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#1 2019-01-21 00:53:09

Aldegrin de Karan
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La mécanique de l'ombre.

Château Oseberg ; appartements particuliers du Maître du Palais.

-Nous avons un problème !

Les murmures et le grattement des plumes s'interrompirent. Liétald de Karan s'arrêta dès qu'il eut passé la porte du Salon du Maître. De toutes les paires d'yeux fixées sur lui, la plus sévère le jugeait depuis un bureau. Les haches et les peaux de bêtes avaient été descendues des murs, remplacées par plusieurs tentures représentant un dragon rouge couronné des armoiries impériales. Une gigantesque toile sur laquelle les provinces d'Okord avaient été finement tracées dominait la salle. D'autres cartes habillaient les murs gris, certaines représentaient les contours incertains de Déomul, de Valésiane ou encore du Gundor. Aldegrin de Karan estimait depuis longtemps qu'il n'existait plus rien à conquérir en Okord. Quelques fois, des rancunes tenaces aboutissaient à la fin d'une Maison ou à un échange de forteresse ; mais le vieux dragon ne voyait nul intérêt dans ces querelles de clochers. C'était hors de ses frontières que l'Empire rencontrerait la gloire.

-Quoi ?
L'aboiement glacial roula sur les pierres. Liétald s'arracha à la gravité une jambe après l'autre, jusqu'à se retrouver face à son père, sans vraiment s'en rendre compte. Aldegrin tenait un sceau suspendu au dessus d'une petite flaque de cire ; un officier au crane chauve jetait sur le papier un regard inquiet.
-Quoi ? Répéta Aldegrin, tout aussi sèchement.
-Les versements... Il... Il y a un problème avec les versements.
Quelques secondes silencieuses s'écoulèrent, durant lesquelles l’Éminence Grise ne cilla pas.
-Tout le monde dehors. Le sceau s'abattit avec force sur le décret. Sauf toi Ugo.
L'officier ramena ses longues manches sur ses mains et recula contre le mur pendant que les autres pages sortaient un par un. Krein Vadir, le gigantesque homme de main des Karan ferma la porte.
-Il y a un problème avec les versements ! Déclara Liétald avec inquiétude, dès qu'il eut entendu le loquet tourner.
-Tu l'as déjà dit. Tu te répètes. Aldegrin tendit la main vers un sablier serti d'émeraudes et de rubis dans lequel baignait un liquide poisseux et sombre. Et tu me fais perdre mon temps. J'ai audience avec l'Empereur.
-L'audience n'aura aucune importance s'ils... s'ils savent ce que nous faisons avec l'or de l'Empire.
-L'audience n'aura aucune importance, de toute façon. Rétorqua le Maître du Palais d'un ton moqueur. Laisse boire notre bon souverain et laisse moi apposer son sceau.
-L'Archidruide de Chypre ! L'intendant d'Oseberg ! Et tous les autres, ils savent et ils vont parler.
-Évidemment qu'ils vont parler.
Liétald ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Son père soupira, regardant la poix s'écouler dans le sablier. Finalement il se leva et remplit deux coupes d'altevin. Il en abandonna une à son fils et s'accouda à la large fenêtre de pierre.
-Je ne serais pas éternel, Liétald. Cet empereur sera le dernier que je servirais. Toi et ton frère devrez faire fructifier seuls l'héritage rabougri des Karan, que j'eus tant de mal à faire refleurir. Aldegrin se retourna, jetant un étrange regard à son fils. Alors, si tu ne dois retenir qu'une de mes leçons, retiens bien celle-ci : le sacrifice est le tribut des dieux.
Liétald sursauta en entendant la porte claquer lourdement contre son linteau. Krein Vadir venait de disparaitre.

Oseberg, quartiers marchands, cette nuit là.

Aldek terminait son rapport. A quelques lignes de la fin, le regard du vieil officier fut attiré par le reflet projeté par la chandelle sur le verre sombre de la bouteille d'altevin. Accroché à son goulot pendait un mot, griffonné d'une main sûre. ''Le pouvoir n'use que ceux qui n'en n'ont pas.''

-Vieux serpent.

Aldek était un homme honnête, qui croyait aux dieux et aux forces du mal. Haïr les Karan allait donc de soit. Il avait tenté d'alerter l'Empereur, sans y parvenir. Le Seigneur de Falcastre avait verrouillé les issues. Pendant que la noblesse tournoyait et célébrait Okord, des gens disparaissaient dans la nuit, des sacs d'or changeaient de main, des comptes clandestins au financement occulte étaient ouverts au nom du Trésor Impérial, des hommes en armes arborant le dragon et le léopard s'emparaient des récoltes de la paysannerie.

Il s'empara de la bouteille et la déboucha. Terminer son rapport en buvant le vin des Karan ne manquait pas de saveur. Le fruit était délicieux et épargné de toute amertume douteuse. L'intendant d'Oseberg savait que même Aldegrin de Karan ne se risquerait pas à l'empoisonner.

Il roula son parchemin et le fourra dans sa vieille musette en cuir.

La grande maison de bourg était plongée dans l'obscurité et le silence. Ni sa femme ni les domestiques n'arpentaient plus le marbre chauffé. Il était trop tard, ou trop tôt. Aldek allait poser sa main sur la lourde porte en chêne lorsqu'une sensation terrible lui enflamma l'estomac. Courbé en deux sous la douleur, l'officier se sentit défaillir. Ses entrailles le brûlaient d'un feu ardent.

La crise s'estompa, et la douleur s'évanouit, aussi brusquement qu'elle était apparue. Aldek reprit ses esprits, se jurant de consulter un druide ; le mal qui hantait son corps gagnait en importance.

Le char attendait devant le parvis. Juché sur son banc, le cocher endurait la pluie battante sur son dos courbé.

-Bjorn, vous êtes déjà là ?

Une bourrasque secoua le char, le cadavre de Bjorn bascula sous la furie des élément. La poignée d'une dague dépassait de sa nuque.

-Le pouvoir n'use, que ceux qui n'en n'ont pas.

Le murmure venait de la droite, la lame vint de la gauche. Elle tailla un sourire immense dans la gorge d'Aldek tandis qu'une paire de bras puissants arrachaient les sangles de sa musette et plusieurs bagues de ses doigts. La mort s'estompa dans la nuit, à grandes enjambées. Aldek tituba un peu, pressant à grand peine les deux replis de peau d'où s'échappait sa vie. La chaleur l'abandonna rapidement et il s'affala dans la boue, sous le regard stupide de ses chevaux.

-Vieux serpent...

***

Nicosie, ville haute, cette nuit là.

-Par les dieux...

Ismérie laissa retomber sa tête sur l'oreiller, une mèche brune atterrit doucement sur son front, descendant lentement sur sa joue. Les petites quenottes blanches se plantèrent dans la lippe carmine. Le souffle se fit haletant, jusqu'à la vague, jusqu'à la secousse.

-Ne t'arrête surtout pas.

Les deux mains frêles plongèrent sous les draps, à la recherche de cette tête nue qui voulait s'échapper de la moiteur du lit. Les ongles se plantèrent dans le large cou comme autant de serres.

-Tu vas encore me faire...

Ismérie ne contrôlait plus rien. Son corps n'était plus qu'un amas de signaux électriques et de furieuses décharges d'hormones. Sous le lin, les deux cuisses se refermèrent en étau sur le crâne de son amant. La vague se profila à l'horizon, gigantesque, démente et assoiffée. La jeune femme s'appuya sur la tête de lit tandis que le plaisir submergeait son ventre gourmand. Son corps se cabra comme un arc alors qu'un long déchirement s'échappait de sa bouche ouverte.

Plus rien n'avait d'importance : ni les dieux, ni sa famille, ni les passants tardifs ; arrêtés un bref instant dans leur monotonie nocturne, dardant une oreille curieuse sur ce cri reconnu entre tous.

-Mais comment fais-tu ? Soupira Ismérie, les yeux mi-clos.
-Le privilège de l'âge.

Hardouin de Limassol essuya ses lèvres dans le creux de son coude. Il souriait, satisfait de son œuvre. Il s'adossa à un oreiller et, glissant un bras sous elle, attira son aimée contre son torse.  Celle-ci joua un moment avec l'énorme médaillon d'archidruide qui reposait sur le poitrail d'Hardouin.

-Ma mère veut me marier.
Elle avait dit ça distraitement, comme à chaque fois.
-Ta mère veut toujours te marier, Ismérie.
-Cette fois-ci l'affaire est sérieuse... Cette fois-ci, je suis d'accord.
-Pourquoi le serais-tu ?
-Hardouin, je n'ai plus quinze ans ! Auparavant, tous les hommes se seraient jetés depuis le pont de Constantinople si je le leur avais demandé. Mais au dernier tournoi de Samarie, c'est à peine si le Prince m'a jeté un regard. J'ai vingt ans, je ne suis pas marié... et les gens parlent.
-Les gens parlent ?
-Ils m'appellent ''Madame la Druide'' en ricanant. Je suis Ismérie de Nicosie !
-Ne dit pas ça.
-Alors trouve-moi un mari ! Ou épouse-moi et reconnaît notre union !
Hardouin quitta le lit, préférant se verser une coupe de vin.
-Tu es folle. Tu n'imagines pas tous les sacrifices que cette chaire d'archidruide m'a coûté.
-Erbert de Tyrosh a bien reconnu ses bâtards.
-Il était Archidruide du Roi ! Évidemment qu'il pouvait se le permettre !
Hardouin lança sa coupe contre le mur. Elle explosa en mille morceaux.
-Qui ta mère veut-elle te faire épouser.
Ismérie ne voulait pas répondre. La colère d'Hardouin lui était coutumière. Son impétueuse intensité faisait d'ailleurs son charme.
-Maximilien de Karan. Elle pense qu'avec l'Empire...
-La Samarie ne sera jamais une province impériale ! Je prêche nuit et jour contre cela. Je préférerais mourir plutôt que...

La porte des appartements secrets de l'Archidruide sauta de son verrou, révélant cinq hommes aux visages dissimulés par des foulards, armés d'arbalètes. Ismérie et Hardouin ne songèrent même pas à cacher leur nudité tant l'intrusion paraissait irréelle. L'un des assassins s'avança d'un pas.

-Ça j'en suis sûr.

Les carreaux claquèrent dans la nuit sombre. L'un transperça la joue d'Hardouin, tandis que trois autres se plantèrent dans son torse. L'Archidruide s'affala sur une commode avant de rouler par terre.

-S'il vous plaît... Par pitié... Je suis innocente.

Ismérie était clouée à la tête de lit. Un trait lui transperçait l'épaule, teintant les draps d'un rouge profond. Le chef des assassins s'approcha d'elle à pas lents et mesurés. Il dégaina un percemaille.

-Innocente de quoi ? Les Karan ne frayent pas avec les putains souillées.

Le tueur plongea la tige en d'acier plusieurs fois dans le ventre rond. Mitraillant de coups mortels la peau de la plus belle femme de l'Ouest.

Les passants ne prêtaient plus attention aux cris.

***

Fort Torksay, muraille intérieure, cette nuit là.

Deux gardes arpentaient le chemin de ronde. La nuit était fraîche et claire sur les Collines du Grand Manitou. L'automne avait avalé la plaine. Le jour elle était parsemée de reflets dorés et rougeâtres, sous la lune elle se paraît d'étoiles argentées. Sans doute distrait par la beauté du paysage, l'un des gardes manqua de passer par dessus la courtine. Il ne dût son salut qu'à la main ferme posée sur son bras. Le plateau qu'il tenait entre ses mains tangua dangereusement.

-Eh le bleu, tu rêves ?
-Pardon, sergent. Juste que... J'étais ailleurs.
-Ben reviens vite par ici. Ce genre d'accident con c'est la raison pour laquelle t'as obtenu une solde. Si tu pouvais passer la semaine, ce serait déjà bien.
-Oui, sergent.
Le vieux garde leva les yeux au ciel.
-Arrête avec les ''sergents'', appelle moi Athelstan.
-D'accord serg... Euh Athelstan.
-C'est mieux. Bon, ton nom à toi c'est quoi ?
-Markus. Je suis le fils du vieil Isaïe.
-C'est pas vrai ! T'es le fils de ce gredin ?
-Eh oui.
-Bah, personne n'est parfait, déclara Markus avant d'éclater d'un rire gras. Bon, allez, sa soupe va être froide. Il est temps d'y aller.

Les deux gardes disparurent dans l'escalier extérieur. L'humidité se faisait plus prenante à mesure qu'ils s'enfonçaient sous terre. Les nombreux conduits qui constituaient le sous-sol du fort avaient été façonné dans une glaise argileuse, modelée puis brûlée par les anciens concepteurs de la structure. Aux endroits les plus sensibles, ils avaient ajouté de larges piliers de gré destinés à soutenir l'ensemble. Le temps rendait désormais les parois aussi dure que la pierre.

-Il a fait quoi ? Demanda Markus tandis qu'il empruntait un long corridor garni de torches.
-Rien de mal, au contraire. Il est même ici de son plein gré. Vois-tu quand on est maître des comptes à Ténare, on se retrouve aux services de personnes peu recommandables ; et de leurs secrets. Peu d'âmes peuvent en supporter le poids.
-Il sait des choses compromettantes sur les... Karan ?

Athelstan s'arrêta net, un index posé sur ses lèvres. Son regard se porta sur la chaise adossée à la porte d'un cellule. Cette chaise aurait dû être occupée par son collègue attendant la relève. Ce collègue était visiblement parti.

-Qu'est-ce qu'il y a ? Murmura Markus.
-On est en train de se faire baiser.

Athelstan s'élança à toutes jambes, sa main brandissant la clef des geôles. La lourde porte pivota vers l'intérieur, révélant une cellule confortablement aménagée. Des victuailles avaient déjà été disposées sur une longue table, notamment une bouteille d'altevin fraîchement débouchée.

Un homme d'une cinquantaine d'années se débattait dans un large fauteuil. Il était recroquevillé sur lui-même et ses mains griffaient une gorge remplie d'écume.

Le plateau de Markus se brisa sur le sol.

***

Château Oseberg ; appartements particuliers du Maître du Palais.

Aldegrin de Karan regardait son fils. Il ne voyait qu'un passé d'insouciance et un avenir incertain. Le Dragon s'était toujours attiré de nombreux ennemis. Dès leur arrivée sur ces terres étranges et inhospitalières, la ruine avait guetté les karaniens. En ce temps là l'or manquait et les épées étaient rouillées. Alors les barbares décidèrent de changer de tactique et apprirent de ceux qui souhaitaient leur perte.

Cette politique avait traversé les générations, et Aldegrin l'appliquait toujours.

Le Maître du Palais tapota distraitement le sablier. Ugo se pencha sur son épaule.

-L'audience avec l'Empereur approche. Vous allez être en retard.

Aldegrin acquiesça tandis que son intendant rassemblaient plusieurs parchemins. Des doléances de la paysannerie sudorienne, quelques rapports diplomatiques, les comptes du Trésor... et la reconnaissance de nouvelles provinces impériales. Le Seigneur de Karan se leva, ajustant ses manches et son col.

-Repars pour Ténare aujourd'hui et administre le domaine. Il y aura des retombées.

Liétald approuva silencieusement.

Dernière modification par De Karan (2019-01-21 18:32:01)


Seigneur de Ténare ; Marquis de Falcastre
Maître du Palais ; Gardien du Trésor Royal
Chevalier au Léopard ; Chevalier de l'Ordre des Fondateurs royaux

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#2 2019-01-23 16:58:08

K-tåås Trøf
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Re : La mécanique de l'ombre.

Oseberg, à l'écart de la cité, deux jours plus tard

Une pluie fine glissait dans le vent et sur les visages du peu de personnes présentes.
L'humidité ambiante n'empêchait pas au feu allumé pour l'inhumation de crépiter et de projeter quelques éclats autour du corps d'un des intendants de l'Empereur, Aldek d'Oseberg.
Il avait été retrouvé étendu dans son sang sur le pavé, à quelques pas de ses montures, sous les fenêtres d'habitants qui n'avaient rien entendu.
Malgré ses fonctions, son décès n'avait soulevé aucun émoi dans la capitale, tant les vols et les crimes étaient courants dans toutes les grandes cités d'Okord.

- Taas... ?

Taas Trof ne bougea pas, continuant d'observer le feu.

- Taas. Veux tu que j'enquête sur sa mort ?

Taas Trof n'aimait pas Sparr Hoff. Tout les opposait, tout les avait toujours opposé.
Mais Sparr Hoff avait toujours été fidèle à la maison de K-lean, malgré leurs différences.

- Aldek était vieux et malade. Trouver son assassin ne le fera pas revenir.
- Aldek était l'intendant en lien avec le Grand Bailli et le Trésor Impérial ! Sa mort n'est peut être pas un hasard.
- Tu as toujours été trop suspicieux Sparr. Mais peut être veux tu cette place d'Intendant ?
- Taas, tu sais que je ne suis point comptable.
- Alors trouve moi un comptable en qui tu as toute confiance. Tu pourras ainsi vérifier les comptes par toi même.
- Et si je trouve quelque chose ?

