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Coucou :)
Ce sujet sert, en gros, de 'répertoire à tranches de vie' des seigneurs de Guarida.
D'un post à l'autre, il s'écoule souvent plusieurs mois (années, dans le récit), puisque la plupart des scènes qui s'y passent sont corrélées à des événements extérieurs, parfois narrés dans d'autres posts
(je mettrai des liens un jour)
Vous attendez donc pas à voir une histoire suivie, savamment construite et orchestrée, ce n'est pas le lieu :')
Bonne lecture !
Quelques braises timides se réveillaient sous les mouvements du tisonnier. Zyakan évacua la cendre sur les bords du foyer en frissonnant légèrement. Le feu n'avait pas dû survivre bien longtemps dans la nuit. Il sourit. Ses domestiques avaient réussi à prendre l'habitude, avec le temps. Ils avaient enfin compris que leur maître, le seigneur de Valentia, préférait que son feu s'éteignit et que sa chambre se congela avec la nuit plutôt que d'y laisser pénétrer le plus discret des serviteurs.
Il saisit une brassée de petit bois qu'il disposa sur la pierre massive. L'âtre était encore tiède, surtout la plaque qui en recouvrait le fond. Une cheminée située de l'autre côté du mur, avec un feu entretenu et bien crépitant, faisait rayonner sa chaleur au travers des pierres. La pièce en question, une chambre d'appoint, était quasiment inoccupée en dehors des visites d'autres seigneurs. Mais les vieux domestiques du château tenaient absolument à fournir un substrat de chaleur à sa propre chambre. Ils prétextaient qu'ainsi, un invité, reçu à l'improviste, trouverait une pièce chaude où s'étendre. Pour ce que cela coûtait, il n'allait pas batailler avec ces bonnes vieilles têtes de mule. Si ça pouvait leur faire plaisir d'alimenter un feu pour rien, grand bien leur fasse.
Cela dit, nu comme un ver qu'il était, il ne regrettait pas de pouvoir au moins se réchauffer les mains sur cette sacrée plaque de fonte. Le printemps était encore bien humide et pas très chaud, à peine si les brumes matinales avaient cessé d'apporter le givre. Une chandelle presque entièrement consumée lui fournit de quoi embraser un morceau du petit tas de vieux tissus qu'il gardait comme allume-feu. Placé au milieu de la voûte des petites branches, celui-ci se mit bien vite à lécher le petit bois mort de ses flammes, le petit bois lui-même à noircir, et la mousse sèche qui le recouvrait à s'embraser à son tour.
Un tronçon de branche de calibre un peu plus gros fut placé délicatement sur ce feu en train de naître. Une deuxième, appuyée sur les deux supports à bûche en fer grossièrement forgé. Deux autres en diagonales pour être tranquille un instant, et Zyakan se retourna pour embrasser son lit du regard. La femme dont les longues boucles brunes ondulaient sur l'édredon lui souriait. Les crépitements clairs des résineux avaient dû l'éveiller. Le haut de son corps se redressa dans la lumière bleutée du matin à travers les lignes et les cercles des meurtrières. Elle était encore plus belle avec les yeux ouverts. Les marques du temps n'avaient pas encore altéré les traits de son visage, moins que sur lui, et même tout juste allumées, ses pupilles noires comme la profondeur des brasiers étaient comme une invitation à revenir se coller à la chaleur de son corps.
Une vraie bûche fit enfin, massive, avec un bruit sourd sur le métal des supports, son entrée dans le feu qui crépitait et craquait maintenant hardiment. Le vicomte de Guarida se détourna du foyer désormais hors de danger d'extinction et alla rejoindre sa maîtresse préférée sous le lourd et chaud refuge de plumes.
« Alors, c'est aujourd'hui ? lui sourit-elle en passant une main dans sa courte tignasse poivre-et-sel.
-Oui, c'e- Il dut se détourner pour expulser une quinte de toux sèche. Il se racla encore la gorge avant de reprendre :
-Oui, c'est aujourd'hui. Tout le monde devrait être rassemblé à midi pour la voir.
-Tous tes capitaines, tes intendants, ... Elle doit être morte de trac, la pauvre.
-Mais non. Il posa le dos de sa main sur la joue bronzée pour en chasser l'anxiété. Je la prépare à ça depuis longtemps, tu le sais. Elle est grande maintenant. Il est temps pour elle d'être reconnue.
