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#1 2015-02-16 21:00:20

Enguerrand

La bataille de Trezidad

Le soleil a passé la méridienne  depuis longtemps déjà et les deux armées n’ont pas bougé. 
Le marquis Enguerrand sue dans son armure. Il fait chaud et l’attente mets les nerfs à vif.  Les conversations ont repris dans les rangs. Les chevaliers se demandent ce qui se passe et pourquoi la bataille ne commence pas.
Soudain, le marquis est tiré de sa méditation par les cris de l’ennemi. Seuls, quelques mots sont audibles au milieu de cette vocifération, mais il ne s’agit certainement pas d’une déclaration d’amour. Cela fait un brouhaha de tous les diables qui monte dans les aigus au fur et à mesure que les barbares s’excitent.
L’armée d’Yselda est secouée de mouvements internes comme une mer soudain soulevée par le vent et qui se met à moutonner. Ce sont les archers encapuchonnés de bonnets d’agneaux qui s’avancent entre les chevaux et débouchent en première ligne, blanchissant la plaine.
Presque aussitôt, ils se mettent à arroser l’armée du roi de traits mortels. Ils sont si nombreux que leurs flèchent forment un voile noir qui assombrit le ciel, propageant une ombre menaçante qui traverse la plaine en direction des Okordiens. La scène est muette jusqu’à mi-parcours mais bientôt l’on entend les stridulations de ces dizaines de milliers de traits qui se précipitent sur eux tels des frelons enragés. C'est un bruit effrayant qui monte et s'amplifie jusqu’à percer les tympans.
Les hommes se sont tus. Ils regardent le spectacle, incrédules et horrifiés, puis, pour ceux qui en ont, ils se précipitent sur leurs boucliers, plantés en pavois, et se protègent comme ils peuvent.
La pluie mortelle fait jaillir les cris de ceux qu’elle touche au milieu d’un crépitement de bois meurtri par les pointes d‘acier. 
Devant le spectacle des dégâts que leur infligent les archers, certains chevaliers s’impatientent. Quelques-uns, négligeant tout commandement, se lancent à l’assaut, lance en avant, bousculant, au passage, quelques arbalétriers. D’autres lancent des cris de guerre pour rappeler leur existence aux capitaines de l’armée.
Les archers se relèvent après l’averse et répondent aux barbares mais déjà un autre voile noir se lève.
Le marquis Enguerrand, Horrifié voit les piétons tomber par rangs entiers comme des murs qui s’écroulent. Il regarde anxieusement du coté du roi qui n’a pas bougé et semble insensible au carnage. 
Sur sa droite, les chevaliers qui se trouvaient derrière lui se sont avancés imperceptiblement pour être en première ligne. Il est obligé de faire de même pour ne pas se faire doubler.  A ce petit jeu, la lance a gagné une cinquantaine de pas. Les archers qui se trouvaient devant peuvent sentir l’haleine des chevaux sur leur nuque. Ils préfèrent rompre et se faufiler entre les chevaliers plutôt que de se retrouver entre le marteau et l’enclume.
Soudain, les trompes sonnent et la bannière royale se lève.
Alors que, sur le flanc gauche, la cavalerie légère part au galop, le marquis Galzbar brandit sa bannière et lance sa monture dans une course effrénée en hurlant Pour le roi! pour Okord . A sa suite, quarante mille chevaliers s'ébranlent et la terre commence à trembler. Les derniers archers qui ne s’étaient pas repliés sont écrasés sur place.
Le marquis Enguerrand hurle aux siens   Avec moi, Helgor, Rhelm et Quintras ! Lance en avant et serrez la ligne !
Et il  pique des deux.
Son angoisse a disparu. Il ne pense plus qu'à lancer son destrier au galop. La charge est brutale, sauvage, cela rappelle l'hallali, lors de la fin de la chasse, quand chacun essaie d'arriver le premier sur la bête. Les chevaliers traversent une pluie de flèches. Son destrier est blessé à l'épaule, mais la puissante bête, blanche d'écume, poursuit sa course folle.
