Vous n'êtes pas identifié(e).
Le jeune seigneur de la Malnouë regarda pensivement les différents rapports dont les parchemins étaient étalés sur la table de son étude, soupirant face à la pile de vélins à étudier malgré l’heure tardive. Lâchant un petit soupir, il s’attela à la tâche. De toute façon, la lune rousse était pleine et ne lui permettrait pas de trouver le sommeil avant de longues heures sans recourir au pavot, ce qu’il ne souhaitait pas voir devenir une habitude. Dans ces conditions, autant les mettre à profit.
Ici venait le rapport de son intendant méridional, établissant le compte des pertes lors du saccage de Bergeport, bourgade en essor sur les contreforts du Poing Levant de Gweddnidrup. Le compte était désastreux, de pauvres bougres ayant péri suite à la famine et à l’épidémie qui s’en était ensuivie lorsque la dysenterie s’était propagée parmi les survivants. Non pas que le compte de serfs passés de vie à trépas importât outre mesure au marquis, bien loin de ces considérations mais les terres arables prendraient du temps à refertiliser, la récolte de cette année étaient certainement perdue, et la reconstruction prendrait du temps. Ce petit port n’était pas près de voir se développer le commerce fluvial tant espéré, et de devenir un carrefour tournant entre les deux fleuves prenant source du Poing. Ceci contrariait Loric, qui en avait toujours trouvé l’emplacement stratégique. Comme un certain nombre de seigneurs proches probablement. Soit. Le mercenaire paierait, tôt ou tard. Mais l’heure n’était pas à la vengeance aveugle, et bien qu’il mourût d’envie de faire avaler au bâtard de la maisonnée Spleen le sourire qui ne devait pas manquer poindre devant tant d’inaction, le cadet de la maisonnée de la Nouë saurait réfréner cette colère sourde, et lui faire payer la déroute subie. Loin de lui en tout cas l’idée de vouloir venger ses gens. Non, décidément le puîné était d’une trempe bien différente comparativement à Foulques, bien que soignant toujours les apparences, et se montrant affable et soucieux des miséreux en public, Loric de la Nouë ne possédait certainement pas le sens aigu de la chevalerie de son frère aîné. Loin de là.
Du chevalier, tout au plus pouvait-on considérer qu’il en eût les capacités martiales, le jeune marquis ayant profité du dernier tournoi impérial pour s’illustrer au sein de respectables pairs. Mais il ne s’agissait ici que de victoires en lice ou en mêlée, non de succès militaires respectables. L’expérience lui faisait encore probablement terriblement défaut, le jeune homme n’ayant jamais accompagné son frère au cours des campagnes d’alors, lorsque Foulques chevauchait aux côtés du Seigneur de Myzar et du Roi Antijaky. Ce dernier refusait qu’ils s’engagent tous deux au cours d’un même conflit, ce qui faisait bien les affaires du premier, qui pouvait alors vaquer à ses occupations sans contrainte en assurant la charge du seigneur de la Malnouë en son absence. C’est ainsi qu’il avait acquis l’expérience nécessaire à la gestion d’un domaine, par la force des choses, entouré des conseillers bienveillants de son frère, certains ayant même connu leur regretté père, le rude chevalier Fulmène.
Le fracas de la seconde bataille de la Malnouë résonnait encore aux oreilles du jeune Loric, qui frissonna en repensant à cet épisode. Pour la seconde fois, le fief familial hérité de Fulmène avait été rasé sans préavis, et l’absence d’intérêt stratégique évident de cet assaut avait toujours questionné le noble. Peut-être ne trouverait-il jamais de réelle réponse à cette question, alors même que l’armée régulière de Foulques avait été réduite à néant lors de la défense des lieux, et son frère sévèrement blessé.
Longtemps on avait cru que cette flèche aurait raison du seigneur Foulques de la Nouë, tant les mauvaises humeurs avaient coulé de la plaie par la suite, tant la fièvre avait été forte, et le délire violent. Les mires et soigneurs de tous horizons s’étaient relayés au chevet du seigneur blessé, proposants onguents, décoctions et cataplasmes en tout genre, sans grand succès, l’état du Chevalier Au Fléau continuant de se dégrader. Son frère avait alors assigné à son chevet leur vieille nourrice, afin de le veiller jusqu’à trépas, se recentrant sur les affaires du domaine, qu’il avait par ailleurs promptement reprises en mains dès l’alitement de son aîné.