La femme esquissa une moue peu rassurée. Il l'interrompit par un baiser.
-Je t'abandonne. Il faut que je me prépare. Elle me ferait une crise si je sentais ton parfum, la taquina-t-il en riant.
Il se glissa hors du lit, enfila le pantalon de lin qui gisait sur le rebord du mur et jeta une fourrure quelconque sur ses épaules. Arrivé à la porte, il se retourna vers la femme qui le fixait de ses yeux inquiets.
-Tu sais, s'il devait m'arriver quelque chose un jour, et que la succession pose problème...
-Je veillerais sur elle comme ma fille.
Il leva le loquet, poussa la porte. Au moment de sortir, il fit demi-tour une dernière fois.
-Meilana. Merci.
Dernière modification par Zyakan (2018-10-29 18:30:07)
Carmen de Guarida poussa violemment le battant de la grande porte, faisant sursauter le sergent planté de l'autre côté, qui écarquilla les yeux en la voyant dégringoler deux à deux les marches du colimaçon, sa robe soulevée jusqu'au genou, cheveux châtains au vent. Il dût se pousser instinctivement contre le mur pour faire place à la masse de muscles qui lui emboîtait immédiatement le pas sans dire un mot.
À l'intérieur de la salle du conseil, dont l'atmosphère était encore remuée de la bourrasque qui venait de sortir, l'émissaire de la maison Fornox commenta la scène d'un haussement de sourcil. Le petit air narquois qu'il prenait n'échappa pas au comte, qui coupa court à toute velléité de commentaire.
« Ma fille a encore à apprendre des voies de la diplomatie. Cela sera réglé en privé, l'incident est clos. »
Traverser la grande salle puis la haute-cour en trombe, jusqu'à la poterne Nord, se faufiler dans le dos du garde et lui passer sous le nez. Continuer tout droit dans la rue du rempart, tourner à angle droit derrière la première charrette qui passe et s'engouffrer dans une venelle. Déboucher trente mètres plus loin sur la rue des deux chapelles. Grimper ses pavés secs dans la cohue de la pleine journée, avec ce damné soleil, et ces gens, tous ces gens qui eux au moins ne la reconnaissaient pas. Surveiller derrière si on ne voyait pas la carrure énorme de Diego ou de Rafael sur ses traces. C'est bon, elle l'avait semé.
Le vieil olivier biscornu, perché sur le rocher qui surplombait à pic une partie des bas quartiers. Depuis le haut, sur la face de l'à-pic, il y avait un chemin très étroit, à peine visible, qui menait jusqu'à l'entrée dissimulée d'une crypte plus ancienne que la ville elle-même. On n'y voyait jamais personne le jour, mais il devait être très difficile de trouver un seul gamin dans toute la Guarida qui n'y ait pas été entraîné par ses amis un soir de pleine lune pour mettre ses tripes à l'épreuve. Carmen s'était installée sur le repli rocheux qui marquait l'entrée, plein Sud. En face, la plaine verte de Solède. On devinait au loin les clochers de Puer Sean, Doléande, peut-être l'Antre-Deux-Lacs. Plus loin encore c'était l'Osterlich. Le tout avec le soleil bien en face, bien haut dans le ciel presque immaculé. Carmen aurait voulu que tout ça parte en flammes. La plaine, le rocher, la crypte, la ville, son père, le comte Fornox et la Savoie Propre. Tout.
Comment son père pouvait-il être resté aussi calme ? Ce n'était plus du flegme, c'était clairement de la lâcheté devant une telle impudence. L'arrogance de cette missive, l'arrogance de ce messager, même, ce petit bouseux qui se permettait de prendre le ton de son maître, était impardonnable.
Cette affaire aurait dû se régler par le sang depuis le début. Qu'un vassal rompe son serment, c'est une trahison. Qu'un vassal rompe son serment et ampute d'un quart le territoire de la faction qu'il abandonne, c'est un appel à la violence barbare caractérisée. Carmen était restée dans l'incompréhension la plus totale quand elle avait entendu son père parler de négociations. De compensation financière, surtout. Elle n'en croyait pas ses sens. Cet homme qu'elle avait vénéré en était-il donc là, à préférer brader son honneur contre de la mitraille plutôt qu'aller redonner de la couleur à la moitié rouge de son écu ?
