je l’ai lu parce que je n’avais rien à faire. C’est bien pour jouer à se faire peur, mais le type qui a écrit ça devait nager en plein délire.
Le seul élément crédible, c’est Fort Drakel. Mais il n’a rien d’hanté là-bas, pour ce que je sache.
En tout cas, c’est un coin qui a vu du passage. Si j’en crois toutes les informations que j’ai recoupé, c’était un territoire d’Osterlich avant d’être envahi par Okord. Les conquérants s’appelaient les « Saxons », probablement les ancêtres de nos voisins du même nom à l’ouest. D’ailleurs, cette province de l’ouest n’était pas à l’origine saxonne, mais faisait partie des « Marches » d’Okord. Ce sont les seigneurs de ces Marches qui ont occupé les provinces au nord de l’Illyrie, avant que les conflits internes à Okord ne provoquent un ballet incessant de seigneurs.
Le peuple illyrien doit donc être un mélange de ces populations osterlichoises et de ces saxons, qui sont venus immigrer en masse après l’invasion. Il paraît même qu’il existe encore quelques villages ayant « préservé l’héritage saxon », sans se mêler aux locaux osterlichois.
Ça n'a pas empêché le coin d'être particulièrement pauvre et délaissé avant l’arrivée d’Alunzio et ses migrants valésians.



Bon, là, je suis en train de grignoter un bout de viande séchée en regardant les badauds plus bas. Je reconnais les pas lourds de Luca avant qu’il n’entre dans ma cellule.
Il toque toujours avant d’entrer. J’apprécie cette attention.

- « Un visiteur, Battista.
- Le maître-fourrier ?
- Non. Je vous laisse. »

Il ressort immédiatement, me laissant seul, perplexe.
Pas pour bien longtemps : l’invité entre quelques secondes plus tard : Edard « Le Lippe » Hoverafen, Son Excellence le maréchal et régent désigné d’Illyrie.
Je ne l’ai plus vu depuis qu’il m’a fait enfermer. Il a le visage plus creusé que dans mes souvenirs, et des mèches blanches et grises dans ses cheveux.
Je ne peux m’empêcher d’hausser un sourcil et avoir un sourire en coin, avant de faire une petite courbette caricaturale.

- « Bienvenue dans mon humble demeure, Sire ! » fais-je en embrassant la cellule de mes bras.
- « Ne rendez pas ma situation plus humiliante qu’elle ne l’est déjà, Battista.
- Et pourquoi je me gênerai ? »

Il soupire avant de s’asseoir sur l’une des deux chaises.

- « J’aimerai davantage m’arracher la langue que de devoir vous supplier de la sorte, alors j’espère que vous allez savourer mes prochains mots, petit salopard. J’ai besoin de vous. »

S’il voulait me couper le sifflet, l’effet est réussi. Silencieux, je m'assieds à mon tour, face à lui.
Le Lippe continuant à fixer piteusement la table, je me décide à rompre le silence.

- « Et ?
- Et alors je peux mettre fin à votre séjour en prison. À condition que vous suivez mes ordres.
- Je ne suis pas si mal ici. Pourquoi je vous ferai ce plaisir ?
- Parce que vos conditions de vie dépendent de ma personne. Je peux vous envoyer aux oubliettes pour vous rafraîchir les idées.
- Vous vous avancez un peu. Qu’en pense le Gamin ?
- Il n’est plus là. Je suis régent depuis deux ans.
- Deux… »

Merde ! Comment j’ai pu rater un truc aussi gros ?
Et je n’ai pas pu empêcher ma réaction. Le Lippe rebondit aussitôt.

- « Votre géôlier ne vous a pas mis au courant ? » me demande-t-il avec un regard inquisiteur.
- « Je n’ai jamais jugé bon de lui demander.
- Il est parti se ressourcer dans un monastère de l’Orhykan après la Grande Guerre Sainte. Mais cela fait plus de deux ans maintenant, et il n’a pas l’air d’avoir envie de revenir malgré mes demandes.
- Et vous voulez que je fasse quoi ? Un coup de gourdin et retour à la maison ?
- Certainement pas ! Je sais que son père veut toujours le ramener à Valésia. »

Vous serez surpris. C’est ce que j’aurais pu dire, mais je me retiens bien de le lui dire cette fois-ci. La position d’Alunzio a apparemment fait l’affaire de son père, d’une manière ou d’une autre. C’est d’ailleurs pour ça qu’il veut le voir, même si je ne sais pas ce qu’il a exactement en tête.
Moi, je vois juste mes vingt milles florins s’envoler sous mes yeux.

- « Non, » continua Edard après m'avoir fixé quelques instants, « vous y allez parce qu’il m’a demandé de vous envoyer.
- Et il n’a pas dit pourquoi, je présume ?
- Non. Je vous envoie sous bonne escorte. Une escorte de mes hommes. Pas la peine de demander à être accompagné par vos "Voltigeurs" ou un autre de vos petits oiseaux. »

Je hausse les épaules. Je peux faire sans.

- « Vous irez voir ce que veut Alunzio, et débrouillez-vous pour qu’il revienne ! »

Revenez les mains vides et dîtes adieu à votre petit cocon dans le donjon. Ouais, je connais la rengaine de la carotte et du bâton.
Je ne m'en fais pas trop pour le bâton. L’arrivée du père à Camporiago dans quelques mois est un argument solide pour le retour du fils.

- « Rien à ajouter ? » me demande Edard.

Je secoue la tête.

- « Bon. Bien. On viendra vous chercher demain, 8h. Vous montez à cheval ?
- Pas si j’ai le choix.
- Ça tombe bien, vous ne l’avez pas. »

Le régent se leva et se dirigea vers la sortie. Il se tint immobile devant l’entrée, avant de me regarder du coin de l’œil.

- « Au fait, très amusant votre correspondance avec Don Guiseppe. »

Je le fusille du regard.

- « Expliquez-vous.
- Vous vous pensiez malin, à impliquer le maître-fourrier dans vos combines, hein ? Mais qui donne les lettres au maître-fourrier, ou récupère celles qu’il dépose ? »

Je garde le silence.

- « Pas vos Voltigeurs, non, » continue Edard, comme s’il lisait dans mes pensées. « Oh, ils essayent, mais vous n’êtes pas le seul à avoir des hommes compétents. Bonne journée, Don Guccetti. »

Il me laisse tout seul avec le cœur battant comme un tambour de troupe, le salaud !

