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#1 2018-05-25 23:47:08

Brezekiel

"Le faiseur de mort"

-Approche petit, n'aies pas peur de moi. Je ne suis qu'un vieil homme, je ne ferais pas de mal à une mouche même si elle buvait dans ma chope. Je t'ai déjà vu au coin de la cheminée, le soir quand je raconte mes histoires, tu regardes, tu écoutes, tu ne parles pas mais tu chantes dans ta tête, je vois tes lèvres qui remuent... Tu as faim je suppose, z'ont toujours faim les mioches. Mange un peu mon assiette, je paye pas alors ça m'en touche une sans bouger l'autre, mais laisse moi la viande.

-Tu ne parles pas, n'est-ce pas ? On m'a dit ce qui t'es arrivé, la langue tranchée, pas une partie de plaisir, einh petit ? Quel âge tu as, pas plus de onze je dirais ? J'avais un fils de neuf, tu es plus grand que lui, mais il est mort à présent. J'aurais préféré qu'on lui prenne juste la langue, comme toi... Mais on ne choisit pas sa mort, on devrait pourtant vu qu'on choisit pas de venir au monde, ce ne serait qu'un juste retour des choses. Tu t'en fous einh ?

-Non, ne touche pas à la bière, quand t'auras du poil sur le goupillon tu pourras. Ha ha ! Non le goupillon c'est pas le menton, et c'est un cheveux ça, pas un poil d'homme. Tu me plais petit, drôle mais pas complètement idiot. Demande de l'eau à la serveuse, je t'ai vu faire des gestes les soirs précédents, je sais que tu t'débrouilles pour être compris. Einh ? Pas de serveuse, foutue fille de taverne, sûrement occupée à gagner son pain à s'faire saut... Bon va sous le comptoir, y'a un tonnelet de liqueur de prune, on va couper ça avec l'eau qu'il me reste, ça t'fera une petite tisane, tu dormiras bien après ha ha !

-C'est ma lyre que tu regardes einh ? Tu sais qu'elle est dans ce sac je parie, tu as dû me voir la ranger. Non, je n'en rejouerais pas, même pour toi. Je dois préserver les cordes de l'humidité, le soir c'est différent avec le feu et les gens il fait chaud. Si je pète une corde, je devrais aller trouver le maréchal-ferrant et courir après des canassons pour en tisser une nouvelle, pas envie. Tu veux une histoire ? hé hé tu ne manques pas de toupet, j'ai chanté toute la soirée dernière, une bonne partie de la nuit aussi. Tant qu'on remplit mon godet et ma bourse, je chante... Reviens après ma sieste, cet après-midi, si tu ne m'as pas oublié on verra.

[...]

-Tu es du genre têtu toi, comment as-tu su à quelle heure je finirais ma sieste ? Ou bien c'est la chance ? Bref, j'ai bien dormi, j'ai rêvé de prunier et de femmes courant dessous en robe blanche transparente, sûrement des servantes des dieux bons... Qu'as-tu à l'oeil ? Tu t'es fait cogner petit ? Quoi ta main ? Ah oui tu es blessé sur le poing... Oh je vois ! Tu en as balancé un ou deux à ton assaillant ? Je parie que tu me cries depuis ton cervelet "tu devrais voir la tête de l'autre ?" C'est bien petit, te laisses jamais faire, même si l'autre est plus fort, sinon le lendemain il recommence. Alors que si tu te défends, cela fera naître le doute à l'intérieur de son esprit. "Et si par chance il me fait mal... et si il savait se battre mieux que moi... et si..." un jour, cela le fera arrêter. C'est comme ça qu'on fait pousser les poils plus vite ! Bien, alors tu es revenu... je dois tenir ma promesse sinon je serais un piètre barde. Non, pas la lyre je t'ai dit ; je ne chanterais pas non plus, mais je veux bien parler à voix basse.

-Voyons voir... et si je te racontais non pas une histoire, ni une légende magouillée, mais une vraie destinée ? Oui, ça te plait ça einh ? Quand tu hoches la tête c'est oui ? Très bien, je vais te parler du "Faiseur de mort". On peut le dire "Faiseur de Morts" aussi, mais ça n'a pas exactement le même sens. Non, je ne pinaille pas, cesse de grimacer. Chaque mot à son importance, le style aussi a son importance. Très bien, à présent fais silence... Hey ! Je t'ai dit de jamais te laisser embêter, ne me laisse pas me moquer de toi. Ouille ! Un coup dans le tibia, sournois mais rusé petit, c'est mieux. Ne recommence pas, cela dit, ha ha ! Allez, prends moi une autre chaise que j'allonge mes jambes...