Il lui avait rétorqué que la décision n'appartenait pas qu'à lui, que le Cygne n'était pas assez profondément implanté en Savoie Propre sans les fiefs du vicomte Galdor pour pouvoir en revendiquer la possession, que la diplomatie devait prévaloir... Lâcheté. Tout ça n'était que pure lâcheté, indigne d'un véritable homme d'honneur.
Le bruit de l'acier qui frotte la pierre la fit se retourner vivement. Le jumeau ne prenait même pas la peine d'être discret. À voir la position du soleil, il avait quand même mis une bonne heure à la retrouver, cette fois-ci. Carmen eut un petit sourire de fierté en voyant la bonne bouille du colosse sortir du couvert de la roche. C'était Diego, à quatre-vingt dix pourcents de certitude.
« Vous allez mieux, mademoiselle ?
C'était bien lui. Un point pour elle, et son sourire s'accrût.
-Comme un charme, Diego. Comme un charme.
Il eut le petit rire surpris que chacun des deux faisait à chaque fois qu'on tombait juste, avant de reprendre.
-Il va falloir rentrer, alors. Messire votre père va vouloir s'expliquer avec vous.
-Oh mais j'y compte bien... »
À l'intonation, le colosse eut le très net sentiment qu'il vaudrait mieux ne pas se trouver trop près de l'endroit où se passeraient ces explications. Rien de bien inhabituel, en quelque sorte. Et il raccompagna la fille du comte avec le sourire résigné du garde du corps qui sait qu'il va passer au moins les deux prochaines heures précisément à cet endroit.
Dernière modification par Zyakan (2016-05-03 13:24:15)
[ HRP : Ce post fait suite aux événements du RP Le Cygne mis à l'épreuve ]
Dans les tréfonds du château de Guarida, là où le soleil de Solède ne régnait pas, Cristobal Gonzales était assis sur la paillasse humide, enchaîné. Il n'avait pas bonne mine. Toujours rasée de près depuis des années, la barbe mangeait ses joues, qui s'étaient creusées. Ses frusques étaient sales, lui aussi, et le seau à commodités n'avait pas dû être changé depuis deux jours. Mais même comme ça, il avait l'air moins fatigué que la gueule de mort-vivant de Zyakan qui se maintenait douloureusement debout contre le mur d'en face.
« Tu m'avais mis en rogne, s'excusa la voix maussade du comte, à propos du cachot, longtemps après que le geôlier les ait laissés seuls.
-Et il t'a fallu tout ce temps pour te décider à venir me voir ? »
Dans la voix enrouée du condamné, on pouvait sentir qu'il avait bien fait le point sur sa situation.
« C'est vrai. Il ne t'en a pas fallu autant pour te décider à me trahir. »
En peu de mots, Zyakan le mit au courant des événements qu'il avait manqués, depuis qu'il l'avait jeté là. La réconciliation forcée du Cygne. Le mariage de Carmen et Loth. La mort d'Andior.
Ça jeta un froid, le temps d'assimiler tout. Le comte brisa finalement le silence, amer.
« Quand je pense... depuis l'enfance, on se connaît.
-Arrête de te voiler la face, on a toujours été différents. Toi, tu sais le jour où tu es né. On s'est battus ensemble, oui, tu m'as sauvé la vie, oui, j'ai sauvé la tienne, oui, on n'a pas compté le nombre de fois...
-Six pour moi, huit pour toi, l'interrompit Zyakan.
-Tu as compté.
-J'ai compté. Je t'en dois deux. »
Cristobal reprit le fil de sa pensée :
« ...Mais on n'a jamais été des frères. Je t'ai suivi quand tu as été adoubé, et c'est normal, toi, tu es noble, à la base. C'est ma place d'être derrière toi, en Osterlich ou ici. Mais ne viens pas me dire que je n'ai pas géré au moins la moitié des affaires de tes fiefs pendant ces vingt-cinq ans. Alors, tu m'excuseras, mais Carmen a beau être ta fille, avoir lu des bouquins, et ne pas être la moitié d'une gourde, je pense quand même que je savais un peu mieux qu'elle ce qui était à faire pour le bien de la maison.
-Non, je ne t'excuse pas. C'est ma fille, comme tu dis. Déjà, et de une. De deux, je lui avais laissé les clés à elle, et pas à toi. Donc tu étais sensé la conseiller, oui, mais surtout faire ce qu'elle te disait. Et, de trois, que ça ait été elle, toi, Alecio, un des jumeaux ou le dernier bouseux de Solède à qui j'aie donné la régence, ça ne changeait absolument rien au fait que j'avais donné un ordre. Un putain d'ordre. Moi. De ma main. Attaquer les fidèles d'Yggnir. »
Zyakan marqua une pause.