Mais pourquoi il m’envoie à Alunzio alors qu’il a de quoi le ramener aux Cités-Sœurs ? Est-ce qu’il cherche à s’attirer les faveurs du Gamin, est-ce qu’il… Cherche à organiser une parodie d’évasion pour m’exécuter ?
Non, non non. C’est ma paranoïa. Le Lippe n’est pas le genre d’homme à faire des coups pareils. Si je me trompe sur son compte, eh bien… Je le paierai de ma vie, j’imagine.
Ou alors, contrairement à ce qu’il aimerait me faire croire, il n’a pas intercepté toutes les lettres. Ou en tout cas pas celle qui compte le plus, c’est-à-dire la dernière envoyée par le patron. Donc qu’il ne sait rien de son arrivée prochaine.
Peut-être qu’il n’a organisé cette visite que pour me tirer les vers du nez. Si c’est bien ça, je me suis bien débrouillé. Mais pourquoi révéler ainsi son jeu ?
Il n'a juste pas su s'empêcher de me narguer. C'est si humain, si mesquin, que ça paraît possible.

Demain matin, je prendrai ma cuillère taillée avec moi hors de la cellule.
Juste pour calmer ma paranoïa, vous savez.

Dernière modification par Alunzio Dizrutore (2020-04-26 12:14:32)

#9 2020-05-02 19:10:20

Alunzio Dizrutore

Re : Gagner ma paie

Luca, mon géôlier, me réveilla un peu avant l’arrivée des hommes du Lippe pour que je puisse me préparer. Un petit-déjeuner rapidement englouti, une toilette sommaire et voilà déjà une demi-douzaine de soldats qui débarquent.
L’un d’eux me fouille et fronce les sourcils en trouvant dans ma botte une cuillère limée. Il me la brandit sous le nez, exigeant une réponse.

- « La cuillère de feu ma mère, » mens-je éhontément.
- « Taillée comme une pointe de flèche ?
- Autant joindre l’utile à l’agréable. »

Le soldat renifle avec dédain, pas convaincu pour un sou.

- « Je garde votre souvenir avec moi. »

Je hausse les épaules, et suis les soldats à l’extérieur. J’ai déjà eu l’occasion de faire des sorties de temps en temps autour de ma tour, mais c’est bien la première fois depuis deux ans que je passe de l’autre côté des murailles de Camporiago. Une fois passé les portes, j’arrive près d’une écurie-auberge où nous attendent une cinquantaine d’hommes d’armes, tous avec leur propre cheval.

- « Vous appelez ça une escorte ? Ça ressemble plus à une escouade anti-brigandage. »

L’un d’eux m’ayant entendu, probablement le chef, se détourne de ses hommes et me rejoint. Il enlève son heaume, révélant un visage d’okordien taillé à la serpe. Probablement un ancien chevalier errant qui a gagné ses lettres de noblesse à Damas, comme tant d’autres.

- « Des messagers sont arrivés dans la nuit, Sire…
- Appelez-moi Don. Je n’ai pas de sang bleu et ne compte pas en avoir. »

Le type fronce les sourcils avant de reprendre.

- « Don. Les provinces du nord sont attaquées par Dame Hermýne vön Ølonoìs et le seigneur Moustik d’Osterlich. Nous n’avons aucune autorité ni contrôle en dehors des villes illyriennes, votre escorte est donc renforcée en conséquence.
- C’est le bordel à ce point ?
- La situation est totalement incontrôlable. Les campagnes sont en-dehors de toute juridiction, pleines de bandes de maraudeurs, de rebelles et de paysans affamés par les campagnes de fourrages des belligérants. Je ne vous donne pas une semaine sans escorte. »

Si c’est vrai, les provinces se sont effondrées à une vitesse spectaculaire.

- « Autant ne pas perdre plus de temps, Sire… ?
- Capitaine Huder. » L’un de ses hommes apporte un cheval au capitaine. Il saisit la bride avant de me la tendre. « Vous savez monter sur des grandes distances ?
- Mes fesses ne sont pas de cet avis. Mais oui. »

Le capitaine Huder hoche la tête, apparemment imperméable à l'humour, et grimpe sur son propre cheval. Ses hommes en font de même.
Nous quittons les Cités-Sœurs au trot.


***


- « Debout là-dedans ! On sera à Bhevnaguer avant ce midi ! »

Je ne sens presque plus les muscles de mes cuisses hurler de souffrance en me redressant de ma paillasse. Troisième jour de voyage, le capitaine n’avait pas menti.
Nous avons traversé les montagnes à l’Est des Cités-Sœurs par une passe dangereuse et peu empruntée. Le capitaine Huder n’a pas jugé très judicieux de passer par le col principal, contrôlé par un vassal de l’esterordienne à l’origine de l’attaque de la province Chulzienne au nord.
Notre trajet ne nous a pas offert de répit. La province de Libertalia n’était pas instable a proprement parlé, mais nous devions éviter les nombreux mouvements de troupes qui se dirigeaient vers le nord et le nord-ouest. Une fois dans l’Extrême Orhykan, là, c’était une autre histoire… Heureusement, nous avions trop l’air de professionnels pour appâter les brigands de tout poil.

Je me mets debout, m’essuie la paille sur mes vêtements et sort de la vieille ferme délabrée qui nous a servi d’abri pour la nuit. L’endroit était un repère d’une bande de pouilleux mal nourris, que notre simple apparition a suffi à faire fuir.
Je rejoins le capitaine, déjà occupé à harnacher son canasson.

- « Belle journée. »

Il hoche la tête.

- « On verra arriver les ennuis de loin, » me répond-il.

Une demi-heure plus tard, toute notre petite troupe quittait la vieille ferme en ruine. Nous avancions d’un bon trot dans la matinée, quand Huder, en tête de la colonne, lève une main et ordonne la halte.
Il me faut quelques instants pour voir ce qu’il a repéré : des silhouettes autour de nous, entre les arbres, derrière les buttes. Aperçues, ces silhouettes nous observent quelques instants avant de se retirer.

- « C’était quoi ? », demande-je.
- « Des Routiers ou des Écorcheurs. Ils infestent la région. Ceux-là ont dû être engagé pour protéger les environs de Bhevnaguer.
- Pourquoi ?
- Sinon, ils nous auraient déjà sauté dessus. Ils sont plus nombreux et… » Le capitaine ordonna de reprendre la marche. « … Ce sont des mercenaires, avec encore moins d’intégrité, si c’est possible. Ils protègent ce pour quoi on les paye et se servent une petite prime dans les coins qui n’ont pas cette chance. Ils vont sûrement nous barrer la route d’un instant à un autre… »

Effectivement, un petit groupe à pied se tenait au détour du sentier. En nous approchant, je les distingue mieux : de solides gaillards, équipés comme des soldats, dans des postures décomplexées.
Huder se tourne vers moi.

- « Ne leur dîtes sous aucun prétexte le motif de notre visite. S'ils l'apprennent, ils vendront l'information à prix d'or aux personnes susceptibles de nous poser beaucoup d'ennuis. »

Je hoche la tête. Logique.