Taas Trof se retourna et posa sa main sur l'épaule de Sparr Hoff.

- Sparr, tu sais très bien que si quelqu'un vole le Trésor Impérial, j'irais moi-même lui découper ses bourses.

Sparr Hoff fixa Taas Trof du regard plusieurs secondes avant que l'Empereur ne reprenne la direction de la cité.
Il n'était pas certain de ce qu'il avait pu lire dans ses yeux : une étincelle de fierté, la lueur de sa folie, ...
Comme une incitation à trouver un coupable, une excuse pour partir en guerre ...

Dernière modification par K-lean (2019-01-23 16:59:12)


Lignée des Trofs, et autres successeurs

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#3 2019-02-12 00:04:18

Aldegrin de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

-Vous agirez pour le Maître du Palais, pour l'Ouest et pour votre Empereur.

Il avait choisi l'ordre de ses mots avec soin. Aldegrin de Karan ne laissait rien au hasard. Il exécrait le hasard. Il avait été le témoin silencieux des méfaits provoqués par le chaos et l'incertitude sur de vénérables maisons. L'infortune pouvait aussi frapper les Karan. Il suffisait d'un dilettante pour provoquer la ruine de tous. L’Éminence Grise choisissait donc ceux qui l'entouraient avec soin, et ceux qui le servaient avec encore plus d'attention.

Douze-mille lances et épées le regardaient aujourd'hui. Casques sombres et capes rouges. Un léopard doré le pavois. Un dragon vermeille sur le plastron. Il avait fallut un peu d'or et de calvok. L'Empereur K-tåås Trøf avait signé le décret paresseusement, trop occupé qu'il était par ses maîtresses et ses tournois. Une paraphe et un coup de sceau. Le parchemin sentait encore l'alcool.

-De la Plaine du Haut jusqu'au Caire, continua le Seigneur de Ténare. Tirant un coup brefsur les rennes il fit faire demi-tour à sa monture et repassa devant le premier rang. De Lassius jusqu'à Tibériade. Vous patrouillerez en tant que mes premiers représentants sur les routes d'Okord.

Aldegrin avait d'abord songé aux Cantons Mercenaires. Les anciens vassaux valyriens étaient de féroces guerriers, ils répondaient désormais à un appel que les karaniens pouvaient combler aisément : l'or. Cependant le Maître du Palais ne connaissait que trop bien les limites de ce pouvoir. D'autres pouvaient renchérir, et la perspective d'être égorgé dans son sommeil par ceux qui devaient le protéger ne lui plaisait guère. La loyauté exigeait plus que de l'or, elle demandait un but. Alors Aldegrin avait fait chercher les petits et les insignifiants : les mercenaires sans soldes devenus cottereaux, les jeunes roturiers en mal d'aventure et les gibiers de potence graciés par le destin. Un magma bouillonnant d'âmes perdues. Plus important que tout : ces hommes n'entretenaient aucun lien avec les grandes maisons adverses.

-Vous pendrez les brigands, vous contrôlerez les serfs en vagabondage, vous vérifierez les passeports de toutes les marchandises en circulation sur les routes de l'Ouest.

Des yeux bleus et des yeux verts. Des mains gantés de cuir serrées sur les hampes. Une forêt de torses bombés d’orgueil. Le Maître du Palais avait levé une armée à son seul service. Une force capable de faire plier même les baillis les plus corrompus et les marchands les plus téméraires. Même les pitoyables pirate valésians devraient passer par la Grande Compagnie des routiers de l'Ouest. Et payer.

Tous les hommes ne seraient pas envoyés ainsi loin. Non. Aldegrin conservait une partie d'entre eux ici, au Château d'Oseberg, pour son usage tout à fait personnel.

-Gloire à l'Empire d'Okord !
-Gloire à l'Empire ! Répondit la troupe.

Le Seigneur de Ténare tourna le dos aux soldats. Cette mascarade l'avait fatigué. L'inspection des armées l'avait toujours fatigué. Les grands discours et les passages en revue drainaient du temps qu'il préférait investir autrement. Désormais la Grande Compagnie répondrait aux ordres de son capitaine. Et le capitaine répondrait aux siens. Aldegrin toisa son cadet du haut de son cheval.

-Ne me déçois pas.

Ansbert de Karan serra les mâchoires sous son casque. Il talonna légèrement sa monture et traversa l'armée par l'allée centrale. Un rang après l'autre, les routiers quittèrent Oseberg au rythme de leurs pas métalliques.


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#4 2019-02-12 22:34:59

Aldegrin de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

-Guarida... Carmen !

Le silence succéda aux suppliques. Les mains expertes essuyèrent les outils. On vida les outres remplies d'eau croupie. Le cadavre fut enveloppé dans un linceul. Des bras forts renversèrent plusieurs baquets de vinaigre sur l'établi. Enfin, les brosses s'échinèrent à frotter le bois vermoulu. En moins de quelques minutes, la ruche de tortionnaires bouillonnant sous Fort Dangier avait effacé la plus petite trace d'humanité de cet endroit abandonné des dieux.

Deux coups sourds frappés à la porte attirèrent l'attention de Krein Vadir. Une de ses grosses pattes tira le judas.

-Le Seigneur veut vous voir.

Le Batteur grogna. Il abandonna là les tortionnaires ; ceux-ci ne s'en formalisèrent pas, trop occupés à remplir le linceul de paille sèche. Comme tous ceux qui entraient dans Fort Dangier, l'espion envoyé par la Dame de Guarida n'en sortirait que pour être brûlé discrètement dans un vallon proche.

Vadir l'avait découvert grâce à une jeune laitière du Palais de Ténare. La terreur qu'inspirait ses maîtres semblait peser plus lourd que la sacoche d'okors que l'espion lui avait donné. Le Batteur le découvrit plus tard en train de parler aux palefreniers. Il lui fit sauter les dents de devant d'un coup de gantelet. A son réveil le pauvre bougre avait compris dans quel pétrin il s'était fourré.

-Il a confirmé. Déclara mollement Krein Vadir.
Liétald de Karan se tenait dans la grande cour du Fort. Adossé à son char, il croquait dans une pomme.

-Guarida ? Demanda Liétald.
-Guarida.
-Fâcheux. Fâcheuxfâcheuxfâcheux...
Les dents blanches replongèrent dans la peau verte du fruit.
-Je préviens votre père ?
-Non.
Le ton était soudain beaucoup moins désinvolte. Seuls les yeux de Liétald avaient bougé, à la manière d'un prédateur économisant le moindre de ses mouvements.
-Mon père est à Oseberg. Ansbert commande désormais la Grande Compagnie. En tant que Seigneur de Ténare, je pense pouvoir gérer la situation.
-Très bien. Que fait-on ?
Liétald mordit à nouveau dans la pomme. Une goutte de jus sucré s'infiltra dans sa barbe.
-Nous sommes les Karan, nous avons une réputation à tenir. Krein Vadir fronça les sourcils, semblant ne pas comprendre. N'est-ce pas bientôt l'anniversaire du jeune Luis de Guarida ? Trouvez un ménestrel et envoyez-le jouer "Le Dernier Vol du Faucon", je suis sûr que cela bonifiera l'ambiance de la fête. Le Sudord a oublié de quoi nous étions capables...
Un dernier coup de canines et le trognon de pomme tomba par terre.
-Et pour les cavaliers sudoriens ? Demanda Vadir.
-Je vais prendre contact avec la Dame de Guarida. Si ça se passe bien nous les reverrons chez eux.
-Et si ça se passe mal ?
-Nous les reverrons chez eux, répéta Liétald, la botte sur le marchepied. Mais avec des trébuchets... Oh ! J'y pense ! Vous vous êtes occupé des palefreniers ?
-Oui, acquiesça tristement Vadir.
-Parfait. La porte du char claqua sur son fermoir. N'oubliez pas la laitière.
-Mais je...
-Vous ne m'en aviez pas parlé. Je sais. Vous êtes un grand sensible, Vadir. Peu de gens le savent.

Le char s'ébranla. Krein Vadir resta dans la cour quelques minutes, à soupeser ses péchés et sa conscience.


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#5 2019-02-13 20:15:26

Carmen

Re : La mécanique de l'ombre.

« Et merde. »

Le soir tombait.
La troupe ne revenait pas.
Les archers au rempart ne voyaient rien venir.
Aux portes de Lajeño, habillé comme un marchand, Miguel Cordero ruminait, ses joues potelées dans la main.

« Merde. »

Qu'un espion se fasse prendre, c'était courant. Habituel. Les gens assez désespérés pour risquer la question et la corde en échange de cinquante pièces d'or à leur famille couraient les rues. Et que le nom d'un seigneur soit donné... Quelle foi y accorder ? Ces loqueteux savaient à peine le nom de leur mère.

Là, la situation était beaucoup plus délicate, car la mission qu'il avait donnée à ses hommes était particulière.

Il ne s'agissait pas d'observer des allées et venues pour compter des effectifs, ni d'évaluer de loin la hauteur des défenses d'un fief. Il s'agissait de poser des questions, de s'introduire dans les lieux, de fouiller des documents, d'obtenir des renseignements sur un sujet peut-être plus sensible encore que l'armée. Pour cela, il avait fallu recruter quelqu'un de plus compétent que le pouilleux usuel. Il avait fallu lui expliquer le minimum de choses pour qu'il sache quoi chercher, ce qui était déjà trop. Et surtout, il avait fallu trouver un moyen de le faire entrer dans le château de Ténare.

Cordero avait trouvé un moyen évident : l'or.

La maison de Guarida envoyait un convoi de chars à Ténare pour s'acquitter de l'impôt impérial auprès du Gardien du Trésor. Quoi de plus naturel ? Parmi les servants des chars, deux hommes de Cordero. Pendant le transbordement des centaines de sacs d'écus, un petit coup de couteau du premier dans la toile de jute.
Une averse d'or.
Tous les yeux alentour braqués sur les centaines de profils de l'empereur répandus sur le sol. Une fenêtre de tir pour que le deuxième complice se fonde dans le petit peuple de la basse cour.

Le plan était risqué bien sûr, mais il avait ses chances.

Seulement, la troupe ne revenait pas. Cela voulait dire que d'une façon ou d'une autre, ce con d'espion s'était fait prendre. Plus grave, la troupe avait dû se faire prendre avec, ce qui n'était pas prévu, du tout.

« Merde, merde, merde. Merde. »

Cordero tourna les talons et rentra dans le bourg. Il se dirigea vers la taverne du Grillon en Chaleur, un de ses points d'ancrage. Le patron était à ses ordres -enfin, à ceux de la marquise- et le salua d'un signe de tête quand il monta l'escalier.

Les Karan ne pouvaient pas penser qu'il s'agissait d'un espionnage ordinaire, ni que l'homme avait donné un faux nom. S'ils trempaient vraiment dans des affaires de gros sous comme il les en soupçonnait, ils n'apprécieraient pas qu'on s'en soucie. Ils brûleraient les preuves et contre-attaqueraient. Le maître espion n'avait aucune envie de subir la réaction de Carmen à un échec comme celui-là... Elle était devenue imprévisible, ces derniers temps. Dangereusement.

Il s'affala sur le matelas de sa chambre, qui couina par protestation.

Il lui restait peut-être une chance. C'était Liétald de Karan qui gouvernait Ténare... Il était de notoriété publique que le jeune loup avait les dents longues. Si le vieil Aldegrin n'avait pas immédiatement été mis au courant, la situation pouvait encore être rattrapée et arrangée à sa façon. Sentant venir l'inspiration, il se mit devant l'écritoire.

Au gouverneur de Ténare

Messire de Karan,

Sur ordre de la marquise Carmen, j'ai envoyé à votre fief un convoi transportant les cent mille écus d'impôts dûs par la maison de Guarida au trésor impérial.

Je suis sans nouvelle de ces gens.

Pouvez-vous me confirmer que ce convoi vous est bien parvenu ?

Dans l'attente de votre réponse,

Carlos Cruz,
Intendant de Lajeño.

Il cacheta son pli du sceau des serviteurs de Guarida, et siffla dans le couloir. Un de ses hommes accourut par les marches quatre à quatre.

« Juanito. Donne ce pli en mains propres au gouverneur de Ténare, toute affaire cessante. Et demande à amener toi-même sa réponse, dans les plus brefs délais. »

C'était la première chose à faire, et la plus sensée. Tâter le terrain.

Dernière modification par Zyakan (2019-02-13 21:21:38)

#6 2019-02-22 01:08:45

Aldegrin de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

La porte se décrocha des gonds. Les lions dorées s’engouffrèrent dans la masure deux par deux, l'épée sortie du fourreau. Sac de foin et sac d'avoine, jambons séchés et bourses d'okors. Tout fut saisi, compté et inscrit sur le livre avant d'être balancé dans le chariot. Evrard de Kervelen restait debout au milieu de la pièce principale, terrorisé. Sa femme et ses trois filles se serraient contre lui, ne sachant trop ce qu'il fallait redouter. La Grande Compagnie des routiers de l'Ouest arpentait l'Empire depuis peu, mais sa réputation était déjà faite. Tassilon, Edouard, Emma, Laurent, Bathilde... Autant de brigands de grands chemins qui avaient été pendus durant les dernières semaines. Les lions dorés les accrochaient scrupuleusement aux arbres bordant les sentiers, afin que les rapineurs de tout poil sachent à quoi s'attendre.

-Mais enfin ! Il doit y avoir une erreur ! Tenta Evrad en apostrophant le soldat qui semblait diriger les autres. Je suis prévôt au service de la Maison de Pellehun depuis...
-Rien à battre.

Le gantelet en métal cueillit Evrard au creux du ventre. Le vieil officier s'effondra sur le sol, rapidement secourut par sa famille. Les autres soldats les enjambaient et les bousculaient sans vraiment s’intéresser à eux, les bras chargés de coffrets ou de sacs de grains. Evrard trouva finalement la force de ramper sur le pas de sa porte, à la suite du sergent.

-Ce n'est pas seulement une prévôté, mais c'est aussi un grenier que vous êtes en train de piller ! Hurla Evras, les larmes aux yeux. Vous condamnez de pauvres gens en leur prenant tout ce qu'ils ont...
-Toi. Tu. Fermes. Ta. Gueule. Répliqua le sergent en lui martelant le visage contre le plancher. T'as mal fait ton travail. Alors on le fait à ta place, pour le bien de l'Empire. Mais si ça te va pas, je peux aussi dire à mes gars de repartir avec autre chose que des sacs d'or. Ses yeux vicieux se posèrent sur la plus jeune des trois filles. Tu me comprends ?
Evrard sanglota un "oui" à peine audible.

Le sergent l'abandonna là. Ses hommes étaient déjà en selle et attendaient autour de la chariote débordant de vivres. Il s'installa à côté du cocher et rangea son livre sous lui.

-Bon, on vend ces merdes au prochain comptoir et on garde l'or. Allez, on y va, j'en ai plein le cul.
-A vos ordres, sergent !

***

Le navire s'approchait doucement de la crique. Les voiles avaient été ramenées. Les galériens ramaient en silence. Le capitaine ad-Dîn inspectait la plage depuis la proue, armé de sa longue vue.

-Fais préparer les chaloupes Aziz, l’acheteur ne va pas tarder. On doit se débarrasser de la marchandise rapidement.

Le second opina. C'était un petit homme sec et nerveux. Mais ses harangues étaient autant de coup de fouets pour les autres pirates. De largues barques furent larguées le long de la coque. On y fit descendre tonneaux, balles et caisses en tout genre. La petite compagnie souqua ferme jusqu'à la plage. Les chaloupes s'enfoncèrent dans le sable okordien en crissant.

-Mais qu'est-ce qu'ils font ? Se demandait ad-Dîn tandis que ses hommes empilaient la marchandise sur les galets. Ils devraient déjà être là.
Il lança un regard à Aziz, lui aussi partageait son appréhension. Okord changeait. Il était de plus en plus dur de gagner sa vie pour n'importe quel pirate. La fin d'une époque, songea ad-Dîn.
-Ils arrivent !

Le capitaine regarda dans la direction indiquée par le bout de phalange d'Aziz. Effectivement, deux silhouettes descendaient la falaise. Deux hommes. Rien d'autre. Pas de coffre pour payer, ni de gros bras pour transporter la marchandise. Ad-Dîn porta la main sur la garde de son sabre, ses hommes l'imitèrent. Si l'acheteur se débinait maintenant il devrait payer le prix fort, les pirates ressyniens n'étaient pas connus pour leur grande magnanimité.

Mais ils ne s'agissait pas des acheteurs. Ad-Dîn le compris à la vue du léopard doré qui étincelait sur la poitrine des deux hommes. C'était pire que tout ce qu'il avait pu imaginer. Un concert métallique éclata derrière le capitaine : les pirates dégainaient leurs sabres.