-Connais-tu la différence entre un promeneur et un chasseur petit ?...

Dernière modification par Brezekiel (2018-05-25 23:50:45)

#2 2018-05-26 00:45:59

Brezekiel

Re : "Le faiseur de mort"

-Pour sûr que tu la connais, t'es pas un de ces impotents de la ville einh ? L'histoire va te plaire, c'est la vie d'un gars qui n'a jamais parlé non plus. Non, je ne sais pas si on lui a coupé aussi, mais on ne l'a jamais entendu parler. Faut dire que peu nombreux sont ceux qui l'ont vu, encore moins à en être revenu vivant. Avec un nom pareil, tu te doutes qu'il y a un certain mystère autour du personnage, mais j'ai pas encore tiré de saga musicale de sa vie, j'y travaille justement.

-Bon. Le promeneur va de champs en champs, d'arbres en arbres, de flaques d'eau en flaques d'eau. Ouais ? Classique ouais. Mais le chasseur lui, est quelqu'un qui part avec l'idée de chasser quelque chose, de la boustifaille le plus souvent. Il suit des indices, parfois avec sagesse et expérience, parfois avec entêtement et chance, il trouve une proie. D'aucuns diraient que peu accomplissent l'acte suprême d'ôter une vie. Avoir un arc ou une lance c'est bien beau, mais si tu es infoutu de lancer correctement hormis de la mousse ou des flèches perdues, tu n'auras rien d'autre.

-Bien sûr tu n'as pas tort, les petits gibiers sont durs à avoir car ils peuvent se cacher. Mais cela n'est pas à leur avantage crois moi. Un lapin niche dans un terrier, très souvent dans un talus ou une dépression du terrain. On sait où, on sait quand il sort, tard le soir, tôt le matin. On sait ce qu'il mange, on sait quand il se reproduit, les femelles sont alors plus lentes et souvent endormies, on les attrape plus facilement. Ne fais pas cette tête, c'est la vie. La viande nécessite de tuer pour l'avoir, c'est ainsi. Par contre le gros gibier lui, c'est autre chose. Un cerf ne fuira pas dans un terrier, il ira ailleurs et plus vite que toi petit. Si t'es à pieds oublie, si t'es à cheval et en forêt, oublie aussi. Il n'y a que le cerf pour courir dans une forêt sans se tuer. Pourquoi crois-tu qu'on garde les chevaux dans des prés et non dans le bois ? Le cerf est le seigneur de la forêt, le loup son gardien et le hibou sa clepsydre.

-Le problème du chasseur, est qu'il part le matin avec la conviction de faire de son mieux, mais si le temps n'y est pas, qu'il agit mal ou que le gibier est trop malin pour lui, le chasseur rentrera bredouille chez lui et ses enfants auront l'estomac qui grondera toute la nuit. La chasse implique une grande partie d'échec. Maintenant... connais-tu la différence entre un chasseur et un pisteur ? Tu rigoles moins là, c'est plus dur ? Le pisteur c'est celui qui suit la piste de l'animal. Il connait les habitudes de l'animal à tel point, qu'il ne spécule pas. Il regarde, il comprend, il déduit et il sait. Le promeneur voit une touffe d'herbe et la piétine, le chasseur comprend que la touffe d'herbe attirera tôt ou tard un ruminant ; le pisteur sait déjà si l'animal est venu y brouter ou pas, s'il viendra et quand il viendra. Il regarde une branche cassée et reconnait l'animal qui est passé par là, si c'était un mâle ou une femelle. Il voit les poils éparpillés aux quatre vents car il a si souvent écorché des fourrures qu'il en a encore parfois la sensation lorsque le vent siffle sur sa peau. A leur couleur il te dit l'âge de l'animal, s'il est bien portant, quelle partie il a gratté et pourquoi. Il voit un trou boueux dans le sol et t'explique à quoi pensait le gibier au moment où il a posé la patte. Montre lui toute une piste il saura quand l'animal courait, marchait, quand il a sursauté, quand il a accéléré... Bref, tu as compris ? Le pisteur part le matin avec une seule question en tête : quel animal ramènerais-je ce soir à manger ? Il maîtrise les moyens à sa disposition et se focalise sur son résultat, c'est ça le pisteur. Pipi ? Dépêche toi, va à l'écurie et pisse sous mon cheval, p'tet que l'aubergiste se décidera enfin à lui changer la paille.