- « Oyez, mes nobles sires ! » nous alpague un colosse trop serré dans son gambison noir, une arbalète à la main. « Prenez point ombrage de cette petite interruption dans vot’ voyage, mais la région l’est point sûr depuis quelques temps, et plusieurs dizaines de bougres à cheval dans vot’ genre, ça ressemble à s’y méprendre à une bande de fourrageurs en goguette ! »

Le Routier nous gratifie d’un large sourire édenté, fier de sa tirade.
Le capitaine Huder se redresse sur son cheval, prêt à expurger toute sa morgue de gradé de l’armée régulière.

- « Nous allons à Bhevnaguer, pour des affaires.
- Des affaires ? » Le sourire de l’hercule s’agrandit. « Ça tombe bien, c’est not’ boulot de défendre Bhevnaguer. Mais des affaires, par ces temps-ci ? Rien de bien net, à mon avis. »

Pas étonnant s’il prend les affaires des Routiers pour référence.

- « Qui n’est que votre avis. » Le capitaine sort une bourse pleine d’okors et la jette au Routier, qui l’attrape d’un geste exercé.
- « Ah, savez m’parler, m’sire. Mais vous connaissez le dicton : "le silence est d’or, mais le mien est de diamant" !
- Le votre sera de chanvre si vous continuez à me chercher.
- Ouh, des menaces ? » Le Routier redressa légèrement son arbalète, ses hommes et ceux d’Huder saisissant plus fermement leurs armes. « Un geste et mes gars vous transforment en porc-épic !
- Et quelle confiance avez-vous envers vos hommes, mon cher Routier ? Cinquante hommes d’armes à cheval. Il en suffit d’un seul à Bhevnaguer, et nous verrons ce que pense le gouverneur de votre cupidité. »

Un silence tendu s’installa sur la route. Je pouvais presque voir des petits rouages dans le crâne du Routier, qui jonglait entre risques et probabilités.

- « Allez, foutez-moi le camp ! » maugréa-t-il en s’écartant, la bourse malgré tout toujours dans la main.

Ses hommes firent de même, et toute la compagnie passa au trot devant eux. Je m’attendais à sentir un carreau entre mes reins à tout moment.
Ce n’est qu’après avoir cavaler quelques kilomètres que le capitaine cessa de scruter anxieusement derrière lui et souffla à son tour.

Les signes de vie se firent de plus en plus nombreux à mesure que l’on s’approchait de Bhevnaguer. La vie semblait presque normale, si l’on ne tenait pas compte des nombreuses patrouilles dans et entre les hameaux et des tours de garde bien visibles, occupées pêle-mêle par la milice locale et les Routiers recrutés à grand frais par le pouvoir local.

- « Nous n’allons pas à l’intérieur de Bhevnaguer-même : inutile d’attirer plus d’attention que nécessaire. Nous longerons les environs de la ville au sud-ouest pour atteindre le Monastère des Comètes. »

La cavalcade continua jusqu’à la fin de la matinée. On dépassa enfin un muret de pierre, entrant dans le terrain proprement dit du Monastère des Comètes.
Le monastère était une belle et large bâtisse en pierre, solide sur ses fondations. Toute la troupe mit pied à terre, remerciant les groznis venus prendre le relais de quelques mots ritualisés issus de l’osterlichois.
L’un des prêtres nous fîmes entrer moi et le capitaine Huder à l’intérieur du cloître, traverser quelques couloirs austères avant d’entrer dans un jardin potager adossé non loin à l’extérieur.

- « Je vous laisse, » me lança Huder en s’arrêtant dans l’embrasure.

Je continuai avec le prêtre sous les rayons du soleil, vers un grozni à genoux dans la terre, au milieu des carottes et autres navets.
Le moine se remit debout en nous voyant arriver. Il avait des cheveux bruns coupés court, un teint hâlé et tenait une bêche dans ses mains calleuses. Sa bure en grosse laine ne parvenait pas à cacher sa carrure et ses épaules rendues robustes par de multiples travaux manuels.

- « Frère Alunzio, votre visiteur. »

Dernière modification par Alunzio Dizrutore (2020-05-02 19:21:37)

#10 2020-05-23 13:03:46

Alunzio Dizrutore

Re : Gagner ma paie

- « Alunzio.
- Battista. »

Le silence se prolonge, lourd et embarrassant.

- « Ça fait longtemps. Deux ans, » dit-il.
- « Tu as bien changé, Gamin. »

Alunzio regarde ses mains crevassées, puis me sourit.

- « C’est une vie plus simple, ici. Un retour aux fondamentaux : prières, méditations et travail. J’en avais besoin. » Il dépose délicatement sa bêche sur le sol. « Je crois que je ne suis pas fait pour… » Il écarte ses bras. « Ça. Diriger.
- C’est pour ça que tu m’as fait venir ? Annoncer ton abdication ? »

Le Gamin me regarde. Je vois dans ses yeux que, merde, il est plus si gamin que ça. Il a non seulement changé physiquement, mais aussi mentalement. Il a maturé.

- « Marchons un peu, Battista. »

J’entre docilement dans son jeu. Nous flânons paresseusement dans le verger, sous le vif soleil de fin de matinée.

- « Vous avez entendu parler de la Grande Guerre Sainte ? Damas, Novaterra, Fort Grials ?
- Oui. Ce n’était pas beau à voir, à ce qu’il paraît, mais je n’aurais pas été plus utile en dehors de ma geôle qu’à l’intérieur.
- Edard m’a ramassé à la petite cuillère après cette année terrible. Je n’étais pas prêt à la guerre. À toute cette orgie de violence, de stupidité… J’ai perdu beaucoup de personnes qui comptait pour moi. Vous vous rappelez d’Ewaldo Kerzving, le fils aîné du duc Kerzving, mon mentor ? »

J’opine.

- « Son père l’avait envoyé avec un contingent de strolatzs pour défendre son pupille et la foi podeszwite en Okord. Il est mort à Damas, je ne sais pas quand. Je ne sais pas où. J’ai retrouvé son corps après ce carnage organisé, totalement broyé par les pieds des combattants et les sabots de leurs chevaux. Vous imaginez ma honte, d’avoir non seulement été incapable de protéger mon ami et le fils de mon tuteur, mais d’en plus lui rapporter son corps en miettes ? »

Je garde le silence. Alunzio prend ça pour un encouragement.

- « Damas… J’en fais encore des cauchemars, vous savez ? Deux ans après. Des milliers et des milliers d’hommes qui se jettent à la gorge les uns aux autres. Une boucherie organisée, dans des dimensions tellement délirantes que cela en devient grotesque ! Voir ça vous passe l’envie de faire couler le sang pour le reste de votre vie. Mais ça ne restera pas dans les mémoires, puisqu’il y a eu si peu de survivants… »

Alunzio s’adosse à un muret en pierre. Nous avons atteint la limite du monastère.