La cavalerie  ennemie courre à leur rencontre. Bientôt la tête de la ligne entre en contact. Malgré le heaume qui l’isole, Enguerrand perçoit le choc mou des impacts, le cliquetis des lames et les cris des blessés.
Il entraine ses chevaliers toujours plus à droite car l’ennemi tente de les contourner.
Ça y est! Son puissant destrier a renversé un de ces petits chevaux, et en piétine le cavalier. Sa lance a disparu dans la poitrine d'un autre. Pas le temps de la dégager, il l’abandonne et dégaine son épée.
Le voilà frappant sur tout ce qui passe à sa porté.
Bientôt la charge s'enlise. Les chevaliers se retrouvent aux prises avec le gros de la cavalerie ennemie qui les cernent de toutes parts.
La mêlée devient inextricable. Entre deux coups d’épée, Enguerrand aperçoit les armes d’un des deux Malvoisin. Il se fraye un passage et se retrouve au botte à botte avec le jeune chevalier en train de taper sur ces diables de cavaliers barbares. Les chevaliers s'exhortent, insultent l’ennemi, lancent leur cri de guerre. Les barbares ne sont pas en reste. Le marquis aussi s'époumone pour conjurer sa peur, entretenir sa rage, paraître plus effrayant que l'adversaire. Il pare un coup. Une lance déchire sa tunique, soulève son gorgerin. Il esquive, sa vue se voile de sang. Il ne sait plus où est l’ennemi. Tant pis ! A la grâce des dieux ! Dans un brouillard rouge, il perçoit les chevaliers qui tournoient en donnant de grands coups d’épée ou de masse. Au milieu de ces centaures métalliques, au risque de se faire écraser, des hallebardiers tentent de les désarçonner ou de les frapper au défaut de la cuirasse. Les armures martelées résonnent comme à l’atelier de ferblanterie, à la différence qu’elles ruissèlent de sang. Un bassinet passe à sa portée. Il lui assène un terrible coup.  Le bruit se noie dans le vacarme mais Enguerrand a senti le crâne se briser. Des destriers sans cavalier s’extirpent de la mêlée en lançant de grandes ruades, d’autres se cabrent sous les coups des piquiers. Des chevaliers le dépassent, malgré les surcots déchirés et maculés de sang, il reconnaît les couleurs du duc Antoine. Où est l’ennemi ? Il ne sait plus ! Ils sont partout et nulle part. Au moment où il se fait cette réflexion, il reçoit un coup sur le heaume. Derrière lui ! Il se retourne, le cavalier qui l’a frappé est déjà mort, avachi sur sa selle, percé par un coup d’estoc dans le dos. Il ne faut pas réfléchir. Il faut avancer et continuer à taper en faisant confiance à ses hommes. Il les rejoint et se retrouve au contact. Tenir la ligne ! Frapper de taille. Droite gauche ! Gauche droite ! Il essaie de répéter les gestes de l’entraînement. Il se les crie à lui-même pour ne plus entendre que le son de sa voix.
Devant lui, un cheval s'effondre, son propre destrier tombe à son tour et il se retrouve sur le cavalier du premier. Ce dernier, étalé sur le dos, a la jambe coincée sous sa monture. Enguerrand lui arrache une espèce de bonnet de cuir renforcé d’écailles. Ses yeux croisent le regard épouvanté de son adversaire. Il sort sa dague avant lui et l’égorge.
La mêlée furieuse continue au-dessus des deux corps, mais elle se déplace et finalement s'éloigne.
Par bonheur, elle est passée sur Enguerrand sans l’écraser. Le marquis n'a pas réussi à se relever pour reprendre le combat. Sa jambe gauche a été brisée dans la chute.  Il guette, le poignard au poing, l’arrivée des fantassins ennemis, mais ce sont les royaux qui passent en courant la pique dressée, sans un regard pour les morts et les blessés qui jonchent le sol. L’un d’eux lui marche sur la jambe et lui arrache un cri de douleur. Les piquiers disparaissent à leur tour. Le combat continue ailleurs…
Sans lui.