-Tu as lavé tes mains j'espère ? Non pas sur ta tuni... Tant pis, allez installe toi je reprends. Connais tu la différence entre un pisteur et un traqueur ? Ne sois pas impatient et écoute, je parle de façon à ce que tu apprennes en même temps que tu comprennes mon histoire. Tu ne sais pas ? Tu n'as jamais vu de traqueur ici, c'est la campagne et c'est ça qu'on aime. Pourtant tout bon traqueur est né dans un fief comme celui-ci, petit, éloigné des grands axes, avec beaucoup de nature autour pour s'exercer et devenir bon. Un traqueur vois-tu, petit, c'est un être à part. Son travail consiste à être payé pour retrouver quelqu'un. Tu me diras, une question à l'auberge, un petit sou de cuivre d'une main à l'autre aux enfants des rues comme toi, trouver la commère du village et c'est plié. C'est vrai. Mais je ne te parle pas d'un réseau d'informateurs pour retrouver un noble en beuverie. Je te parle de retrouver des gens qui ne veulent pas l'être. Des criminels, des assassins, des fuyards, des coureurs de jupons pris le pantalon baissé par le mari. Il faut alors un sacré talent pour dénicher un traqueur, un vrai, pas un de ces chasseurs ignares qui a tout juste compris qu'un sabot de cerf fait une empreinte de cerf. Un de ceux qui savent retrouver leur homme comme le pisteur trouverait sa proie. On ne traque pas un homme comme on piste un cerf. Premièrement car l'homme dès le début se sait poursuivi, il sera donc prudent, il fera attention à son feu, à ses traces de pas, à ses excréments. Un cerf traqué, même s'il se repose une nuit, agira normalement. Il frottera ses bois sur un arbre si c'est la saison, il fera ses besoins, dormira sous un bosquet de saule auprès d'un ruisseau, laissant une trace circulaire et profonde.

-Non... l'homme traqué marchera sur les pierres, traversera les cours d'eau pour dissiper son odeur et retarder voire même perdre les poursuivants s'ils ont des animaux, furets, chiens ou cochons. Hé ! Ne te moque pas des cochons, ils ont un odorat dix fois supérieur aux chiens. J'en ai vu sentir une piste à plus de cent mètres alors que le chien doit avoir le nez d'dans pour s'y r'trouver. En plus si le criminel tue ton chien vas-y pour essayer de le manger, alors qu'un cochon tu auras moins de scrupules. Le traqueur en plus de connaître les animaux, en connait le plus sournois par coeur, l'homme. Il sait comment se conduit un homme dans la nature, il sait où le trouver : eau, abri, feu ou pas de feu, baies, fruits, plantes comestibles. Il connait toute sa région pour l'avoir parcourue dans tous les sens. Si en plus il se déplace pour voir la piste du fuyard, s'en est fini de lui, avance ou pas. Habituellement les traqueurs ne font que retrouver le bonhomme, ils ne le tuent pas car la raison de la traque est souvent de nature à justifier d'être ramené vivant. Ne serait-ce que pour que le noble insulté puisse tuer lui-même le fuyard, tandis que ses laquais le tiennent à six contre un. Toutefois il y a des moments où un fuyard vaut plus cher mort que vivant. Si c'est une trahison, il aurait bien des choses à dire, complot, tromperies, rumeurs, argent détourné, on demande alors au traqueur de s'arranger pour que l'autre tombe dans l'oubli. Petit, l'oubli pour les nobles, ça veut dire la mort, ne t'y trompe pas.

-Tout ça pour dire que personne ne voudra contrarier un traqueur, ce sont souvent de rudes bonhommes, ou bonnes femmes... j'en ai croisé une ou deux par le passé. Parfois, ce sont même des tueurs avec un petit talent pour retrouver les gens, d'autres fois ce sont des pisteurs hors pairs mais qui refusent de porter le coup fatal, ils ne sont là que pour l'amusement, le bras de fer entre poursuivi et poursuivant. Maintenant je viens à mon gars... Connais-tu la différence entre un traqueur... et le "Faiseur de Mort" ? Bien sûr que non, la plupart des gens ne savent même pas qu'il existe, c'est là le plus beau dans cette affaire. Le "Faiseur de Mort" est le seul qui soit véritablement capable de tuer qui que ce soit, tu m'entends bien, qui que ce soit ! On pourrait dire que c'est le Traqueur de traqueurs, tu comprends ? Il saurait retrouvé celui qui sait comment ne jamais être retrouvé, un traquer par exemple. Il n'y a personne qui soit en dehors de sa portée. Le paysan, le noble, le prêtre, le Roi. Si un jour tu deviens l'une de ses proies, autant te tuer toi-même et lui envoyer une pièce d'or pour son dédommagement, peut-être ne brûlera-t-il pas ta maison ou ne tuera-t-il pas le reste de ta famille. Ce n'est dont pas une question de chance si tu es sur sa route un beau jour, c'est que quelqu'un ayant accès à son oreille, façon de parler, l'aura convaincu pour une récompense dépassant toute raison, que tu méritais de mourir.