- « Le légat d’Esilinato est mort en défendant Novaterra pendant que j’étais à Damas.
- Gesualdo ? Gesualdo di Strazaforte ?
- Oui. Vous n’êtes pas au courant ? L’Église Podeszwite en Illyrie l’a fait martyr après la Grande Guerre Sainte, les pèlerinages sont courants depuis sur le lieu de sa mort.
- Merde. Gesualdo.
- Oui, merde, Battista, » sourit tristement Alunzio. « Il a essayé de me convaincre de payer un tribut plutôt que d’aller à Damas. Et il est mort. Pour moi. » Il inspire profondément, avant de reprendre d’une voix plus fébrile. « Ça m’a ouvert les yeux. Edard pensait que ce n’était qu’un contrecoup temporaire, un choc après toute cette violence. Je l’ai cru, au début. Mais cela fait deux ans, deux ans que je ne réponds pas à ses demandes de retour et renvoie ses messagers. Et l’impression ne passe pas. Je ne suis pas fait pour la… politica, » dit Alunzio, crachant le mot en valésian comme de la mélasse coincée dans sa gorge.
- « Mais l’Illyrie est ce qu’elle est aujourd’hui grâce à toi, » répond-je calmement. « Ou pour être plus exact, à cause de toi. C’est toi qui t’es construit ce fardeau, Alunzio.
- Je ne savais pas, Battista. Je ne savais pas. Ce qu’on peut être idiot, pétrit que l’on est d’idéaux, à penser qu’être noble et juste suffira à passer toutes les crises, à gagner tous les cœurs ! »

Je ne peux cacher un mince sourire.

- « Tu as compris.
- Oui. Enfin, peut-être. Je m’en fiche, je ne veux plus rien à voir avec ça. J’abdique. Voilà. Démerdez-vous avec Edard pour régler le foutoir que ça provoquera.
- Tu ne reviendras pas à Camporiago ?
- Pour rien au monde.
- Même pas pour voir ton père ? »

Il se fige, puis me fixe d’un regard vitreux.

- « Il est là-bas ?
- Il arrivera bientôt, dans un ou deux mois. Avec Amanalia. »

Contrairement à mes attentes, cette dernière phrase le plonge dans la confusion plus que dans le bonheur.

- « Eh bien ? C’était la condition à la visite de ton père, non ?
- C’est que… » grimace-t-il, « une femme n’est pas vraiment compatible avec une vie monacale…
- Ah, tu commences à me courir sur le haricot avec tes moines ! Que tu le veuilles ou non, tu as des responsabilités politiques. Alors si tu veux t’en débarrasser, refile-les à ton père, mais fais-le dans les règles, merde ! »

Sans m’en rendre compte, j’ai haussé le ton, jusqu’à le gronder comme sur un jeune enfant. Il reste silencieux un long moment, avant de finalement reprendre la parole.

- « Je vais parler au Frère Groznikolony. »

Dernière modification par Alunzio Dizrutore (2020-05-24 01:06:53)

#11 2020-06-14 02:33:34

Liétald de Karan
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Re : Gagner ma paie

-Quelqu'un sait qui a volé le poulet ?

Les pires crimes restent parfois impunis.

Condate était une ville au sud ouest de Bhevnaguer, à six lieues de distance. Un hameau de mineurs qui tirait sa subsistance des filons d'argent qui dormaient sous Fort Drakkel. Condate était un de ces petits hameaux de campagne, coincé entre une infrastructure précaire, une population en plein essor et une économie florissante. Une large route de terre constituaient la seule rue principale, menant à l'église de Podeszwa. Les autres masures se dressaient, de ci de là, autour de la grand place.

-Sauvez votre vie : dites qui a volé le poulet.

Condate était un passage obligé lorsque l'on venait du sud pour rejoindre à Bhevnaguer, et vice versa. Les habitants profitaient allégrement des différents convois marchands qui marquaient là leur dernière pause avant Bhevnaguer. Étoffes, avoine, parfois même d'autres minerais... On troquait ici un peu tout et n'importe quoi et le marché de Condate commençait à être célèbre dans la région. Certains petits producteurs caressaient même l'insolent espoir d'organiser une foire l'année prochaine.

-Dites qui a volé le poulet.

Ils devaient douze sur l’échafaud, la tête basse et les mains tremblantes. Pendu à une corde, le corps dénudé du diacre tournait sur lui-même, balloté par le vent. De temps à autre, il dardait sur ses ouailles un regard exorbité par la peur, puis il se retournait au rythme d'un grincement de corde.

Torse nu, le dos encore rouge d'une flagellation qu'il s'était infligé la semaine passée, Leufroy de Karan faisait les cent pas sur l'estrade. Louvoyant entre les douze habitants de Condate sélectionné pour l'exemple. Il avait un poulet mort dans une main, de temps à autre il agitait la bête au dessus de sa tête. Affalés dans des sacs de blés ou assis sur des tonneaux, quelques Lions Dorés buvaient une cervoise tiède en regardant leur chef décharger sa rage. Beaucoup riaient, l'un d'eux tenait par la taille une des servantes de la taverne ; qui aurait préféré être ailleurs.

D'autres habitants s'étaient risqués dans la rue, en petits groupes de trois ou deux, priant silencieusement pour que leur calvaire se termine.

Les routiers avait débarqués trois lunes auparavant. Une large compagnie d'une centaine de lances, soit plus du double des habitants de Condate. Ceux-ci avaient accepté la taxe, bon gré mal gré. Son, avoine, blé, minerai d'argent, soie et bétail. Leufroy de Karan avait déclamé du haut de son cheval chaque quantité pour chaque denrée. Les huit chariots furent tous remplis le jour suivant. Alors qu'il s’apprêtait à ordonner le départ, le sergent chargé des comptes lui avait fait part d'un manque : un poulet.

Un poulet.

Ce fut tout ce dont le jeune démon des Karan avait eu besoin. Un poulet. Les Lions Dorés s'en étaient donné à cœur joie. D'abord les fouilles, ensuite les coups, après les incendies... Leufroy avait attaché le diacre à sa selle pour le traîner dans les graviers de Condace, jusqu'à ce que mort s'en suive.

-Personne ne sait qui a volé le poulet ?

Leufroy s'approcha d'un Lion Doré adossé à la rambarde de l'échafaud, il échangea le poulet avec son arbalète. Il pivota vers la file de gueux et lâcha un trait mortel. Un homme d'une quarantaine d'année s'effondra sur les planches vermoulues. Il n'avait sans doute même pas entendu la corde claquer. Leufroy s'était emparé d'un nouveau carreau et rechargeait son arme. Un jeune garçon choisit cet instant pour s'extraire du rang. Il avait la tête basse et tremblait comme une feuille. Neuf ans, peut-être onze.

-C'est toi qui a volé le poulet ? Demanda Leufroy d'une voix douce en s'approchant de lui. Le garçon secoua la tête. Mais tu sais qui l'a fait ?
-C'est lui ! Sa petite voix avait résonné sur la place. Son doigt désignait le cadavre du boulanger.