« Alors non, je ne t'excuse pas.
-C'était une expression.
-C'est important, les mots. On apprend ça quand on est noble. La différence entre "les rejoindre" et "les attaquer". Moi, j'avais dit : "les attaquer".
-Ça va, ça va. »
Il restèrent un moment sans se parler. Le capitaine Gonzales soupira et relança :
« Bon. Et maintenant ?
-Maintenant, je suis emmerdé.
-Pas autant que moi, si ça peut te rassurer », rigola Cristobal en triturant la chaîne à sa cheville.
Zyakan ne releva pas.
« Si je te gracie, je perds la face devant tous ceux qui sont au courant. Si je te fais exécuter, je perds la face devant tous ceux du dehors qui ne sont pas encore au courant, et qui vont se demander pourquoi, et savoir.
-T'as le choix entre être la risée des gens de tes fiefs ou celle du royaume, quoi.
-En gros, oui. Il suffit qu'y en ait un qui s'interroge en entendant que je fais tuer mon plus fidèle général, et le mot passera que ma fille s'est pris un coup d'état sur la gueule dés que j'ai eu le dos tourné. Niveau réputation d'autorité pour elle, on fait mieux.
-D'autant que tu me dois deux vies.
-On peut ramener à une seule. Une trahison comme la tienne, ça ressemble de très près à un poignard dans le dos. »
« La solution la plus propre que j'aie trouvée, c'est que tu disparaisses. Discrètement. »
Cristobal se redressa.
« Que je disparaisse ?
-Que tu t'en ailles loin. Et que tu y restes.
-Bute-moi plutôt maintenant, et fais-moi enterrer de nuit en fosse commune. J'ai plus l'âge de partir en exil.
-Je sais que je peux avoir le silence du geôlier si je décide de faire sortir discrètement un type vivant. Un mort, c'est pas pareil. Ça n'est pas dans les habitudes de la maison. Ça impressionne.
-Et ben fais autrement, fais-moi sortir vivant, et bute-moi en pleine campagne, je sais pas, moi, ou alors-
-Cristobal. Je n'ai pas envie de te tuer. »
« J'aurais dû mourir quand j'ai perdu le duel. J'étais prêt. C'était le combat, j'avais tout donné, je m'étais battu et j'avais perdu quand même, je n'avais pas honte de mourir. »
« Andior est vraiment le dernier des bâtards. »
« Il est très fort, c'est hallucinant. Juste en m'épargnant, il s'est fait acclamer comme le réunificateur du Cygne, et en même temps il m'humiliait, mais d'une violence... Pour te dire : si je suis vivant, là, et que je te parle, c'est juste par son bon vouloir. Quand j'ai compris qu'il ne m'avait pas tué, que je l'ai vu venir, me tendre la main, j'étais incapable de bouger, j'ai eu envie de lui faire un doigt d'honneur.
-Ça aurait servi à rien.
-Mais ça m'aurait fait tellement de bien.
-Tu l'aurais tué, toi, si tu avais gagné ?
-Ben oui. Pas toi ? »
Cristobal se mit à réfléchir, le bas du visage dans la main. Comme la réflexion semblait s'intensifier, Zyakan reprit depuis le début :
« Le gars, alors que tu as entière confiance en lui, il décide sur un coup de tête de déchirer le royaume en deux. Il profite de ton absence pour faire en sorte que ton ami d'enfance trahisse ta fille et prenne sa place à la tête de tes fiefs. Et tu te rends compte en revenant que non seulement ça, mais en plus il a entraîné ton armée et tes vassaux dans son camp, avec tout le reste de la confrérie, pour attaquer ceux qui auraient dû être tes alliés dans cette guerre.
-Ben... Oui, du coup.
-Oui ?
-Oui, je gagne le duel, je le tue.
-Oui, conclut Zyakan. Parce que toi et moi on n'est pas doués en politique.
-Donc, c'est pour ça que tu es derrière lui. C'est ta place, en fait.
-Arrête, je vais vomir. »
Le comte s'était ramassé en avant, les mains sur les genoux.