Il n’est pas mort.
Le bruit de la bataille s'estompe, puis vient le silence, et à nouveau le chant des oiseaux. On pourrait croire qu'il ne s'est rien passé, s'il n'y avait cette odeur de sang, de brenn et de tripes.
Le marquis retire son heaume. Sa vision est à nouveau panoramique. Il essuie le sang qui lui brouille la vue et découvre le résultat de la bataille. C'est un véritable charnier qui les entoure. Un mélange de corps disloqués d'hommes et de chevaux étripés d'où sortent des plaintes et des râles d'agonie. L’écœurement le gagne. Où sont les bannières colorées, les armures étincelantes, les tuniques chamarrées ? Où est passée la fierté de tous ces beaux sires ? Où sont les plaisanteries et la belle journée promise ? Au fur et à mesure que l'excitation s'éteint, la douleur envahie son corps.
Une plainte l'arrache de son spleen. Un homme a bougé. C'est un de ses chevaliers. Il a le crâne ouvert. La plaie n’est que superficielle heureusement, mais elle a barbouillé la moitié de sa figure de sang. C’est Oreste de Malvoisin.
Hagard, comme s’il s’éveillait d’un songe, le jeune chevalier contemple la scène sans comprendre.
Il faut se ressaisir. Rallier le camp avant la nuit et l'arrivée des détrousseurs de cadavre qui les achèveront à coup sûr. Enguerrand se relève péniblement et aide Oreste à se dégager du corps inerte d'un cheval qui le coince. Le jeune chevalier peut encore marcher. Ses esprits reviennent petit à petit et il se met en tête de rechercher son frère.
Votre frère est mort, Chevalier ! Dit le marquis d’un air désolé.
Je l’ai vu tomber ! Vous pouvez être fier de lui ! Il s’est bien battu et en a emporté plus d’un dans le monde souterrain! Nous ne pouvons plus rien pour lui, mais nous reviendrons chercher son corps afin qu’il reçoive les sacrements dignes d’un chevalier d’Okord. Je vous en fais la promesse ! Il est inutile et dangereux de rester ici ! Aidez-moi plutôt à rejoindre les nôtres!
En vérité, Enguerrand n'a rien vu.
Un morceau de lance en guise de béquille d'un côté, l'épaule d’Oreste de l'autre, le marquis se met en route  en grimaçant de douleur à chaque pas.
Le soir tombe sur une vision d’apocalypse. La plaine qui avait vu, le matin même, les deux armées se faire face, n’est plus qu’un champ de cadavres boueux et ensanglantés.
L’herbe grasse et généreuse a disparu dans le labour impitoyable des sabots. Par endroit, les morts se sont empilés comme des poupées négligemment jetées par l’enfant d’un géant. Ailleurs, on devine à peine la forme humaine qui a été incorporée au sol par le piétinement de centaines de sabots.
La mêlée a retourné la plaine, abandonnant derrière elle des traînées de corps sanglants comme une vague laisse l’écume en témoignage de son passage.
Çà et là, quelques soldats hagards cherchent à regagner leurs camps respectifs. Vainqueurs ou vaincus, ils marchent péniblement dans le charnier et l’on dirait les fantômes des morts qui se relèvent pour accuser les responsables du massacre.
Les corbeaux se sont déjà abattus par centaines et commencent leur festin, alors que la brume monte de la terre humide et recouvre les corps de son linceul.

Enguerrand et Oreste se dirigent vers des feux de camps qui s’allument un peu partout sur une colline non loin du champ de bataille. A vrai dire, il ne sait pas qui est vainqueur ou si même il y en a eu un.