Un lourd galop se fit entendre parmi les masures en bois. Il s'agissait d'un chevalier montant un lourd destrier aux fanons généreux. A la vue de sa cote de maille émoussée et de ses spalières enfoncées, on devinait qu'il avait connu des jours meilleurs. Quelque chose attirait cependant le regard, une guirlande de caducées podeswite accrochée à son plastron gris. Le cavalier tira sur les rennes, évitant un petit groupe de pèlerins perdus sur la grand place.

-Dégagez, les gueux. Laissa échapper le heaume d'une voix grave.

Le cheval s'arrêta à quelques mètres de l'échafaud, son maître posa lourdement pied à terre. Une vieille dame de Condace, sans doute rassurée à la vue des caducées accourue vers l'inconnue et se prosterna à ses pieds en agrippant sa jambière.

-Monseigneur, c'est Podeswa qui vous envoie... Par pitié, vous devez nous libérer du dém...
-Touche-moi encore, la vieille, et je crame ta famille.

Ce n'était pas tant les mots que le visage de celui qui les avait prononcé qui la pétrifia sur place. Krein Vadir avait ôté son heaume et l'avait calé sous son coude. Le visage à moitié brûlé de l'homme de main des Karan était connu jusqu'au détroit. Quiconque possédait un peu d'éducation sur les affaires d'Okord savait qui il était. Les caducées suspendus à son armure n'étaient pas des symboles de foi, mais des prises de guerre. Vadir n'avait jamais rien eu contre les fidèles de Podeszwa. Mais il était un vétéran des guerres de Carovar, il disait avoir rencontré là-bas "les pires enfants de putain capables de manier une épée". A la vue du caducée doré de grand maître du temple qui surplombait tous les autres, c'était sans doute vrai.

Leufroy plissa les yeux à la vue de Vadir.

-Monseigneur ! Lança le Batteur en s'approchant de l'échafaud. Votre père réclame votre présence à Château Ygör... Le regard de Krein Vadir se promenait sur le triste village de Condace. Il ne put retenir un soupir de déception. Votre mission sur les territoires orientaux est reconnue achevée.
-C'est im.. C'est impossible, Batteur ! Bredouilla Leufroy, à la surprise des habitants de Condace. La volonté de Rituath me guide. Et Sa volonté n'est pas faites parmi les voleurs et les gens de peu de...
-Écoute, Leufroy, c'était la version douce. Si je dois t'assommer et te porter sur mon cheval jusqu'à ton père, je le ferais. Tu as suffisamment merdé comme ça.

Le changement de ton avait été aussi brutal que le hurlement d'un incendiaire sur le champ de bataille. Durant quelques secondes une corneille esseulée perça le silence. Les Lions Dorés présents dans les environs s'étaient relevés, soudain beaucoup plus alertes. La serveuse au coquard en profita pour courir jusqu'à la taverne et claquer la porte.

-Tu n'as pas le droit... Tu n'as pas le droit de me parler sur ce ton. Je suis...
-Un petit connard qui mérite une tarte dans la tronche. Et crois-moi, je suis prêt à te la donner.

Être un capitaine de l'armée des Karan n'était pas toujours glorieux. Krein Vadir le savait bien. Il avait fait des choses qu'il regretterait toute sa vie. Mais la guerre était la guerre. Grâce à lui sa mère ne travaillait plus la terre et coulait des jours heureux. En revanche, servir de gouvernante au plus sociopathe des nobles okordiens le faisait vomir à chaque fois. Ce n'était pas la première, sans doute pas la dernière. Il y avait eu des moments gênants, d'autres carrément horribles.

-Vous autres ! Hurla Leufroy aux routiers au pied de l’échafaud. Terrassez-le comme le chien galeux qu'il est !
-D'accord... Murmura Vadir à lui-même. On choisit l'horrible.

Le mouvement fut plutôt hésitant de la part des Lions Dorés, mais finalement, les uns après les autres, ils s'emparèrent de leurs armes et s'approchèrent du colosse. Celui-ci n'avait pas bougé. Il laissa le cercle de casques rouges se refermer lentement autour de lui. Le Batteur posa les yeux sur les soldats, la plupart se jetaient des regard nerveux, plusieurs tremblaient.

-Vous savez qui je suis ? Demanda Vadir. Plusieurs têtes opinèrent. Bien, ça va nous faciliter les choses... Alors voilà ce qui va se passer : je vais monter sur cet échafaud, coller un pain à cette petite merde, le jeter sur un chariot et l'envoyer chez son père. A vous de voir si vous voulez crever la gueule ouverte au passage.

Trois silhouettes sortirent du rang. L'une d'elle abandonna même sa lance. Le reste du cercle fut parcouru d'un mouvement nerveux et se resserra. Sept, pensa Vadir. Ça reste jouable.

-On reste plus nombreux, déclara un soldat armé d'une épée courte. Et il est encerclé. On peut se le faire.
-Nan, t'as pas compris. Krein Vadir enfila son heaume. Il dégaina son épée et détacha le fourreau de sa ceinture. Sa main gauche passa dans son dos et brandit un petit pavois. Je suis encerclé par de la peur et des hommes morts.

Alester de Lamétoile reste encore à ce jour l'un des meilleurs duelliste d'Okord, sinon le meilleur. Les légendes de l'Ouest avaient coutume de le présenter comme un peintre utilisant exclusivement le rouge. Les chevaliers ayant eu l'insigne honneur de combattre à ses côtes avaient pu en témoigner. Il maniait l'épée avec grâce et mesure, taillant sous l'aisselle pointant dans la gorge. Un véritable artiste.

Si Alester de Lamétoile était un peinte, Krein Vadir était un sculpteur. Armé d'un burin et d'un marteau il creusait le roc, forçant la matière brute à prendre la forme décidée par son esprit. Une forme sans tête, sans bras, ni jambes. Le premier à tomber fut celui que Vadir désigna dans son esprit comme étant "le connard au glaive". L'épée de Vadir traversa ses deux joues pour se coincer dans sa mâchoire. D'un violent mouvement du poignet le Batteur expulsa la moitié de son visage sur ses camarades, dents comprises. Vint ensuite le "connard au fléau" qui récolta un coup de lame dans l'entrejambe. Un carreau d'arbalète passa à quelques centimètres de Krein Vadir, pour se ficher dans le visage d'un troisième adversaire. Le Batteur se tourna un bref instant vers l’échafaud. Leufroy s'empressait fiévreusement de recharger son arbalète.

-Petit connard insolent. Gronda le heaume.

Pas le temps d'être distrait, un "connard à la hache" s'était lancé vers le Batteur, avec l'intention évidente de s'en servir, sans une once de pratique néanmoins. La hache s'enfonça dans le pavois, en réponse l'épée s'enfonça dans un crâne.

Un choc violent ébranla le Batteur, et il bascula dans la poussière. L'un des soldats l'avait plaqué au sol et entreprenait de le rouer de coups. Vadir se servit de sa tête pour parer une lance et, puis en brisa la hampe avec son gantelet. Pas le temps de faire le compte. Krein Vadir roula sur la gauche et poussa rapidement sur ses cuisses pour se relever. Il avait dégainé ses deux percemailles, l'un d'eux finit dans l’œil d'un imbécile un peu trop proche.