-Tout doux, lança le premier lion doré. Vous allez tous vous calmer ou personne ne quittera cette plage en vie.
L'homme ricanait, loin d'être inquiet. Il ôta son casque avant de le coincer sous son bras, dévoilant un visage barbu auquel il manquait un œil. Ad-Din écarquilla les deux.
-Egill ?
-Surpris de me voir ? Demanda le lion doré en souriant.
-Mais... La dernière fois que je t'ai vu...
-Dix gardes me matraquaient sur le marché de Tuarei. Je sais.
-Comment as-tu...
-Survécu ? J'étais à peine vivant quand ils m'ont jeté dans une cellule de Fort Le Rige. J'aurais dû être pendu cet été, mais un curieux coup du sort m'a fait sortir de là. Le même qui t'as permis de filer avec les gars quand je me la faisais mettre profond.
-La garde avait été prévenue. Tu aurais fait la même chose, mon frère.
-Ta gueule. Je suis pas ton frère.
L'insulte avait claquée. Les sabres se firent plus menaçant.
-Mais ne parlons plus du passé, reprit Egill en retrouvant son sourire. Parlons du présent. Tu es un riche pirate. Et moi je suis un sergent de la Grande Compagnie des routiers de l'Ouest. Alors comment on fait ?
Egill dépassa la forêt de lames rouillées et se mit à tourner autour des caisses. Il arracha un des couvercles sans ménagement. Les pirates ressyniens voulurent intervenir, ad-Dîn les retint d'un geste de la main.
-Tu fais toujours le coup de la farine à ce que je vois, ricana Egill en jetant un sac rempli de poudre blanche sur le sable. Il lécha son index et le plongea au fond de la caisse. Il le ressortit couvert d'une poudre orange. Ça c'est pas pour faire du pain, ma petite gazelle des sables.
-Egill, ne me fait pas croire que tu fais respecter la loi ?
-C'est marrant, répondit le sergent en léchant l'épice qu'il avait sur le gant. Roland a dit la même chose quand on l'a pendu à un arbre. Il a jamais été du genre fute-fute, à ta place j'aurais choisi un autre revendeur.
-Tu as pendu Roland ? Ad-Dîn sentit sa gorge se serrer.
-Entre autre chose... Fallait bien que je te mette la main dessus ! Bon, je vais t'expliquer la situation : Okord a de nouveaux tauliers et ils sont plutôt du genre organisés ceux là. Tu peux vendre ta marchandise, si tu peux la vendre...
-Comment ça si je peux ?
-Si tu peux payer.
Egill remonta le rang des pirates ressyniens. Il fit un signe de tête à son adjoint. Le jeune soldat sortit un papier de sous son plastron et le donna au capitaine.
-Tu oublies tout ce qui navigue sous pavillon okordien, expliqua Egill. En contrepartie tu peux vendre dans n'importe quel port, n'importe quelle ville. Mais tu dois payer.
-Et explique moi pourquoi je devrais payer une taxe comme n'importe quel vulgaire marchand ?
-Je sais pas, répondit Egill en se tripotant oreille. Peut-être parce que je connais toutes tes planques ?
Une flèche siffla dans l'air. Aziz s'effondra dans le sable en hurlant.
-Mon genou ! Sale fils de chien ! J'ai une flèche dans le genou !
-Ou peut-être parce que mes gars ont les tiens en vue ? Continua Egill, imperturbable.
Ad-Dîn releva son second en jetant des regards inquiet à la crique. Une ligne d'archer était disposée derrière les herbes hautes. De sa main libre, il intima ses hommes à baisser les armes.

-Rengainez vos lames, mes frères. Ordonna ad-Dîn en mâchant chacun de ses mots. Ses yeux haineux ne quittaient pas le visage souriant d'Egill. Rembarquez la marchandise sur la Belle, nous irons la vendre au Lys.
-Parfait ! S'exclama Egill en remettant son casque. Nous avons aussi un poste là-bas. Ne perds pas ce papier, c'est ce qui fait de toi un marin honnête. Ce serait dommage qu'on te pende pour une erreur d'étourderie. Sur ce...

Egill et l'autre lion doré quittèrent la plage sans se retourner. les archers disparurent lorsque leur sergent remonta de la plage. Les pirates ressynien s'échinaient quand ad-Dîn disposa son second au fond d'une barque.

-Qu'allons-nous faire, capitaine ?
-Endurer la tempête, Aziz. Répondit amèrement ad-Dîn en ramant vers son navire. Comme toujours.

***

De nombreux chars arrivaient par la grande route d'Oseberg. Il s'agissait de riches attelages : chaque voiture était fermée et lourdement chaînée, deux paires de chevaux tiraient le lourd chargement. La file était encadrée par des routiers de la Compagnie de l'Ouest, tous armés et casqués. La grande herse du château engloutissait les arrivants avec la gloutonnerie d'un ogre depuis le matin.

Dans la cour les chars se voyait attribuer un emplacement. Un officier du Maître du Palais déverrouillait les portes et deux paysans alignaient le chargement sur les pavés: des coffres. Installé à une petite table, un autre officier notait scrupuleusement sur un parchemin la provenance du char et le nombre de coffres qu'il transportait, tandis que le premier officier griffait chaque coffre avec un morceau de charbon. Lorsque la procédure était terminée les paysans hissaient les coffres dans de larges brouettes à bras tirées par d'autres serfs. Ceux-ci disparaissaient dans l'enceinte du château et prenaient le chemin des caves et des entrepôts à grains.

-Voici le dernier chargement qui arrive, seigneur.

Aldegrin de Karan tourna la tête vers le tunnel, la seule source de lumière naturelle dans ces sous-sol. Des torches et des flambeaux avaient été rajoutés en urgence, pour faciliter le travail des officiers, mais ce n'était pas la même chose. Le Maître du Palais regarda les pousseurs arriver à la queue leu-leu, ils étaient éreintés. Qui ne l'aurait pas été ? Les pauvres hommes œuvraient sans relâche depuis trois jours.

-Ugo, vous penserez à faire récompenser tous ces bougres en conséquences. Les Karan ne sont pas des ingrats.
-Oui, seigneur.

Chaque coffre était ouvert par un des officiers qui en vérifiait le contenu, tout en le comparant avec le compte établi par les percepteurs cloué sous son couvercle. Chaque lingot, chaque okor était compté, vérifié et noté à la plume.

Le Maître du Palais se retourna. L'entrepôt débordait. Ils en étaient au troisième étage de coffres et l'arrivage ne finissait pas. Aldegrin posa son regard froid sur deux colonnes. Un "T" rouge avait été peint sur chaque caisse.

-Ce chargement doit partir pour Ténare avant ce soir.
-Ce sera fait, seigneur.

***

Liétald de Karan était avachi dans le large trône qu'avait occupé tous ses aïeux avant lui. Une main sous le menton, l'autre tenant mollement la lettre qu'on venait de lui transmettre. Il jetait un étrange regard à Juanito. Colère et curiosité y semblaient dissoutes dans un paresseux ennui.

Le masque. Celui qui cachait le redoutable calculateur qu'était Liétald. De son point de vue toute les hypothèses se valaient. La question avait put être poussée un peu trop loin, l'espion de Guarida avait pu se perdre dans la douleur et avouer n'importe quoi. La Comtesse avait pu perdre tout sens commun, les rumeurs circulaient après tout. On parlait d'elle, des herbes étranges qu'elle fumait, de sa suivante... Des rumeurs. Les Karan ne manquait pas d'ennemis non plus. La machination n'était donc pas exclure. Il existait aussi la possibilité d'une erreur. Une banale et ennuyeuse erreur aboutissant sur un conflit aussi idiot que meurtrier. Rien de mieux qu'un quiproquo pour enflammer l'Ouest et le Sudord.

-Les hommes envoyés à Ténare par l'Intendant de Lajeño ont violé l'hospitalité d'une cité amie. Déclara Liétald d'une voix douce. Ils sont engeôlés. Ce n'est que par respect et amitié envers la Maison de Guarida que je n'ai pas ébruité l'affaire. Dites à l'Intendant de Lajeño que s'il tient à récupérer ses hommes, il devra venir ici et s'expliquer devant moi. Vous pouvez disposer.

Juanito s'inclina rapidement puis remonta la grande allée au pas de course, sans doute trop heureux de quitter indemne la tanière du dragon.

-Vous devriez prévenir votre père, dit mollement Krein Vadir en regardant le jeune éclaireur s'enfuir.
-Je ne suis pas mon père, Vadir. Mais je suis Seigneur de Falcastre.
-Vous ne savez pas à quoi vous avez affaire. Répondit le Batteur, sans se laisser impressionner. Et ça va vous péter au nez.
-C'est un coup dangereux exécuté par un joueur talentueux. Il manque juste de pratique.


Seigneur de Ténare ; Marquis de Falcastre
Maître du Palais ; Gardien du Trésor Royal
Chevalier au Léopard ; Chevalier de l'Ordre des Fondateurs royaux

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#7 2019-02-23 01:25:57

Carmen

Re : La mécanique de l'ombre.

Oseberg
Quartiers marchands
Pleine lune, 6ème phase de l'an II, ère dix-neuf


La rumeur de la fête encombrait l'air nocturne. En bas, dans une cour, aboyait un gros chien. Posant ses pas précieux sans discerner trop bien, un homme au souffle court avançait sous la lune.

Ralf, dit aussi la Belette, priait à chaque pas tous les dieux qu'il pouvait, et surtout Podeszwa, de garder bien fixées les tuiles un brin humides, et bien claire la lune, ici sa seule guide. Il maudissait celui qui l'envoyait ainsi jouer les filles de l'air, tout noir de pied en cap. Ici, seuls le croisaient quelques oiseaux de nuit, silencieux volatiles que bien tôt la nuit happe. Il regrettait si fort d'avoir un jour croisé la route de cet homme, qui n'était pas marchand. Il maudissait sa mère de l'avoir engendré, et maudissait les hommes de n'être que clients. S'il comptait tous ses pères, il en aurait six cents... Et pas un seul, pourtant, qui veuille bien dépenser quelques sous pour soigner une pauvre vieille pu...

Il manqua déraper.

Sur un malentendu, il réussit tout juste à poser une main au bord du parapet.

Reprenant son chemin, il se mit à grogner sur le fol qu'il était d'avoir encor dit oui. Sans comprendre, qui plus est. "S'introduire nuitamment, au service de l'empereur, chez l'nouvel intendant" -pourtant son serviteur- "pour fouiller son bureau", "même pas contre lui mais contre l'ancien". L'ancien intendant. Aldek, ou un nom comme ça. Il s'était fait égorger quelque part par là. "Tenter de découvrir ce qu'il avait pu faire, et qui avait déplu à ceux qui le firent taire."

Pourquoi les hommes de Taas-Trof ne perquisitionnaient-ils pas tout simplement cette baraque ? Le chef lui avait répondu qu'il s'agissait d'être discret, parce que l'on ne savait pas quelles puissances étaient en jeu.

Un tournoi des marchands battait son plein ces jours-ci, et l'intendant tout neuf avait dû s'y montrer. Un serviteur taquin avait alourdi un tantinet l'arôme du vin qui lui était servi. Le brave homme devait, si tout allait bien, dormir à poings fermés à l'heure qu'il était.

Ralf arriva au faîte du dernier toit sur sa route. L'ancienne maison de cet Aldek lui offrait son profil au toit pentu, la galerie ouverte juste sous la corniche lui offrait passerelle toute trouvée pour accoster la masure, et sa vie de larron lui offrait malgré lui la folie qu'il fallait pour oser y sauter. Or doncques, il sauta.

Ses doigts griffèrent le pin, son pied poussa le mur pour compléter son vol, et il se hissa du bon côté du destin. Il n'eut pu savourer plus la texture du sol : même si la tomette était froide et rugueuse, elle était sous ses pieds et il était entier.

Se fiant à l'aveuglette, d'une main insidieuse il tâta la poignée de sa porte d'entrée. Elle était accueillante, et voulut bien s'ouvrir, se faisant la complice en cette heure tardive du seul homme qui hante son étage, et pire : elle glissa comme on lisse une plume inoffensive, sans un bruit, sans couiner d'aucune sorte, si bien que Ralf fut accueilli comme l'amant d'une morte. Il était dans la place.

Il y resta trois heures.

La table de travail était tout engloutie de dossiers, de paperasse, le cauchemar du voleur, qui devait vaille que vaille les fouiller sans un bruit, sous la faible lueur des rayons de la lune.

Après trois bonnes heures à chercher pour des prunes, Ralf finit par se dire qu'il ne cherchait pas bien.

De deux choses l'une : primo, le successeur d'Aldek travaillait pour l'Empire. Et s'il découvrait rien qu'un début de complot, il irait aussi sec prévenir K-Taas Trof du danger qui planait. En ce cas Ralf, ici, ne servirait à rien, car Taas-Trof était sauf, et qu'il ne se souciait que de verres bien remplis et de cruches de vin. Rien dans tout ce bureau ne sentait donc mauvais.

Ou sinon, secundo, l'intendant complotait. En ce cas il avait dû détruire sans tarder tout ce que cet Aldek avait dû récolter comme indices, soupçons, ou simples suspicions, et avait tout brûlé sans le moindre scrupule.

Donc, de toutes les façons, Ralf était comme un con : rien, dans tous ces papiers, ne vaudrait de pécule. Ce n'était pas demain qu'il dirait à sa mère "Tiens, la vieille, soigne-toi, c'est ton fils qui régale !".

Ralf appuya ses mains sur le manteau de pierre qui couvrait comme un toit la chemin... « ...Hé, c'est sale... »

Il secoua ses longs doigts pour évacuer la cendre...

Le rosé du matin commençait à roussir de par-dessus les toits, et, doucement, à rendre différents les recoins, en faisant ressortir les détails très infimes des fioritures sculptées. L’œil de Ralf fut frappé par un détail de rien : un minuscule abîme très bien dissimulé qui glissait, ciselé, sous le poitrail d'un chien. Il posa une main sur le grès du pilier et poussa, incrédule. Il n'en crut pas sa paume.

La moitié basse du chien resta fidèle, soudée. Le haut, lui, fit bascule, tournant comme un seul homme.

Là où n'était plus tôt qu'un chambranle innocent un peu trop décoré, là, s'ouvrait une cache. Ralf y glissa le dos de sa main en tremblant, tant il n'osait penser réussir dans sa tâche. Il sentit un contact qu'il n'avait que trop eu ces dernières heures : celui du parchemin. Il tira avec tact toute la matière qu'il put, submergé de bonheur et soupirant « Enfin... ». Puis il tordit le coup de nouveau au bon chien.

Les pages étaient noyées de chiffres en colonnes. Ralf enfila le tout dans son sac à larcin, pressé de s'en aller avant que midi sonne.



* * *


Tuarel
Auberge du chaton furieux
Un mois et demi plus tard


Depuis six semaines, les allers et retours de documents et de coursiers discrets ne cessaient pas, entre l'arrière-cour de cette auberge, relais d'espions, le château de Tuarel, et le palais d'Oseberg.

Les trois greffiers soledans dont Miguel Cordero avait loué les services aux frais de la marquise s'échinaient à retracer la provenance des chiffres inscrits dans ces colonnes.
Le sol était jonché de parchemins en piles. Les deux gros bras qui gardaient la porte devaient régulièrement rattraper une feuille au vol quand quelqu'un entrait en déclenchant un courant d'air.

Ce soir-là, les trois greffiers échangèrent un regard, et pour la première fois depuis six semaines, ils sourirent.



* * *


Ténare
Moment du récit


Cordero jouait un jeu dangereux.

Depuis qu'il était né, il avait joué un jeu dangereux.
Le jeu de servir, trahir, tuer ou mourir. Et il avait gagné déjà beaucoup de fois.

Il y a quelques avantages à avoir été vendu très tôt, et revendu souvent, de loin en loin : on voit du pays, on apprend les langues plus vite, on apprend à s'adapter à tout, et on apprend aussi à ne pas s'attacher soi-même à ses chaînes. Quand on est doué, bien sûr. Les autres restent esclaves, ou meurent.

Bah.

Les choses étaient plus faciles ici, même s'il avait fallu repartir de presque rien. Ici, le teint pâle était la norme, pas comme à Ressyne. Il avait tout ce qu'il lui fallait. N'aurait-il pas pris goût au pouvoir, il se serait parfaitement contenté de la situation.

Cordero tapotait le manche de la dague qui lui pendait au côté. À mesure que les hommes d'armes des Karan le guidaient dans le château de Ténare, son tapotement s'intensifiait. Il vérifiait méthodiquement qu'il n'avait rien oublié, et que toutes ses précautions étaient prises.

Pourquoi dénoncer simplement les agissements de ces Karan à l'Empereur ? Sa marquise en tirerait... Quoi ? De la reconnaissance, si tout allait bien ? Tsss. Et lui, il aurait droit à... -oui, bon, c'est agréable, mais y a pas que ça dans la vie.

Alors que, eux, devaient avoir bien plus que ça à offrir pour que personne n'en dise rien.

Dernière modification par Zyakan (2019-02-23 01:34:51)

#8 2019-03-04 01:28:15

Aldegrin de Karan
Inscription : 2014-09-14
Messages : 798

Re : La mécanique de l'ombre.

Château d'Oseberg,
18ème Concile du rite des Anciens Dieux.