S’agissait-il de la profonde piété et des litanies fiévreuses adressés par le Neir’A Than dans son sommeil ? Des soins affectueusement prodigués par celle qui leur avait donné le sein des années auparavant ? D’un quelconque remède prodigué par l’un des soigneurs qui s’était révélé efficace à retardement ? Toujours était-il qu’un matin la fièvre tomba brutalement, les humeurs suintant commencèrent à s’éclaircir, la brume sembla s’estomper progressivement de l’esprit de l’héritier de la maison de la Nouë. Pour laisser place à une vive détresse. Lancinante. Récurrente. Insoutenable. Si vive que même un combattant endurci tel que Foulques devint l’ombre de lui-même, pris de terribles crises de tremblements, alors même qu’il criait sentir son cœur prêt à exploser tant il battait, et se plaignait de ne plus voir qu’un voile sombre, ou décrivait au contraire de terrifiantes formes vues de lui seul. De nouveau les médecins furent rappelés à son chevet, mais bientôt seul le premier sage appelé par Loric, celui qui avait été témoin et accompagné la phase encourageant de convalescence resta aux côtés de l’aîné de la Nouë. Et seule une décoction concentrée de pavot et quelques autres simples sembla en mesure de le calmer, le plongeant cependant dans un état second indigne de l’homme qu’il avait été. Obligeant par la force des choses le cadet à garder les rênes de la maisonnée de la Nouë, assumant pleinement les obligations du marquisat. Loric soupira en songeant aux rumeurs qui commençaient à se répandre au sein du castel : que son frère Foulques souffrait d’un mal familial, déclenché certes par une blessure au combat, mais présentant de troublantes similitudes avec celui qui avait terrassé leur défunt père Fulmène.
Se préparant à cacheter la missive qu’il escomptait faire porter à son Altesse Impériale, Loric de la Nouë entendit frapper à la porte de son étude, selon une mélodie qu’il avait appris à reconnaître au cours des derniers mois. Sans prendre le tems de s’introduire dans la bibliothèque seigneuriale pour autant, le sage valésien reprit ensuite tranquillement la descente des marches en colimaçon pour gagner les pièces des étages inférieurs. Ainsi donc Loric savait avec cette simple séquence sur la porte en chêne que Foulques dormait à présent du sommeil du juste. Repensant à l’exceptionnel travail du valésien, qui ne manquait pas de lui rappeler ses honoraires mais les méritait amplement, le Marquis de la Nouë ne put s’empêcher de s’étonner des étonnantes propriétés de la petite baie au nom ampli de traîtrise que lui avait présenté le sage il y avait de cela plusieurs lunes. Quelle fascinante petite chose était cette exotique belladonna…
« Assez ! »
Loric frappa du poing sur la table, faisant trembler la coupe d’Altevin posée à côté des cartes de la région, qui vacilla mais ne tomba pas, épargnant ainsi aux velins l’apparition d’irrémédiables tâches grenat. Vert de rage, le jeune seigneur invectiva bruyamment les conseillers qui lui faisaient face, faisant montre d’un coup d’une rage inouïe qu’il avait jusqu’à présent toujours contenue, faisant blêmir ses interlocuteurs.
« Je ne suis pas mon frère ! Je ne l’ai jamais été, et ne le serai jamais, alors cessez céans de me rapporter ce que Foulques aurait fait ou dit dans telle situation lorsque je vous fais part de ma décision ! Je ne souffrirai aucune constatation à ce sujet, il est hors de question que j’élève la voix au Conseil Impérial pour un quelconque homme de foi malmené par le seigneur de Karan ! Je n’ai que faire des jérémiades de Radon, qui est venu s’épandre à mes pieds à ce sujet avant que je ne le congédie, et s’est ensuite empressé d’aller pleurer dans vos jupes lorsque je lui ai refusé nouvelle audience. Le seigneur de Tenare a décidé de réformer les dogmes ecclésiastiques ancestraux en donnant un grand coup de pied dans la fourmillière ? Grand bien lui fasse, il se sera certainement fait de nouveaux ennemis à cette occasion, mais la Foi a bien besoin d’un souffle de renouveau plutôt que de rester figée dans des rituels éculés et vides de sens comme aujourd’hui ! Oui, vides de sens, Eléaste, ne vous déplaise ! »
Le marquis arbora passagèrement un sourire sardonique tout en continuant.
« Je ne suis pas Foulques, une fois de plus, et il faudra vous faire à l’idée de ne plus vous adresser au pieux et saint homme qu’il est, comme vous ne manquez pas de me le ressasser à longueur de temps ! Ou tout du moins qu’il était, car vous avez entendu comme moi ses cris déchirants certaines nuits, le pauvre n’est plus que l’ombre de lui-même ! »
Se levant brusquement, le seigneur de la Malnouë commença à faire les cents pas dans la pièce, sans mot dire, songeur. La tension qui semblait l’habituer jusqu’alors commença à retomber, son pas se faisant progressivement plus lent, moins bruyant, jusqu’à reprendre son délié habituel, souple. Loric prit alors une grande inspiration, toujours sous les regards circonspects de ses conseillers, n’osant piper mot tant qu’ils n’étaient assurés que l’ire du seigneur des lieux était passée.