« Il est mort, maintenant, c'est bon, non ? » demanda Cristobal, d'un ton qui se voulait rassurant.
« Non, ce n'est pas bon. Moi, je suis vivant, alors que je ne devrais pas, et je vais devoir porter ça sur les épaules tout le restant de ma putain de vie sans pouvoir me venger sur lui, puisqu'il est mort. »
La tête lui tournait.
« Alors toi non plus, tu ne vas pas mourir. Rafael viendra te chercher cette nuit et te conduira à la frontière de l'Osterlich avec de la nourriture, un cheval, une épée, un peu d'or et des vêtements. Je ne veux plus jamais entendre parler de toi. En nombre de vies, on est quittes. »
Dernière modification par Zyakan (2018-10-29 18:32:47)
Qu'est-ce qu'elle était belle.
Fière, ombrageuse, abrupte même, et parfois un peu sèche. La vie pulsait dans ses artères, elle rayonnait de tout son éclat. Parée de couleurs chaudes, fourmillante sur toute sa surface, sur ses murs de pierre claire, ses toits de tuile, ses toiles vives tendues au-dessus des rues et ses jardins de fraîcheur à l'écart des quais de l'Ubre, la ville vivait.
Guarida, la Tanière, n'avait été, du temps de l'Osterlich ou du temps de son père, qu'une modeste ville fortifiée, chef-lieu de comté. La Duchesse Carmen avait décidé d'en faire sa capitale.
Après le passage de l'armée d'Enguerrand qui avait trouvé ville vide, les boulevards avaient été élagués à coups de béliers, les grandes places furent élargies, le vieux système de fontaines et de caniveaux fut remis à neuf comme du temps de l'empire d'Omh, et le château, rebâti en plus grand et en plus beau sur son surplomb rocheux. Des maçons, des tailleurs de pierre, des charpentiers mais aussi des peintres et des sculpteurs en quantité avaient été appelés des quatre coins du royaume pour le chantier, et s'affairaient tout le jour à rebâtir les remparts, les portiques, à embellir les sculptures et les gargouilles.
La bibliothèque, remise à neuf et agrandie elle aussi, jouissait depuis quelques années d'un intérêt peu commun. Après la mort de Mazër de Karan, et le pillage de la grande bibliothèque de Nefret, dans la confusion qui régnait lorsque les barons du pays de Karan reprenaient le pouvoir, les greffiers de Zyakan avaient ramené dans leurs bagages des monceaux de livres survivants, préférant commettre ce qui s'apparentait à un vol que de laisser des ouvrages si précieux être perdus à jamais, vue l'instabilité de la région. L'université de Guarida se trouvait donc riche d'une somme de savoirs ancestraux, des traités anciens, étrangers, sur la guerre, les sciences, les arts, la philosophie, la religion, de rares recueils de poèmes et des récits épiques de mythes fondateurs. Une mine qui attirait les érudits de tout le Sudord et d'au delà, mais aussi d'autres gens avides de savoir, plus discrets.
La nuit, le tintement constant des burins était remplacé par celui des gobelets d'étain au fond des tavernes. Comme un feu qui couve sous la cendre, Guarida dormait.
Cette nuit-là, deux silhouettes voilées s'approchaient du campement qu'avaient installé des nomades à l'écart des portes de la ville. Une autre silhouette, coiffée d'un turban, les accueillit en silence. Après un court échange à voix basse, les trois se dirigèrent vers une des tentes, d'où s'échappait un léger filet de fumée. La silhouette au turban passa la tête à l'intérieur, puis écarta le rideau. La première silhouette voilée entra. La deuxième, massive, resta à l'extérieur, à côté de l'autre.
« ...Assieds-toi face moi. »
Carmen de Guarida ôta sa capuche et s'exécuta. La voix à l'accent prononcé semblait venir d'outre-tombe. Le visage aussi. Les braises qui ronronnaient au centre de la tente faisaient vibrer leurs reflets sur la peau de la vieille femme, noire comme l'ébène usé, ridée par mille années vécues. Le sifflement de sa respiration rythma un long moment de silence, que Carmen finit par rompre :
« Je... On dit que vous venez des grands déserts du Sud, loin au-delà des plaines d'Yselda. On prétend que vous lisez dans l'avenir comme dans un livre...
-C'est pour connaître avenir que tu venir ?
-Oui.