-Le "Faiseur de Mort" ne montre aucune pitié, ne négocie pas, ne parle pas, on ne peut pas lui parler. C'est pour cela que très peu de gens savent qu'il existe. Il fonctionne par codes qu'il laisse à deux ou trois types bien choisis qui sont les seuls à pouvoir lui transmettre des messages, sans pourtant jamais l'apercevoir. Néanmoins je te garantie qu'il se débrouille toujours pour avoir le message sans que jamais personne ne le sache, et puis un jour proche la personne nommée disparait et un manoir change de propriétaire, une mine ferme ou est découverte, un souverain perd son trône, un noble meurt et sa femme hérite mystérieusement. Le plus beau dans tout cela ? On ne sait jamais que c'est lui puisqu'il déguise à merveille les morts qu'il distribue. Une fois, j'ai ouïe dire, il avait tellement bien déguisé la mort de sa proie, que le commanditaire a refusé de payer, prétextant que l'autre était vraiment mort naturellement. C'est lorsqu'il a été lui-même retrouvé mort, la peau du ventre écartelée depuis le nombril vers l'extérieur en formant un cercle parfait grâce à des ficelles qui se terminaient par des anneaux. A leur bout, un grand crochet en métal forgé dans la garde de l'épée du noble, qui avait servi à suspendre le corps à l'horizontal sous le porche de pierre de sa propre maison, par la force de sa propre peau...

-Ah, je vois que j'ai toute ton attention désormais ? Arrête de regarder bêtement vers la porte, tu n'existes pas à ses yeux, il ne viendra pas pour toi. Oh ? Pour moi non plus je te rassure, sinon... qui raconterait sa légende par la suite ? Son nom ? Il n'en a pas à ce que je sache, il parait qu'une fois quelqu'un l'a appelé "Bâ" et qu'il aurait tourné la tête, c'est tout ce que je peux en dire après des années de recherche. S'il existe ? Ha ha ! Je peux te garantir que oui, car un soir dans un fief semblable à celui-ci, j'ai été malmené par garde royal de la garnison du coin pour avoir critiqué le Roi. Le soir suivant, il avait disparu. Le lendemain matin on ne retrouva qu'un doigt, déposé délicatement devant la porte de la caserne. Chaque matin un autre doigt apparaissait alors même que des gardes postés en faction essayaient d'arrêter l'auteur de cette sinistre farce. Le dixième matin, le remplaçant du chef de garnison vint me présenter des excuses et m'offrit une petite bourse pour que cela cesse. La rumeur s'était répandu dans le village que la veille de sa disparition le type m'avait molesté. Les soldats se pissaient dessus après avoir compté de jour en jour le nombre de doigts. Dix jours, dix doigts. Que se passerait-il le onzième ? Un deuxième soldat disparaîtrait-il pour relancer un nouveau compte à rebours ? Je sais que c'était lui... qui d'autre pour inspirer une telle crainte à des soldats aguerris ? Même si les soldats pensaient que je le connaissais, cela n'a jamais été le cas.

-Si je suis resté ?... Non petit, parce que le dixième matin j'étais devant la garnison du village et lorsque j'ai vu un oiseau se poser devant la porte, larguer son bout de doigt et s'envoler, j'en ai eu des frissons dans le dos. Je serais parti de toute façon, mais c'est encore moi qui ai ramassé le bout de doigt pour l'amener aux soldats, planqués dans la guérite et morts de trouille. Mais je vais te dire pourquoi dans l'heure qui suivait j'ai plié bagage et j'ai changé de village aussitôt, même si ma vie n'était pas menacée je le savais, c'était les autres qui étaient punis, pas moi..

-Là où j'me suis chié dessus comme jamais auparavant, c'est quand j'ai ramassé le doigt... Il saignait et était encore chaud... Nom de nom tu y crois petit ? Le type, dix jours après... était encore vivant quand il lui avait coupé son dixième doigt. C'est à ce moment que je me suis juré de raconter la vie de celui que j'ai nommé "Le Faiseur de Mort". La bourse ? Tu me demandes si j'ai pris la bourse que me tendaient les soldats le soir du dixième jour pour décamper ? Pour qui me prends-tu petit...

"Bien sûr que je l'ai prise, ha ha ha !".

Dernière modification par Brezekiel (2018-05-26 01:00:20)

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