« J’entends bien vos inquiétudes, mais le fait que j’aborde les événements sous un angle différent par rapport à ce que vous avait habitué mon frère ne signifie pas que je les sous-estime, ni que je les néglige. Mon point de vue m’est propre, voilà tout, mes priorités sont différentes, et vous ne pouvez exiger de ma part un abord des faits aussi simple et naïf que mon aîné, voyez donc où cela l’a mené ! Non, je vous le répète, ma décision à ce sujet est ferme : les hommes de l’Ancienne Foi doivent pour l’heure se plier à cet accord, qu’il ait été obtenu de gré ou par traîtrise importe peu, ils se sont engagés. Il me semble tout de même que chacun d’entre eux aurait pu s’offrir au sacrifice ultime s’il avait un temps soit peu porté sa foi au dessus de sa propre survie. Ce qui je vous le rappellerai bien volontiers n’a guère été le cas, puisque les voici dorénavant à se perdre en récriminations devant tant d’injustice subie. »
Songeur, le noble reprit sa coupe et y porta les lèvres, laissant le temps à ses propos d’infuser les esprits de ses interlocuteurs. Déjà des moues de désapprobations se dessinaient sur le visage de certains, alors que d’autres ne manquaient pas de hocher la tête en signe d’assentiment. Comme souvent ses derniers temps, les deux conseillers les plus pieux qui avaient servi la famille depuis feu leur père Fulmène réprouvaient les choix du puîné de la maisonnée de la Nouë, alors que d’autres semblaient bien plus à leur aise avec cette distance à la religion vite imposée dans leurs débats. Si Loric avait poursuivi les investis dans la construction du Temple de Seir’A Neir sur la butte Yvrie, dans les abords immédiats de Domeciel, ainsi que l’avait commencé son frère, il s’était par la suite scrupuleusement employé à éviter autant que faire se pouvait toute connivence avec un homme de foi, tant de l’Ancienne que des nouvelles. Pas tant par agnosie pure que par pragmatisme et volonté de ne pas être enfermé dans un carcan de préceptes inébranlables, prenant ainsi le contrepied de son frère Foulques.
« Bien, maintenant que ce point est éclairci, passons à d’autres sujets autrement plus pressants. Odemont ? »
L’intendant se racla la gorge, puis prit à son tour la parole.
« Messire, ainsi que vous le savez, si les ceps ont été relativement épargnés par les intempéries, ce n’est pas le cas de nos champs d’orge et de blé, qui ont été ravagés par un nuisible que nos serfs ont eu le plus grand mal à éradiquer. Nous avons ainsi dû nous résoudre à ouvrir dès à présent les greniers prévus pour l’hiver, et l’inventaire de nos réserves est plus bas que jamais. Le rationnement est de mise, certains annonçant un frimas que les céréales restantes ne vont guère apprécier. »
« Je ne puis qu’abonder en ce sens et partager ces craintes, mon seigneur, cela fait bien une décennie que nous n’avions pas eu à faire avec un climat aussi austère ! Des mesures semblent de mise, si nous ne voulons pas retrouver sur les routes plus de détrousseurs affamés et indigents, pauvres hères poussés par la faim à souiller leur âme ! »
Loric hocha lentement la tête, sirotant une nouvelle gorgé d’Altevin avant de formuler sa réponse.
« Si je partage votre inquiétude à ce sujet, Eléaste, permettez-moi de ne point en tirer les mêmes conclusions. Quelle que soit la raison qui pousse un homme à voler sur les terres de la Nouë, ne l’attendra que le gibet, car il est hors de question que je tolère ce comportement et trouve des excuses à ces brigands vagabonds, les laissant alors proliférer. Car il est certain qu’un tel crime laissé impuni donnera des idées à d’autres, et fera des émules. Nous risquerions alors bientôt de nous retrouver face à une pratique devenue monnaie courante.
Il importe ainsi de réagir prestement, et apporter une réponse aux voix affamées qui s’élèvent. D’autres auraient ainsi eu recours aux ancestrales coutumes du pillage, allant se servir sur les terres de voisins mieux pourvus, tels des barbares de Träkbäläard ou des Do'anraviirs ! Or de question de nous abaisser à de pareilles exactions, je n’ai que trop entendu de récits de ces faits, et vu quelle estime la population de l’Empire réserve à de telles pratiques dorénavant. Non, nous allons nous comporter de manière civilisée, et quérir de l’aide auprès de nos alliées pour remplir les greniers et passer un hiver plus serein. La préservation de nos récoltes viticoles est une bonne chose, car nous permettra de monnayer plus facilement tout ceci. Je gage que nous pourrons compter sur la place centrale d’Esterive pour faire transiter nos barils d’Altevin, et si nécessaire je m’engage à sortir de nos caves quelques fûts de Quintevin des années passées, qui sans nul doute trouveront acquéreurs à bon prix. Je t’entends déjà ronger ton frein, Cléthandre, mais chaque chose en son temps. Le temps de prendre les armes n’est pour l’heure pas d’actualité, mais nul doute qu’il viendra, et à ce moment là tu as ma parole que l’avant-garde te sera confiée, car j’ai amplement confiance en ta capacité à solder de vieilles dettes… »