-Payer d'abord. »
Carmen détacha sa bourse, et la posa dans la main fripée que la femme tendait au-dessus des braises. La main soupesa, fit sauter et tinter, jaugea, puis, sans un mot, fit disparaître le petit sac de cuir dans les innombrables plis de ses vêtements.
« Quel avenir vouloir connaître ? Souffla la voix.
-Comment ça ?
-Ton venir ? ...Celui de mari ? ...Vouloir savoir si enfant bientôt ?… Ou... autre chose ? »
Il lui sembla que la vieille venait d'avoir un sourire fugace. Carmen se sentait de plus en plus mal à l'aise, elle avait la sensation d'être percée à nu par les paupières noires obstinément fermées qui lui faisaient face.
« Je veux connaître l'avenir du royaume d'Okord. »
La vieille dodelina de la tête, laissant s'échapper un « Oooooooh » très long, interminable, qui baissa jusqu'à se terminer au plus profond des graves de la voix sourde. Carmen sentit des picotements sur sa peau. La chair de poule.
« Royaume... Grand. Avenir... Incertain. Difficile lire. Mais bourse bien lourde. Je faire mon mieux... Quoi moi fais, moi dis, quoi toi vois, toi rien fais, rien dire. Pas question, pas interrompre, toi écoute. Toi silence. »
À ces mots, la femme baissa la tête, et ses mains se posèrent sur ses genoux. Puis elle resta immobile un moment, sans un bruit. Carmen se tenait aux aguets, à l'affût de tout mouvement. Soudain elle distingua un son. Grave. Guttural. Ses picotements s'amplifièrent d'un coup alors qu'elle sentait ses os commencer à vibrer. La femme relevait la tête, maintenant toujours ses yeux fermés, et en même temps elle levait les bras lentement vers le ciel. Carmen ignorait si c'était son esprit qui lui jouait des tours, ou si le courant d'air glacé qu'elle sentait s'amplifier des bords de la tente vers le centre était réel. La femme s'arrêta. Se figea une demi-seconde. Et soudain elle saisit quelque chose d'une main et en jeta le contenu sur le brasier, qui se mit à crépiter violemment dans une gerbe d'étincelles. De la fumée noire, âcre, jaillit en volutes, devant Carmen fascinée qui n'eut pas le mouvement de recul qu'elle aurait dû avoir.
La vieille ouvrit les yeux. Ils étaient blancs. Lumineux, intensément. Elle se mit à parler, sans plus aucun accent, d'une voix immense qui emplissait l'esprit de Carmen.
« Je vois. ...Du sang. Je vois des haines éternelles. Je vois un trône gravé dans les os des morts, loin au-dessus des mortels. Pourtant... j'en vois qui s'y élèvent. »
Elle s'était levée.
« Je vois un homme. »
Elle était énorme. Elle semblait dépasser les limites de l'espace.
« Il est hors de ce monde, et puis il est dedans. Il brûle... Il propage des braises autour de lui. »
Il n'y avait plus de tente autour d'elles. L'atmosphère rougissait. La respiration devenait difficile, oppressée.
« Sur le trône, je vois un oiseau, majestueux. »
Des griffes lui poussaient. Et des plumes. Ou des écailles. Le feu continuait de brûler comme jamais un feu n'avait brûlé.
« Sur le trône, je vois une femme. Elle est pure. »
L'oppression s'atténua.
Puis reprit, plus sombre encore.
« En elle, le feu. »
Elle plongea ses mains dans le feu.
« Autour d'elle, le feu. »
Sa langue se déroulait, beaucoup trop longue, elle pendait dans les flammes.
« Derrière elle, la cendre et le sang. »
La langue s'enflamma. Le feu remonta jusqu'au visage, dévora la femme comme une brindille, et ce fut le noir.
« Alors ? »
Carmen ouvrit les yeux. Les braises rougeoyaient toujours. En face d'elle, la vieille femme était toujours assise, immobile.
« Toi trouvé quoi voulais ?
-Je... Euh... »
Tout était confus dans sa tête. Est-ce qu'elle avait juste rêvé ce qu'elle venait de voir ?
« Ça normal. Avenir, compliqué. Toi peux partir maintenant.
-Mais... Vous ne pouvez pas m'expliquer ce que j'ai vu ? Qui est cette femme ? C'est moi ?