Ils étaient tous venus. Constantin d'Eriador, Auguste de Blancpic, même l’énorme Ascidas d'Ittifak s'était déplacé ; toujours entouré de ses deux concubines... Le rite des Anciens Dieux était une religion ancestrale, aux us plus vieux qu'Okord elle-même. Seul un concile pouvait convoquer au même endroit autant de représentants de ce culte. Hormis des toges de même couleur et des pratiques communes, les archidruides d'Okord n'avaient que peu de choses en commun.

Beaucoup d'entre eux étaient les troisièmes fils de prestigieuses lignées, ayant préférées investir dans le saint denier. Un pourcentage non-négligeable étaient néanmoins les bâtards d'anciens archidruides. Mais tous avaient commencé en bas de l’échelle séculière, armés de dents aussi longues que des épées. Ils étaient parvenus à grimper péniblement les neuf échelons menant au saint des saints : le collège druidique. Devenir archidruide signifiait faire partie d'une élite intouchable de la société : argent, pouvoir, demeures, tout devenait d'un seul coup beaucoup plus accessible. Les jalouses menaces devenaient alors nombreuses. Il n’existait aucun chef suprême du rite, cependant une certaine oligarchie s'était mise en place avec le temps. Un vieux cercles de fidèles, dont certains visages changeaient au gré du climat politique okordien. Les longs règnes favorisaient toujours les diocèses puissants.

En un mot comme en cent, il régnait dans la salle d'honneur du château d'Oseberg une franche animosité. Les archidruides n'avaient jamais apprécié de se faire convoquer comme de vulgaires intendants par les souverains successifs. Un fort sentiment anti-impérial avait toujours circulé au sein du collège, un sentiment cultivé par les diocèses de l'Ouest. L'existence de ce concile semblait leur donner raison. Il fallait également compter sur les intérêts aussi divergents que contradictoires de toutes ces barbes blanches. Officiellement, l'ordre du jour allait être annoncé lors de l'ouverture de séance, mais les rumeurs ne manquaient pas. Déjà, certains archidruides circulaient de groupe en groupe, s'inquiétant du vote probable de leurs coreligionnaires.

Le vacarme des débats était rythmé par le tintement des coupes. La salle d'honneur du Château d'Oseberg était devenue une cour des miracles dans laquelle Ascidas d'Ittifak était attablé face à un cochon de laie tandis que ses concubines se trouvaient accroupies sous sa toge. A ses côtés, cinq archidruides originaires du Sudord discutaient d'une voix chevrotante de la nature divine de la Malédiction de Gweddnidrup. En face d'eux, Sidefroi de Samarie embrassait une jeune femme en train d'allaiter. Enfin, trois archidruides en bout de tablée jouaient aux dés, les okors jaillissaient comme les rires.

Personne ou presque ne sembla remarquer l'entrée d'Aldegrin de Karan. Ugo, son fidèle intendant, tenta courageusement d'annoncer son maître. Celui-ci tapota doucement son épaule. Le Maître du Palais avait son plan pour obtenir l'attention de son auditoire. Il se rapprocha du large trône posé sur un piédestal et en grimpa les quelques marches. Le brouhaha commença à s’atténuer. Lorsque le Seigneur de Falcastre s'y installa, un silence de plomb tomba sur l'assemblée ; un silence seulement troublé par les babillements d'un nourrisson.

-Messeigneurs, déclara Aldegrin d'une voix grave. Sa Majesté se trouvant dans l'impossibilité de participer au Concile, je vais procéder à son ouverture et diriger les débats.

Le silence dura quelques secondes, et puis...

-C'est un scandale ! Hurla Ascidas d'Ittifak depuis le fond de la salle. Il appuyait d'une main ferme sur la tête de sa courtisane et agitait de l'autre une cuisse de porcelet.

Le reste de l'assemblée explosa après lui. Un déchaînement d'injures et de malédictions se déversa sur celui que les archidruides considéraient comme un banal officier de maison, et en aucun cas un souverain capable de réunir un concile, encore moins de le diriger. Ugo se tourna vers Aldegrin, complètement démuni par la situation ; les deux gardes impériaux qui faisaient le planton près de la porte n'étaient d'aucun secours. Le Maître du Palais ne laissait rien paraître. Il ne craignait pas la tempête, pas plus que les injures. Il se contenta de lancer le menton vers son intendant. Celui-ci acquiesça et déplia un parchemin sur une petite table aux pieds du trône. Il déposa un encrier et une plume.

-Messeigneurs, reprit Aldegrin lorsque le calme fut revenu. Je déclare ce concile ouvert. Avant de procéder à l'ouverture de l'ordre du jour je souhaiterais faire part de certains changements au saint collège des archidruides... Le regard du seigneur karanien passa brièvement sur le parchemin avant de revenir aux visages sévères qui lui faisaient face. Ayant noté le sentiment dissident partagé par une large partie du clergé du rite des Anciens Dieux, ayant noté la désobéissance grandissante commise par de nombreux diocèse d'Okord, Sa Majesté, K-tåås Trøf, Second Empereur d'Okord, rappelle à tous la nature divine de Son règne. Par conséquent, la nomination des Ollams sera désormais du seul ressort du Maître du Palais. Les archidruides de chaque diocèse sont appelés à ratifier ce décret. Tout diocèse refusant de se soumettre à la loi se verra spolier de tous ses biens, ceux-ci captés par l'Empire.
-C'est une honte !
-Brigand !
-Serpent !
-Bandit !
-Enculé !
Aldegrin de Karan soupira. La longue diatribe d'injures aurait pu être longue si Radon de Valépi, archidruide de Seine, ne s'était avancé vers le trône. Il avait rejeté un pan de sa toge sur son épaule afin de pouvoir pointer du doigt le Maître du Palais.
-Mais qui es-tu, Aldegrin, fils de Landeric ? Demanda théâtralement Radon Qui es-tu pour t'adresser de la sorte aux porteurs du message divin ? Tu n'es rien sinon la vile incarnation des maux de notre temps ! Petit seigneur marchand, ambitieux officier, tes rêves pourris entachent la noble charge qui t'a été confiée. Sache qu'aucun druide ici présent ne prêtera allégeance à ton odieux dessein. Ta griffe est sans pouvoir sur notre charge !
-Oui, répondit mollement Aldegrin. Je m'attendais à ce genre de réaction... Il se tourna vers les deux gardes impériaux. Messieurs.

Les soldats sortirent de la salle, remplacés par ceux de la Grande Compagnie des routiers de l'Ouest. Les lions dorés étaient nombreux. Ils rasèrent les murs au rythme saccadé de leurs jambières, avançant en longue file de casques et de lances, jusqu'à revenir aux portes et fermer un dangereux rectangle sur les vieux prêtres.

Le sergent lança un ordre et les lions dorés pivotèrent, face aux archidruides. Un autre ordre et les lances s’abaissèrent au creux de leurs bras. Un hululement guttural s'échappa des casques tandis que les lions dorés entreprirent leur lente marche. Les druides paniquèrent en voyant l'espace les séparant des lances diminuer dangereusement.

Aldegrin leva sa main droite. Le sergent arrêta ses hommes. Les lances se relevèrent. Les druides étaient tous en pleine embrassade, grappillant les derniers centimètres de sécurité illusoire. La voix du Maître du Palais s'imposa à eux.

-Vous signerez ce décret ou vos successeurs le feront.

***

Château de Ténare

Ténare n'était pas l'édifice le plus ancien d'Okord. Ce n'était pas non plus la place-forte la mieux défendue. Il existait d'autres citées, beaucoup plus riches. Cependant, ceux qui arpentaient la Salle aux Colonnes et posaient les yeux sur ses fresques pluricentenaires comprenaient pourquoi ce château était devenu le creuset du pouvoir. Des événements s'étaient déroulés entre ces murs. On avait comploté, trahi et empoisonné. On avait façonné une terre sauvage. On avait laissé une empreinte.

La séance de doléance se terminait. Liétald de Karan dardait sur Caribert de Chypre un regard éteint. Le marchand repartait chez lui, dépité. Port Karan et Sivre allait devenir des ports commerciaux dignes de l'Empire ; rien ne pouvait l'empêcher.

Un page remontait l'allée bordée de colonnes au pas de course. Le ressynien arrivait. Liétald remercia le jeune homme.

-Faites-le monter au salon du maître.

Krein Vadir et l'intendant plissèrent les yeux. Le premier suivit l'héritier karanien, non sans se demander à quel jeu jouait le ''petit dragon'', ni s'il savait à quel risque il s'exposait. Le second se contenta de saluer son maître et d'aller à la rencontre de Cordero, pour lui montrer le chemin.

Le salon du maître faisait partie des appartements privés du Seigneur de Karan. Une pièce remplie de secrets inavouables et de murmures vicieux. Pas de peaux de bêtes ni de boucliers, les murs étaient ornés de riches bibliothèques, de cartes d'Okord et du Monde Connu ; plutôt exactes aux yeux de ceux qui savaient. On y trouvait des secrétaires sur lesquels reposaient de précieux parchemins et une large table, rehaussée de cuir et entourée de hauts fauteuils faits pour accueillir les intimes.

Liétald de Karan était déjà installé. Fidèle parmi les fidèles, Vadir faisait le planton derrière lui.

-Le Sudord a toujours été une terre obscure, pour nous autres continentaux, déclara d’emblée Liétald en servant deux coupes de vin ; il avait congédié les domestiques. C'est pourquoi votre manœuvre m’apparaît, encore aujourd'hui, entourée de mystère. Gruger un Karan, ce n'est pas là chose aisée.

Le karanien sourit et porta une coupe à ses lèvres, levant le doute sur toute saveur acre et déplaisante. Il indiqua un siège à Cordero.

-Comment se porte la Dame de Guarida ?

Ses yeux pétillaient.

Dernière modification par De Karan (2019-03-04 01:32:54)


Seigneur de Ténare ; Marquis de Falcastre
Maître du Palais ; Gardien du Trésor Royal
Chevalier au Léopard ; Chevalier de l'Ordre des Fondateurs royaux

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#9 2019-03-19 03:09:58

Aldegrin de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

3e-VIII-14
Marche des Rives d'Ouest

-Tu te crois meilleur que moi ? Demanda brutalement la jeune fille, d'un air courroucé.

Le garçon aux cheveux bruns écarquilla les yeux. Il ouvrit la bouche, mais les mots se bousculaient dans son esprit en une constante cacophonie. Aucune réponse ne semblait satisfaisante. En tout cas, aucune assez adroite pour calmer la colère qui lui était opposée. A son grand étonnement, il lui arracha un généreux éclat de rire. Un rire beau et clair, de ceux qui vous transperce le cœur et arrête le temps.

-Tu devrais voir ta tête !
La jeune fille tira sur la bride et obligea l'étalon à tourner autour du jeune homme. Elle rentra son menton et loucha tout en formant un ''O'' singulier avec ses lèvres.
-Tu te moques de moi, protesta le garçon.
-Tous les hommes de l'Ouest sont aussi lents ou c'est juste toi qui aime décrire des évidences ?
Il tendit sa main vers elle, mais la cavalière fut plus rapide. Avec la souplesse d'un chat, elle se pencha de sa selle, se laissant presque tomber, avant de se redresser avec grâce. La longue natte blonde ondula dans les airs. Moqueuse, elle refit sa grimace.
-Je suis écuyer du Seigneur de Tristegarde !
-Tu es surtout un garçon triste, Aldegrin de Karan. Répondit la jeune fille avec une franchise qui le désarçonna. Tu es triste quand tu récites avec Barde Caribert, tu es triste sur la lice, tu es triste lorsque tu parades derrière mon oncle. Personne ne le voit, sauf moi.
Aldegrin ne trouva rien à répondre. Le début d'une réplique cinglante semblait poindre à l'horizon de sentiments honteusement confus, mais encore une fois elle le devança.
-Attrape ça ! Dit-elle en secouant sa natte, au bout de laquelle pendaient deux billes d'argent.
Le karanien lança de nouveau son bras, mais les cheveux blonds se défilèrent sous ses doigts. Le rire cristallin résonna dans les bois. L'étalon noir bondit sur le sentier et enjamba un tronc couché en travers.

-Ne va pas où je ne peux te suivre ! Cria le karanien.
La cavalière fit virer sa monture.

-Arrête d'être si triste, Aldegrin de Karan.

Elle avait dit ça d'un ton profondément sentencieux, en oubliant pour quelques secondes sa frivolité habituelle. Puis elle disparut sous les frênes avec la rapidité d'un lapin. Aldegrin pressa immédiatement les flancs de son cheval.

La dangereuse poursuite dura un certain temps. Un long moment pour le jeune karanien qui entendait les branches siffler à ses oreilles. Mais durant la course, tout s'effaça. Il n'entendait plus les discours de son père. Il n'entendait plus les pleurs de sa mère, drapée dans un deuil interminable. Il ne voyait plus son frère aîné troquer ses droits et brader leur avenir contre une bouteille. La peur elle-même s'était évanouie. La peur d'échouer. La peur d'être écrasé par un héritage qu'il n'avait pas choisi. La peur d'être découvert. La peur de mourir pour ce qu'il ne voulait pas devenir.

Ne restait plus que cette natte blonde et ces billes d'argents qui dansaient, à quelques centimètre de ses doigts écartés.

Ne restait plus que la joie, pour la première fois de sa vie.

La branche d'un chêne lui écrasa la poitrine.

***

2e-III-16
Marche des Rives d'Ouest

-Tu le portes toujours ?
Landa passa distraitement ses doigts sur les billes d'argent autour du cou de son époux. Le métal avait été poli par le temps.
-Rappelle-toi que je l'ai gagné, répondit Aldegrin en souriant.
-Tu parles, ricana faiblement Landa. Tu t'es cassé trois côtes et ton cheval s'est enfuit dans la forêt. J'ai dû te porter en travers du mien comme un daim fraîchement abattu.
Aucun rire cristallin, seulement une quinte de toux aussi douloureuse que pénible à entendre. Aldegrin attrapa rapidement un bol posé sur la coiffeuse et le porta sous les lèvres délicates. Un filet carmin s'en échappa. Landa parvint à reprendre son souffle.
-Nous en ferons bientôt d'autres, reprit Aldegrin en rehaussant les coussins dans le dos de son épouse. Elle préféra regarder ailleurs.
-Tu dois accepter la vérité.
-Ne dis pas ça. Les enfants ont besoin...
Elle se retourna, dardant sur lui ces mêmes yeux verts qui lui avait troué le cœur, quinze ans auparavant.
-Les enfants savent déjà que je vais mourir. Je sais que je vais mourir. Même les cuisinières le savent. Je crois bien que de tous les occupants de ce château, tu ne sois le dernier à croire encore à une fin heureuse.
Aldegrin pressa la main de sa femme et enterra ses larmes dans les draps. Des doigts glacés caressèrent doucement ses cheveux.
-Ne va pas où je ne peux te suivre.
Landa sourit avec mélancolie.
-Arrête d'être si triste, Aldegrin de Karan.

***

20e-III-16
Marche des Rives d'Ouest

-Je ne suis pas triste, Ugo.

La cérémonie s'était terminée depuis déjà deux heures. Le soleil baissait sur le temple, projetant les lueurs enflammées du crépuscule dans la crypte. Aldegrin de Karan ne bougeait plus depuis que le tombeau avait été refermé. Les mains croisées dans le dos, il fixait le cygne d'or peint sur le coffret.

Aldegrin s'était attendu à pleurer, à gémir ou même à hurler. Pourtant, depuis que Landa avait expiré son dernier souffle rien n'était sortit de sa poitrine, pas un son. Il ne s'expliquait pas ce mutisme. Personne ne se l'expliquait. Le jeune Ugo avait alors servi son maître du mieux qu'il le pouvait. Lui, intendant depuis quelques jours. La succession, le choix du marbre, les arrangements funéraires demandés par les druides, le repas des enfants... Il avait tout organisé seul, allant jusqu'à tirer Aldegrin de son lit pour le laver et l'habiller. Jusqu'au dernier moment, Ugo crut que la catatonie l'emporterait. Mais le Seigneur de Karan s'était finalement animé à la manière d'un pantin, pour se traîner jusqu'au gisant de son épouse.

-Un certain nombre de choses restent à régler, Monseigneur.
-Tu as parfaitement raison, Ugo.
-Tout d'abord, vous devez faire quérir le prévôt de Blanchepierre. Il semble que ses comptes soient inexacts sur les Ans VIII et XI de la présente Ère. Il faut donc...
-Fais envoyer nos troupes. Qu'ils le brûlent dans sa masure. Puis nomme un autre prévôt.
Ugo balbutia. Il n'était pas sûr d'avoir bien entendu.
-Monseigneur, une réponse trop brusque ne servira pas vos...
-Ugo. Je vais reconquérir Falcastre. Pour reconquérir Falcastre j'ai besoin d'une armée. Pour avoir cette armée j'ai besoin d'or. Pour avoir de l'or j'ai besoin d'officiers qui ne me volent pas. Envoie les troupes. Brûle le prévôt. Nomme un nouveau prévôt.
-Seigneur, il ne s'agit pas seulement d'un officier fautif, c'est aussi votre peuple.
Aldegrin braqua sur Ugo un regard sec.
-Avec elle sont morts mes derniers sentiments tendres envers le peuple.