Il restait un dernier adversaire. L'épée abaissée, il jetait sur les cadavres de ses camarades un regard pétrifié par la peur.

-Là t'es dans la merde... Annonça une voix aussi fatiguée qu'irritée derrière le heaume. Un percemaille menaçant désignait le survivant.

Il est toujours compliqué de savoir ce que l'on ferait en pareille situation. Certains prendraient sans doute leurs jambes à leur cou, d'autres se battraient sûrement avec la force du désespoir. Le dernier soldat choisit pourtant de laisser tomber son épée sur le sol et de joindre ses mains en une étrange supplique tandis que Krein Vadir avançait vers lui. Il rangea ses percemailles et attrapa la hache "du connard" au passage. Avec un hurlement à faire réveiller Virdumar il l'abattit entre la gorge et l'épaule, ouvrant le torse du jeune homme comme un fruit trop mûr. Une gerbe carmine aspergea les caducées, puis une deuxième, un peu moins puissante ; le troisième jet n'atteignit même pas le Batteur et recouvrit le sol. La hache toujours fermement enfoncée dans sa poitrine, le Lion Doré bascula doucement en arrière.

C'est alors que le heaume pivota vers l'échafaud. Leufroy était paniqué. Il s'arcboutait sur son arme, tentant de forcer le mécanisme à accepter un nouveau carreau.

Vadir soupira. Il prit tout son temps. D'abord il ramassa son fourreau et le repassa autour de sa taille, puis son pavois qu'il enfila sur son dos. Il s'empara enfin de son épée, avant de s'avancer vers Leufroy. Le "connard au fléau" se trainait faiblement sur les marches de l'échafaud, une main agrippée à son entrejambe meurtrie. Vadir transperça son dos sans sourciller, puis il essuya la lame dans ses vêtements avant de la rengainer. Le Batteur grimpa lourdement les marches, se retrouvant face à Leufroy, complètement immobile. L'index pressa la détente. La corde se rompit en deux.

-Coup foireux. Ricana le heaume.

Le poing de Vadir s'écrasa dans son ventre. Leufroy se plia en avant, crachant ses poumons. Ce qui rendit la tâche plus aisée au Batteur : il l'agrippa par les cheveux et enfonça son visage sur sa genouillère. Enfin, il le balança par dessus l'estrade. Leufroy de Karan fit une chute de trois mètres... avant d’atterrir dans les sacs d'orges d'une charrette, inconscient. Krein Vadir retira finalement son heaume. Son visage était trempé de sueur, sa lèvre inférieure semblait ouverte. Il pressa son pouce contre l'une de ses narines et se moucha bruyamment.

-En formation, on rentre.

Les routiers avaient quitté les maisons dès les premiers coups d'épées. Impassibles, ils avaient assisté au combat puis au passage à tabac de Leufroy. L'ordre de Vadir était clair, tous le suivirent ; rapidement, la troupe de routiers se mit en route et quitta Condace en deux files distinctes.

Le Batteur s'apprêtait à monter sur son destrier lorsque son regard croisa celui du diacre.

-Putain...

Deux lions dorés étaient juchés sur la huitième charrette. L'un des soldats s'apprêtait à faire claquer les rennes. La patte du Batteur agrippa son avant bras et le jeta à terre sans ménagement.

-Vous rejoignez les autres asticots. A pieds.

Les deux routiers rejoignirent leurs camarades sans demander leur reste. Krein Vadir plongea la main dans le chargement de la charrette. Il y avait du foin, du lin, plusieurs sacs de viande séchée et une sacoche en cuir remplie d'okors.

La vieille était toujours là. Vadir jeta la sacoche à ses pieds.

-Pour votre village, ça et le reste.
-Vous êtes un juste envoyé par Podeszwa ! Déclara la vieille, agrippant encore la jambière de Vadir. Je le savais !
-Me touche pas, je t'ai dit !

Le Batteur grimpa sur sa mouture et la fit avancer d'un coup de talon. Il recroisa les pèlerins encapuchonnés. Vadir tira sur la bride à leur hauteur.

-Partez d'ici, c'est la terre des loups. Les dieux n'y n'ont plus leur place.

Krein Vadir reprit sa route, rejoignant les Lions Dorés, fermement décidé à remplir la mission que lui avait confié le Maître du Palais.


Seigneur de Ténare ; Marquis de Falcastre
Maître du Palais ; Gardien du Trésor Royal
Chevalier au Léopard ; Chevalier de l'Ordre des Fondateurs royaux

Hors ligne

#12 2020-06-14 17:00:00

Battista Guccetti

Re : Gagner ma paie

« Et ce brave se tient là, parmi les blessés,
Regardez-le se jeter au milieu des lances, au mépris du danger !
À esquiver les traits, à empaler ses ennemis,
À venger coup pour coup toute cette infamie !
Mais voilà que surgit derrière lui le fourbe Bardyllis,
Qui sort son fauchon, s’humecte avec délice,
De ses lèvres l’odeur de la trahison, de l’acte sans retour possible,
Il se rue sur Hypire, et commet l’indicible !
Plantant sa dague une fois ! Deux fois ! Trois fois ! Hypire chute,
"Le roi est mort !", Bardyllis exulte !
Et personne, personne pour l’Illyrie ne vient venger son héros,
Car Hypire est mort, mort pour ses idéaux. »

« L’Hypiriade », conte illyrien

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Le patron est arrivé hier, dans l’après-midi. Après avoir fait grâce de sa présence lors d’un dîner auprès de son fils et de sa cour, il s’est enfermé dans la suite prévu à son attention. Moi, j’ai juste eu droit à un hochement de tête.

Alunzio était sans dessus-dessous pendant tout le repas : Amanalia allait arriver le lendemain. Branle-bas de combat dans tout Camporiago : la belle promise au seigneur d’Illyrie, après s’être fait languir des années durant arrivait enfin. Le Gamin est plus attaché à l’osterlichoise qu’il n’ose l’avouer.
Il n’a sûrement pas dormi de la nuit.

Moi, j’ai dormi comme une pierre. Je savais que la journée serait longue, et en plus, je devais me lever tôt pour me préparer. Une semaine qu’on était revenu de l’Orhykan, le patron avait débarqué bien plus tôt que prévu, à la surprise générale. Je n’avais même pas pris un bain depuis notre escapade au nord, et je ferai bien de m’arracher les yeux moi-même plutôt que de me présenter négligé auprès de la future belle-fille du Don.

C’est pourquoi j’étais dans la cuisine seigneuriale avant même la levée du jour, à grignoter un en-cas pendant que les cuisiniers commençaient leur journée. Alors que je grignotai un bout d’une baguette fraîchement sortie du four, un valet débraillé est venu m’apporter une lettre griffonnée à la hâte. Il me cherchait depuis dix minutes, car je n’étais pas dans ma chambre.
Le patron avait visiblement lu dans mes pensées. Pour ça que c’est le patron, eh.