Les premiers soldats qu’ils croisent ont le regard perdu des guerriers exténués qui ont vu couler trop de sang. De petits groupes se sont formés autour des feux et ils parlent à voix basse. On regarde passer les deux chevaliers sans leur poser de question. Entre les cuirasses, souillées de boue et de sang, et les tuniques déchirées, il est difficile de reconnaître un blason, mais on imagine, par lassitude du combat, que ceux qui restent sont du même bord.
Enfin, ils aperçoivent les premières bannières et les tentes de drap clair que les salamandres transforment en lampions géants et à l’intérieur desquels des ombres grotesques s’agitent comme des papillons de nuit affolés.
Enguerrand reconnaît des fleurs de lys et le lion de Wanderer. Abruti par la fatigue des combats et par la douleur, il s’avançait parmi ces hommes sans vraiment se poser la question, mais il est soulagé de faire partie des vainqueurs, car qui d’autre dresserait son camp au beau milieu du champ de bataille.
Un chevalier de sa lance l’a reconnu. Il avait été porté disparu, probablement tué au combat. Bientôt le campement s’agite. Le duc Antoine, qui vient d’être mis au courant, s’avance, en personne, à la rencontre de son marquis. Un large groupe d’hommes le suit. Il prend Enguerrand dans ses bras et le serre sur son cœur comme un vieux compagnon d’arme. Ils n’ont été ensemble qu’un bref instant dans la mêlée, mais à un instant d’une intensité sauvage. Ils ont vécu ensemble le moment où leur vie pouvait basculer et ce genre d’expérience tisse des liens indéfectibles plus puissants que le rang ou la fortune.
Les hommes qui assistent à la scène poussent des hourras. Petit à petit, Enguerrand se laisse envahir par le sentiment de plénitude qu’apporte la victoire. Sa douleur s’estompe dans l’ivresse de l’exploit accompli. Il n’a pas faibli. Il s’est montré à la hauteur lors de l’ultime épreuve. Le courage qu’il a montré sur le champ d’honneur, justifie son adoubement. On trouve une civière pour le blessé et on l’amène au cœur du camp. Là même où se tiennent le roi, les princes et les ducs.
Tandis que le chirurgien s’affaire sur sa jambe, on lui offre à boire.
C’est le moment du bilan. La victoire est totale. L’ennemi a été écrasé et seule la nuit a permis aux débris de son armée de s’échapper. Mais si le roi n’exulte pas, c’est parce que la reine Yselda ne fait pas partie du butin. La déesse barbare a réussi à s’enfuir avec ses bagages et son or. Quant au pillage, il s'annonce fort maigre.
Quoiqu'il en soit, la bataille de Trezidad sonne la fin de la guerre. Les hommes vont pouvoir rentrer chez eux, retrouver leurs femmes et leurs foyers. Le royaume d'Okord est sauvé.....Provisoirement.
Plus de vingt mille chevaliers ont laissé la vie sur la plaine fumante. Leur mémoire peuplera les récits. Les gestes de certains combattants commencent à circuler dans le camp, prémices aux légendes qui feront frémir ou rêver les jeunes pendant les longues veillées d’hiver. Les cendres des bûchers funéraires sont encore chaudes que l'on raconte déjà l'histoire d’Ivan le Marteleur qui se battit nue tête et effraya les ennemis tant par la vigueur de son engagement que par l’aspect de son visage. Le chevalier, défiant la mort, se jetait au cœur de la mêlée pour y creuser de sanglantes tranchées à coup de marteau de guerre. Par deux fois, son cheval fût tué sous lui et par deux fois il trouva le moyen de remonter en selle sur des destriers dont il tuait le cavalier. A la troisième fois, après l’ultime charge, il continua à pied, hurlant et vociférant à la recherche d’ennemis si bien que, le croyant habité par quelque démon, ses adversaires se mirent à le fuir, précipitant leur débâcle.
Plus de soixante mille soldats, aussi, sont morts ce jour-là, mais la valetaille, cela ne compte pas.

Dernière modification par Enguerrand (2015-02-17 14:53:26)

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