***

19e-III-19
Château d'Oseberg

-Tue-la avant lui mais assure-toi qu'il regarde... Ça c'est pour toi : tue-le, emmène-le à son église et balance-le sur le prêchoir... Je te laisse gérer le reste.

Les trois sergents de la Grande Compagnie des routiers de l'Ouest acquiescèrent sous leur casque. Les mains gantelées replièrent les parchemins. Les listes de noms disparurent sous les plastrons. Pas de questions, aucun commentaire ; l'or des Karan coulait à flot dans le gouffre des consciences. Elléborée ou Antipolis, la Commanderie de Beaujeu ou Emblonia, les lions dorées disposaient d'ordonnances impériales qui ouvraient toutes les portes et d'épées qui fermaient toutes les gueules.

Ce fut donc avec le juste sentiment du devoir à accomplir que les sergents quittèrent la cour du château d'Oseberg.

Ce n'était pas le cas d'Ugo. Même s'il n'en laissait rien paraître, le valésian se sentait sale. Il était au service d'Aldegrin de Karan depuis trente six ans. Un temps suffisamment long pour être le témoin silencieux de la noirceur.

Levant les yeux, il aperçut à travers les fenêtres de la grande tour l'ombre projetée par son maître. Ugo murmura quelques vieilles prières. Un murmure qui s'évanouit dans la nuit. Un pardon sincère pour les pauvres âmes qui allaient être tirées de leur lit.

L'intendant rentra dans la château, la mine basse.


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#10 2019-03-21 00:41:47

Aldegrin de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

Saedor, 28e phase de l'hiver de l'an X de l’Ère 17,
Château de Valbord.

-Vous venez de bien loin pour un peu d'or... karaniens.

Le nom avait été prononcé avec une mou de désapprobation. De celle dont les grands hommes se pâment lorsqu'ils sont contraints de recouvrir aux insultes. Alester de Lamétoile planta son épée dans le sol gelé. L'aube étincelait sur l'herbe gelée. Il posa sur les sept chevaliers qui lui faisaient face un regard débordant de regrets. Non pas pour ses actes, mais pour les leurs.

-Nous ne sommes pas ici pour l'or, Seigneur de Lamétoile. Répondit Ansbert.
Alester laissa ses yeux vagabonder sur les rangs rouges et noirs qui défilaient sur la plaine. Ceux-là même qui encerclaient Valbord depuis plusieurs jours déjà.
-Non, visiblement pas, reprit Alester d'une voix douce. Votre père n'en a que faire après tout. Mais ma parole n'est pas venimeuse et l'Ouest m'écoute. Cela, il ne peut le supporter.
-Mon père vous a fait de généreuses propositions, que vous avez toutes refusées.
-Que voulez-vous, Karan ? Nous ne nous agenouillons pas si facilement.
Durant un instant l'air resta chargé des pas lourds des soldats karaniens et des cris des maîtres de sièges valbordiens.
-Pourquoi avoir accepté ce duel ? Demanda finalement Ansbert.
Le Seigneur de Lamétoile sourit tristement.

-Vous êtes un Karan d'une espèce rare, Ansbert. Vous êtes un Karan avec de l'honneur. C'est d'une beauté mélancolique. Il retira l'épée du sol en soupirant. Et vos victoires lors des tournois de Constantinople ont toujours attiré mon attention. Si seulement vous aviez eu un tout petit peu plus d'humour et un tout petit peu moins d'amour propre... Alors vous auriez été un formidable chevalier pour la Samarie. Alester enfila son casque. Je vous souhaite bonne chance dans les guerres à venir.
Lame d’Étoile sortit de terre. La lame légendaire brillait comme de l'opaline. Les deux autres chevaliers de Valbord dégainèrent leurs épées.
-Elles seront nombreuses, rétorqua Ansbert de Karan en abaissant sa visière.

Sept contre trois. Lorsqu'on lui avait fait remarquer l'iniquité du duel Alester avait approuvé, répondant : ''oui, ils auraient dû au moins être dix.'' Le Seigneur de Lamétoile n'était pas seulement connu pour sa force d'âme et son humour pince-sans-rire. Il était également le meilleur épéiste de l'Ouest et probablement l'un des meilleurs d'Okord. Le dicton populaire disait d'ailleurs qu'Alester de Lamétoile aurait pu tuer cinq hommes avec sa main gauche tout en pissant avec la droite.

Loin d'exécuter ce genre d’acrobatie, le propriétaire de Lame d’Étoile fit néanmoins honneur à sa réputation. La première passe d'arme fut aussi brève que violente et s'acheva lorsque les corps d'Antoine de Dragonnel et Caribert de Taillefer s’effondrèrent, le visage dans le givre. Les chevaliers karaniens hurlèrent en poursuivant le combat. Alester recula avec lenteur, parant certains coups, évitant d'autres avec aisance. C'est à ce moment qu'il aperçut Ansbert, aux prises avec Eude de Granval. Le karanien était un oiseau de proie virevoltant avec agilité, jouant presque avec la lame de son adversaire pour trouver le meilleur point faible. Il l'a vit. Tout comme Alester.

Ansbert posa un genou à terre, laissant passer un dangereux coup de taille au dessus de sa tête, puis il envoya la pointe de son épée sous le gorgerin d'Eude. Le chevalier gargouilla quelque chose, mais Ansbert était déjà parti. Eude se recroquevilla sur le sol.

Percé par trois lames, Gontran de Valbord fut le dernier soutien d'Alester à tomber. Le Seigneur de Lamétoile conserva la retenue qui était sienne. Il savait son destin et celui de ses frères joués depuis longtemps. Il effectua une dangereuse roulade avant de se relever, l'épée de Caribert dans son gantelet droit. Elle était à l'envers, le pommeau vers le ciel, la pointe vers le sol. Les cinq chevaliers karaniens plissèrent les yeux derrière leur heaume.

L'assaut redoubla de fureur. Alester de Lamétoile s'était reconverti en forgeron, frappant l'ouvrage avec ferveur. Fauchés en plein ventre, Sigebert de Champagne et Médard de Grand Paux tombèrent l'un sur l'autre. Fatigué, Alester n'anticipa pas le coup porté par le jeune Thibault de Sivre sur sa spalière gauche. Le Seigneur de Lamétoile récompensa son adversaire lui transperçant le visage.

Le Maître de Valbord se laissa tomber, évitant la frappe que Badéric de Pastil lui destinait. Ce fut Chram de Ténare qui la reçu de plein fouet. Badéric regardait sans comprendre son épée plantée dans le plastron de son allié. Alester se releva, le temps de parer l'attaque menée par Ansbert. Il envoya rouler le dragon d'un coup de pied avant de se retourner, puis de décapiter Badéric.

Ansbert se releva, le souffle court. Il était seul désormais. Une étrange clameur s'élevait des remparts de Valbord. Une clameur différente habitait les troupes karaniennes.

Même blessé, Alester dominait l'échange et Ansbert le savait. Le karanien parvint à lui faire lâcher sa seconde arme, mais il ne put l'empêcher de diriger l'assaut final. Accoudé au cadavre d'un de ses vassaux, Ansbert endurait les coups répétés de Lame d’Étoile. La Blanche fendit en deux le morceau d'acier brandit par le karanien.

Alester s'apprêtait à porter le coup ultime lorsque Caribert transperça sa jambière gauche. Le Seigneur de Lamétoile tomba à genou, il lâcha son épée lorsque celle de Caribert dépassa de sa poitrine. Ansbert reçut le corps d'Alester dans ses bras. Il ne l'aurait avoué à personne, pas même à lui-même, mais Ansbert vivait en idolâtrant les héros d'antan. Tuer l'un d'eux lui procurait la même tristesse que d'abattre le dernier cerf d'une forêt.

-Mon lige ! Hoqueta Caribert en tendant une main secourable à son suzerain. Il faut prendre cette putain sans tarder !
-Cette putain... Répéta Ansbert sans comprendre.

Presque à regret, il repoussa le corps d'Alester de Lamétoile et regarda ce que lui montrait Caribert, du bout de son épée. Duel ou pas, les soldats de la Maison de Lamétoile avaient reçu des ordres qu'ils exécutaient avec fidélité à en juger par les chaudron d'huile et de poix qui étaient amenés sur les remparts.

Ansbert ramassa Lamétoile. L'épée était devenue carmine à force d'avoir été plongée dans le sang. Il la leva bien haut, les cors karaniens lui répondirent.

Dernière modification par De Karan (2019-03-21 00:44:07)


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#11 2019-04-15 12:06:01

Carmen

Re : La mécanique de l'ombre.

« Il est vrai que pour un Karan, gruger un empire est une tradition familiale. »

Il y était.

S'il y avait une chose excitante en ce monde, c'était précisément ces moments. Ces nœuds de temps. Ces instants précis où tout peut tourner d'une manière ou d'une autre. Où toutes les armes patiemment polies et aiguisées servent ensemble, et où il faut être virtuose ou très chanceux pour ne pas s'embrocher soi-même.

« J'ai toujours eu un profond respect pour les traditions. »

Virtuose ET chanceux serait plus exact.

Dans ces moments, Cordero devenait croyant.

« En ce qui me concerne, je viens simplement vous offrir mon amitié. »

Tout était travaillé. Le sourire, les intonations, le tempo. Maîtrisé. Le trac était présent et, connu, apprivoisé, maîtrisé lui aussi, il donnait le petit degré d'excitation qu'il fallait. Le reste était du ressort des dieux.

« Permettez-moi de me présenter. Miguel Cordero, maître-espion de la duchesse de Guarida. »

Ne pas s'incliner. Jauger l'autre, le scruter, mais ne pas s'y oublier. Tout se passe entre ces deux paires d'yeux.

« J'ignore si je sais tout. Mais j'en sais suffisamment, preuves à l'appui, pour que votre vénérable père soit renvoyé de ses fonctions par l'empereur, ou, à défaut, pour qu'une bonne part de l'empire s'unisse contre votre maison pour obtenir réparation... »

Liétald de Karan. Toujours sous les ordres de son père à quarante ans. Le piquer un peu.

« ...Et sans vouloir vous offenser, il n'y aurait pas besoin de tant d'ennemis pour raser ces vieilles pierres. »

Puis offrir ce que l'on est venu offrir.

« Je vous l'ai dit, j'ai un profond respect pour les traditions. Il se trouve que les miennes correspondent assez aux vôtres. Il ne tient qu'à vous que nous joignions nos efforts et nos intérêts, et que ce savoir que j'ai acquis reste connu de nous seuls. Après tout, messire Liétald, quel mal y a-t-il à avoir des ambitions... »

Dernière modification par Zyakan (2019-04-15 12:08:00)

#12 2019-05-13 21:57:34

Aldegrin de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

Il avait plus de couilles que de cervelle. Mais un sacré talent. Un bref instant, Liétald se demanda si Krein Vadir pourrait faire passer l'importun par une des fenêtres de la grande tour. Le songe morbide s'effaça, remplacé par la réalité des faits.

Sourire contre sourire. Hausser les sourcils. Lever la coupe. Bravo, tu es entré dans la tanière du dragon et tu lui as tiré la queue. Tu as toute mon attention.

Les Karan avaient fait affaire avec tant de maisons, tant de loges secrètes et d'ambassadeurs de pays lointains. Sans cynisme aucun, il était difficile pour Liétald de savoir précisément de quelles preuves parlait Cordero. Tant de promesses, tant de bourses débordantes d'okors, tant de cadavres abandonnés dans les rues...

Le Maître Espion disait probablement vrai. Du moins, il possédait une partie de la vérité. S'il avait été réellement détenteur de l'ombre, s'il avait pu approcher sa torche des épaisses ténèbres qui entouraient les Karan, alors Miguel Cordero serait resté chez lui, tremblant de peur sous son lit. Puis il aurait vomi.

Liétald en était persuadé.

-Je n'ambitionne rien. Je calcule. La coupe fut reposée sur la table. Je veux que la Maison de Karan puisse avoir accès aux denrées commercialisée au Sudord. Je sais que la Dame de Guarida y fait la pluie et le beau temps depuis les Marches de Suroît. Je lis qu'elle refuse à quiconque étranger au Sudord de pouvoir jouir des richesses de ces terres. Je comprends que je dois traiter avec un nouvel intermédiaire.

Le Seigneur de Sombre-Pierre avaient deux yeux verts qui ne souriaient pas lorsque sa bouche le faisait. Il ne quittait pas Miguel Cordero du regard. Il ne cillait même pas.

-Serez-vous cet intermédiaire ?

Lorsque vous entendez rugir le dragon, il est déjà trop tard. Dicton suranné des temps anciens. Les Karan ne l'avaient pas oublié. Il était scrupuleusement appliqué depuis soixante dix ères. Payer des frères pour tuer des frères. Conseiller des fils pour déposer des pères. Menacer des chevaliers pour trahir des seigneurs.

Un Maître-Espion renégat était-il plus droit ?

Dernière modification par De Karan (2019-05-14 01:13:20)


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#13 2019-05-19 00:11:11

Liétald de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

Par la haute fenêtre du salon privé, Aldegrin de Karan regardait Oseberg et sa campagne, dont l'automne changeait doucement la robe. Des personnages lointains fermaient des greniers minuscules. Un chariot de marchands quittait la ville, débordant de fruits et de légumes, chargés des derniers rayons du soleil de l'été. Au loin, le marteau du maréchal-ferrant annonçait que les chevaux jouiraient de nouvelles paires de fers avant l'hiver.

-Un monde en ordre...

La coupe en étain rebondit en frappant les dalles, répandant l'altevin en une gerbe pourpre. Le Maître du Palais regarda sa main gauche, contractée, sans comprendre. Il se laissa tomber dans son fauteuil. Ses yeux se lèvent sur la gigantesque fresque peinte à la feuille d'or, qui ornait le plafond du salon. Un gigantesque dragon filait entre un lion couronné et un ours couronné. D'autres animaux posaient une patte à terre devant le passage du lézard volant.

Loin de s'inquiéter, Aldegrin reporta son regard sur les deux billes d'argents liées par une chaînette qu'il faisait rouler dans sa main droite.

-Un monde en ordre.

Les billes roulèrent sur le sol.

Un mince filet d'urine traversa le fauteuil.

***

Le miroir resta immaculé.

La gorge d'Ugo se serra. L'homme qui lui avait tout appris. L'homme qui l'avait tiré du caniveau où sa mère l'avait jeté. Un univers entier venait de rejoindre les ténèbres. Avec regret, il retira le petit miroir qu'il tenait sous le nez du Maître du Palais.

Un fracas tonitruant rompit le silence. Ugo se retourna. Le page qui tenait le plateau venait de le jeter par terre avant de s'enfuir à toutes jambes dans les couloirs. L'intendant de la Maison de Karan agrippa la manche de son officier.

-Rattrape-le ! Personne ne doit savoir.

L'homme le plus dangereux d'Okord venait de mourir. L'homme le plus dangereux d'Okord avait des ennemis. S'ils en avaient les moyens, ceux-ci ne reculeraient devant rien pour se disputer la carcasse.

-Toi, déclara Ugo en attrapant un autre officier. Envoie tout de suite un message à Ansbert de Karan : il campe avec les lions dorés sur Dracangia. Dis-lui de revenir tout de suite sur Oseberg, avec sa compagnie.

Le jeune homme empocha la bourse qu'on lui tendait sans rien demander et fila. Seul le temps dirait s'il avait tenu parole... Les yeux d'Ugo tombèrent sur le bureau du Maître. L'encrier n'était pas rebouché. Livres et parchemins s'amoncelaient sur le plan de travail. Les dangereuses listes du dragon. Des noms à surveiller. Des noms à interroger. Des noms à faire disparaître. D'inavouables secrets qu'il fallait garder cachés. Le valésian en prit une pleine poignée et les fourra rageusement dans ses poches.

Ugo sortit du salon et referma le lourd battant derrière lui. Krein Vadir le suivait comme une ombre, démuni sans un maître à qui demander des ordres.

-Reste ici, ordonna l'Intendant les mâchoires serrées. Empêche quiconque d'entrer... même si c'est l'Empereur en personne.

Le colosse acquiesça silencieusement et dégaina une lourde épée à deux mains avant de se camper devant la porte.

Ugo disparut au fond du couloir. Il devait prévenir Liétald.

Dernière modification par De Karan (2019-05-19 10:24:09)


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#14 2019-07-15 03:03:07

Liétald de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

Le paysage était gris et triste. L'été régnait pourtant sur Okord, Oseberg semblait l'ignorer. Isolé sur les remparts, Liétald de Karan ruminait ses pensées, accoudé à un créneau.

Aldegrin avait accompli beaucoup pour ses fils, plus que bien des pères. Ils avaient tous deux hérité d'un titre, de terres, d'une fortune imposante et même du pouvoir. Mais celui-ci est aisément versatile, comme l'avait appris Liétald à ses dépends. Aldegrin inspirait souvent la crainte, parfois le respect, il avait été l'architecte d'un Empire et avait survécu à deux souverains. En comparaison, Liétald incarnait l'arrivisme et l'ambition puante. Le karanien se devait de reconnaître ses erreurs, il était arrivé à Oseberg en terrain conquis, et avait cru pouvoir placer ses pions comme il l'entendait.