On t’apportera ta tenue pour l’arrivée d’Am.
Lave toi avant.

Je congédie le valet, lit une deuxième fois le message, puis jette le papier dans une des cheminées.
Après avoir englouti un œuf arrosé d’un peu de vin pour faire passer le tout, je croise dans le couloir un serviteur à qui j’ordonne de m’apporter une bassine d’eau chaude dans ma chambre, avec des herbes aromatisées.

Depuis que le Gamin est revenu, je dois admettre que mon standing s’est sacrément réhaussé. J’ai même eu droit à une chambre dans la demeure seigneuriale d’Alunzio. Dommage que je n’ai pu en profiter qu’une semaine.

Un quart d’heure plus tard, je suis dans la bassine quand un domestique entre, les bras chargés de fripes. Il balance tout sur mon lit en un tas à peu près ordonné, puis repart en silence.

Je termine de me parfumer le corps, me sèche et me dirige vers la pile de vêtements. Un haut-de-chausse blanc, un magnifique pourpoint pourpre et un splendide feutre en velours pour cacher mon début de calvitie.
Les manches du pourpoint me semblent plus bouffantes qu’à mon départ, les bords du feutre plus larges. La mode n’attend jamais, à Valésia.

Une heure plus tard, je suis fin prêt. J’ai même frotté mes dents avec du sel et des clous de girofle pour avoir une bonne haleine, c’est dire.

En début de matinée, nous voilà tous les cinq dans la cour intérieur de la résidence seigneuriale : Alunzio, Edard, moi, Guiseppe et le chef de sa garde, Spatha. Alunzio a demandé aux sentinelles de s’éloigner pour garantir l’intimité des retrouvailles.
Nous gardons tous le silence en voyant le carrosse d’Amanalia dépasser le pont-levis, entrer dans l’enceinte avant de s’arrêter au centre de la cour. Le visage du cocher me dit quelque chose, mais je ne saurais dire à quel souvenir il correspond.
Pendant que nous nous approchons, le cocher descend prestement de son poste de conducteur pour se placer à côté de la porte.
Le patron et Spatha s’arrête à une dizaine de pas du carrosse, par pudeur. Je fais de même. Alunzio et Edard continue de s’approcher à pas lents.

- « Vous devriez le suivre, Battista, » m’enjoint le patricien à voix basse. « Il a besoin de tout visage ami en cet instant émouvant.
- Dans ce cas, pourquoi ne vous joignez-vous pas à la fête, patron ? Avez-vous renoncé à reprendre votre fils ?
- J’ai renoncé à bien plus, » dit-il après un instant de silence.

Cette phrase me raidit. Le patron n’a pas coutume à avoir une voix sourde de ce genre.

- « Vous me faites peur, patron. Qu’est-ce qu’il va se passer ?
- La politique, » qu’il me répond en grimaçant. « La politique valésiane dans toute sa splendeur, sa dureté et sa décadence. Voilà ce qu’il va se passer. »

Là, mon petit cerveau tourne à tout allure. Le Gamin va avoir des embrouilles. Dis un truc, Battista, dis un truc…
Ah, merde ! On dirait bien que je me suis attaché au Gamin, au bout du compte.

- Alunzio vous a dit qu’il comptait abdiquer au moins, hein ?
- Quoi ? »

L’exclamation à beau être murmuré, elle résonne comme un coup de fouet dans mes oreilles. Guiseppe me regarde droit dans les yeux, comme s’il essayait de m’ouvrir le crâne en deux pour savoir si je mens.
Prenant une inspiration sèche et bruyante, il semble se décider et se jette en avant.

Quelques pas devant nous, Alunzio recule brusquement après que le cocher ait ouvert la porte du carrosse.

- « Vous n’êtes pas Amanalia. »


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La superbe créature qui sort du véhicule n’a en effet pas grand-chose d’osterlichois. C’est une ressynienne, sans aucun doute possible.
Mais ni Alunzio plus que moi avons le temps de nous interroger sur l’incongruité de la chose. Un autre homme sort après la ressynienne, et Guiseppe se plante directement devant lui.

- « Arrêtez tout. L’opération est annulée. Je rembourserai le double du contrat aux Maîtres pour le temps perdu. »

Cette phrase me percute comme un cheval au galop. Et je me rappelle d’où vient le visage du cocher. Il s’agit de Savino Raia, un membre de la Guilde des Assassins. Et l’homme qui vient de sortir est Tussio Agosteli, qui en fait également partie !
Je sens ma bouche s’assécher. Sont-ils venus pour moi ? Suis-je le « bonus » du contrat passé par le patricien Duzritore ? Je ne devrais pas être surpris que le patron m’ait jeté comme un bout de viande, je l’ai déjà vu agir de la sorte avec d’autres.

- « Aucune importance, Excellence. Nous ne transigerons néanmoins pas sur un point, » répond Tussio. Il me désigne d’un coup de menton. Mon sang se glace. « Notre ancien collègue à la langue trop bien pendue. »

Mes épaules s’affaissent, comme libérées d’un poids. Alors ils sont là pour moi, plus de doute. Mais je ne me laisserai pas avoir sans rien faire. Mon bras se dirige lentement vers ma rapière, accroché à ma ceinture.
Guiseppe me jette à peine un regard, puis s’éloigne du passage, laissant le champ libre entre Tussio et moi.
Je sais ce que Tussio a caché à l’intérieur de son chaperon noir. Comme tout bon assassin valésian, une arbalète de poche. Je me prépare à bondir dès qu’il dégaine.
Survient un évènement inattendu.

- « Vous me dégoûtez, » crache Alunzio en se mettant à côté de moi. « Et dire que j’étais prêt à abdiquer pour vous, Don Dizrutore. »

Il dégaine son épée et la pointe en direction de Tussio.

- « Attaquez Don Guccetti, c’est s’attaquer à moi. Et c’est attaquer l’Illyrie.
- Ne vous mêlez pas à cette querelle, jeune homme, » dit Tussio en haussant les épaules. « Battista s’est vanté être membre de la Guilde, ce qui est une faute capitale, qu’on en fasse partie ou non. Inutile de faire couler plus de sang que requis. »

Personne ne bouge.

- « Alors nous sommes dans une impasse, » pose froidement Tussio.

Il claqua la langue.
Et tout se passa très vite.

Tussio et Savino sortirent de concert leur arbalète de main et tirèrent sur moi et Alunzio dans un geste exercé, propulsant deux carreaux à peine plus grands que des cuillères.
Totalement novice, le Gamin fut pris par surprise et reçu le sien en pleine trachée. Il s’effondra au sol et s’immobilisa après quelques convulsions. Étant prêt au tir, je me propulsai sur le côté, mais ça ne suffisait pas : le carreau m’atteignit à la jambe. Je m’écrasai sur le sol avec la grâce d’une pierre.