-Moi juste transmettre. Pas voir quoi toi voir. Je rien savoir avenir, et rien vouloir savoir. »
Dehors, c'était l'aube. Un fin crachin d'été s'était mis à tomber. Dans le campement, quelques hommes et femmes à la peau d'ébène s'affairaient déjà à replier leurs tentes. Il s'était passé tout ce temps à l'intérieur... Carmen poussa du pied le corps affalé contre le mât de la tente, qui se réveilla en sursaut. Diego bafouilla une excuse en voyant sa dame au-dessus de lui et se releva promptement.
« Alors ? Vous avez des réponses à vos questions ? demanda le colosse en s'époussetant.
-Non. Seulement d'autres questions. Je sais juste maintenant que le royaume n'est pas près d'être en paix... »
[ HRP : Ce post est situé un an après le départ de Carmen pour Ressyne dans l'expédition Mendier en robe de soie (Section Aux Portes d'Okord) ]
« Faites-les entrer dés qu'ils seront prêts. »
La grande salle du palais de Guarida était silencieuse. Les rayons du matin filtraient à travers les très hauts et très étroits vitraux, éclairant pâlement les dalles. Pierres de marbre, luisantes, briques ocres et rouges, statues finement ouvragées, liserés d'or le long des tapis de soie, boiseries riches et tentures légères, tout dans ce palais si jeune respirait l'odeur de Carmen.
Quand il avait été forcé de sortir de sa retraite, le duc Zyakan s'était senti écrasé sous cette haute voûte à arcs boutés. À mesure que les jours passaient, puis les semaines, puis les mois, sans nouvelles de sa fille, partie à la rencontre du calife de Ressyne, la voûte se faisait plus immense au-dessus de lui. Chaque pierre était une année de sa vie passée, et un être cher qu'il avait vu mourir, chaque interstice était un espoir qu'il avait vu s'éteindre. Chaque minute lui rappelait que Carmen était son plus grand espoir. Alors, depuis plus d'un an maintenant que le dernier écho de l'expédition leur était parvenu, de tout le temps qu'il avait passé dans cette grande salle à présider les conseils du Cygne et les banquets ou à écouter les doléances, pas une fois il n'avait voulu lever la tête vers le plafond.
« Prie tes foutus dieux pour que ces clochards soient des envoyés du ciel, mon garçon. Je crois bien que c'est notre dernier espoir. »
À côté de lui se tenait l'invité de la maison. Son gendre, Loth Hallgeirr. Quelques mois auparavant, il était encore marquis, et il avait encore deux mains d'homme. Étrangement, malgré la douleur de la défaite et de l'infirmité, il aurait presque eu l'air d'être soulagé que son frère l'ait chassé du pouvoir, s'il n'avait pas été mortellement inquiet pour Carmen depuis autant de temps.
« Et si ça ne donne rien ? »
Des nouvelles, en réalité, ils en avaient déjà eu à foison, et par des tas de gens. Des nouvelles de la mer des Fournaises, des nouvelles de Carmen en personne ou du calife de Ressyne lui-même, des informations détaillées sur le léviathan qui avait avalé la nef de Carmen -sauf que ça ne tenait pas debout, Carmen était partie à bord d'une galère- etc, etc. Qu'ils soient venus en toute sincérité ou juste dans l'espoir d'une prime, ces gens, mendiants pour la plupart, étaient accueillis avec un repas chaud et raccompagnés avec un coup de pied au cul.
Des vraies nouvelles, ils en avaient eu. De très mauvaises. Après quelques semaines, Zyakan avait fait envoyer des espions le long des rives de la mer des Fournaises. Ceux qui en étaient revenus rapportaient nombre de récits de batailles navales. La Valésiane et les Marches étaient toujours en guerre contre le Califat, et les gens du coin savaient grossièrement se repérer dans les étendards. Mais une de ces batailles, tout prêt de la frontière entre Osterlich et Okord, étrangement au moment où la flottille de Carmen devait se trouver dans la région, une des ces batailles donc, mettait en jeu trois navires au pavillon inconnu pour les locaux, qui avaient fini coulés, ou brûlés selon les sources. Trois semaines après, les pêcheurs étaient incapables de décrire le pavillon. Des batailles, ils en voyaient deux par semaine, alors... et puis ils n'y connaissaient rien en héraldique. Peu d'entre eux devaient déjà avoir vu un cygne et un guépard dans leur vie.
Depuis, plus rien.