Il avait fondé beaucoup d'espoir en Gervais de Marillac. Le Recteur aurait été la marionnette parfaite pour la Maison de Karan. Avec les voix fidélisées des grands prêtres à la solde de Ténare, le Recteur serait devenu Archidruide et Liétald aurait concrétisé le dessein de son père. Malheureusement, si l'Empereur peinait à envisager autre chose que la tactique militaire, ce n'était pas le cas de ses suivants. L’intendant Spaar Hoff en tête ligne. Le vieil officier de maison aurait pu être karanien tant sa clairvoyance était affutée. Et puis, il y avait aussi Kalie Enté. La maîtresse officielle était bien plus perspicace qu'il n'y paraissait. Pour un mot que Liétald parvenait à glisser à l'oreille de Taas, elle en glissait deux. La louve surveillait farouchement les héritiers, elle n'aimait pas les savoir en vadrouille dans le château, encore moins dans les appartements du Maître du Palais "à écouter les histoires glauques de la grande limace baveuse."

Les seuls à apprécier sa présence à Oseberg étaient âgés de six ans. Comme alliés politiques, on fait mieux.

Liétald de Karan n'était pourtant pas dépourvu d'outils. Ugo lui avait montré la salle des archives de son père. près d'une Ère de parchemins et de grimoires entassés dans un soubassement des caves, gardés jour et nuit par des lions dorés. D'autres outils, ceux-là aussi. Des gardes créés par les Karan, payés par les Karan. L'illusion de la loyauté lorsque l'on est paranoïaque au dernier degré.

-Vous m'avez demandé.
Le Maître du Palais ne répondit pas tout de suite. Son père savait ménager ses silences ; un atout utile lors de négociations délicates. Il savait aussi fixer du regard comme personne, de la manière la plus dérangeante qui soit. Liétald regrettait de pas lui avoir prêté plus attention...
-Vous m'avez demandé, répéta Krein Vadir.
-Ils vont attaquer. Déclara Liétald en tendant un parchemin scellé à son chien de garde. Il ne le regardait pas, restant absorbé par le paysage montagneux. J'ai joint au ban de l'Empereur une compagnie dont tu seras le capitaine. Lorsque les défenses de la ville tomberont tu devras faire quelque chose.
-Quoi ?
-Tue Maël Morgan d'Arald.
-C'est tout ?
-Non. Sais-tu qui est Saerwen Lórindol.
Vadir opina silencieusement. Évidemment qu'il le savait. Il était dans les gradins lors de la course déomulienne organisée à Vendavel. La brute avait été aussi surprise que le reste de la foule lorsqu'une belle chevelure blonde s'était échappée du heaume du champion d'Arald. Surpris, et peut-être un peu plus...
-Assure-toi de tuer également ce qui grandit dans son ventre.
Krein Vadir ne savait trop ce qui le terrifiait chez le fils d'Aldegrin, ses informations ou ses projets.
-Ce sera fait.
-Alors tu peux disposer.

Vadir ne se fit pas prier, il avait besoin de vin pour rincer son âme.

Liétald décida de rester sur les remparts, à songer encore à Okord. Cette terre avait toujours été trop petite.


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#15 2019-09-03 01:25:13

Liétald de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

Merkor, 14e phase de l'été de l'an VIII de l'ère 19
Château d'Oseberg

-Est-ce que c'est avéré ?
-Oui.

Un gigantesque dragon en mosaïque avait été incrusté dans le mur ouest. Marbre rouge et basalte noir. Les tesselles étaient le fruit du travail acharné d'un artisan de la République de Valésiane. Probablement l'un des meilleurs. Certainement le plus cher. Liétald de Karan déboursait sans sourciller, avec l'insouciance d'un homme qui dépensait la fortune d'autrui. Ce qui était le cas. Les okors étaient là. Il suffisait de tendre la main et de se servir. La Grande Compagnie des routiers de l'Ouest saignait la campagne, l'or pleuvait à profusion.

Les appartements du Maître du Palais s'étaient métamorphosés depuis l'avènement de Liétald. Les copistes et les clercs avaient été déplacés dans une autre salle. Ils cédaient la place à des meubles en bois exotiques et à de confortables méridiennes. D'immenses toiles en soie sauvages habillaient les murs froids du château d'Oseberg. L'odeur de l'altevin et du gigot de venaison remplaçait celle des parchemins. Aldegrin de Karan n'aurait en rien approuvé ce faste. Liétald le savait pertinemment. Mais le nouveau Seigneur de Falcastre considérait que l'heure des Karan était venue.

Après tout, la Maison Morgan s'était effondrée, ce qui subsistait d'Arald se divisait entre les différents vassaux, le pouvoir de l'Empereur n'en sortait que plus renforcé. Le triomphe paraissait donc total. Le seul désagrément que Liétald avait subit jusqu'à présent était un surnom détestable attribué après le Massacre de Nivrim. Le Maître du Palais prenait le parti de ne pas répondre ; mais il n'oubliait ni les noms, ni les visages.

Et puis la Maison Arkeon avait avancé son pion.

Liétald relut encore une fois le fin morceau de parchemin qu'il tenait entre ses doigts.

''La petite croix est tombée face au rapace et au sanglier. La Grande Croix vacille.''

-Putain de merde !
Le hanap de bronze émaillé rebondit contre le mur. La soie de Ressyne était fichue. Liétald de Karan faisait rarement exploser sa colère. La seule et unique fois où Sparr Hoff ne contrariait pas ses plans... il se décidait de mourir.
-Que faisons-nous maintenant ? Tonna Ansbert en abattant ses mains sur la table en merisier. Sa prothèse en or massif, ultime cadeau de Maël Morgan au karanien, produisit un son étrange. Sans la Maison Trof nous ne tiendrons pas longtemps. Il nous faudrait la garde impériale pour espérer l'emporter, je te rappelle que son Commandant ne nous porte pas dans son cœur...
-TAIS. TOI.

Aldegrin de Karan n'était plus là pour inspirer la crainte. A la moindre difficulté, au plus petit moment de faiblesse, les Karan verraient surgir les loups pour les dépecer.

Le Maître du Palais apercevait les contours d'Oseberg à travers les doigts plaqués contre son visage. Petits marchands, prostitués, druides et bourgeois, Liétald les auraient sacrifier sans sourciller si cela avait pu consolider son pouvoir.

-Videz le trésor.
Les mots se perdirent dans un silence glacé.
-En totalité ? Demanda Ugo.
-En totalité.
-Mais... Quinze millions d'okors... Il s'agit des coffres d'Oseberg.
-Coffres que la Maison Karan a rempli. Aux dernières nouvelles, les pièces qui payaient les putains de l'Empereur étaient orné d'un dragon sur leur face. Le karanien s'empara d'une coupe vide et la remplit d'altevin. Conserves-en assez ici pour honorer le traitement de la garde du palais jusqu'à la fin de l'année, expédie le reste sur Ténare. Peu importe qui succédera à Taas Trof, il ne trouvera que des greniers vides.
-Alors nous fuyons ? Éructa Ansbert. Après nous le déluge ? C'est ça ta stratégie ?
Liétald plissa les yeux.
-Ma stratégie consiste à remporter la partie. Sauver l'Empire est un objectif. Ce n'est pas le seul. Il marqua une pause. C'est la raison pour laquelle tu vas faire prévenir Leufroy. Il est en ermitage au Temple de Rituath.
-Ton fils est un boucher incontrôlable doublé d'un illuminé.
-Leufroy est un remède pour ne pas mourir. Les remèdes pour ne pas mourir sont toujours terribles.
-Peu importe. L'Empereur a interdit à toute la noblesse d'intervenir. C'est une question d'honneur...
-Sommes-nous toute la noblesse ? Le coupa Liétald. Nous sommes les Karan. Sans des hommes tels que nous Okord serait encore un agrégat de tribus barbares se disputant de la viande séchée. J'emmerde l'honneur. J'emmerde les serments. Tant qu'on y est, j'emmerde aussi l'Empereur. Alors, quand je t'ordonne de confier le ban à Leufroy, tu confies le ban à Leufroy.

Les mâchoires d'Ansbert étaient si saillantes qu'on aurait pu tailler du marbre avec. Le capitaine des lions dorées acquiesça d'un signe de tête aussi bref que sec. Il quitta les appartements du Maître du Palais, Ugo sur ses talons.

***

-C'est une plaisanterie ?

Même Liétald de Karan devait s'en rendre compte. Kalie En'té était belle. De longs cheveux bruns, de magnifiques yeux verts faits pour vous ensorceler. Et cette bouche. Des lèvres pulpeuses et généreuses à souhait. N'importe quel homme aurait déchanté en la voyant. Le Maître du Palais ne se privait pas de maîtresses, mais même les plus belles courtisanes d'Okord n'auraient pu rivaliser en beauté face à la belle Kalie.

-Spar Hoff est mort. Asséna le karanien. Aux dernières nouvelles L'Empereur est encerclé.
Un éclair dans le regard. Un éclair de crainte. Celle que ressentent toutes les familles au pouvoir lorsque celui-ci tend à vaciller.
-Il tiendra. Il l'a toujours fait.
-S'il meurt, Oseberg tombera.
La crainte. En la voyant s'instiller Liétald compris qu'il avait déjà remporté le débat. La mort d'un souverain entraîne rarement la paix et la sérénité. Les serfs versent moins d'impôts, les soldats reçoivent moins de solde. Sans un successeur doté d'une certaine poigne, le fief familial s'effondre sous le poids de la déshérence. Les successeurs se tenaient derrière Kalie En'té. Dix ans chacun.
-Je ne veux pas de ce... de cette bête dans mes appartements.
-Ses consignes sont claires. Il ne gardera que le couloir.
Krein Vadir n'avait rien dit. Il ne disait jamais rien. C'était l'une des raisons pour lesquels les Karan -père et fils- se félicitaient de ses services. Les pires secrets, il les enterrait au fond de son âme.
-Il ne franchira pas le seuil de la porte, Ma Dame. Je peux vous l'assurer.
-La Guivre me l'assure ?
Le surnom produisit un froncement de sourcils. Liétald l'aurait empalé sur le champ s'il le pouvait.
-La parole du Maître du Palais vaudrait donc moins que celle d'une putain ?
La porte claqua, sans autre forme de procès. La réflexion de Kalie En'té n'en restait pas fausse pour autant. Si cela avait pu lui rapporter, Liétald aurait volontiers orné les douves de son corps et ceux des héritiers.
-Garde cette porte et protège-les. Ordonna Liétald à Vadir. Ta vie dépend de la leur.

***

Temple de Rituath

Les claquements secs se répercutaient contre la pierre. Un écho glauque et guttural. Un son tranchant qui se mouillait sur la fin. Peu d'oreilles auraient supporté un tel concert. Peur d'yeux auraient supporté un tel spectacle. Les druides avaient quitté la crypte depuis longtemps. Seule subsistait cette silhouette prostrée.

Un dos blanc zébré de rouge

Le fouet frappa une centième fois.

-Suis-je digne ?

Les yeux embués de larmes s'élevaient vers la statue de marbre et d'airain. Rituath ne répondit rien, engoncé dans sa splendide armure, il se contentait de laisser saigner son dévot.

-Suis-je enfin digne ?!
-Monseigneur ! J'ai... un message pour vous...
Les yeux se braquèrent sur l'inconnu. Un Anrad qui connaissait bien ce disciple. Une main forte l'attrapa pourtant par la tunique et le plaqua sur le sol. Une lame affilée lui rafraîchit la gorge.
-Es-tu là pour me leurrer, infâme suppôt ? Es-tu là pour me perdre ?
-Monseigneur... Par pitié... Je n'apporte qu'un message.
Le parchemin frétillait contre la joue de Leufroy. Il l'arracha des mains du druide, celui-ci en profita pour ramper vers l'escalier.
-Mon Souverain est assailli. On me demande de le sauver. N'est-ce pas là la plus noble des injonctions, fidèle Eudes.
-Certes... Monseigneur... Le druide grimpa les marches quatre à quatre.

Leufroy  de Karan était connu pour sa mélancolie et se sautes d'humeur. Sans doute que sa capture par des adeptes du culte d'Yggnir y était pour quelque chose. Le jeune garçon de douze ans ne s'en était jamais véritablement remis. Aldegrin de Karan avait fait chèrement payé à ses ravisseurs un tel enlèvement. S'ils étaient encore en vie aujourd'hui, ils arpentaient les arènes d'un pays beaucoup trop ensoleillé.

-Rituath ! Leufroy s'était agenouillé devait la statue, son épée devant lui. C'est là une juste épreuve que ton dessein impose à mon existence. Je ne saurais te décevoir. Mon bras servira Okord !

Okord s'en serrait pourtant bien passé.


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#16 2019-09-04 23:54:52

Liétald de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

Grondement sourd et menaçant. Folle chevauchée perdue sur la lande grise. Les chevaliers de Falcastre dévalaient la colline avec fureur et détermination. Lances baissées, oriflammes dressées. Les épées sortaient de leurs fourreaux. Les hurlements des karaniens s'échappaient d'immenses hauberts sculptés d'écailles et de crocs.

Une tranche hallebardiers. Une tranche d'archers. Une tranche d'hallebardiers. Quelques archers.

Les premières flèches esterordiennes fauchèrent quelques montures. Pas assez pour briser la vague. Pas assez pour ralentir leur capitaine. Leufroy de Karan en bavaient ; littéralement. Ses yeux turgescents de haine balayaient les lignes fatiguées. Des hommes loin de chez eux. Le fils de Liétald s'imaginait certainement être un dragon de l'ancien temps, flottant mollement au dessus du champ de bataille, prêt à dispenser la mort. Les hallebardiers ne virent qu'un fou réclamant un massacre.

Le choc.

Caparaçons contre piques. Hommes contre chevaux. Les sabots s'enfonçaient dans les visages et les torses. Les hurlements guerriers se perdaient dans les cris d'agonie et les horribles hennissements.

Un marteau de guerre faucha une jambe de son cheval. Leufroy bascula dans la boue et roula sous plusieurs paires de pieds. Il avait mal. Il aimait ça. Dépossédé de son haubert, il dévoilait son sourire à ses adversaires. Cisaille brilla dans sa main et s'abattit dans la hanche du marteleur. Il acheva son adversaire d'un coup d'estoc dans la gorge. Il poussa trois coups secs dans son cor et ramassa son oriflamme. La bannière de l'Empereur flottait à quelques mètres, dansant faiblement derrière une foule compacte.

La fièvre gagnait Leufroy à chaque pas sur ce sol lunaire. Cette terre labourée par le chaos lui donnait de la force.

-Pitié...

Arcbouté sur un jeune archer, le karanien plongeait frénétiquement sa lame dans le corps sans vie. Lorsqu'il arriva à hauteur de la retraite de Taas-Trof, un masque écarlate ornait son visage. La Grande Croix blanche allait s’effondrer lorsque des gantelets d'écailles la redressèrent. Le dragon rouge se planta à son côté. Plusieurs cris d'allégresse s'élevèrent du charnier. De la fierté pour les karaniens. Du réconfort pour les soldats impériaux, veillant sur leur lige, adossé à un char renversé. Une lance ornait son flan droit.

Rien de tout cela ne comptait pour Leufroy. Ni le cadavre de Spar Hoff qu'il piétinait, ni les ordres que son oncle beuglait derrière lui. Des mains l'enserrèrent. Il s'en dégagea avec colère. Tenant son cor, le karanien ordonna un nouvel assaut sur les troupes orientales. Elles qui pourtant fuyaient.

La cohue reprit. Des cavaliers assoiffés de sang s'élançaient derrière les soldats ennemis, zébrant leurs dos de traits rouges. On étripait et on égorgeait. On embrochait et déchiquetait.

Cisaille buta sur une lame blanche comme le jour. Leufroy regarda son oncle sans le voir.

-Arrête ! Hurla Ansbert. Rappelle-tes hommes !

Leufroy se contenta de hurler comme un possédé. Ansbert écrasa son poing doré dans le visage de son neveu. Le jeune karanien s'étala de tout son long.

Le Seigneur de Port Karan s'empara du cor. Il y souffla de toute ses forces. Un triste son survola la plaine. Deux mers se retiraient, dévoilant l'innommable.

Ansbert détourna les yeux.


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#17 2019-09-06 00:03:32

Liétald de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

Le druide ôta le drap, révélant la blessure. Sur ce ventre blanc apparaissait une longue bande rouge et boursouflée, débordante de pue. Les bardes s'étaient échinés à chauffer, laver puis recoudre la plaie. Mais la fièvre ne baissait pas. Pire, Taas Trof avait cessé de respirer plusieurs fois durant l'intervention, hâtant puis annulant l'annonce d'un deuil impérial.

-Notre bon sire ne va pas bien.

Kalie Enté restait digne, malgré les larmes silencieuses qui dévalaient ses joues. Aposs et Limie ne semblaient pas comprendre, les héritiers restaient simplement abasourdis de voir leur géant de père alité. Liétald de Karan était l'unique personne, dans cette chambre empestant le sanglier, qui faisait en réalité preuve d'un calme olympien.