- « NON ! » hurla Guiseppe en se jetant prêt du corps d’Alunzio.

Edard, après avoir fixé la scène sans trop y croire, poussa un feulement et dégaina sa lame. Avec un cri, il trancha proprement la face avant de Savino, exposant avec une précision anatomique l’intérieur du crâne de l’assassin.
Puis il se dirigea vers Tussio, commettant l’erreur d’ignorer la ressynienne. La belle était avec les assassins : elle sortit de ses robes un long poignard courbe, et égorgea le Lippe, qui avait commis l’erreur de lui tourner le dos.

Pendant tout ce temps, je me tortillai au sol pour extraire le carreau de ma cuisse. La blessure n’était pas seulement brûlante : son feu semblait remonter mes artères. Le carreau était empoisonné. Avec un mugissement, j’ai arraché le carreau de mes chairs : la pointe était encore partiellement enduite d’un liquide transparent.
Du concentré de tulipe noire, apporté à grand prix des Terres du Sud. L’un des poisons les plus chers, mais aussi le plus efficace. Je n’avais plus que quelques minutes avant que le poison n’atteigne mon cœur.

Comme Tussio et la femme s’approchait de ma carcasse pour finir le boulot, le patricien toujours agenouillé près de son fils montra les crocs.

- « Spatha, tue ! »

Le chef des spadassins Dizrutore, jusque là immobile à côté de moi s’anima avec vivacité. D’une manchette à la gorge de la ressynienne, il lui comprima la trachée. D’un coup de talon au ventre, il l’envoya au sol plusieurs mètres en arrière, puis attaqua Tussio avec sa rapière dans le prolongement de la sortie du fourreau.
L’assassin préféra perdre son arbalète plutôt que sa main, bondit en arrière et dégaina à son tour sa rapière.
Les deux commencèrent à enchaîner les passes à une vitesse foudroyante. Ces deux-là sont des maîtres, bien plus que moi, qui ait eu le temps de me rouiller depuis quelques années.

Spatha a un style très agressif, qui oppresse Tussio et ne lui laisse pas le temps de souffler. Il lance botte sur botte, ne laissant à l’assassin que le temps de parer. Lorsque leurs rapières se bloquent mutuellement, Spatha n’hésite pas à donner de coup de boule ou de jouer du coude et du poing pour rompre l’équilibre. Tussio collecte les estafilades, jusqu’au moment où, leurs rapières une fois de plus bloquées, Tussio encaisse plutôt que de reculer. Après deux coups de poing, il parvient à sortir de sa ceinture une main-gauche, qu’il plante à trois reprises dans le cœur de Spatha.
Le garde du corps glapit et retire sa rapière, permettant ainsi à celle de Tussio de s’enfoncer dans sa clavicule. Mais plutôt que de se désengager, Spatha se jette sur l’assassin, et transperce le crâne de Tussio par le bas. Les deux hommes s’effondrent, et ne bougent plus.

Me tenir sur les coudes est un supplice. Maintenant que le spectacle est fini, je me permets enfin de m’étaler sur le dos de tout mon long, pour mourir en paix. J’entends toujours la ressynienne siffler, et des bruits de pas non loin.
Mes jambes ne répondent plus, et je sens le froid remonter mon estomac. J’attends que les pas entrent dans mon champ de vision. C’est le patron, qui s’assoit lourdement à côté de moi.

- « Quel gâchis. Tu dois m’en vouloir, pas vrai ? »

Répondre demanderait trop d’efforts.

- « Tu as été idiot sur ce coup, Battista. Te vanter d’être membre de la Guilde des Assassins ? Qu’est-ce que tu t’es imaginé ? Les Maîtres étaient furieux. Quand j’ai voulu négocier mon contrat, je n’ai pas eu le choix. Tu étais la condition sine qua non au déplacement des assassins hors de Valésia. »

Il soupire.

- « Et au final, tout ça m’a pété à la gueule. » Il garde le silence quelques instants. « Tu as été un bon homme de main, Battista. Tu mérites de savoir à quoi ta mort va servir. »

Ça me fait une belle jambe.

- « Le contrat impliquait ta mort, à la demande des Maîtres, et celle d’Alunzio. Un infanticide, n’ayons pas peur des mots. Un sacrifice horrible, pour la grandeur de Valésia. J’espère que tu comprends. »

Je ne lui ferait pas ce plaisir.

- « Alunzio n’ayant pas d’enfants, je suis désormais le Vicomte d’Illyrie. Je reviendrais à Valésia dans une semaine. Je serai nommé Podestat Militaire à la prochaine Assemblée. Le fruit d’années de négociations, de faveurs et de menaces. Avec des terres légitimes dans le sud-est d’Okord, c’est une occasion en or d’étendre Valésia autour du Grand Canal, te rends-tu compte ? »

Je me rends surtout compte que j’ai de plus en plus de mal à respirer.

- « Le royaume d’Okord est tellement fracturé. Ses seigneurs sont tellement obnubilés par leurs querelles qu’il sera aisé de prendre le Grand Canal en jouant sur les intérêts des uns et des autres. Imagine les profits que tirera la République, de contrôler le Grand Canal et le Delta du Hornet. Les Dizrutores seront marqués en lettres d’or dans toute la ville, et le mien tout en haut… »

Un sursaut d’orgueil me pousse brusquement à me redresser. Ce n’est pas une pulsion d’héroïsme, d’amour envers Alunzio, d’attachement aux okordiens. Non, juste une pure et mesquine vengeance envers un homme qui vient de me tuer pour sa gloire.
Je bascule sur le flanc, prend fermement le carreau empoisonné que j’ai arraché un peu plus tôt, et le plante droit dans l’œil du patricien d’un mouvement vif du bras.
Avec un hoquet, Guiseppe Dizrutore, patricien de Valésia et futur Podestat s’écroule.

- « Salaud… » gargouille-je. Du sang remonte de ma gorge, pour mieux couler dans sur mon menton.

L’effort me fait rétamer sur le sol une seconde fois. Mon cœur bat sous l’effort, faisant remonter plus vite le poison vers le cœur.
Mon champ de vision se rétrécit, et s’obscurcit.

Encore des pas ?
Le visage de la belle ressynienne se tient juste devant moi.

- « Il est bien dommage, Don Battista, » me dit-elle dans un valésian à l’accent ressynien chantant, « que les choses ne se soient pas passées différemment. »

Le visage disparaît. J’entends des exclamations de sentinelles, des « Halte-là ! ».

Je ne vois plus rien. Il fait froid.

Bon sang. Si froid.



À la demande du joueur de De Karan, ce dernier peut rebondir sur le RP d'Illyrie. Nous en avons discuté en privé.

Dernière modification par Alunzio Dizrutore (2020-06-14 18:26:33)

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