Les mendiants s'étaient calmés. Les espions ratissaient toujours plus loin, sans succès. En même temps, quoi chercher ? Une troupe ? Une troupe avec un blason okordien ? En Osterlich ? En Valésiane, après que la République ait détruit la flottille de Carmen ? Très drôle. Pour ne rien arranger, l'Osterlich était un pays méfiant, et l'accent sudordien y était mal vu, depuis une vingtaine d'années. Aucun espion n'avait réussi à survivre assez pour passer en Valésiane.
Officiellement, la maison de Guarida gardait le silence total. Aux questions, Zyakan répondait que sa fille prenait un temps pour se dédier à Podeszwa. La mission de Carmen était secrète et devait le rester. Désormais, elle était même caduque, depuis que le royaume avait accepté la soumission à l'empire d'Abrasil. Seule la Polémarque Morgan, l'ex Polémarque Galactic-Explorer et le Haut Conseil du Cygne étaient informés, même la Confrérie était exclue du secret. Mais personne ne pouvait empêcher les bruits de courir.
« Si ça ne donne rien, on ne pourra pas garder le silence plus longtemps. »
La voix de Zyakan n'avait jamais été aussi sombre. Raide sur sa chaire, le regard fixé sur la grande porte loin en face, il ressemblait trait pour trait à l'image qu'on se fait de la résignation.
« Alors ça y est ? Vous laissez tomber ?
-Loth. Ça fait un an.
-Vous êtes pathétique. »
Loth avait haussé le ton. Carmen était leur seul point commun. La fille, la femme. En dehors de ça, l'aîné déchu des frères Hallgeirr avait de plus en plus de mal à retenir sa haine envers son beau-père. Il ne se cachait plus qu'en présence du petit Luis et, autant que possible, il évitait la confrontation. Le fait d'être dépossédé de son domaine et de devoir séjourner à Guarida ne faisait qu'empirer les choses, évidemment.
« Loth, je te tolère dans cette salle.
-Je me fous de vos menaces, virez-moi si vous le voulez, je trouverai un moyen d'être plus utile pour elle que le cul vissé sur une chaise, dans cette salle.
-Et qu'est-ce que tu peux faire ? Qu'est-ce qu'il nous reste à essayer ?
-C'est votre propre sang. Si je ne baisse pas les bras, vous n'avez pas le droit de le faire. »
Le grincement de la grande porte interrompit les hostilités, au vif soulagement des conseillers qui supportaient quotidiennement les échauffourées. Zyakan se leva d'un bond.
Les deux clochards qu'on leur amenait, les premiers depuis trois mois, avaient été décrits comme "un petit, et un grand avec des béquilles" sans plus de précision. Le grand, Zyakan le reconnut instantanément. Une stature comme celle-la, même voûtée sur des béquilles, même vieillie prématurément comme elle l'était, ça ne laissait aucun doute. C'était un des jumeaux, lames liges de sa maison. Le duc se précipita à sa rencontre.
« Parle ! Tu as des nouvelles de ma fille ?
-Oui, messire. »
L'homme était rendu méconnaissable, et malgré le fait qu'il les ait connus tous deux depuis leur plus jeune âge, Zyakan aurait été incapable de déterminer s'il s'agissait de Diego ou de Rafael.
« J'ai failli à la protéger. Elle a été emmenée en Valésiane.
-Emmenée en... Elle est vivante ?
-D'après le gamin, -le géant désignait l'adolescent crasseux qui l'accompagnait- elle est montée vivante sur la galère qui nous a coulés. Je n'en sais pas plus. »
Le géant, qui s'avérait être Diego, raconta ce qui s'était passé. Il s'était retrouvé écrasé sous une passerelle au tout début du combat. Le gamin, Carmen elle-même l'avait foutu à l'eau, pour le protéger. Ni l'un ni l'autre n'avaient donc vraiment pu voir la bataille. Tout ce que le gamin savait, c'est qu'elle avait été courte, et que seuls deux ou trois okordiens -dont la duchesse- avaient été embarqués sur la galère valésiane. Diego ajouta un détail important : Carmen s'était présentée aux valésians sous une fausse identité.
Loth ne tenait plus en place. Carmen était vivante, il ne restait plus qu'à trouver un moyen de la sortir de sa situation.
Zyakan ordonna qu'on s'occupe des deux rescapés, et partit vers ses appartements sans attendre.
Dernière modification par Zyakan (2018-10-29 18:36:10)
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