Le Seigneur de Falcastre marcha doucement vers la porte et quitta la pièce, Krein Vadir sur les talons. Il traversa le couloir principal, puis descendit le grand escalier en colimaçon pour gagner les jardins. Les haies en buis libéraient un parfum capiteux et entêtant. Un doigt bagué d'or et de rubis caressa les fines feuilles.

Liétald s'arrêta dans une allée. Des dames de la cour le dépassèrent, le saluant aussi vite qu'elles le pouvaient. Il aperçut des seigneurs renommés ; certains lui rendirent hommage, d'autres choisirent de changer d'allée pour ne pas le croiser.

Ugo arriva de l’aile ouest, un rouleau de parchemin sous le bras. Liétald prit place sur un petit banc en pierre. L'intendant s'arrêta à sa hauteur.

-C'est le moment, déclara simplement le Maître du Palais. Donne l'ordre.

Ugo disparut.

Le karanien resta encore de longues minutes à contempler le jardin du château d'Oseberg. Il était magnifique.

***

Oseberg
Place du Grand Marchand.

Hanaas Trof sortit de l'auberge du Ragondin escorté par Augustin, son fidèle page. La place du Grand Marchand n'était pas fréquentée par n'importe qui, il en était de même pour le Ragondin ; l'auberge la plus prestigieuse. Grand parmi les grands, Hanaas le Riche, créancier de bien des seigneuries, restait l'un des plus respectés. Intouchable même par les Karan. Soutien inébranlable du clan Trof, Hanaas possédait ses entrées dans bien des conseils restreints.

Ce jour là ses bagues attiraient le soleil, sa toge de soie pourpre flottait dans le vent. Sentencieux, comme à son habitude, Hanaas Trof donnait ses instructions. Son page opinait de la tête. Hanaas ne remarqua pas son inquiétude. Il ne remarqua pas non plus sa disparition lorsqu'il s'engagea entre deux étals de draperies.

-Tu vas envoyer un pigeon au Seigneur de Myzar. Dis-lui d'être au château le plus rapidement possible. Il est hors de question de nous faire mettre par la Guivre...

Le premier surin se planta dans sa joue. Hanaas cambra son cou, saisit d'un rictus étrange. Le second assassin lui mitrailla rapidement le ventre avec une dague. Les deux tueurs s'évanouirent dans la foule aussi vite qu'un couple de martinets.

Le corps du banquier était encore chaud lorsque les marchands le recouvrirent d'un drap avant de quitter discrètement la place.

***

Oseberg
Hôtel particuliers des Croisés de Lofotr

La porte de l'arrière cour s'ouvrit violemment. Les petites vitres qui la composaient volèrent en éclats. Fedir de Lofotr courrait aussi vite que ses vieilles jambes le lui permettaient. Les rouges-gorges posés sur la marre le regardèrent passer d'un œil fou.

-Putain de merde !

Le carreau d'arbalète se planta dans la somptueuse colonne en marbre. Fedir avait ouvert une autre porte, évitant la mort in extremis. Les deux lions dorés se précipitèrent à sa suite.

-Attrape-le !
-Tu crois que je fais quoi ?!

Cavalcade dans le grand salon. Les rouges-gorges restaient là, profitant de la source claire qui s'écoulait dans l'une des plus riches bâtisses d'Oseberg. Un temple de la politique impériale. Vases brisés, meubles renversés, carreau tiré. Une fois. Deux fois. Un grognement sourd.

La seconde porte qui donnait sur le jardin venait de s'ouvrir. Fedir de Lofotr avançait à petit pas, tenant entre ses mains la tige en bois qui émergeait de son nombril. Il leva une dernière fois les yeux vers le ciel de la cité avant de s'effondrer sur les genoux.

-Où tu crois aller, connard ?

Le lion doré fit courir son poignard sur la gorge de Fedir. L'intendant bascula sa tête dans la rivière, écrasant les roseaux.

Les oiseaux s'envolèrent.

***

Oseberg
Rue des Cuisses

-Allez Caribert, au château...

Antisse-Trof bondit sur son marchepied pour atterrir dans son char. La dizaine de minutes qu'il avait passé avec Anthéa l'avait épuisé. Elle était chère, certes ; mais elle restait la meilleure putain d'Oseberg. Peut-être même d'Okord. Pour ses cheveux couleur des blés, pour cette peau diaphane, il aurait volontiers oublié tous ses devoirs. Il les oubliait d'ailleurs régulièrement.

C'était sans doute la raison pour laquelle il n'avait pas remarqué la présence de Krein Vadir, assit face à lui. Le colosse, engoncé dans sa lourde armure ne disait rien. Il se contentait de fixer l'officier de ses yeux bruns. Le char dodelinait à peine. Un silence assourdissant pesait dans l'habitacle, seulement troublé par la harangue des maquerelles.

-Écoutez, commença Antisse. J'ai toujours été utile. Je peux...

Le coup de poing l'anesthésia tellement qu'il ne sentit pas la corde que Vadir lui passait autour du cou. L'homme de main des Karan s'accroupit, puis se retourna, tirant sur le lien de toutes ses forces. Antisse se débattit dans son dos comme un beau diable, griffant ses joues à la recherche du moindre souffle.

Caribert ne prêtait pas attention aux soubresauts qui malmenaient l'attelage. Trop heureux, il avait arrêté le char dans une ruelle pour recompter ses okors.

***

Oseberg
Appartement du Maître du Palais

La grande fenêtre des appartements privés était idéalement placée. Liétald le comprenait enfin. Elle offrait une vue largement dégagée sur Oseberg, tout en préservant les sons. Tout voir mais ne rien entendre. Le Seigneur de Falcastre repensa à son père et se surprit à sourire.

En contrebas, des serfs s'agitaient dans les jardins. Rosiers, azalées, lilas et lauriers étaient taillés avec minutie et précision. La faucille adroite attaquait la fine branche de biais, tranchant uniquement ce qui devait être tranché. Liétald n'était pas étranger à cette méthode. Certaines pousses devaient être arrachées pour que d'autres survivent.

-Mais qu'as-tu fais ?

Ansbert se tenait dans l'entrée, repoussant les battants de la porte de ses deux mains. Liétald ne se retourna même pas. Il se contenta de porter la coupe d'altevin à ses lèvres.

-J'ai gagné.


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#18 2019-11-19 03:35:39

Liétald de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

-<Puissent les sables vous être doux.>
-<Que le soleil bénisse votre Maison.>

Le vizir trahit sa surprise d'un clignement d'yeux. Il était rare pour lui d'entendre sa langue prononcée de la bouche d'un étranger, okordien de surcroit. Liétald de Karan le savait parfaitement. Tout en baissant respectueusement la tête, il adressa à l'émissaire un léger sourire.

Le vizir quitta les appartements du Maître du Palais au bruit des bottes de ses gardes. Liétald n'entendait que des okors chuter dans les coffres de la Maison de Karan. Et un peu pour le Royaume, aussi.

Satisfait, il s'approcha d'une table en acajou -un autre cadeau d'ambassadeur- et se saisit de la carafe d'altevin posée sur elle. Le délicat breuvage roucoula au fond d'une coupe. Contemplant le luxe légué par son père, Liétald contourna les méridiennes et les tables basses pour se planter devant la fenêtre principale. Sur les murs intérieurs de la cour des serfs s'échinaient à déplier le nouveau blason de la Reine. Liétald savoura son verre sans crainte, la Maison de Karan avait survécut à trois souverains. Elle survivrait à...

-Liétald !

Une seule personne, dans tout le royaume, pouvait se targuer d'appeler le Maître du Palais par son prénom. Ugo. Le seul intendant du château à pouvoir également entrer sans s'annoncer. Le vieux clerc avait le mérite de l'âge. Il avait servit de tuteur aux héritiers d'Aldegrin. Les yeux du valésian pouvaient témoigner de la ruine des Karan et de leur renaissance. Plus d'un seigneur d'Okord aurait volontiers gagé sa fortune pour connaître ses secrets.

Loin d'être calme, l'intendant affichait de l'anxiété. Liétald haussa un sourcil.

-C'est encore un message d'injures de la Palefrenière ? Liétald se targuait toujours d'avoir su trouver un surnom approprié aux rois. Plus d'un boudoir s'était remplis de rire avec ses bons mots.
-Ce n'est pas elle, déclara Ugo en tendant le parchemin.
Le double sceau brisé était celui de la Chancellerie et d'une couronne reposant sur une tour. Le sourcil se plissa. Liétald déplia la missive d'une seule main et la lut rapidement.
-Petite pute vérolée.

Les mots roulèrent sur les riches murs des appartements. Liétald de Karan avait prononcé ces injures doucement, comme on susurre un compliment dans l'oreille d'une amante endormie. D'ailleurs...

-Dehors. Toutes les deux.

Les jeunes femmes se levèrent prestement des ottomanes où elles s'étaient allongées. Elles quittèrent les lieux en pressant leurs tuniques contre leurs seins. La lourde porte signala leur sortie.

-Que fait-on, Liétald ? Demanda Ugo. C'est sérieux, cette fois.
Cette fois. Le Seigneur de Falcastre avait cette expression en horreur. Elle sous-entendait que certaines fois était plus pardonnables que d'autres. Piller les coffres de la couronne valait le bourreau, mais provoquer son endettement au seul bénéfice de sa Maison était acceptable. Faire massacrer des milliers d'hommes sur un champ de bataille valait le panthéon, mais assassiner un roi pour gagner une guerre c'était se couvrir d'opprobre.
-Foutus hypocrites... Murmura le Maître du Palais, le poing crispé sur la missive.
-Que dis-tu ?
-Rien. Tu vas envoyer trois lettres.
Ugo s'attabla au bureau du Maître sans cérémonie et attrapa une plume.
-Dans la première, tu rappelleras au Chancelier que si son vassal détient aujourd'hui une charge, c'est grâce à moi.
-Liétald, je doute qu'Eudes de la Noue soit sensible à ce genre d'argument c'est... Enfin...
-C'est un idéaliste, je sais. C'est la raison pour laquelle tu vas envoyer une seconde missive, par nos réseaux propres, à destination de son oncle Loric.
-Il n'est pas mort ? S'étonna Ugo en se retournant sur son siège.
-Ça c'est ce que son neveu aimerait bien faire croire... Il croupit, reclus en Esterive, privé de sa charge et de ses titres par un seigneur de deux ères son cadet. Tu commences à comprendre quel genre de message je veux lui faire parvenir ?
-Oui, sourit vilement le vieil intendant. Je commence à comprendre... Et la troisième missive ?
-Préviens mon fils, qu'il batte le ban. Les troupes de Falcastre, les Lions Dorés, même les troupes de Samarie. Je veux que tous remontent jusqu'au palais ; d'ailleurs fait doubler la solde des gardes. Vadir n'est pas encore là, et je n'ai pas confiance en la piétaille.
-Si tu fais monter autant d'hommes ici, cela sera vu comme une agression ouverte contre la couronne. Es-tu sûr de vouloir faire ça.
Liétald reposa la coupe sur le chambranle de la fenêtre. Il apprécia son reflet dans la vitre et remit son col en place.
-Mais c'en est une, Ugo. Et je compte bien rappeler à ces seigneurs mous quel sang coule dans mes veines.

Dernière modification par De Karan (2020-04-27 22:26:01)


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#19 2020-01-26 22:21:06

Liétald de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

-Tu es là, parfait. Prends place.

Krein Vadir fit entrer Ansbert et referma la porte des appartements du Maître du Palais. On aurait pu penser que rien n'ébranlait Liétald de Karan, ni un procès, ni la valse des rois. On se serait trompé. Personne n'en parlait, pourtant les Lions Dorés n'avaient jamais autant arpentés les rues et les routes. Hormis Guyard Phauques et Eugénée Anet la totalité des clercs, pages et officiers royaux se faisaient soit arrêter ou disparaissaient dans la nuit, sans autre bruit que celui de pas métalliques. Bien évidemment, la principale intéressée, Nesyan Valesni demeurait introuvable. Ansbert de Karan se surprenait à espérer que cela reste ainsi...

Ansbert voyait son frère changer. Le procès l'avait atteint, d'une façon ou d'une autre. Il restait plus souvent loin de la cour. Le Batteur et Ugo étaient les seuls à pouvoir l'approcher de près. Liétald avaient même congédié ses maîtresses et engagé un goûteur ; avant de se méfier du goûteur...

Vu de l'extérieur il restait le même. Toujours drapé dans la soie, attablé à son bureau à sceller parchemins sur parchemins.

-Que veux-tu, demanda Ansbert, d'une voix abrupte.
-Mon office m'a informé qu'Arkeon de Velaryon se trouve à cet endroit. Répondit simplement Liétald en tendant un parchemin à son frère. Il représente une menace pour la couronne. Je veux que tu lèves le ban et que tu le ramènes ici.
-Une menace pour la couronne... ou pour toi ?
Liétald s'arrêta d'écrire. Il déposa sa plume dans l'encrier et s'adossa pleinement dans son fauteuil, dardant sur son frère un regard mauvais.
-Il n'y a pas si longtemps je t'ai demandé d’assiéger Ensérune et de t'occuper d'Otto Septim, ce que tu as refusé de faire ; on a vu le résultat.
-Tu m'as envoyé négocier la libération du fils d'Enguerrand de la Pétaudière. Ce que j'ai fait.
-Tu es bien sot si tu crois que le destin de Charles de la Pétaudière était mon objectif.
Ansbert éclata d'un rire clair et franc.
-Je le suis moins que père n'aimait à le penser... Un Roi jeune et candide que tu te plais à conseiller. Toutes les charges du Conseil Royal qui changent de mains pour échoir dans celles de seigneurs que toi seul a sélectionné. Ton grand ami Lukwu d'Argul qui conserve sa place. Des lois qui t’octroient tout pouvoir... Tu sais que ça commence à se voir, mon cher frère.
-Mesure tes propos en ces lieux, rétorqua Liétald, la mâchoire crispée.
-Garde-toi de me prendre pour un coupe-jarret à ta solde. Tu as le Batteur pour ça.
-Lèves-le ban. Combat Arkéon de Velaryon. C'est un ordre. Déclara le Maître du Palais d'une voix hachée.
Ansbert recula d'un pas. Les yeux de son frère exultaient une haine froide qui lui perça le cœur.

-Je le ferai. Dit-il en repartant. Je le ferai avec un atout que moi seul possède sur toi.
-Et quel est-il ?
Krein Vadir avait ouvert la porte. Ansbert se retourna un bref instant avant de disparaître.
-De l'honneur, mon frère. De l'honneur.


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#20 2020-05-03 00:39:22

Liétald de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.


Archipel de Boulimal

Il devait faire près de cinquante degrés sous la mine. Dans la pénombre, les paires de bras malingres agitaient des pioches. Le choc sempiternel du métal contre la roche ne connaissait nulle fin. Lorsque le chariot était plein l'un des mineurs devaient guider l’âne aveugle hors du tunnel et s'assurer qu'il boive assez. C'était un privilège : laisser tomber sa pioche, s'arcbouter sur la charrette et s'offrir quelques minutes à l'air libre.

Madani attendait ce moment depuis plusieurs heures. Il était déjà derrière l'animal lorsque le chef des mineurs lui indiqua qu'il fallait remonter l’attelage. La pente était raide et continuellement jonchée d’éboulis. Il fallait être vigilant et parvenir à garder un œil sur le trajet du bourricot. Mais Madani était le meilleur meneur de mule de ce coin, du haut de ses douze ans. Le garçon avait un sixième sens qui lui indiquait quand virer l'attelage pour éviter qu'une roue ne se bloque ou que l’âne refusait d'avancer.

Madani avait surtout une mère et une sœur. Une mère malade et une sœur trop jeune pour faire ce que faisait les autres femmes du camp. Ça non. Il ne l'aurait jamais permis.

Rester en bas n'était pas une option.

Le pire c'était l'éblouissement. Un choc lumineux à vous rendre aveugle. Le bout du tunnel... On croyait toujours s'habituer ; un pas après l'autre. Mais c'était inévitable et immédiat. Dès qu'il franchissait la tête hors du gouffre, Madani ressentait toujours le même égarement face au soleil cuisant de Boulimal. Plus d'un perdaient pied et laissaient l'attelage s'échapper, ou pire : retomber en arrière.

Pas Madani. Il était le meilleur. Plus que tout, il avait besoin de ce moment de liberté.

-Dépêche-toi, esclave ! Le chargement t'attendra pas.

Le Peaucier frappa le crâne de Madani du manche de son fouet, le ramenant à la réalité. Personne ne connaissait le nom du Peaucier, mais tous savaient qu'il était le pire contremaître que la mine ait connu. La plupart des contremaîtres n'étaient pas tendre, mais ça se comprenait : le quota qu'ils exigeaient ne dépendait pas d'eux et ils avaient des comptes à rendre. Pas le Peaucier, lui prenait plaisir à ce qu'il faisait. Il allait jusqu'à se venter de décoller la chair des os.

Madani reposa ses mains sur la charrette et poussa du mieux qu'il put. Rapidement, le sable succéda aux cailloux et le vent chassa la sueur de sa peau sombre. Il devait agir vite, il le savait. Avant le chargement si possible. Madani avait déjà repéré la cachette parfaite ce matin.

Assuré de ne pas être suivi, le garçon arrêta la charrette après un aplomb et avisa l'une des grosses topazes qui le narguait depuis son départ. Elle était grosse et dorée comme le miel, avec deux pics de part et d'autre. On aurait dit le museau d'un animal.

-Qu'avons-nous là ?

Madani se figea sur place. Il était accroupi, une main dans le sable affairée à creuser, l'autre tenant la grosse topaze. Le Peaucier et ses hommes lui souriaient de toutes leurs dents.

Il y eut des plaintes, des supplications et des hurlements ; puis plus rien. Madani savait ce qui l'attendait. Le carcan devant la mine et le fouet. C'était ça ou perdre sa main. Goguenard, le Peaucier lui promettait de passer voir sa mère ce soir.

Douze ans et déjà la haine au cœur.

***

Mer des Fournaises

Le capitaine Rizzo dardait sur la mer un œil inquiet. Le temps était couvert et la brume ne les avait pas quitté depuis Boulimal. Vingt ans qu'il naviguait pour le compte de Pietro Mancini, l'un des plus riches armateur de Valésiane. Vingt ans que son talent lui sauvait la vie.

-Servant Costa ! Venez je vous prie.
-Oui Capitaine !

Le jeune Costa servait de second à Rizzo depuis trois ans. En cinq voyages, le jeune homme s'était montré capable de calmer les loups de mer les plus avinés et de ragaillardir les mousses terrifiées par la tempête. Une vraie graine de marin.

Rizzo déplia sa carte sur le pont de la caravelle.

-Costa... Je voudrais faire escale aux Marches, qu'on sorte de cette bruine.
-Ça nous rallongerait, mon Capitaine.
-Je sais, Costa, je sais... Mais c'est ce temps. Ça ne me dit rien qui vaille. Votre avis ?

Le jeune prit l'air inspiré et resserra le foulard enroulé autour de sa tête. Une main sur le front, il darda vers l'horizon un œil qui se voulait expert. Rizzo avait envie de rire, il se revoyait à seize ans, pieds nus sur le bois salé à motiver des grognards pour une paye de trois sols. Ses hommes étaient décidément entre de bonnes mains.

-Vous savez mon Capitaine, c'est pas la période pour les pirates de Ressyne. Chez eux c'est les bourrasques en ce moment. Si on file bien, on sera rentré avant nos délais avec le chargement de topazes et les hommes seront conten...

La baliste avait fauché le tronc de Costa. Elle termina sa course dans la mère. Interdit, Rizzo regardait les deux jambes de son second toujours debout sur le pont. Elles frétillaient. Puis, lentement, elles tombèrent sur le plancher comme deux bouteilles vides.

-Mon Cap'taine ! Hurla Marino de son nid de pie. A tribord toute... Pirates !
Rizzo, toujours bouleversé par la mort de Costa releva la tête.
-Q... Quel pavillon ? C'est Ressynien ?
-Nan, mon Cap'taine... C'est Gueule-de-Sel !

La brume avait vomi une gigantesque cogue au bois fumée. Un bâtiment d'une taille bien supérieure à ceux que croisait la caravelle. Rizzo savait qui était Gueule-de-Sel, et ce n'était pas une légende.

-Branle-bas, mes furieux ! Tonna Rizzo en dégainant son épée. Laissez filer les mâts et déployez les arbalestries ! Préparez-vous à défendre vos vies !

Alors que ses hommes s’affairaient sur le pont principal en vociférant, Rizzo lança un regard de défi au monstre noir qui volait vers lui. La cogue de Gueule-de-Sel gagnait en vitesse, et elle ne semblait pas vouloir ralentir. Rizzo apercevait déjà sa proue métallique.

Le capitaine recula d'un pas et enroula son bras libre autour d'un cordage.

Le choc allait être dévastateur.

***

Port Karan ; Okord

Ohm, Ytang, Valésian... Toutes les langues du continent étaient parlés à Port Karan. Comme dans toutes les autres cités portuaires du Royaume. Ce métissage n'allait pas sans troubles -religieux surtout- mais l'arrivage massif de prostituées de toutes les contrées semblait calmer tout le monde.

Debout dans la cour du château, Liétald de Karan dégustait une coupe d'altevin en attendant patiemment le prochain arrivage. Tout comme un dragon n'aime pas abandonner son tas d'or, le Maître du Palais n'aimait pas s’éloigner de Château Ygör ; pas même pour retourner sur ses propres terres. Cependant, personne d'autre que lui ne pouvait contrôler les premiers arrivages de la nouvelle année. Il en faisait une question de principe.

Liétald leva les yeux au ciel en buvant une nouvelle gorgée.

Une vraie trouvaille, il fallait bien en convenir.... Permettre à chaque navire étranger munie d'une lettre du palais de naviguer sur les eaux orkordiennes et de mouiller dans les ports royaux. Bien des soucis avaient été résolus. Celui du brigandage en premier lieu, en incorporant cette racaille dans les rangs des lions dorés. Celui de la piraterie, en second lieu. Même si faire comprendre à ces futurs pendus qu'ils devenaient d'honnêtes marchands avait été particulièrement compliqué.

Gueule-de-Sel fut le pire... Liétald avait été étonné lors de sa rencontre. Les récits parlaient d'une terreur d'Österlich avec deux jambes de bois et une barbe noire comme la nuit. En réalité il avait vingt ans, tous ses membres et zozotait.

-Vot' SEIGNEURIE !

Anton arriva par la porte du château, juché sur un char de transport. Trois autres suivaient. Le maître de la guilde des marchands de Port Karan sauta à terre. Aussi servile que dans les souvenirs de Liétald.

-Vot'...
-J'ai entendu, Anton. Ouvrez, qu'on en finisse.

Le petit homme replet fit aligner les char et tira de chacun une large caisse qu'il déposa sur les pavés du château.

-Regarder mon bon seigneur, chantonna Anton en ouvrant la première caisse. Du blé noir de Salahin. Il passa sa main dans les céréales. Il pousse partout, même là où la terre est sèche et acide.
-Contacte le Seigneur de Vaarse, murmura Liétald a Ugo. Il est en contact avec des acheteurs du nord qui ont cruellement besoin de nourrir leurs troupes... Continuez Anton, je vous prie.
-De la soie d'Alervan, monseigneur ! La plus douce et la plus fine qui existe sur le Continent.
Une étrange lueur au fond des yeux, Liétald s'approcha de la caisse et plongea ses doigts baguées dans les étoffes. Il se demanda un instant si son artisan tisseur pourrait lui réaliser une toge.
-Et enfin... Grogna Anton en s'arcboutant sur la barre en fer qu'il utilisait pour ouvrir la troisième caisse. Des topazes de Boulimal ! Non taillées, certes, mais...
-Ces... atlantes... Ils sont toujours en train de construire leurs temples étranges ? Demanda Liétald en se tournant vers son intendant. Ugo lui répondit en hochant de la tête. Fais-leurs envoyer une missive. Je suis sûr qu'ils apprécieront... Les yeux verts furent soudain attirée par une grosse pierre jaune, avec deux pics sur les côtés. Liétald pensa à un chat. Il avisa Anton et lui lança la gemme. Bon travail, Anton. Ne buvez pas tout.
-Grand merci, Seigneur de Karan ! S'écria Anton en s’aplatissant sur les pavés. Vous êtes sûrs ?
Liétald avait déjà grimpé les quelques marches du parvis. Il s'arrêta une seconde, soupirant avec dédain.
-Pour ce que ça vaut...


Seigneur de Ténare ; Marquis de Falcastre
Maître du Palais ; Gardien du Trésor Royal
Chevalier au Léopard ; Chevalier de l'Ordre des Fondateurs royaux

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#21 2020-07-20 00:33:33

Liétald de Karan
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Re : La mécanique de l'ombre.

Vendavel
23-III-19

-Tout ceci t'amuse n'est-ce pas ? Parader. Provoquer. Mettre en péril l'avenir de ma Maison.

C'était lors du Tournoi de Vendavel. Ansbert se souvenait s'être fait convoquer par son père dans sa tente personnelle. Aldegrin dépeçait alors un gigantesque sanglier. La chasse était l'une des grandes passions du Seigneur de Ténare de jadis, mais même cette bête n'avait pu rassasier sa fureur.

Durant cette après-midi, Ansbert avait bafoué l'honneur de la femme d'une autre Maison qui participait au tournoi. L'époux avait surpris les deux amants dans son lit. Furieux, il demanda réparation sur le sable de la lice d'entraînement. Ansbert prit un malin plaisir à lui ouvrir le bras et lui découper le nez. Liétald intervint rapidement, proposant une généreuse compensation au perdant. Mais cela ne suffisait pas pour le seigneur. Il leva son arme pour trancher l'aîné des Karan en deux. Ansbert s'interposa en un éclair, désarmant son adversaire avant de lui enfoncer sa lame dans le sternum.

Aldegrin n'avait jamais approuvé la participation de son cadet au Tournoi. Il n'avait même jamais voulu s'y rendre. A l'époque Rhaegar de Valyria et lui-même devait composer avec des problèmes autrement plus épineux. Pourtant, le vieux Dragon de l'Ouest avait dû affréter un attelage, non pas pour son propre plaisir, mais pour aller nettoyer derrière ses fils. Cela nécessita quatre heures de chasse haletante avec le père du défunt, la promesse de deux coffres de pierreries et un acte de propriété sur des mines d'or.

Ansbert se souvenait des yeux bleus lançant des éclairs.

-Je voulais te dire que je suis...
-Je vais t'expliquer comment fonctionne le monde, soupira le Seigneur de Karan en plantant rageusement son couteau dans la cuisse de l'animal. Il se tourna vers son fils, s'essuyant les mains dans un morceau de lin. Tes actes engagent ton nom. Et ton nom -notre nom- est notre ultime richesse. Du jour au lendemain nous pouvons tout perdre. Aldegrin tapa dans ses mains. Les châteaux, l'or, les belles soieries... Tout peut disparaitre ! Mais ton nom, lui, te restera à jamais acquis. Si tes actions le font resplendir, alors il resplendira à jamais. Si tes actions l’entachent, alors elles l'entacheront à jamais.
-Je comprends, murmura Ansbert, peinant à avaler sa propre salive.
-Non, je ne crois pas. Aldegrin posa sa main glacée sur la joue de son fils. Un jour viendra où je ne serais plus là. Toi et ton frère devez le savoir. Ce sera à vous de défendre le nom des Karan. Un nom que j'ai trouvé dans le caniveau et qui est aujourd'hui l'un des plus craint et respecté de ce Royaume. Le silence retomba comme une chape de plomb sur Ansbert, qui peinait à soutenir le regard de son père. Tu as eu le temps de jouer ; au fils impertinent, au chevalier, au soldat... J'aimerais que tu joues le rôle de Seigneur de Port-Karan, au moins une fois dans ta vie. Tu peux faire ça pour moi ?

***

Ténare
17-VII-20

-Mon oncle ?

Ansbert de Karan baissa les yeux sur le parchemin qu'il tenait dans sa main. Liétald ordonnait finalement la retraite. Cela avait dû lui couter. Le Seigneur de Port Karan imaginait d'ici sa fureur, les coupes jetées à travers la pièce, le vin sur les murs et les hurlements. Ténare était fief des Karan depuis l’Ère 172 du Premier Age. En 372 ans aucune armée n'avait jamais franchi ses remparts. Ce château était l'un des symboles de la puissance de l'Ouest.

-Mon oncle ?

Ansbert tourna finalement la tête. L'anxiété se lisait sur le visage de Valère. Les fortifications avaient volé en éclats. Désormais, seuls restaient deux-mille hommes barricadés dans la cour d'enceinte et la salle principale.

-Rentre à Château-Ygör, Valère. Tu as vaillamment tenu les murailles. Mais c'est devenu trop dangereux ici.
Ansbert se tourna vers son capitaine et lui ordonna de mener son neveu aux cachots. Les habitants de Ténare avaient fuit par les vieilles geôles, gagnant les côtes de Sourveïr grâce à de larges et grands canots.
-Mon oncle... Le jeune Karan semblait comprendre.
-Soldats ! Ansbert avait brandit son épée, un pied posé sur la rambarde. Des visages cernés et noircis par la suie se tournèrent vers lui. Mon frère a ordonné la retraite. Je ne compte pas suivre cet ordre. Mais je ne peux ignorer le fait que vous avez tous une famille à retrouver. Si je désire utiliser chacune des lames de ce château dans cette bataille ; si je rêve de pouvoir tomber avec vous, mes frères d'armes, et vous retrouver à festoyer au Palais de Rituath ; je ne peux ignorer que vous avez plus que rempli votre devoir envers la Maison de Karan. Vous méritez la paix de votre foyer. Je ne suis pas né ici, ce n'est pas plus mon château que le votre. Mais mon honneur m'impose de rester ici et de le défendre au prix de ma vie. Si certains veulent se joindre à moi, ils sont les bienvenus.
Le silence ne fut plus troublé que par le lointain bruit des pas saxons arpentant la plaine, et le bruit de quelques pierres tombant des restes fumants du mur extérieur. Un jeune piquier s'avança hors des rangs, il devait avoir seize ans ; son casque trop grand débordait de cheveux bruns.
-Pour le Dragon d'Airain ! A travers les flammes !
La même phrase jaillit des autres gorges fatiguées. Bientôt, la salle et l'enceinte résonnaient du cri de guerre des Karan. Valère dégaina son épée et hurla à son tour.
-Pas toi. Le coupa Ansbert. Tu vas retrouver ton père.
-Mais tu as dit...
Ansbert l'attrapa par la nuque et plongea son regard dans celui de son neveu.
-Tu es l'avenir de notre Maison. Je ne suis qu'un cadet manchot sans descendance. Crois-moi, vu les caractères de ton père et de ton frère, ils auront cruellement besoin de toi. Valère abaissa sa lame. La déception se lisait sur son visage. Vas t'en Valère. Ces saxons n'ont que l'humanité que le monde daigne leur accorder. Je n'ose imaginer ce qu'ils te feraient si tu tombais entre leurs griffes. Pabin ! Fais-lui quitter Ténare sur le champ. Ne reviens qu'une fois qu'il est loin d'ici.
Le capitaine acquiesça. Valère attrapa l'avant bras de son oncle. Ansbert lui rendit son étreinte.
-Adieu, mon oncle.
-A dans ce monde ou dans l'autre.

***

Château-Ygör, Appartement du Maître du Palais
18-VII-20

-Ils ont assiégé le fief de ma famille... Sous peu ils le mettront à sac et ils tueront mon frère.
La voix calme et froide étouffa toutes les discussions. Les conseillers, les pages, les alliés de la Maison de Karan. Tous se turent pour regarder l'homme qui sirotait une coupe d'altevin en contemplant la roseraie.

Pons de Ronceveaux avait été sacré Roi d'Okord. Liétald de Karan avait été confirmé dans sa charge de Maître du Palais. Quinze années au pouvoir, sous sept souverains différents. Certains murmuraient qu'il était le véritable maître d'Okord, d'autres, encore plus bas, qu'il torchait mieux les rois que les putains de la Rue des Cuisses. Rien n'aurait pu en principe troubler cet instant de joie et de félicité pour les services du Palais.

Le Cydon y était parvenu.

-Nous devons faire pression sur la couronne pour... commença un conseiller, rapidement coupé par un autre.
-Le Roi n'a pas voulu pousser plus loin son avantage une première fois. Il ne le fera pas une seconde fois. La nouvelle politique est l'unité, pas la division.
-Nous pourrions essayer de recontacter le Seigneur Bürlocks... en augmentant la mise.
-Vous n'y pensez pas ? Ils n'ont jamais répondu.
-Et si nous promettions à...

Le hanap d'altevin rebondit sur la table en marbre avant de rouler sur le sol. Les officiers et intendants sursautèrent. Liétald était tourné vers eux, les poings serrés.

-Lorsque les Fauconcel sont entrés en rébellion. Qu'a fait mon père ? Un silence sépulcral répondit à la colère glacée du Maître du Palais. Qu'a fait mon père ?
-Nous connaissons tous la chanson. Mais vous ne pouvez pas décemment ordonner le massacre d'une Maison d'Okord, quand bien même elle aurait...
-Pas une. Quatre.
Un murmure de désapprobation parcourut l'assemblée.
-Monseigneur, gardons notre sang froid. La meilleure option reste...
-Vous ne comprenez pas, tout ceci n'a rien de personnel. Repris le Maître du Palais, les yeux vides. En entrant dans Ténare ils ont envoyé un message au Royaume d'Okord. Alors, je vais faire éventrer les murs qui les protègent, je vais les faire pendre eux et leurs enfants à mes murailles, je vais faire broyer les caveaux de leurs ancêtres et je vais faire répandre le sel sur leurs terres. Non parce que j'entretiens une quelconque inimitié à leur égard. Mais simplement parce que je tiens à répondre à leur message avec toute la précision et l'exactitude qui leurs sont dus.

Dernière modification par De Karan (2020-07-20 01:04:45)


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